TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
Data entry:
Checked by:
Approved by:
Fn and Ft: MERQUE TEXT
Author: Mersenne, Marin
Title: Questions harmoniques
Source: Questions harmoniques. Dans lesquelles sont contenuës plusieurs choses remarquables pour la Physique, pour la Morale, et pour les autres sciences (Paris: Iaques Villery, 1634; reprint ed. Stuttgart: Frommann, 1972).
[-f.air-] QVESTIONS HARMONIQVES.
Dans lesquelles sont contenuës plusieurs choses remarquables pour la Physique, pour la Morale, et pour les autres sciences.
A PARIS
Chez Iaqves Villery, ruë Clopin à l'Escu de France, et au coin de la ruë Dauphine aux trois Perruques.
M. DC. XXXIIII.
Avec privilege dv Roy.
[-f.aijr-] A MONSIEVR
MONSIEVR DE REBOVRS.
MONSIEVR,
Il y a long temps que ie cherchois l'occasion de témoigner à tout le monde l'estime que ie fais de vos vertus, lors que ces Questions Harmoniques se sont presentées pour seconder mon dessein. Elles vont donc se sousmettre à vostre censure, dont elles n esperent [-f.aijv-] qu'vn accueil fauorable, puisque toutes les vertus tant intellectuelles que Morales, qui font vn concert agreable dans vostre esprit, ne peuuent refuser l'entrée aux discours qui traittent de l'harmonie. Mais puisque la modestie preside tellement à vos vertus qu'elle ne permet iamais qu'elles éclatent en sa presence, i'ajoûteray seulement que nul ne peut m'accuser de flatterie en vostre endroit, qu'il ne se fasse autant d'ennemis, ou qu'il ne m'acquiere autant de protecteurs et de garands comme il y a de personnes qui vous connoissent; et que si ce petit ouurage vous est agreable, que i'auray l'honneur de vous en presenter [-f.aiijr-] vn plus grand, lors qu'il sera parfait; ie demeure cependant,
MONSIEVR,
Vostre tres-affectionné seruiteur.
[-f.aiijv-] PREFACE
ET ADVERTISSEMENT AV LECTEVR.
CES Questions Harmoniques appartiennent aux Preludes d'vn plus grand ouurage, qui contiendra vne bonne partie de tout ce que l'on peut iustement desirer de la nature et des proprietez du mouuement, du son, et des concerts. Mais ie les ay mises à part pour quelques raisons que ie pourray dire à ceux qui les voudront sçauoir. Or ie croy que ceux qui ayment les [-f.aiiijr-] sciences, approuueront la maniere que i'ay tenuë en proposant les motifs des deux partis, ou des deux costez, puisqu'elle donne de nouuelles lumieres, et qu'ils ne demanderont pas des demonstrations Geometriques en cette matiere, qui est Physique et Morale.
[-f.aiiijv-] Extraict du Priuilege.
PAR lettres patentes du Roy données à Paris le 14. iour d'Aoust 1629. Signées Perrochel, et seellées du grand Sceau de cire jaune, il est permis au R. P. M. R. M. de faire imprimer par tel Libraire que bon luy semblera vn liure intitulé Questions Harmoniques. Et defenses sont faites à toutes personnes de quelque qualité qu'ils soient de le faire imprimer pendant le temps et espace de six ans, à compter du iour que ledit liure sera acheué d'imprimer, comme plus amplement il est porté és lettres dudit Priuilege.
Acheué d'imprimer pour la premiere fois le premier iour de Decembre 1633.
[-1-] QVESTIONS HARMONIQVES.
QVESTION 1.
A sçauoir si la Musique est agreable, si les hommes sçauans y doiuent prendre plaisir; et quel iugement l'on doit faire de ceux qui ne s'y plaisent pas, et qui la meprisent, ou qui la haissent.
PLVSIEVRS se persuadent qu'il n'est pas possible que l'on doute si la Musique est agreable, [-2-] puis qu'elle n'a nulle autre fin que la recreation des auditeurs, et que ce contentement est aussi propre à l'homme que la raison; De là vient qu'ils iugent que ceux qui ne se plaisent pas à la Musique sont brutaux, et indignes de la societé des hommes. Il y en a mesme qui disent que c'est vn signe de reprobation de n'aymer pas le plaisir innocent de l'harmonie, et que ceux qui la haissent tesmoigent qu'ils n'ayment pas Dieu, et qu'ils sont destinez à la damnation.
Mais ceux qui en parlent sans passion, considerent plusieurs choses sur ce subjet auant que d'exprimer leur sentiment, car puisque l'on tombe d'accord [-3-] que nous sommes souuent preuenus, et preocupez des erreurs de nos deuanciers, et que ce que l'vn treuue agreable, deplaist à plusieurs autres, il faut voir si ceux qui ne se plaisent pas à la Musique, peuuent auoir quelque raison qui les excuse, puisque l'on experimente qu'ils ne sont pas depourueus de iugement, et que l'on rencontre de tres-excellents esprits, qui sont éleuez à de grandes dignitez, et qui sçauent les sciences, qui ne se plaisent nullement à la Musique, ou qui en font si peu d'estime, qu'ils s'estonnent de voir des hommes qui s'arrestent à si peu de chose.
Car de quelque costé que l'on considere l'harmonie, elle n'a, [-4-] ce semble rien qui merite l'attention d'vn honneste homme, puisque elle ne consiste que dans le battement de l'air, et dans la confusion, et le meslange de deux, ou plusieurs battemens, qui se suiuent dans les simples recits, ou s'accompagnent et vont ensemble dans les concerts, et ne sert point à d autres vsages, qu'à faire passer, et perdre le temps; ce que ceux qui ayment les sons appellent vn honneste diuertissement, et vne recreation innocente.
Mais le jeu des cartes, des dez, de la paulme, et plusieurs autres donnent des diuertissemens aussi honnestes, et agreables, et qui sont plus charmans [-5-] sans comparaison, puisque l'on y passe les iours, et les nuits sans l'apperceuoir, et sans qu il soit besoin des grands preparatifs qui sont necessaires à la Musique, qui n'a point de plus grande industrie que de rompre le silence, qui est si necessaire pour la contemplation des choses celestes, que ceux qui veulent se rendre attentifs à la priere, ne prisent rien dauantage que les tenebres, et le silence.
Ie sçay que les Pythagoriciens, et les Platoniciens ont fondé la plus grande partie de leurs speculations sur l'harmonie celeste, et sur la vocale, mais ils se sont seruis de plusieurs autres fables, et s'ils ont parlé [-6-] tout à bon, et sans voiles, et metaphores, il n'est pas difficile de monstrer la foiblesse de leurs pensées, puisqu'il n'y a point d'autre harmonie dans les Cieux que la proportion que les corps celestes ont les vns auec les autres, car il n'appartient qu'aux esprits trop credules, ou trop opiniastres de croire que les corps celestes fassent vne Musique proportionnée à la nostre, soit que l'on mette du vuide depuis le plus haut de l'air iusques aux Estoilles, et par delà iusques à l'infini, comme quelques-vns de ceux qui suiuent les opinions de Democrite, ou que l'on estende l'air iusqu'au Firmament: et quand les astres feroient quelque doux [-7-] bruit par leurs mouuemens semblables aux sons, qui sont faits par nos rouës differentes qui tournent, ils n'en ont peu auoir assez de connoissance pour en parler, et pour en faire le fondement de leurs discours.
Et puis la Musique n'a rien d'agreable qui ne soit dans l'objet des autres sens; et neantmoins plusieurs odeuis ne plaisent pas aux vns, et plaisent aux autres; or ce qui ne plaist pas, n'est pas agreable, et consequemment ne peut estre nommé agreable, qu'au regard de ceux qui s'y plaisent.
Il ne faut donc pas croire que l'harmonie soit agreable absolument parlant, puis qu'il y a [-8-] des hommes qui n'y prennent pas plaisir, et qui ne l'estiment pas digne de leur esprit, ny de leur attention, d'autant qu'ils penetrent plus de beautez et d'excellences dans les veritez de la Theologie, de la Philosophie, et de la Geometrie dans vn quart d'heure, qu'ils ne feroient dans l'espace de trente ans en contemplant la Musique.
De là vient que ceux qui ont l'esprit, et le iugement solide, ne peuuent entendre parler des jouëurs de luth, de violon, ou des autres instrumens qu'ils ne s'en rient, comme de jongleurs et des menestriers, qui n'ont l'esprit et les mains propres qu'a seruir de plaisaintins, et à [-9-] faire passer le temps à ceux qui sont indignes d'auoir du temps, puisqu ils l'emploient si mal et si inutilement.
En effet l'on void peu d'honnestes gens qui s'emploient à ce mestier, qui est si infame, et si décrié, que ceux qui sçauent la Musique n'osent le confesser dans la compagnie des hommes sçauans, sans rougir de honte, ou sans passer pour des hommes de peu de iugement.
Et si l'on dit que les Musiciens seruent du moins pour chanter les loüanges de Dieu dans les Eglises, et autres lieux destinez a la priere, nous experimentons qu'ils chantent les Psalmes, et les autres prieres auec aussi peu de respect, et de reuerence, [-10-] quoy qu'en presence du Sainct Sacrement de l'Autel, que s'ils chantoient des Madrigales, ou des airs profanes, et qu'il vaudroit beaucoup mieux bannir la Musique des Eglises, que d'en vser si impertinemment comme ils font, car leurs fugues, et leurs mauuaises prononciations empeschent entierement l'attention que l'on doit auoir aux paroles; de sorte que le plain-chant est beaucoup meilleur, et plus vtile: c'est pourquoy l'on voulut bannir les orgues, et la Musique des Eglises au Concile de Trente.
En effet l'on experimente qu'vn bon plain-chant n'ennüie pas si tost que la Musique, [-11-] car on l'entend tous les iours dans les Eglises plusieurs heures, sans s'ennüier, et auec plaisir, et si tost que l'on a ouy vn concert l'espace d'vne demie heure, l'on s'en rebute, et si l'on y demeure, c'est le plus souuent pour se rendre complaisant, et de bonne compagnie, et non pour le contentement que l'on en reçoit.
L'on peut donc iuger que ceux qui ne se plaisent pas à la Musique ont l'esprit si sublime, et si épuré, qu'il ne peut s'arrester à vn contentement si bas, si leger, et si inutile, comme est celuy des concerts, quoy qu'il ne se puisse faire sans de grands frais, et sans des despenses excessiues, que l'on deuroit employer [-12-] ailleurs.
Et s'il y a quelque plaisir dans la Musique, ils ne le prisent pas dauantage que celuy des viandes, des odeurs, et des autres objets qui repaissent les sens, dont ils ne font point d'estime, parce qu'ils sont nais pour de plus grandes choses, à sçauoir pour les plaisirs intelctuels dont la source est en Dieu.
Aussi n'auons nous point veu de grands personnages qui ayent escrit de la Musique, quoy qu'ils ayent traitté des autres parties de la Mathematique, parce qu'ils n'ont pas voulu tremper leur plume dans l'art qui fait mespriser les hommes, et qui les rend moins vtiles [-13-] en paix, et en guerre que les mouches, dont le bruit est souuent plus doux que la confusion de leurs sons, et dont le miel et la cire surpassent le labeur de tous les Musiciens du monde.
Et à vray dire la connoissance de la Musique est si peu de chose que l'on peut comprendre dans vne heure tout ce qu'elle a de plus excellent, et la moindre demonstration de la Geometrie est plus belle, et plus vtile, que tout ce qui est dans l'harmonie; ce qui a, peutestre, esté cause qu'Archimede, Apollonius Pergaeus, Diophante, Clauius, Viete, Anderson, et les autres n'ont pas voulu s'appliquer à cet art, [-14-] quoy qu'il appartienne aux Mathematiques.
L'on experimente encore que l'attention que l'on preste à la Musique destorne l'esprit des bonnes pensees que l'on a des choses diuines, ou des difficultez qui appartiennent aux sciences, dont ce plaisir est ennemy, puis qu'il en empesche l'exercice, et consequemment qu'il peut aussi bien estre appellé petite Epilepsie, comme le plaisir brutal qui fait perdre l'vsage de la raison.
Or il est euident que ce plaisir n'est pas plus releué que celuy des autres sens, puisque les animaux s'y plaisent, comme tesmoignent les oyseaux, et particulierement les rossignols [-15-] qui descendent sur ceux qui chantent, ou qui jouënt du luth: quoy que quelques-vns nient que l'harmonie des accords leur plaise dauantage que les dissonances, ou le bruit confus des autres corps. Mais soit que les sons harmonieux leur plaisent, ou non, l'on ne peut tirer cela à l'auantage et à la loüange de la Musique: car s'ils leur plaisent, ce plaisir ne peut estre autre que brutal, puisqu'il est commun aux bestes, et aux hommes, s'ils ne s'y plaisent pas, la nature fait voir que ce plaisir leur est inutile, et punit peut-estre le rossignol en le faisant creuer à force de chanter, pour monstrer qu'elle n'approuue pas cet vsage inutile, [-16-] qu'elle chastie dans l'vn des animaux pour en degouster, et destourner les autres.
Et si l'air auoit du sentiment, les battemens, dont nous le frappons, seroient des pleurs, et des cris, qui tesmoigneroient le deplaisir qu'il a d'estre violenté par les hommes; de sorte que l'on luy peut appliquer ce que dit sainct Paul de toutes les creatures dans le 8. chapitre de l'Epistre aux Romains, Scimus enim quod omnis creatura ingemiscit, et parturit vsque adhuc, parce qu'il est sujet à nos violences, malgré qu'il en ait. Et peut estre que les plus horribles cris de l'enfer seruiront à punir les plus doux charmes de la Musique, dont ils se seruent [-17-] à perdre le temps qu'ils deuroient employer à pleurer leurs pechez, et les miseres qui nous accablent de toutes parts.
Mais sans entrer dans les considerations de l'eternité, qui sont capables de faire trembler tout le monde, l'on peut prouuer que la Musique ne peut apporter nul solide contentement à l'esprit, car il n'y a dans l'harmonie que les sons et leur proportion; quant aux sons, ils ne different point des battemens de l'air, comme ie prouueray dans vn autre lieu, et consequemment ils ne peuuent donner du plaisir, au contraire, toute sorte de son, qui tient long temps ferme, est [-18-] desagreable, comme l'on experimente aux sons des tuyaux d'orgues que l'on accorde. Et quant à leurs rapports, ils ne sont autre chose que des accidens que l'on appelle relations, qui ne frappent pas l'esprit plus agreablement que lors qu'il considere les relations, ou les raisons des dissonances, car il n'y a pas moins de plaisir à considerer, et à comprendre la raison septuple de 7. à 1. que la double de 2. à 1. quoy que celle-là soit la raison d'vne dissonance, et celle-cy d'vn accord.
Et s'il y a quelque plaisir digne d'vn honneste homme dans la Musique, ce n'est pas de dire, qu'elle est diuine charmante, et rauissante, comme font les [-19-] ignorans, mais il consiste à considerer la raison pour quoy deux battemens qui entrent dans l'oreille, et qui frappent tellement son petit tambour, que quand l'vn le frappe deux fois, l'autre ne le frappe qu'vne fois, sont plus agreables que deux autres, dont l'vn le frappe quatre fois, pendant que l'autre ne le frappe que trois fois, et pourquoy les battemens qui font les dissonances ne sont pas agreables.
Car quant au rauissement que l'on attribuë à l'harmonie, il est imaginaire, puisqu'elle n'a rien de plus excellent que les couleurs et la lumiere, qui ne rauissent pas les bons esprits, quoy qu'elle les excitent à rechercher [-20-] les raisons de leurs effets; et mesme l'on peut dire qu'il n'y a point d'objet des autres sens, qui ne soit plus excellent et plus agreable que celuy de l'oreille, tant parce qu'ils nous apprennent vne plus grande multitude de proprietez des corps, comme l'on experimente aux saueurs, dont les Medecins vsent pour establir les differents degrez de chaleur, de froideur, et seicheresse et d'humidité entre les plantes, que parce qu'ils sont interieurs aux corps, ausquels l'air est seulement exterieur.
Car l'odeur, la saueur, et la couleur sont aussi bien dans la profondeur des corps, que dans leur superficie, au lieu que les [-21-] sons ne touchent que leur surface. Et puis ces objets ont esté creez de Dieu sans l'entremise de l'homme, et les sons auec toutes leurs proportions sont faits par la violence des hommes, car la nature ne nous a point donné de sons, au contraire ils ne se font qu'en la violentant. De là vient que ceux qui ont l'esprit bas et rauallé, et qui prisent plus les idoles de leurs mains que les creatures de Dieu, font plus d'estat de la Musique que des odeurs, des saueurs, ou des couleurs, à raison qu ils sont les auteurs et les peres des sons, qu'ils tirent quasi du neant, mais en eschange ils se terminent incontinent au neant, car si tost que le [-22-] mouuement de l'air cesse, le son perit; au lieu que les objets des autres sens, que Dieu a faits, sont permanents, et continuent leur durée sans l'aide des hommes: C'est donc vn tesmoignage assez euident de laphilautie, quand ils prisent plus le plaisir de la Musique que celuy des autres sens, et qu'ils imitent ceux qui tiennent leurs enfans, quoy que tres-difformes, plus beaux que ceux des plus grands Princes du monde, quoy qu'ils soient beaux comme des Anges.
D'où l'on peut, ce semble, conclure que ceux qui font vn plus grand estat de la Musique, s'esloignent dauantage de la nature, et de la raison, et consequemment [-23-] qu'ils ayment moins Dieu que ceux qui la meprisent, et qui preferent le plaisir des autres sens à celuy des sons; si ce n'est qu'ils pechent par ignorance, et qu'ils soient prests de quitter leur erreur, quand on la leur fait apperceuoir. Quant à quelque petit nombre d'hommes sçauans, qui se plaisent, ce semble, à la Musique, il y a de l'apparence qu'ils feignent de s'y plaire, pour condescendre à l'infirmité de leurs amis qu'ils ne veulent pas fascher, et afin qu'ils ne soient pas tenus pour gens de mauuaise compagnie, ou pour stupides et barbares, suiuant l'opinion du vulgaire: c'est pourquoy ils vsent du conseil Peripatetique, Loquendum [-24-] vt multi, sentiendum vt pauci: et cependant se moquent dans le secret de leurs coeurs de ceux qui sont tellement preuenus du plaisir de la Musique qu'ils la mettent iusques au ciel, à qui il faut permettre de iouyr du plaisir des hypocondriaques, qui se desesperent, lors que l'on leur persuade que leur royauté ne consiste qu'en leur folie.
Il semble tout au plus que l'on peut auouër que la Musique est agreable, et digne de l'attention de ceux qui en ont besoin, et qui ont l'esprit si foible, et si oyseux qu'ils n'ont point d'autre employ, ny d'autre occupation plus excellente que d'ouyr les concerts, et qui [-25-] ne sont capables d'autres rauissemens que de ceux de l'harmonie.
Quant aux hommes d'vn grand iugement, ils ne prisent point dauantage les choses que ce qu'elles meritent, et se rendent equitables dans leurs pensees, comme dans leurs actions. Ils confessent ingenuëment qu'ils ont aymé les concerts dans leur jeunesse, lors qu'ils n'auoient pas encore penetré les raisons des accords, et surpassé la portée du commun; mais qu'ayans apperceu que toute l'estenduë de la Musique n'est pas plus grande que l'alphabet de l'Aritmetique, ils se sont degagez de l'opinion du vulgaire, et ont commencé [-26-] à la mépriser.
Et si l'on considere les effets des concerts, l'on trouuera que leur frequent vsage amollit et enerue le courage des auditeurs, et que les hommes genereux, et qui ayment la guerre, ne font nulle estime de l'harmonie; De là vient que l'on ne treuue quasi nul Musicien qui soit martial, et qui n'ayme mieux tenir vn verre et la bouteille dans ses mains, que l'espée.
Et lors qu'on assiste à quelque concert, l'on sent tout aussi tost vne profonde melancholie qui se saisit de l'esprit, et qui rabat tellement sa pointe, et obscurcit sa lumiere, qu'il n'est pas quasi possible de [-27-] l'esleuer à de bonnes pensées, ou de continuër les raisonnemens que l'on auoit commencez; de sorte que si vn homme est de bonne humeur auant que d'ouyr la Musique, il perd ceste bonne disposition, lors qu'on commence à chanter; et s il veut estudier apres, il ne peut auoir d'attention à la lecture, à raison que les sons ont tellement lassé son esprit par leurs battemens, qu'il est semblable à vn corps qui est tout meurdry de coups, et qui ne peut faire ses fonctions.
La Musique a encore ce malheur, qu'elle excite au mauuais amour, et à plusieurs inclinations vicieuses; de là vient que la pluspart des Musiciens sont [-28-] desbauchez, et qu'ils sont merueilleusement presomptueux, quoy qu'ils ne sçachent rien.
A quoy l'on peut ajoûter que les enfans de Caïn ont inuenté la Musique, car Iubal est fils de Lamech, qui est le premier Bigame, et le second meurtrier de ceux que nous lisons dans la saincte Escriture: ce qui suffit pour faire haïr cet art, qui a vne si mauuaise origine, particulierement si l'on considere toutes les autres raisons qui ont esté rapportées, et plusieurs autres que i'obmets de peur d'estre trop long, comme celle qui se prend des nations estrangeres, qui viuent conformement à la nature, sans vser d'autres loix que de celles que [-29-] la raison leur enseigne.
Car l'on ne remarque pas qu'ils vsent de la Musique; ce qui tesmoigne qu'elle est inutile, et que la droite raison ne la leur enseigne pas; et si l'on dit qu'ils sont dans l'estat de la nature corrompuë, l'on ne trouuera pas qu'Adam en ait vsé dans l'estat de la iustice originelle: et puis nostre Sauueur, qui nous doit seruir d'exemple, n'a point vsé de l'harmonie vocale, quoy que la raison n'ait iamais esté dans vn plus haut point de perfection que la sienne.
Finalement, l'on dit que les Canadois, et les autres peuples qui ne sont point preuenus de nos opinions, et des interualles [-30-] de nostre Musique vsent d'autres interualles que les nostres quand ils chantent des chansons, ce qui monstre que nous ne sçauons pas encore si les interualles, que nous appellons consonances, sont agreables à d'autres qu'à ceux qui les ont accoustumez, et consequemment nous ne pouuons pas conclure en dernier ressort que nostre Musique soit agreable iusques à ce que l'on aye consulté tous ceux qui viuent selon les loix de la nature, dont la pluspart condamnent nostre maniere de viure, et nos loix, et dementent vne grande partie de nos raisonnemens.
D'où il semble que l'on peut dire que ceux qui ne se plaisent [-31-] point à la Musique, sont les plus sages, d'autant qu'ils suspendent leur iugement sur vne chose incertaine, afin qu'ils n'ayent pas le deplaisir d'auoir iugé agreable ce qui ne l'estoit pas, et de s'estre laissez deceuoir et surprendre par vne chose qui ne peut pas mesme tromper les hommes, qui n'ont autre lumiere que celle de la nature.
En effet ce leur sera vne gloire digne d'vn bon esprit de pouuoir tesmoigner parmy les nations qui n'ayment pas nostre Musique, et qui ont peutestre de bonnes raisons, et des experiences pour preuuer qu'elle n'est pas agreable, ou du moins qu'elle n'est pas digne [-32-] de l'attention et de l'occupation d'vn honneste homme, qu'ils n'ont iamais creu qu'elle fust agreable, et qu'ils ont tousiours suspendu leur iugement iusqu'à ce qu'ils ayent connu les sentimens de tout le monde.
Car puisque nous ne pouuons sçauoir la verité de plusieurs choses, il est raisonnable que nous nous tenions indifferens, et que nous mettions nostere esprit dans l'equilibre, iusques à ce que la demonstration le fasse pancher du costé de la verité, dont la connoissance est sa derniere fin, et sa perfection, de laquelle il s'approche dauantage lors qu'il se tient dans l egalité de l'equilibre [-33-] que quand il s'encline d'vn costé, ou d'autre. Ce sont là les raisons que l'on peut produire contre l'harmonie: Mais puis qu'elle consiste à rompre le silence, elle ne peut demeurer muette, lors qu'il est necessaire de se defendre contre ceux qui, comme Vlysse, bouchent leurs oreilles de peur de l'ouir, et d'estre contrains de confesser sa puissance par leur propre experience.
En effet elle contraint tous ceux qui la meprisent d'auouër son excellence par dessus l'objet des autres sens, lors qu'ils oyent vn bon concert, dont chaque partie est chantée par de bonnes voix, et n'y a nulle apparence qu'il se treuue des [-34-] hommes qui ayent vne auersion naturelle de la Musique, puisque les meilleurs esprits du monde ont creu que nostre ame estoit vne harmonie, à raison du grand plaisir qu'elle reçoit, quand l'harmonie vocale la reueille, et la fait rentrer en soy-mesme.
Mais l'auersion que quelques-vns semblent en auoir, vient de ce qu'ils n'ont pas ouy de bonne Musique, et qu'ils se sont seulement rencontrez en des lieux, où les voix sont rudes, et mauuaises, comme il arriue quasi dans toutes les Eglises Cathedrales, où les motets, et les autres Pieces de Musique ne sont pas bien chantées.
[-35-] Et puis il y a des compositions qui ne sont pas bien faites, et dont la suite et les mouuemens ne sont pas agreables. Il y a encore plusieurs autres considerations, qui peuuent faire haïr, et mepriser la Musique, comme sont vne partie de celles qui ont esté rapportées, et plusieurs autres: par exemple, lors qu'elle a esté cause que l'on a perdu les biens, ou l'honneur, ou que l'on a receu quelque mescontentement à son occasion: lors que les parens voyent que leurs enfans perdent trop de temps à cet exercice, et lors que l'on considere la desbauche, l'inpertinence, la presomption, et les autres vices de plusieurs qui s'addonnent [-36-] à cet exercice.
Mais s'il est permis de blasmer la Musique à raison des vices de quelques Musiciens, et des abus qui se commettent en l'exerçant, il faudra aussi mespriser et rejetter toutes les autres sciences, dont on abuse tres-souuent, n'y ayant quasi rien dans la nature, dont les mauuais esprits ne puissent mesvser, et dont ils ne puissent tirer des occasions de nuire aux autres, ou de se perdre euxmesmes.
Or il n'est pas raisonnable de blasmer ce qui est bon, parce que l'on en vse mal, autrement il faudroit blasmer la raison, et toutes les aydes, les graces et les faueurs que nous receuons [-37-] de Dieu, lors que nous en abusons: ce qui est neantmoins tres-faux, et ce qui decouure assez la foiblesse des raisons, dont Agrippa s'est seruy dans son liure de la vanité des sciences, pour les decrediter.
Car il faut considerer les sciences en elles-mesmes, pour en iuger sainement, et pour euiter les preuentions d'esprit qui ont coustume de naistre, quand on considere plustost les circonstances que la nature des choses: et lors que l'on veut sçauoir si vn objet est agreable aux sens, il faut plustost consulter les enfans et les idiots que la simple raison, qui nous peut donner de l'auersion des choses les plus naturelles, à cause [-38-] de certaines considerations qu'elle met en auant pour nous faire quitter nos inclinations naturelles, et qui peuuent faire que quelques-vns haissent la Musique, quoy qu'ils ne se souuiennent pas des raisons qui la leur fait haïr ou mepriser.
Quant aux enfans, et mesme à quelques animaux qui ne sont point preocupez, l'on experimente qu'ils y prennent plaisir, car les nourrices appaisent leurs enfans par leurs chasons, et les rossignols et plusieurs autres oyseaux monstrent assez euidemment qu'ils se delectent à l'harmonie: ce qui tesmoigne que ce plaisir est naturel; c'est pourquoy Virgile dit que Musée [-39-] est fils de la Nature, et d'Orphée.
Mais parce qu'il semble que la nature nous peut donner des inclinations vitieuses, il faut voir si celle que l'on a pour la Musique est bonne ou mauuaise, et s'il est permis à vn honneste homme de s'y plaire ou non: ce qui est tres-aisé à resoudre, puisque les objets de tous les sens sont faits pour nous recreer, et que l'vnion de l'objet auec la puissance nous apporte vne nouuelle perfection, d'autant que la puissance est reduite à l'acte, qui la fait passer d'vne certaine espece de neant à l'estre.
Or il n'y a nulle raison qui puisse empescher qu'vn bon [-40-] esprit ne se plaise à la Musique, quand elle est bien composée, et bien chantée, puisqu'elle n'a rien en soy qui ne soit honneste, et agreable, et qui ne conduise à la vertu, si l'on en vse comme il faut; De là vient que l'on luy a donné l'idée du beau, [mousike echousa ten omoioteta tou kalou], et que Platon, et plusieurs autres anciens vsent quasi tousiours du nom d'harmonie pour exprimer la meilleure proportion des humeurs, et des autres choses, qui font le temperament de l'homme, et la beauté des vertus.
Quant aux raisons que l'on apporte au contraire, il est aisé d'y respondre, car encore [-41-] qu'il se rencontre de bons esprits qui ne s'y plaisent pas, cela arriue ordinairement à raison qu'ils desirent des plaisirs, dont ils comprennent la cause, et que n'ayant peu penetrer les raisons de l'harmonie, ils en meprisent les effets.
A quoy l'on peut ajoûter, qu'ils n'ont pas l'ouye propre pour discerner les consonances ou les dissonances, quoy qu'ils l'ayent assez subtile pour discerner les sons: car c'est vne chose assez ordinaire qu'vn mesme homme n'a pas tous les sens exquis, et bien disposez: et comme l'on en treuue qui haissent le vin, et qui ne peuuent flairer, il s'en rencontre semblablement qui n'ont pas [-42-] l'ouye propre pour la Musique, soit que cette indisposition vienne du temperament, ou d'vne autre cause: de sorte que l'on peut dire qu'ils ne goustent pas bien les sons, ou les accords, et consequemment qu'ils sont plus imparfaits que ceux qui ont vn parfait vsage de tous leurs sens, puisqu'ils ont esté donnez à l'homme pour le perfectionner.
La seconde objection n a pas beaucoup de force, puisque l'on peut dire la mesme chose de l'objet des autres sens, et de tout ce qui est agreable, car le plaisir qui vient de la veuë, est aussi peu de chose que celuy qui vient de l'ouye: et plusieurs tiennent qu'il y a plus de plaisir [-43-] à ouïr vn bon concert, qu'à voir vn excellent tableau: or encore que la Musique fust vne chose de tres-petite consideration, le grand plaisir qu'elle engendre n'en seroit pas moindre, et nous deuroit apporter plus d'admiration, puisque si peu de chose a tant de force, et de vertu sur les corps, et sur les esprits.
Et si l'on replique que l'on perd trop de temps à l'harmonie, ie dis que le diuertissement que l'on prend aux cartes, aux dez, et aux autres jeux en fait perdre beaucoup plus, et deregle entierement l'esprit, au lieu que les accords le reglent, et de rude et farouche qu'il est, le polissent, et le rendent plus [-44-] doux, et plus traitable, comme plusieurs experimentent tous les iours. Et quand cela n'arriue pas, il n'en faut nullement rejetter la cause sur l'harmonie, mais seulement sur les auditeurs, qui n'vsent pas des auantages qui se peuuent tirer de l'harmonie, et de ses accords.
Ie ne veux pas maintenant disputer si le jeu des cartes, des dez et cetera est plus agreable que les concerts, car il suffit qu'ils soient agreables, et que le silence qu'ils rompent, soit recompensé d'vne joye particuliere, qui rend l'esprit plus propre à la contemplation, et qui le fait ressouuenir de son origine, et luy rend comme presens les contentemens [-45-] du Paradis.
Quant aux Pytagoriciens, et aux autres Philosophes de l'antiquité, i'auoüe qu'ils pouuoient prendre plusieurs autres choses pour fondement de leurs pensées, mais parceque sous le nom d'harmonie ils ont entendu toutes sortes de proportions, ils ne pouuoient pas tenir vn meilleur procedé, particulierement si l'on considere que la raison des autres objets, ne nous est pas si bien connuë que celle des sons; c'est pourquoy ils ont mieux fait de prendre l'harmonie, et l'objet de l'ouïe pour l'idée de leur Philosophie, afin de marier le sensible à l'intellectuel, et le sens à la raison, que s'ils eussent pris la saueur [-46-] ou l'odeur, et cetera. Pour les proportions des Cieux, il suffit qu'il s'y rencontre quelque raison harmonique, soit dans leurs grandeurs, et distances, ou dans leurs mouuemens, afin d'establir vne espece d'harmonie raisonnable, dont ie traiteray dans vn autre lieu.
Et s'ils n'ont pas eü vn fondement assez ferme pour establir leurs pensées, nous pouuons l'asseurer, et l'affermir dauantage, car il est aysé d'ajoûter à leurs inuentions.
La 5. 6. et 7. objection sont dignes de consideration, puis qu'il est vray, qu'il y a de grands esprits qui ne se plaisent pas à la Musique, tant à raison des considerations que i'ay rapportées, [-47-] qu'à cause qu'ils ont tousiours l'esprit occupé à de hautes pensées, qu'ils ne veulent pas interrompre par la Musique. Mais s'ils prennent quelque recreation, ils n'en peuuent auoir de plus agreable que celle de l'harmonie, quoy qu'ils n'en vsent pas à raison qu'ils ne l'ont pas à leur commandement, comme les autres jeux, et qu'ils ne veulent pas prendre la peine de l'aller chercher bien loin, de peur de perdre trop de temps. Et lors qu'vn honneste homme n'ose confesser parmy les gens de lettre qu'il se plaist à cet exercice, il ne s ensuit pas qu'il ne soit honneste, et qu'il ne s'y employe en son particulier [-48-] pour en tirer le plaisir; mais cela vient de ce que plusieurs Musiciens l'ont rendu infame, et l'ont fait mepriser. Il arriue de mesme à l'Astrologie, qui bien qu'honneste, et loüable en soy, est deuenuë infame pour auoir esté exercée par des hommes ignorans, superstitieux, et malfaits: quoy que cela ne face rien contre la perfection de l'art, et de la science, car Vitium artificis non est artis.
La 8. et 9. objection est fondée sur l'abus et le mauuais vsage de la Musique: mais il ne tient qu'aux Musiciens à chanter auec deuotion, et sans fugues: et si la Musique estoit bien composée et bien chantée comme il faut, on entendroit [-49-] distinctement toutes les paroles, et ennuyroit beaucoup moins que le plein-chant, qui peut et doit seruir d'vne des parties de la Musique, qui se chante dans les Eglises.
La 10. objection ne preuue autre chose, sinon qu'il y en a qui n'ont point d'affection à la Musique, quoy qu'il ne soit pas croyable que les esprits les plus sublimes du monde ne se plaisent dauantage à l'harmonie, qu'au plaisir des autres sens, d'autant qu'elle est plus spirituelle, et ne nous affecte que par des battemens d'air fort legers, qui chatouïllent celuy qui est enfermé dans l'oreille, auquel ils donnent de petites secousses qui luy sont agreables.
[-50-] Quant à l'vnziéme raison, l'on peut dire qu'Aristoxene, Didyme, Ptolomée, Porphyre, Sainct Augustin, Boëce, Salinas, Faber Stapulensis, Zarlin, Glarean, Cerone, et plusieurs autres qui ont escrit de la Musique, sont de grands personnages en leur genre, et que ceux qui n'en ont pas escrit n'en entendoient pas la theorie, ou la pratique, ou qu'ils n'ont pas assez vescu pour escrire tout ce qu'ils auoient premedité. Et puis ils n'ont pas aussi escrit des Mechaniques, de l'Optique, des Refractions, et de plusieurs autres parties de la Mathematique, quoy qu'elles soient tres-excellentes et dignes des meilleurs esprits: A quoy l'on [-51-] peut ajoûter que Sainct Hierosme vse de cet eloge en parlant d'Aristoxene, dans la preface de ses Hommes illustres, Longè omnium doctissimus Aristoxenus Musicus.
La 12. raison suppose que la science de la Musique consiste seulement à connoistre la raison des interualles, et la composition: mais les discours que ie feray de tout ce qui luy appartient, monstreront qu'elle est bien plus difficile que l'on ne se l'imagine, et qu'il faut sçauoir toutes les autres sciences pour la comprendre parfaitement.
La 13. objection est fondée sur vne chose veritable, mais ceste distraction d'esprit est [-52-] commune aux autres plaisirs, qui ne sont faits que pour distraire l'esprit de ses occupations plus serieuses, de peur qu'vne trop longue et trop forte attention ne luy nuise, c'est pourquoy la recreation est d'autant plus loüable et meilleure, qu'elle diuertit dauantage l'esprit, afin qu il prenne de nouuelles forces pour recommencer ses speculations,et son exercice ordinaire.
La 14. suppose beaucoup de choses, dont tous ne demeurent pas d'accord; mais quoy qu'il en soit, l'harmonie monstre combien elle a de vertu, puisqu'elle force les oyseaux à quitter leur air farouche, et qu'elle les appriuoise, et nous [-53-] les rend familiers. Et bien que ce plaisir soit brutal, neantmoins il deuient raisonnable, lors que l'homme en vse comme il doit, d'autant qu'il en contemple les raisons, et l'esleue iusques à la dignité des choses intellectuelles. Quant au rossignol, s'il creue, ou s'il est estouffé à force de chanter, cela monstre plustost la force prodigieuse de la Musique, que le supplice de la Nature.
Ce qui est dans la 15. objection, n'est pas considerable, puisque Dieu a creé les Elemens pour nostre seruice, et consequemment qu'il veut que nous frappions et diuisions la terre, l'eau, l'air, autant de fois que nous en auons besoin: Et [-54-] s'il est permis d'vser de metaphores, l'on peut dire que les sons tesmoignent que l air rit, et a de grands contentemens d'obeir aux hommes, pour lesquels il a esté fait, et qu'il ne pleure iamais que quand nous en abusons contre la volonté de Dieu: et que c'est ce qui sera puni par les cris épouuentables de l Enfer.
La 16. objection peut semblablement estre faite contre le plaisir des autres sens, et l'on peut auouër que celuy de la Musique ne contente pas l'esprit, s'il n'en comprend les raisons, dont il s'entretient, mais le sens de l'ouye ne laisse pas d'en estre satisfait.
Et quant au rauissement, [-55-] dont parle la 17. raison, il se peut faire que quelques-vns le ressentent en oyant la Musique, puisqu'il y en a qui disent que le goust d'vn excellent vin, et qu'vne bonne odeur les rauit, car chacun a ses plaisirs particuliers.
Pour la plus grande multitude des proprietez, dont parle la 18. objection, ie maintiens que les sons nous en apprennent dauantage que l'objet des autres sens, comme ie demonstreray dans des discours particuliers, quoy que le son soit exterieur aux corps qui frappent l'air, car cela n'empesche pas que l'on n'infere la dureté, la grandeur, et les autres proprietez des corps par le moyen [-56-] de leurs sons.
La 19. objection n'est pas forte, d'autant qu'il suffit que Dieu ait fait la matiere et les causes des sons, et de la Musique, et qu'il aide à composer l'harmonie, pour dire qu'il en est le principal autheur: autrement il s'ensuiuroit que tout ce que Dieu a fait immediatement sans le concours des causes secondes seroit plus excellent que tout ce qu'il fait auec elles, et consequemment que les bonnes pensées et affections, et mesme l'amour dont nous aymons Dieu, et la vision intuitiue, dont iouissent les bien-heureux, seroient des choses moins excellentes que n'est l'odeur, la saueur, et la couleur.
[-57-] Ce qui est tres faux, puisque la Theologie nous apprend qu'vn acte de l'amour de Dieu, pour petit qu'il puisse estre, vaut mieux que tout le monde corporel, quoy que cet acte ne dure qu'vn moment, car l'excellence des choses ne doit pas tousiours estre mesurée par leur durée, puisque les vers de terre et les herbes ont vne nature plus excellente que le diamant, à raison de leur degré de vie: et bien que les pierres, les metaux et les chesnes durent plus long temps que l'homme, il est neantmoins beaucoup plus excellent.
C'est pourquoy l'on ne doit pas conclure que le plaisir que l'on prend à ouyr la Musique, [-58-] soit vn tesmoignage du peu d'amour et d'affection que l'on a pour Dieu, veu particulierement qu'elle peut exciter à l'amour diuin, si l'on en vse comme l'on doit, puisque tout ce que l'art et la nature produisent peut seruir aux predestinez: ce n'est donc pas vn erreur de se plaire à l'harmonie, comme pretendoit la 20. objection.
Quant à la 21. 22. et 23. elles supposent que les hommes d'vn grand sçauoir, et d'vn grand iugement font semblant de se plaire à la Musique, quoy qu'ils n'ayent pas ceste creance. A quoy l'on peut respondre, qu'il y a grande apparence que plusieurs hommes tres-sçauans [-59-] s'y plaisent: ce que ie peux prouuer par l'experience de Messieurs M. P. et B. et de plusieurs excellens Theologiens, Philosophes, et Mathematiciens, dont Apollonius Pergaeus, et Archimede feroient gloire d'estre amis s'ils viuoient maintenant, et dont quelques-vns se plaisent si fort aux concerts, qu'ils prennent eux-mesmes la peine d'en composer la Musique: quoy qu'il y en ait quelques autres qui la méprisent, n'y ayant nulle chose dans ce monde, qui pour de certaines considerations ne puisse estre negligée et abandonnée. I'auouë neatmoins qu'vn homme qui a vn sçauoir tres-eminent, ou qui est rauy dans les [-60-] pensées de l'Eternité, et des autres mysteres de nostre Foy, n'a pas besoin de l'harmonie, non plus que des autres recreations, à raison qu'il a dequoy se contenter dans soy-mesme, sans mandier son repos, et son contentement d'ailleurs que de Dieu, qui est l'objet eternel de ses desirs, et de son amour. Ie confesse semblablement que l'on peut auoir trop d'affection pour la Musique, comme ont ceux qui emploient plus de temps à chanter, et à iouër des instrumens, qu'ils n'en font pour reparer les forces de leur esprit, afin de s'appliquer à des exercices plus serieux.
Finalement i'auoue que les raisons de la Musique ne surpassent [-61-] pas les nombres; mais cela n'empesche pas qu'elle ne soit vn diuertissement digne d'vn homme sçauant, puisque l'Aritmetique luy sert souuent d'exercice et d'idée, pour expliquer les plus subtiles speculations de la nature.
La 24. raison monstre que l'harmonie a vne grande puissance sur les auditeurs, qu'elle fait quelquefois pleurer et souspirer: mais si l'on suit la fin de ces souspirs, ils ne tendent ailleurs qu'à la possession du souuerain bien, car l'harmonie nous donne comme vn auant-goust des plaisirs diuins, qui sont dans le Ciel, pour nous faire desirer cet heureux sejour, auquel nous deuons entendre [-62-] la parfaite harmonie, qui mettra nos esprits dans vn eternel rauissement.
Et puis ce n'est pas vne mollesse d'esprit, que de soûpirer pour vne chose si belle et si rauissante comme est l'harmonie, et ces pleurs ne derogent point à la grandeur du courage, pourueu que le sujet le merite; de là vient que Virgile parle d'Enée en ces termes, Sic fatur lachrimans.
Quant à la melancholie qui saisit les auditeurs, elle ne vient que d'vn regret que l'on a de ne pouuoir posseder entierement le comble de tous les plaisirs, dont la Musique est vn eschantillon: et puis ceste melancholie n'est autre chose que l'assiette [-63-] auantageuse de l esprit, que les Philosophes moraux ont recherchée si curieusement, et que la Musique nous fournit sans grand trauail, car l'esprit n'est pas propre à la contemplation des choses abstruses et diuines, pendant que le corps iouyt de ses plaisirs: et il a besoin de se recolliger et d'entrer en soy-mesme: ce qui ne peut arriuer que le corps ne pâlisse, et consequemment que l'on ne deuienne triste et melancholique.
Il faut donc dire que la Musique nous rameine dans la moderation des passions, qui comparée auec leur extrauagance semble tenir de leur contraire, c'est à dire qu'vn homme qui [-64-] est dans l'excez de la joye, treuue sa passion tellement alantie lors qu'il entend quelque agreable Musique, que de joyeux qu'il estoit, il semble estre deuenu triste: mais ceste tristesse luy apporte vn grand contentement, qui accompagne d'ordinaire le calme de ses passions.
Les autres plaisirs corporels ne moderent pas les passions, mais ils nous iettent dans l excez, dont ils sont les boutefeux; mais le plaisir de la Musique est si moderé, si innocent, et si spirituel, qu'il appartient plustost à l'entendement qu'au corps, et aux Anges, qu'aux hommes.
Aussi croyons-nous que les [-65-] Anges chanterent, Gloria in excelsis Deo à la natiuité de nostre Seigneur: et si i'auois toutes les volontez des hommes dans ma puissance, la Musique ne seroit iamais employée qu'à chanter les loüanges de Dieu.
Or encore que l'on ne puisse estudier apres auoir ouy la Musique, comme il est dit dans la 25. objection, il ne faut pas conclure que les accords en soient moins excellents, mais au contraire, qu'ils sont tellement proportionnez à la perfection de l'esprit, qu'il ne peut plus rien gouster apres vn plaisir si exquis, et qu'il iuge toutes les autres choses indignes de son occupation, tandis qu'il se souuient de la beauté, et de [-66-] l'excellence du concert qu'il a ouy.
A quoy l'on peut ajoûter que la trop longue attention que l'on apporte à la Musique, peut lasser l'esprit, comme font les autres estudes, et consequemment qu'il ne faut pas treuuer estrange si l'on ne peut estudier apres, car tous les plaisirs de ce monde lassent, et se tournent en déplaisirs, quand ils sont trop longs, dont i'ay donné la raison dans vn autre lieu.
La 26. raison blasme la Musique de ce qu'elle excite au mauuais amour: à quoy l'on peut respondre, qu'outre que cela n'est pas tousiours vray, ce n'est pas le dessein, ny la fin de la Musique d'exciter à cet appetit [-67-] desordonné, mais seulement de nous faire desirer, et rechercher la possession du souuerain bien, dont elle laisse vn desir dans nos esprits, de sorte que ce n'est que la mauuaise application de la Musique que font les particuliers qui la rend odieuse, et qui fait croire à quelques-vns qu'elle excite à la lubricité, ce qui est si éloigné de la verité, que nous lisons que Pytagore fist quitter le dessein d'vne mauuaise action à vn ieune homme par le moyen de la Musique, et qu'Agamemnon laissa vn Musicien prez de Clytemnestre, affin qu'elle conseruast sa pudicité, et sa modestie par ses chants, et ses accords; de sorte qu'Aegyste n'en peut [-68-] ioüir iusques à ce qu'il eust tué le Musicien, quoy que i'estime que ceste Musique, dont parlent les Anciens, consiste plustost dans vn discours, et vn raisonnement, assorti de toutes ses parties, et circonstances, que dans l'harmonie ordinaire, qui n'a pas des effets si remarquables.
Quant à l'ignorance, la debauche, et l'arrogance des Musiciens, ie dy premierement que plusieurs ne sont pas tachez de ces vices, car l'on en rencontre de tres-honnestes, et de tres-sçauants, qui touchent le luth, ou qui chantent, et oyent quelques concerts chez eux, ou chez leurs amis particuliers, pour se delasser l'esprit, et pour le preparer à [-69-] d'autres speculations, ou bien dans les Eglises, pour exciter dauantage à la deuotion.
Secondement, i'auoüe que plusieurs de ceux qui font profession de la Musique, comme plusieurs Chantres, qui loüent et vendent leurs mains pour jouër des instrumens, et leur bouche pour faire la basse, la taille et les autres parties, sont desbauchez et scandaleux en leur conuersation; mais cecy est à la loüange de la Musique, qui les rend si aymables quoy qu'ils soient depourueus des autres parties qui font vn honneste homme, que l'on les desire, et qu'ils sont tres-bien receus en toutes sortes de compagnies, ce qui les rend fort libres, [-70-] et fort hardis, iusques à tomber dans l'insolence et dans la presomption, qui les aueugle quelquefois si fort qu'ils ne font plus nul estat de ceux dont ils dependent, et à qui la raison les oblige de rendre de l'honneur et du respect.
C'est peut-estre ce qui a fait que les Musiciens estoient mis en la Cour des Rois de Perse au rang des Parasites, des bouffons, et des basteleurs: qu'Antisthenes respondit qu Ismias ne valoit rien, lors qu'il sceut qu'il estoit vn excellent jouëur d'instrumens: qu'Auguste et Neron furent blasmez de se plaire trop à la Musique: qu'Alexandre le Grand fut repris et tancé par son pere pour auoir [-71-] bien chanté: et que son gouuerneur Antigonus luy ayant trouué vne harpe entre les mains, dont il joüoit, la luy osta, et la rompit.
En effet ie ne treuue pas que l'on ait donné de la louange aux jouëurs d'instrumens, ny qu'Homere fasse jouër Alcion et Vlysse, ou Virgile son Aenée, et sa Dido, mais seulement qu'ils leur permettent de l'oüir. Et les femmes de Thyas firent mourir Orphée, parce qu'il effeminoit leurs maris.
L'on tient semblablement qu'Argus perdit ses cent yeux, et la vie par le son d'vne fluste. Quoy que tout cecy n'empesche pas qu'vn honneste [-72-] homme ne puisse quelquefois toucher vn luth, ou quelqu'autre instrument pour se recreer, comme i'ay desia dit.
La 27. objection prouue que les enfans de Caïn auoient besoin de la Musique pour adoucir leurs esprits farouches et déreglez, ce qui la leur fit rencontier, comme les autres choses necessaires à la vie: Et puis nous voyons plusieurs choses tres-bonnes, quoy qu'elles ayent vn mauuais principe: par exemple, les loix ne viennent que de la corruption des moeurs, Ex malis moribus bonae leges, et la medecine suppose les maladies. Où l'on peut remarquer que quelques-vns tiennent que l'Apollon [-73-] des Grecs est le Iubal des Hebrieux, comme si le Iod et le Vau, qui sont deux lettres du grand nom de Dieu, signifioient Dieu, et Bal, des balets de la Musique. A quoy l'on peut ajoûter que quelques-vns tiennent que l'amour a enseigné la Musique, ou qu'elle a pris son origine de la douleur, de la joye, et de l'entousiasme, comme Plutarque a remarqué dans le premier liure de ses banquets, question 5.
Quant à Adam, il fut si peu dans l'estat de la iustice, qu'il n'eut, peut-estre, pas le loisir de s'exercer à la Musique: et nostre Sauueur estoit venu pour pleurer nos pechez, et non pas pour se recreer et pour [-74-] chanter: quoy que l'on puisse respondre qu'Adam a chanté les loüanges de Dieu, et consequemment qu'il a inuenté la Musique, ou qu'il l'a receuë par infusion, comme les autres sciences, veu qu'il ne nous apparoist point du contraire: ce que l'on peut semblablement dire de nostre Sauueur, que quelques-vns croyent auoir chanté l'Hymne qu'il recita auec ses Apostres en Sainct Mathieu chapitre 26. vers. 30. où il y a [humnsantes] dans le texte Grec: et Sainct Paul exhorte les fidelles à chanter des chansons spirituelles, aux Ephesiens chapitre 5. et aux Colossiens chapitre 3.
Pour les Barbares, comme sont les Toupinambous et les [-75-] Canadois, il ne faut pas plus s'estonner de ce qu ils ne sçauent pas la Musique, que de ce qu'ils n'ont pas les autres sciences, ou de ce qu'ils ne sçauent lire ny escrire.
La 29. objection est appuyée sur vne fausseté, car l'on experimente que les Canadois vsent de nos interualles, et qu'ils chantent souuent en ceste maniere fa, vt, mi, re, vt, sans qu'ils haussent ou baissent dauantage: Et si l'on consulte toutes les autres nations, l'on remarquera qu'ils vsent de nos interualles, parce qu'ils sont naturels. Il faut dire la mesme chose des accords, que des interualles, car l'octaue plaist à tous.
La derniere raison louë la [-76-] suspension, et la retenuë des sçauans, qui ne s'asseurent de nulle chose, iusques a ce qu'ils la connoisse euidemment, et par demonstration: ce que ie ne blasme pas entierement: quoy que ceste modestie, et ceste retention ne doiue pas estre excessiue, et que l'on puisse acquiescer à la pluralité des iugemens, lors que l'on n'a pas d'assez bonnes raisons pour establir ladite suspension.
COROLLAIRE I.
IL y a plusieurs responses dans ceste proposition, qui meriteroient des discours entiers, que ie donneray en d'autres lieux; par exemple, que [-77-] toutes les nations de la terre vsent de nos interualles, comme ie monstre à la fin du 5. liure de la Musique, qu'elle est la maniere dont la Musique, et ses consonances, ont esté trouuées, dont ie parle dans la 9. proposition du 4. liure: ce qui sert pour respondre à la 27. objection, et cetera.
COROLLAIRE II.
I'AY obmis beaucoup de raisons qui seruent à prouuer que la Musique est agreable, et digne de l'attention d'vn honneste homme, lesquelles peuuent estre prises du bel ordre qui se rencontre entre les consonances, et les dissonances, [-78-] qui entrent dans les concerts, et de l'industrie de l'esprit, qui paroist dans les differentes pieces de Musique, que font les plus excellens practiciens, parce que ie parle de ceste matiere dans plusieurs autres endroits.
COROLLAIRE III.
OR parce que l'on peut dire beaucoup de choses contre la Musique que ie n'ay pas apportées dans ceste proposition, le discours qui suit suppleera à tout ce que i'ay obmis, et fera voir l'excellence de l'esprit de celuy qui l'a fait en ma faueur. L'on peut encore voir les autres objections [-79-] que fait Sextus Empiricus contre la certitude de la Musique, et toutes les manieres dont il vse pour prouuer que nous sommes tres-éloignez de sçauoir ce que les Dogmatistes pensent establir dans les sciences, dont ils croyent posseder l'empire, comme i'ay monstré dans le premier liure de la Verité des sciences, où i'ay expliqué fort amplement tous les principes de Pyrrhon, et des autres Sceptiques.
[-80-] QVESTION II.
A sçauoir si la Musique est vne science, et si elle a des principes certains et euidens.
PLVSIEVRS croyent que la Musique n'est pas vne science, et qu'elle n'est qu'vn art mechanique, dont les regles sont fondées sur les sens, et particulierement sur celuy de l'oreille; ce que l'on peut prouuer par plusieurs raisons, dont la plus puissante est prise de l'incertitude de ses regles et de ses interualles, car l'on n'a pas encore demonstré que la [-81-] raison de la quinte soit de 3. à 2. et l'on rencontre d'excellens Geometres, qui composent tres-bien en Musique, qui nient toutes les raisons des consonances, et des dissonances, que les Pythagoriciens, Euclide, Ptolomée, Boëce, Zarlin, Salinas, et les autres ont expliquées, et qui croyent que les raisons de tous les degrez et interualles sont inexplicables, ou sourdes, et irrationnelles; car ils maintiennent que tous les tons, et les demy-tons sont égaux: que trois ditons font l'octaue iuste: que la quinte superfluë n'est point differente de la sexte mineure: que la fausse quinte et le [-82-] triton sont vne mesme chose: que la pratique et la composition de la Musique est beaucoup meilleure, ou plus aisée en suiuant l'egalité des tons et des demy tons, qu'en vsant de la theorie qui met leur inegalité: et finalement que les consonances, et les degrez qui se font sur les luths, les violes, et les autres instrumens, et quant et quant que les oreilles, tesmoignent ceste egalité.
Ie laisse plusieurs autres particularitez qui appartiennent à ceste opinion d'Aristoxene, et de ceux qui suiuent ses positions, parce que i'en fais vn discours particulier dans le traité du luth, et que [-83-] ie respons en plusieurs autres endroits à tout ce que l'on peut objecter contre les hypotheses de ceux qui ioignent perpetuellement le sens à la raison, et qui preferent l'esprit au corps, et l'intelligence à la sensation: c'est pourquoy ie donne seulement icy le discours que i'ay promis dans le 3. Corollaire, afin que chacun le puisse lire auec le mesme contentement que i'en ay receu, et que le Musicien considere ce que l'on peut dire contre cet art, et consequemment l obligation qu'il a d'estudier et de se rendre assez sçauant pour y respondre.
[-84-] DISCOVRS SCEPTIQVE SVR la Mvsique.
COMME la pureté et la certitude des Mathematiques les ont renduës de tres grande consideration enuers plusieurs, iusques à leur auoir acquis par priuilege, et comme ils disent par antonamasie, le nom de Disciplines; beaucoup aussi les ont méprisées comme vaines, et quelques-vns mesme condamnées comme de mauuais vsage, tesmoin [-85-] le titre des Iurisconsultes, qui conjoint les malfaicteurs auec les Mathematiciens. Or bien qu'on puisse en partie interpreter cela de la Iudiciairie, et dire que l'espece a esté prise pour le genre, si est-ce qu'on ne doit pas nier que des plus grands hommes de l'antiquité ne les ayent blasmées en general pour les raisons que nous venons de dire. Aristippe, Prince des Cyrenaiques, se mocque d'elles au troisiesme de la Metaphysique d'Aristote, [cap. 2. in marg.] comme de celles qui n'auoient nulle consideration des choses bonnes ou mauuaises. Aristote luy-mesme parlant ailleurs [-86-] contre les Pytagoriciens et les Platoniciens, [I. Metaph. c. vlt. in marg.] se plaint qu'on auoit fait de son temps des Mathematiques vne fort mauuaise Philosophie. Et quand en vn autre endroit [ib. c. 1. in marg.] il auouë que nous deuons cet art à l'oisiueté des Prestres d'Egypte, bien qu'il ne le die pas à son desauantage, on en peut tirer quelque argument de la faineantise de ses professeurs. Auerroës soustient quelque part [V. Niphum de solit. 88. in marg.] que les Mathematiques ne contribuent rien à la felicité contemplatiue. Et Cardan qui les auoit cultiuées auec tant de soin, est contraint de recognoistre au cinquiesme [-87-] liure de sa sagesse, qu'il n'y a rien qui soit si contraire à la prudence que ces disciplines; Pource que d'vne part la grande contention d'esprit qu elles demandent, brusle le sang, et porte à l'humeur atrabiliaire, et d'autre costé les demonstrations nuës et simples dont elles se seruent, rendent enfin ceux qui s'y arrestent aussi simples qu'elles, et par consequent faciles à estre trompez. De là vient que comme les Mathematiciens méprisant le reste des hommes qui ne sçauent pas vser de leurs demonstrations, ne tirent aucune instruction de la conuersation [-88-] ciuile, aussi passent-ils quasi pour fols enuers la pluspart, et qui plus est demeurent tous en fin miserables, sans que ceste regle (dit-il) ait iamais receu d'exception. C'est ainsi que toutes choses sont considerées diuersement selon la difference des esprits, et qu'elles sont autrement enuisagées par les vns que par les autres. Que si pour vous complaire, mon R. Pere, nous descendons de ceste consideration generale au particulier de la Musique, sur laquelle ie recognois que vous auez eu des pensées si releuées, que l'antiquité ne nous en fournit point de pareilles, [-89-] nous n'y trouuerons neantmoins pas moins peutestre de sujets de douter, et de matiere à faire valoir nos considerations sceptiques, qui regardent l'incertitude de tout ce qui semble tomber par l'interuention des sens sous nostre intellect. Car puisque vos profondes reflexions sur ceste charmante partie des Mathematiques, ne laissent aucune esperance d'y pouuoir rien ajoûster à l'auenir, comme elles ont surpassé de beaucoup tout ce que les siecles passez nous en auoient donné, que pouuez-vous attendre de moy et de ma façon de philosopher, [-90-] qui nous est assez connuë, que des doutes et des irresolutions, dont le genie qui me possede ne fait pas moins souuent d'estat, que des plus celebres Axiomes, et des plus arrestées maximes de l'escole. Ie sçay bien que c'est temerité à moy de vous enuoyer si peu de chose, mais puisque les obligations que vous auez acquises sur moy, m'ostoient la liberté du refus, i'ay creu le crime bien plus grand de demeurer ingrat, que d'estre simplement temeraire. On dedie tous les iours assez de choses petites dans vos temples, que la bonne intention [-91-] et la saincteté du lieu fait estimer; ie me promets que l'vne et l autre consideration opereront icy de mesme.
Chacun sçait l'estime que faisoient les anciens, et particulierement les Grecs de la Musique: ce que Ciceron remarque fort expressement en ces termes, [I. Tusc. qu. in marg.] Summam eruditionem Graeci sitam censebant in neruorum vocumque cantibus. Igitur Epaminondas, princeps meo iudicio Graeciae, fidibus praeclare cecinisse dicitur, Themistoclesque aliquot ante annis, cum in epulis recusasset lyram, habitus est indoctior. C'est pourquoy ils appellerent les hommes d'esprit [-92-] [Aristote de Soph. El. c. 17. in marg.] rustique, ou stupide, [amousous], comme qui diroit immusiciens; [Sextus adu. Math. lib. 6. in marg.] et qu'ils imposerent mesme le nom de [ethos], à la melodie, à cause du pouuoir qu'ils luy attribuoient sur nos moeurs. Car ce n'a pas esté seulement le Musicien Aristoxenus qui a dit que nostre ame n'estoit rien qu'vne harmonie, [I. Tusc. qu. in marg.] Ne ab artificio suo recederet, comme en parle Ciceron, la pluspart des Philosophes, selon l'obseruation d'Aristote [cap. 5. in marg.] au dernier liure de ses Politiques, ont encores esté d'opinion à cause de sa simpathie auec les nombres, qu'elle n'estoit autre chose qu'vne harmonie, [-93-] ou pour le moins qu'elle ne subsistoit que par l'harmonie, et il remarque en ses questions Problematiques, [Sect. 19. qu. 27. et 29. in marg.] qu'il n'y a de nos sens que l'ouye qui serue à la Moralité, puisque les couleurs, les saueurs, ny les odeurs, n'ont aucun pouuoir sur nos moeurs comme les sons de Musique. C'est ce qui fit bannir aux Lacedemoniens le Musicien Timothée, pour auoir ajoûté vne corde à son instrument, comme ayant par là rendu la Musique trop molle, et de modeste et virile qu'elle estoit, chromatique et effeminée. C'est aussi pourquoy Platon defendoit [-94-] si expressement au septiesme de ses Loix de rien chanter que ce qu elles auroient authorisé, [2. de leg. in marg.] Nemo audeat praeter publicos sacrosque cantus aliquid canere: parce que, comme obserue Ciceron il ne croyoit pas qu'on peust alterer la Musique, sans qu'il se fist vn notable changement dans l'estat, Negabat mutari posse Musicas leges, sine mutatione legum publicarum. Beaucoup de villes de la Grece qu'on tenoit s'estre ainsi deprauées par l'oreille, faisant assez voir que son discours estoit en cela tres-raisonnable Ce qui me fait souuenir de ce que rapporte [-95-] Athenée des Arcadiens, qu'il dit auoir esté si amateurs de la Musique, que les Cynetenses, qui estoient de leurs corps, pour l'auoir méprisée, se rendirent par là abominables à tous, et furent enfin chassez de leur ville; à quoy peut-estre le bon Erasme ne pensoit pas, quand il interpretoit le prouerbe Arcadicum germen. Aussi lisons-nous que Pytagore, [Diog. La. in eius vs<>ta, et Lucianus in vit. auct. in marg.] qui disoit que Dieu mesme et toute la nature n'estoit rien qu'vne harmonie, se seruoit des tons de Musique pour moderer les passions de l'ame, et pour tenir encore le corps en bonne disposition, [-96-] iusques à concilier par ce moyen le doux sommeil à ses disciples, et leur procurer mesme, si nous en croyons Iambliche, [cap. 15. 29 et 31. in marg.] des songes agrea-bles et prophetiques tout ensemble Philostrate [lib. 2. Icon. in Ach. in marg.] nous represente Chiron en vne parfaite constitution d'esprit, qu'il deuoit principalement aux doux accords de sa harpe. Socrate chante dans le conuiue de Xenophon [Adu. Math. l. 6. in marg.], il apprend à jouër des instrumens dans Diogenes Laertius, et dans nostre Sextus il n'a point de honte d aller prendre des leçons, tout vieillard qu'il estoit, chez le Cithariste Lampon. Dez la [-97-] plus grande antiquité du Paganisme les Philosophes et les Musiciens n'estoient qu'vne mesme chose, Orphée qui calmoit melodieusement la mer au voyage des Argonautes, Amphion, Linus, et assez d'autres en sont de suffisans tesmoignages; [lib. I. inst c. 10. in marg.] Iidem Musici, et vates, et sapientes iudicabantur, dit Quintilien, qui cite Timagenes pour autheur, que la Musique est la plus ancienne de toutes les sciences. Et Strabon au dixiesme de sa Geographie recognoist que les vrais sacrificateurs des Muses estoient les Musiciens, et que la Philosophie, et la Musique [-98-] ont esté long temps vne mesme chose, ajoûtant que si l'on auoit eu raison de dire qu'on imitoit Dieu en bienfaisant, c'estoit l'imiter beaucoup mieux en chantant. A la verité, outre l'opinion de Pythagore que nous venons de rapporter, Platon appelle les intelligences des Cieux des Sirenes, et pour nous qui ne formons gueres de plus commune conception des Anges qu'en nous les figurant chantans, si nous ne nous imaginons le mesme du Tout-puissant pour le moins croyons-nous qu'il a la Musique si agreable, que nous taschons de l'appaiser de nos Hymnes, [-99-] et les fausses Religions mesmes s'efforcent de le payer en chansons. Ce n'est donc pas merueille si les hommes de quelque âge, de quelque humeur, et de quelque condition qu'ils soient, en sont si puissamment touchez, puis qu'elle agreée mesmes aux essences immaterielles. Pour ce qui est de l'aage, les enfans qui ne font que de naistre se laissent charmer aux chansons de leurs nourrices, ce qu'Aristote rapporte dans l'vn de ses Problemes [Sect 19. qu. 38. in marg.] à l'ordre et aux mesures qu'elles contiennent, et que la nature cherit sur toutes choses. C est pourquoy Platon ordonne [-100-] de certaines chansons aux nourrices; aussi bien que Chrysippus, lequel au rapport de Quintilien, [lib. I. inst. c. 10. in marg.] Etiam nutricum quae adhibentur infantibus allectationi, suum quoddam carmen assignat. [De Immort. anim. in marg.] Cardan ayant depuis remarqué sur ce sujet, qu'il se souuenoit fort bien d'auoir lors ressenty dans le berceau la plus voluptueuse satisfaction, qu'il eust depuis éprouuée au reste de sa vie. Quant aux humeurs, la Musique a ses graces, et ses modes differens, qui symbolisent et vsent de complaisance enuers les plus bigearres, et les plus austeres. Elle entretient [-101-] nostre ioye, et flatte nostre tristesse egalement; elle s'accommode aux malades comme aux plus sains, et captiue doucement nostre esprit de quelque passion qu'il soit preuenu. Les nopces, les festins, et toute sorte de resiouissances ne se peuuent passer d'elle. D'autre costé les funerailles des anciens auoient leurs flustes mortuaires:
[Statius. in marg.] ---- cornu graue mugit acuto Tibia, cui teneros suetum producere manes;
Et nous en voyons l'vsage en Sainct Mathieu, [cap. 9. 23. in marg.] où les jouëurs de flustes se trouuent à la sepulture de la fille du Prince [-102-] de la Sinagogue: de sorte que ce n'est pas sans sujet que l'Espagnol vse de ce Prouerbe, Quien canta, sus males espanta. La santé est si musicale, que la maladie n'est rien qu'vne dissonance, qui est tellement addoucie ou mesme corrigée par la Musique, qu'on dit d'Arion et de Terpander, [Boetius l. I. de Mus. c. 1. in marg.] qu'ils guarirent vn grand nombre d'Ioniens et de Lesbiens en chantant; aussi bien qu'Ismenias vne infinité de Boeotiens trauaillez de la sciatique, ausquels il fit passer la douleur au son des flustes. Theophraste ajoûte en son liure de l'Enthousiasme cité par Athenée, [lib. 9. in marg.] que [-103-] c'est l'harmonie Phrygienne qui a ce pouuoir sur la sciatique; et donne ce mesme son des flustes pour remede asseuré contre la morsure des viperes, comme il l'est auiourd'huy contre celle de la Tarentule. Asclepiades le fait valoir contre la frenesie, et Democrite contre beaucoup d'autres maladies, Tanta prorsus est affinitas corporibus hominum mentibusque, et propterea quoque vitiis aut medelis animorum et corporum, [lib. 4. c. 13. in marg.] selon le iugement qu'en fait A. Gellius. C'est chose certaine qu'en la pluspart de l'Amerique [Champlain. S<>gard. et cetera. in marg.] on n'vse point d'autre recepte contre toute [-104-] sorte de maladies, que d vne certaine Musique fort estrange à nostre esgard, dont ils estourdissent et guarissent leurs malades. En ce qui concerne les differentes conditions des hommes, il n'y en a point de si éleuée, ny de si vile, à qui la melodie ne plaise, et à qui elle ne soit souuent vtile, voire mesme necessaire. Elle a si bonne grace dans les plus grands Palais, que Dauid au second liure des Rois, [cap. 23. in marg.] se prise luymesme d'estre vn excellent chantre entre les enfans d'Israel; et l'Ecclesiastique dit de son fils Salomon, [cap. 47. in marg.] qu'il se fit admirer par toute la terre entre [-105-] autres choses pour l'exlence de ses chansons. Elle est si bien venuë parmy les moindres hommes, que nous voyons les artisans et les villageois suer plus le Dimanche en dansant, qu'ils n'ont fait au trauail de toute la semaine, et neantmoins se delasser en ce faisant au son du violon et de la musette. Les Galeriens mesmes enchantent ainsi le malheur de leur condition, et leurs voix nombreuses, appellées [keleusmata], seruent d'adoucissement à leur peine; comme celle de Saul possedé, ne receuoit point de soulagement que par la harpe de Dauid; et [-106-] comme on dit qu'Orphée fit cesser celle de tous les damnez. Son vtilité est telle que la pluspart des mestiers de paix et de guerre ne s'en peuuent passer. Vitruue [lib. 5. c. 10. in marg.] requerant mesme en son Architecte la science de la Musique, pour bander l'arbaleste et les autres instrumens de corde, qui estoient lors en vsage dans les armées. Les Herauts d'armes faisoient jouër autrefois, dit Athenée, [lib. 9. in marg.] des flustes et des harpes deuant eux, au lieu des trompettes dont on se sert auiourd'huy. Comme au lieu d'elles et des tambours, soit de peaus, soit d'airain, dont on [-107-] vse à present pour exciter le courage des soldats, les Candiots se seruoient de la harpe, les Spartiates de la fluste, les Lydiens du flageollet, les Amazones du hautbois; et nous joüons encore du fiffre, et les Irlandois de la cornemuse à mesme effet. Combien voyons-nous de personnes estimées de mesme que le rossignol par la seule consideration de leur voix? Et combien en sçauons nous à qui elle n'a pas moins valu qu'au cygne d'Esope, lequel pris pour l'oye, et prest d'estre tué, fut recognu chantant à sa mode le proeme de sa mort, qu'il éuita [-108-] par ce moyen. Hé quoy? les animaux mesmes ne sont-ils pas transportez aussi bien que los hommes par la melodie? [Atheneus lib. 14. in marg.] Le Laboureur charme ses boeufs fatiguez en chantant, tesmoin le Boucoliasme des Grecs. Les mulets et autres bestes de charge perdroient beaucoup de leur vigueur, si on leur ostoit du col les cloches ou les cimbales qui les recreent. Et Iean Leon asseure au neufiéme liure de son Affrique, que quand on y veut faire faire aux chameaux quelque plus grande iournée que de coustume, leurs maistres se seruent au lieu du fouët ou du [-109-] baston, de certaines chansons qui les font mieux aller (dit-il) que l'esperon ne fait nos monteures. L'histoire d'Arion tesmoigne que les poissons mesmes sont touchez des sons harmonieux, et nostre Philosophe Sextus [lib. 6. in marg.] asseure que les Dauphins sont particulierement sensibles au jeu de la fluste. Aussi y en a-il eu (dit Aristote) [Arist. 4. de Pa<>t. anim. c. 8. in marg.] qui ont estimé que de tous les animaux il n'y en auoit point qui eussent l'ouye plus exquise que les poissons. Finalement la Grece licencieuse a voulu que les bois et les rochers suiuissent les doux accens de la voix d'Orphée, [-110-] parlant ainsi fabuleusement de ce grand Philosophe Musicien, pour en quelque façon nous faire comprendre la puissance de son art.
Voila vne partie de ce qui se dit à l'auantage de la Musique; tournons septiquement la medaille, et voyons ce que nous representera son reuers, rapportant les pensées de ceux qui ont voulu diffamer ceste flatteuse partie des Mathematiques.
Desia, ce n'est pas vn si grand auantage qu'on pourroit penser, d'auoir l'estime de l'antiquité et celle de la multitude. Il y a assez de choses dans l'approbation [-111-] commune dont les plus sages se mocquent, les considerant dans leur valeur essentielle. D'ailleurs, beaucoup de nations se trouuent auoir condamné ou méprisé la Musique. Les Lacedemoniens, dont les moindres estoient reputez les premiers hommes de la Grece, ne la voulurent iamais apprendre. Et nous voyons dans Diodore [lib. I. in marg.] que les Egyptiens la condamnoient non seulement comme inutile, mais mesme comme dangereuse, estant capable d'effeminer les meilleurs naturels. Marc Antonin, [lib. 11. de vita sua. in marg.] plus estimé par la Philosophie que par l'Empire, la fait passer [-112-] pour aussi vile que la dance et la luitte: Et deuant luy le Roy Philippe demandoit à son fils Alexandre, s'il n'auoit point de honte de bien chanter, auquel son gouuerneur Antigonus aussi mit vne fois la harpe en pieces, auec vne seuere reprimande. Son maistre Aristote, qui n'eust osé condamner tout à fait ceste discipline, à cause de l'estime où elle estoit de son temps dans toutes les écholes de la Grece, [8. Politic. c. 3. in marg.] auouë neantmoins, qu'elle n'est ny vtile ny necessaire, se contentant de la nommer honneste et liberale; [ib. cap. 6. in marg.] ajoûtant ailleurs, qu'au lieu d'en sçauoir l'excellence [-113-] et le fin, il se faut contenter d'estre capables de iuger de la melodie, vn peu mieux que ne font les esclaues, les enfans, et le reste des animaux. Car quant à la cithare, et aux flustes, qu'on veut estre si morales, il soustient au contraire que ce sont instrumens non pas Ethiques, mais Orgiastiques et furieux; Minerue n'en ayant pas quitté l'vsage à cause de la mauuaise grace qu'elles font auoir à ceux qui s'en seruent, comme porte la fable; mais bien, dit-il, pour n'y auoir rien trouué qui conuint aux bonnes moeurs. A quoy on peut bien rapporter le iugemeut que fit [-114-] Antisthenes d'Ismenias, qu'il deuoit estre vn merchant homme, puis qu'il estoit si bon jouëur de flustes: Et ce qu'on dit d'vn Roy Scythe qu'il trouuoit beaucoup plus agreable le hannissement de son cheual, que tous les airs melodieux de cet Ismenias. Mais reuenant au general de la Musique, tant s'en faut que Socrate en fit tant d'estat, qu'on peut voir par la lettre de son disciple Xenophon à Eschines, qu'il en estoit fort ignorant. Et comment vn si sainct personnage l'eust-il ainsi cultiuée? quand Epicure mesme, tout voluptueux qu'on le fait, se [-115-] mocque d'elle dans nostre Sextus; [lib. 6. in marg.] lequel, à mon auis, se rit aussi auec beaucoup de grace et de raison, de Pythagore, et de tous ces Philosophes musiciens, qui rendoient, comme il remarque, vne chanson plus puissante que toute la Morale, et faisoient vn jouëur de flustes plus persuatif au bien, que le plus grand Philosophe du monde. Ie ne veux pas icy me souuenir de tous les moyens dont se sert ce Prince des sceptiques pour destruire ceste pretenduë discipline. Comme quand il monstre qu'il n'y a ny modes, ny rithmes, ny nombres de Musique, et [-116-] par consequent qu'il ne peut y auoir ceste science des sons nombreux. Veu mesmement que par les consequences de la doctrine d'Aristippe, de Democrite, et de Platon, il n'y a point de veritables sons. Et que les Peripatetiques prouuant que la voix n'est pas corporelle, et les Stoïciens qu'elle n'est pas incorporelle, il s'ensuit qu'elle n'est rien du tout. Aussi qu'il auoit desia demonstré contre les Grammairiens au premier liure, que les voix n'estoient ny longues ny brefues, ce qui en destruit la science: s'estant de plus seruy de la negation de l'ame, des sens, et des choses [-117-] sensibles, voire mesme du temps, pour conuaincre de nullité la Musique, qui ne peut estre comprise que par les sens, et dans quelque espace de temps. Ie sçay que vous n'ignorez pas iusques oû porte la pointe des gentils Sophismes de ce grand personnage, et ie vous serois importun et à moy-mesme, si i'en entreprenois icy la repetition. Mais supposant que la Musique soit vne veritable science (abusant de ce mot comme nous faisons de beaucoup d'autres) pour le moins ne peut-on pas nier que ses professeurs ne soient pour la pluspart personnes viles et [-118-] de petite consideration, ou mesme diffamées et vicieuses. L'Espagnol dit ny barbero mudo, ny cantor sesudo; à quoy se rapporte cet autre prouerbe Latin, Tibicines mente capti. La Musique composa si bien les moeurs d'Hercule, qu'entre ses autres manies on conte celle-là, d'auoir rompu la teste à son precepteur Linus d'vn coup de la harpe sur laquelle il luy faisoit leçon. Et ie ne m'estonne de rien tant, que de voir dans Homere [Odyss. [gamma]. et Strabo lib. I. in marg.] Agamemnon qui laisse son Musicien pour gardien de la pudicité de sa femme Clytemnestre, Egyste n'ayant rien peu gagner sur [-119-] les affections de ceste Princesse, qu il n eust transporté ce galand dans vne isle deserte. Car il faut auouër que nous ne voyons point auiourd'huy vne profession d'hommes moins propres au dessein d'Agamemnon, et plus ennemie de l'honneur conjugal, qu'est celle dont nous parlons. A propos de quoy il me souuient d'auoir leu dans l'Affrique de Iean Leon [lib. 5. in marg.], que le Roy de Thunes ne souffre iamais qu'on face entrer ses Musiciens où il est auec ses dames, qu'on ne leur ait bandé les yeux premierement. L'yurongnerie est tellement attachée à ce mestier, [-120-] que ie ne m'estonne pas si les Poëtes ont fait Bacchus si grand amy de la Musique, [lib. 4. in marg.] et si Diodore luy donne pour compagnie en ceste grande expedition des Indes vne trouppe de Musiciens, desquels il se seruoit mesmes en ses guerres, et ausquels il attribua beaucoup d'immunitez dont ils iouissent encores à present. L'orgueil en est de plus si inseparable, nonobstant les punitions de Marsyas et de Thamyris, accompagné d'vne bigearrerie si vniuersellement recognuë, que pour la bien exprimer en quelqu'vn, nous disons qu'il est fantasque comme vn Musicien. [-121-] Et pour ne faire icy vne ennuieuse enumeration de tous les vices, on sçait que le plus passionné de tous les hommes pour la Musique fut Neron, qu'on peut dire aussi generalement le plus vicieux. Il n'obmit iamais rien dans l'eminence de sa condition, de ce que les moindres artisans de ce mestier ont accoustumé de prattiquer pour conseruer leur voix. [Suet. art. 20. 25. et 33. in marg.] Et plumbeam chartam supinus pectore sustinere, et clystere vomituque purgari, et abstinere pomis cibisque officientibus. Nihil quidquam serio iocoue egit, nisi adstante phonasco, qui moneret parceret [-122-] arteriis, ac sudarium ad os applicaret. Il ne se contenta pas de chanter auec infamie sur le theatre, il voulut que ses statuës le representassent en habit de Musicien joüant de la harpe; et la monnoie publique qu'il fit battre le figuroit encore de mesme. Finalement il eut vne telle ialousie de son chant, qu'vn des principaux sujets qui le fit resoudre à l'empoisonnement du pauure Britannicus, fut de ce qu'il auoit la voix plus agreable que luy.
Or pour respondre à tous ces grands auantages qu'on luy donne, on peut dire que si elle guarit de quelques maladies [-123-] corporelles, elles doiuent estre fort legeres; ou que c'est plustost l'effect d'vne forte imagination, Fortis imaginatio generat casum: si on ne luy attribuë faussement vne guarison periodique, et qui seroit suiuie d'elle mesme, le mal estant desia arriué à son terme final. Le mesme iugement se doit faire des passions spirituelles; et à ce qu'on l'emploie mesme aux plus grands desplaisirs et aux funerailles, i'oppose le prouerbe, Musica in luctu importuna narratio; et cet autre de Salomon, [cap. 25. in marg.] Acetum in nitro qui cantat carmina cordi moerenti. Contre ce [-124-] qu'on l'a fait regner iusques dans le Ciel, on peut respondre auec Aristote, que iamais les hommes sages n ont pensé si bassement des Dieux immortels que de les rendre Musiciens. [8. Polit. c. 5. in marg.] Non enim (dit-il) Iupiter ipse canit, et citharam pulsat apud Poëtas; quin etiam tales, illiberales et sordidos artifices appellamus; et actio ipsa non est hominis eius, qui non sit ebrius, aut qui non ludat. Il n'est pas plus constant que les autres animaux soient touchez de la Musique comme nous; Platon au second liure de ses Loix, Marsile Ficin son Commentateur, et assez d autres, soustiennent [-125-] qu'ils n'ont pas le moindre sentiment de l'harmonie. Et quand l'affirmatiue seroit veritable, il y auroit grande apparence de croire que leurs consonances sont bien differentes des nostres, veu leur diuerse nature, puisque parmy nous-mesmes la varieté des temperamens fait faire des iugemens du tout contraires d'vne mesme Musique. Peut-estre que ce qui discorde en nostre oreille, est melodie en celle du boeuf et du serpent, comme selon le prouerbe l'harmonie de la harpe n'est d'aucune consideration aux asnes, Asinus ad Lyram. Ce qui monstre [-126-] bien qu'on ne peut rien establir de certain en ceste pretenduë science par les regles du premier des dix moyens de l'Epoche, tant s'en faut qu'on en doiue tirer quelque argument à son auantage. D'ailleurs on pourroit repartir que ce n'est pas grand honneur à la Musique d'estre le mestier mesme des bestes, à qui elle est encore souuent preiudiciable,
[Cato. in marg.] Fistula dulce canit volucrem dum decipit auceps;
pour n'alleguer icy le chant magique dont parle le Poëte, pource qu'on en pourroit attribuer l'effet aux seules paroles,
[-127-] [Virg. Ecl. 8. in marg.] Frigidus in pratis cantando rumpitur anquis.
Iean Leon dit que cet animal sepulchral, [lib. 9. Afr. in marg.] que les Arabes nomment Dabuh, et les autres Affriquains Iesef, se prend (comme nous disons en riant, des lieures) au son du tabourin, et au chant des chasseurs, qui luy lient cependant les pieds par derriere sans qu'il s'en apperçoiue. Et ce n'est pas merueille qu'elle soit ainsi ruineuse au reste des animaux, puisque les plus auisez des hommes y ont esté pris, selon le sens de la fable d'Argus, lequel auec cent yeux se laissa endormir et coupper [-128-] la teste au son d'vne fluste. Mais on n'auance rien a la recommandation de la Musique de plus ridicule, ce me semble, que ceste estenduë qu'on luy donne par tous les ordres de la Nature. Tesmoin ceste melodie celeste qu'on veut auoir esté entenduë par Pythagore, [Iambl. c. 15. ét Porph. de vita Pyth. in marg.] qui en faisoit apres leçon à ses disciples. Auquel cas on pourroit esperer, que comme on a inuenté depuis peu ces telescopes ou lunettes à longue veuë, qui nous ont fait voir dans le Ciel de nouuelles estoiles autrement inuisibles, on pourroit aussi trouuer la fabrique de quelque instrument [-129-] Otacouste, propre à entendre ceste harmonie resultante du mouuement reglé des Astres et de leurs globes. Sur ceste imagination on a voulu que la Lyre heptacorde d'Orphée, ou plustost de Terpandre, si nous en croyons Strabon, [lib. 13. Geogr. in marg.] n'ait esté inuentée que sur le mouuement des sept Planetes, Saturnum Dorio moueri phthongo, Iouem Phrygio, et in reliquis similia, iucundâ magis quam necessariâ subtilitate, comme en parle tres-iudicieusement Pline, qui veut aussi que les tons de ceste Musique ne fussent autre chose que la distance de ces Astres errans [-130-] entr'eux, ou eu esgard à la terre, et au Zodiaque, dans lequel d'autres ont remarqué le Diapason, le Diapente, et le Diatessaron, selon les diuers regards de ses maisons. Car quand la harpe n'auoit que trois cordes, [lib. 1. in marg.] Diodore dit que Mercure auoit eu esgard aux trois saisons de l'année, qu'il raporta aux trois tons de Musique, Acutum ab aestate, grauem ab hyeme, medium à vere de sumens. On n'y eut pas plustost ajoûté la quatriesme, qu'on en fit le Tetracorde des Elemens, la basse ayant son raport à la terre, le tenor à l'eau, la hautecontre, ou contratenor, [-131-] à l'air, le dessus au feu. Et lors que les Pytagoriens passerent iusques à la huictiéme, qu'ils nommerent le Proslambanomenos de la terre à la Lune, ils trouuerent leur compte et leurs misteres dans ce nombre comme les autres. C'est ainsi que tout se trouue par tout selon le dire de Parmenides, Omnia sunt in omnibus. On fait dire aux Cieux, aux Elemens, aux nombres, et à tout comme aux cloches ce qu'on veut. Il n'y a chose pour grande ou petite qu'elle soit, où l'on ne puisse trouuer de telles consonances, et des harmonies semblables à celles du Monochorde [-132-] mondain de Flud, où la matiere est la chorde, et la lumiere ou la forme l'archet qui la produit; laissant a nostre cher Cassander et à vous l'examen de ses distances. On rencontre mesme des proportions musicales au corps humain, que vous auez si curieusement expliquées au quatorziesme Theorëme de vostre second liure. Et ceux qui se sont donné assez de licence, ont basti le Temple de Salomon si harmonieusement, que le Sancta Sanctorum y faisoit l'vnison, les portes l'octaue, et ainsi du reste, selon vostre explication au Theorëme suiuant. [-133-] Or qui ne voit qu'il n'y a rien de solide en toutes ces Musiques imaginaires, qui sont des effets d'vne liberté peut-estre trop déreglée de nostre esprit, lequel ne conceuant rien qu'à sa mode, (quicquid recipitur ad modum recipientis recipitur) se va figurant les choses comme il peut, ou comme il l'estime pour le mieux, bien qu'il n'y ait souuent nul rapport entre l'estre de ces choses, et sa conception. Cependant on peut soustenir, autant qu'on est amateur de la verité, qu'il vaudroit peut-estre mieux ne recognoistre du tout point d'harmonie mondaine, [-134-] que de se l'imaginer ainsi toute autre qu'elle n'est. Non seulement pource que le mensonge est honteux par tout, lors mesme qu'on se jouë en matieres importantes, comme sont toutes celles de la Philosophie; mais encores à cause du peril qu'il y a que ces fausses imaginations ne passent pour bonnes à la longue dans nostre esprit, et que nous ne deuenions idolâtres de ces fantaisies, que Verulamius appelle si à propos Idola specus, et qui exercent souuent de cruelles tyrannies sur nous, quand nous nous y sommes vne fois abandonnez; par la raison [-135-] qu'en rend Aristote au dernier chapitre du second liure de sa Metaphysique, Rationes discendi secundum consuetudines accidunt, entant qu'icy comme ailleurs la coustume peut tout. Ainsi les Chymistes trouuent toutes les proportions de Musique dans leurs fourneaux, comme vous auez remarqué. Ainsi Ptolomée a rempli son troisiesme liure de la Musique de semblables conceptions, comparant l'octaue à l'ame raisonnable, la quinte à l'ame sensitiue, et la quarte à la vegetatiue; voulant en suite que toute la Philosophie, et les vertus qu'elle nous [-136-] explique, composent vne parfaite harmonie. Ainsi les plus opiniastres se sont icy persuadez, que ceste Musique vniuerselle des Cieux n'estoit pas perceptible à nos sens, ou pour en estre le son trop grand et accoustumé, comme il arriue de celuy du Nil aux voisins de ses cataractes, ou pour estre trop petit à raison de leur matiere, non plus que nous n'entendons pas le cheminer d'vne fourmi, ou le saut d'vne pulce. Mais si les Cieux sont composez d'vne quinte essence Peripatetique, ou d'vne matiere exempte de contradiction, comme parle [-137-] l'échole, comment pourra resulter ceste melodie? Certainement il faut tomber dans des absurditez ridicules à le prendre à la Pythagorique. Et si l'on veut que toute ceste Musique ne soit que par analogie seulement, (se non é vero, é ben trouato) encore n'est-ce pas chose malplaisante d'en considerer la vanité par la raison des diuers systemes. Car Kepler se moque de toutes les consonances mondaines des Planetes, à les considerer de la terre, et ne peut conceuoir leur harmonie qu'en les regardant de dedans le Soleil, c'est à dire, selon sa doctrine du veritable [-138-] centre de l'Vniuers. Ceste contrarieté d'opinions, qui ont si peu d'apparence de raison les vnes à l'égard des autres, a fait que beaucoup de personnes se sont persuadé auec Agrippa, [De vanit. scient. in marg.] que toute ceste pensée de Musique si inconnuë deuoit estre premierement venuë du songe de quelque extrauagant Musicien, ou pour le moins de quelqu'autre, lequel apres auoir bien beu, s'imagina que le son des pots et des verres estoit celuy des Cieux.
Ce sont là les contredits de ceux qui font le procez à la Musique en general. Formons [-139-] en suite quelques instances particulieres qui seruent à nostre premier dessein.
En premier lieu, il y en a qui suiuent en cela le Musicien Aristoxenus, [Boet. l.3. c. 1. in marg.] qu'ils permettent tout au iugement de l'oreille; et si la doctrine d'Epicure estoit bonne, que les sens fussent veritables par tout, leur opinion sembleroit fort raisonnable. Pythagore et Archytas tiennent le contraire, voulans que l'entendement seul prononce de la Musique, à cause de la deception ordinaire de tous les sens; et disent qu'il le peut fort bien faire, par la raison [-140-] des nombres et des interualles certains. [Idem. l. 5. c. 2. in marg.] Ptolomée comme amiable compositeur, et tanquam arbiter honorarius, reprend les extremitez des vns et des autres, et veut que tant le sens que la raison donnent icy conjointement leur suffrage.
[Idem l. 1. c. 30. et 31. in marg.] Platon met la consonance en la ressemblance; et les Chinois la doiuent auoir compris de mesme, le Pere Trigault nous asseurant qu'ils n'ont qu'vn seul ton de voix, et qu'ils ignorent tout à fait l'accord discordant des voix diuerses. Nicomachus leur donne le dementy là dessus, et la constituë en la dissemblance; [-141-] [Sect. 19. qu. 16. in marg.] Aristote estant de ce dernier auis, quand en l'vn de ses Problemes il prefere les antiphonies aux symphonies, [dia ti hediou to antiphonon, tou sumphonou]?
Les mesmes Nicomachus et Aristote [Boet. l. 1. c. 32. et Arist. sect. 19. qu. 35. in marg.] croient la consonance du Diapason la plus excellente de toutes; Ptolomée n'est pas de son auis. Aucuns mettent la quinte pour la plus agreable apres l'octaue; les autres n'en tombent pas d'accord. Les vns font la quarte plus excellente que la tierce maieure; les autres au contraire.
Eubulides et Hippasus disposoient les consonances d'vne façon; les Pythagoriens [-142-] d'vne autre toute diuerse, selon l'exposition de Boece. [lib. 2. c. 18. et 25. in marg.]
La grauité et la pointe du son, ou la difference des sons, [Idem. l. 5. c. 3. in marg.] selon le graue et l'aigu, est mise par les Pythagoriens en la quantité; et Ptolomée adhere en cela à leur sentiment. Aristoxenus la fait dependre d'vne autre categorie, et dit qu'elle vient de la qualité.
Les trois modes premiers et principaux, le Lydien, le Phrygien, et le Dorien, auec les autres qui sont venus en suite, monstrent en leur seule denomination, qu'il n'y en a aucun qui n'ait esté tenu pour le plus excellent, par chaque [-143-] nation de laquelle il a tiré son appellation. Et le mesme se peut dire des trois genres de Musique, le Diatonique, le Chromatique, et l'Enharmonique, chacun d'eux ayant eu ses amateurs, et ses aduersaires. La dureté du premier a pleu à quelques naturels austeres: les plus delicats ont agrée le second, comme plus mol; et le troisiesme a eu ses charmes vers ceux qui l'ont consideré comme moyen entre les extremitez des deux autres.
On dit en general qu'il faut croire chacun en son art. Sur ce fondement beaucoup veulent que les Musiciens [-144-] soient seuls capables de bien iuger de la melodie, et que le reste des hommes doiue par raison aquiescer à ce qu'ils en prononcent. [4. Acad. qu. in marg.] Quam multa (dit Ciceron selon ce sentiment) vident pictores in vmbris, et in eminentia, qua nos non videmus? quam multa quae nos fugiunt in cantu, exaudiunt in eo genere exercitati? qui primo inflatu tibicinis Antiopam esse aiunt, aut Andromacham, cum id nos ne suspicemur quidem. [8. Polit. c. 5. in marg.] Aristote obserue au contraire, que les Lacedemoniens qui n'apprenoient iamais la Musique, ne laissoient pas d'y fort bien opiner; Et il considere [-145-] en vn autre endroit [3. Polit. c. 11. in marg.] que souuent les artisans ne sont pas les meilleurs iuges de leurs ouurages. Ainsi ceux qui sont à table, et qui ignorent l'apprest et l'assaisonnement des viandes, font meilleur iugement de la bonté des mets et de leurs saulces, que le cuisinier qui les a faites et qui a preparé le festin. Le Pilote cognoist mieux la bonté du gouuernail que le charpentier qui l'a fabriqué. Le tailleur et le cordonnier se doit rapporter de la commodité et façon de l'habit et du soulier à celuy qui les porte. Pourquoy n'arriueroit-il pas le mesme au sujet dont [-146-] nous traittons? veu mesmement que comme la fin de l'Orateur est de persuader ses auditeurs, celle du Musicien est de plaire à la multitude.
Chacun suit sa passion, et a son goust particulier icy comme ailleurs; [Trigault l. 1. in marg.] Les Chinois mettent à leurs espinettes et autres instrumens, des cordes de soie cruë retorte, qu'ils preferent aux nostres de boyau ou de metal. (Car le Pere la Croix et Mendoça [V. Apolog. de Herr. pour Mendes Pinto. in marg.] soustiennent contre Trigault qu'ils ont de tout temps l'vsage des clauesins.) Les nauigations des Anglois [Ind. Orient. part. 12. in marg.] portent qu'ils virent en Iaua quantité d'instrumens de Musique [-147-] que l'Europe ne cognoist point. Nous auons trouué le monde nouueau auec les siens particuliers qu'il estimoit les meilleurs de tous. Et parmy nous on s'affectionne au luth, à la viole, ou à l'orgue, selon que l'humeur le porte; chacun croyant encore sa game la plus excellente; comme on se persuade que les airs modernes du Bailly ou de quelqu'autre, valent bien ceux de Phemius et de Demodocus dans Homere.
Il y en a qui croyent la Musique capable des effets que luy attribuent les liures des Anciens, non seulement [-148-] quand ils font qu'Achille en joüant de la harpe reprime le bouïllon de sa cholere, [lib. 9. in marg.] et quand Athenée dit qu'on ne s'en seruoit aux festins, que pour en bannir la petulance; mais lors mesme qu'ils veulent que Timothée auec vn air Dorien, [lib. 1. de ira. in marg.] ou Xenophante comme l'appelle Seneque, ait esmeu Alexandre iusques à luy faire prendre les armes en main. Que Pythagore vacant à la contemplation des Astres, [Iamb. c. 25. et Boet. l.1. c. 1. in marg.] et trouuant la nuit vn ieune homme Taurominitain desesperé à la porte de sa maistresse, de ce que son riual la possedoit, l'ait remis en son bon sens, [-149-] faisant changer au jouëur de fluste, qui donnoit la serenade, le son Phrygien en vn autre, spondaique ou sacrifical. Qu'Empedocle chantant vn vers d'Homere ait empesché le meurtre de son hoste Anchitus, que couroit l'espée nu poing vn ieune homme pour venger la mort de son pere. Bref ils prennent au pied de la lettre tout ce qui se conte de semblable, que les autres font passer pour discours hyperboliques, et qui ne demandent pas plus de foy que les relations des Argonautes, d'Abaris Aethrobate, ou du siege de Troye. Me souuenant que c'est à peu prez [-150-] vostre sentiment; comme vous vous estonnez quelque part que Macrobe, Iambliche, Boëce, et Zarlin mesme, auec Cerone, se soient laissez persuader que Pythagore eust pris la premiere cognoissance du Diapason, du Diapente, et du Diatessaron, en passant deuant la boutique d'vn serrurier, lors que diuers marteaux y frappoient sur l'enclume.
Encore que les Grecs et les Latins se soient prouerbialement moquez de la Musique qui ne se faisoit pas entendre, [tes lanthanouses mousikes oudeis ho logos], occultae Musicae nullus est respectus: si est-ce qu'il y en a beaucoup [-151-] qui en preferent la theorie à la pratique, et Aristote propose ce Probleme au huictiesme liure de ses Politiques, Vtra Musica sit optabilior, ea quae in cantu consistit, an quae in numeris, qu'il appelle [ten enmele mousiken kai ten euruthmon].
Les vns estiment dauantage les chansons gayes que les tristes; les autres au contraire; quelques-vns pensent qu'elles n'ont rien d'ellesmesmes de preferable, et qu'elles n'agreent dauantage que selon l'humeur en laquelle se trouue celuy qui les écoute, a cause de la sympathie qui fait que naturellement on ayme ce qui est semblable. [-152-] C'est la mesme raison que ie voudrois donner à cet autre Probleme d'Aristote, [Sect. l9. qu. 5. et 41. in marg.] où il demande pourquoy vne chanson dont on sçait la lettre, donne bien plus de satisfaction que quand elle est ignorée, Cognitum enim quasi cognatum cognoscenti. Or pource que la condition de ceste vie, et peut-estre le déreglement de nostre esprit, font qu'il y a bien plus de personnes mécontentes que de satisfaites, il semble qu'on pourroit induire de là, qu'à parler generalement la Musique triste deuroit estre la mieux receuë.
[-153-] Beaucoup ont escrit que Mercure inuenta la harpe sur le squelet d'vne Tortuë: surquoy i'ay remarqué que nous auons trouué au nouueau monde, les Canadois, les Hurons, et assez d'autres peuples dansans au son d'vne Tortuë dessechée, comme si ceste opinion estoit passée d'Europe en l'Amerique, ou (selon le Timée de Platon) de l'isle Atlantide aux Athenes Grecques. Pan est creu par d'autres l'auteur du flageollet; Apollon de la Lyre, et Pallas, ou Zephire selon Lucrece, [lib. 4. in marg.] des flustes, (quoy qu'Athenée [lib. 5. in marg.] attribuë cet honneur à vn Seirites Nomade [-154-] Lybien) l'inuention de la Musique et de tous ses instrumens, n'estant pas moins incertaine que la science mesme. Tout ce que nous auons où l'on puisse acquiescer, c'est qu'au quatriesme chapitre de la Genese Iubal est nommé Pater canentium cithara et organo, d'où pourroit bien estre venu le mot de Iubilation; et on peut dire negatiuement que les Negres ne doiuent pas auoir esté les inuenteurs de la cornemuse, puisque n'en ayant iamais veu ny ouy, ils la prenoient il y a peu de temps pour quelque animal estrange et inconneu. Tout le reste [-155-] n'a pas plus de vray-semblance que ce qu'à dit Aristote du Polype, [9. de hist. anim. c. 37. in marg.] c'est à sçauoir qu'il nous a enseigné l'vsage des voiles et des auirons, l'appellant pour cela Pilote naturel: [10. hist. nat. c. 10. in marg.] et Pline que le Milan nous a donné celuy du gouuernail des vaisseaux, In coelo monstrante natura quid opus esset in profundo, quoy que Seneque [Ep. 91. in marg.] le rapporte à la queuë des poissons. Nous voulons auec mesme futilité que les gruës nous ayent appris l'art des ordonnances mititaires; les aragnées celuy des Tisserrans; l'arondelle et la moûche l'Architecture; les Hippopotames la Phlebotomie; [-156-] les Ibis l'application de la syringue ou du clistere. Ce qui me fait penser que comme vous auez fort bien obserué, que Guidon Aretin fut le premier qui nous donna, il y a quelques six cens ans, les six voix de nostre Musique, vt, re, mi, fa, sol, la, prises de l'Hymne de Sainct Iean Baptiste, Vt queant laxis, et cetera qu'on pourroit aussi presumer, que le ton de ces six voix auroit esté enseigné aux hommes par cet animal que les Ameriquains nomment Vnau, nous autres le Paresseux, et quelques-vns par antiphrase cognuol leggiero. Puisque l'histoire du [-157-] monde nouueau, [Ouiedo somm. c. 23. in marg.] (qui a peut-estre autrefois esté joint, ou l'est encore quelque part à celuy cy) nous apprent que son chant ordinaire est de repeter six fois ceste particule, ha, ha, ha, ha, ha, ha, du mesme air que nous entonnons nostre vt, re, mi, fa, sol, la. Qu'y a t'il en ceste conjecture de plus extrauagant qu'aux precedentes? Veu mesmement qu'Athenée [lib. 9. in marg.] rapporte l'opinion de Camaeleon Ponticus, que la Musique auoit esté inuentée par les premiers hommes pour imiter le ramage des oyseaux; et que la Philosophie des Epicuriens enseignoit la [-158-] mesme chose, tesmoin ce qu'en dit Lucrece,
At liquidas auium voces imitarier ore
Ante fuit multo, quam leuia carmina cantu
Concelebrare homines possent, auresque iuuare.
Et pource que la Sceptique n'est pas ennemie des railleries, ie veux auant que finir vous ajoûter, que comme l'ordinaire est de se moquer autant d'vn mauuais Musicien qu'on fait grand estat d'vn bon; il s'en est trouué qui tout au rebours ont donné les plus grandes loüanges à ceux qui se mesloient de ceste profession, bien [-159-] qu'ils en fussent ignorans. [Diog. La. in eius uita. in marg.] Diogene voyant tout le monde qui se gaussoit d'vn miserable jouëur de harpe, se mit à l'estimer grandement, ajoûtant à ceux qui s'en estonnoient, qu'il estoit en cela fort à priser, de ce qu'entendant si mal sa profession, il ne s'estoit point mis à celle de voleur. Aussi a-t'on accoustumé de dire de beaucoup, qu'ils sont habiles hommes de viure des mestiers qu'ils ne sçauent pas. [Ibid. in marg.] Le mesme Philosophe remarquant vn iour que chacun abandonnoit au theatre vn autre mauuais Musicien, il luy donna ceste loüange, qu'il estoit [-160-] le coq de ceux de sa profession, ce qu'il entendoit de ce qu'aussi-tost qu'il chantoit chacun se leuoit. Et il me souuient de quelques malheureux donneurs d'aubade, qui troubloient vn bon repos par d'assez mauuaise Musique, et ausquels on fut contraint de jetter des pierres pour les faire taire; à qui on donna en suite ceste consolation qu'ils estoient de veritables Orphées et Amphions d'attirer ainsi les rochers à eux.
Vous n'aurez autre chose de moy sur ce sujet, mon Reverend Pere; ce peu, suffisant, à mon auis, pour satisfaire [-161-] sceptiquement à mon premier dessein, puisque la belle et rare façon dont vous auez traitté la Musique, ne me laissoit que ce seul moyen d'en dire quelque chose apres vous. Ie n'ay point fait difficulté de me jouër auec vous des moyens de l'Epoche, sçachant bien que vous ne les auez iamais improuuez dans les limites des sciences humaines, et que vous n auez iamais blasmé la Sceptique, lors que respectueuse vers le Ciel, et captiuant sa ratiocination sous l'obeissance de la foy, elle s'est contentée d attaquer l'orgueil des Dogmatiques par l'incertitude [-162-] de leurs disciplines. Vne mesme espée peut seruir à vn meschant pour commettre vn infame homicide, et estre l'instrument d'vne action heroïque dans la main d'vn homme vertueux. Celuy qui met les choses diuines à l'examen du Pyrrhonisme est aussi condamnable, qu'vn autre peut estre estimé, de se former des notions, qui luy representent la plus grande sagesse mondaine, vne espece de folie deuant Dieu, et toute la science humaine dependante du songe d'vne nuit, [Eccles. c. 3. in marg.] Somnus noctis immutat scientiam hominis. Mais quoy, beaucoup ne peuuent pas [-163-] souffrir l'éclat d'vne grande lumiere, et nous en voyons à qui le Soleil mesme déplaist, à cause de la foiblesse de leur veuë. Si vous prenez garde au genie de la pluspart de ceux qui médisent de la Sceptique, vous rirez auec moy de leur voir accuser de crudité la viande qu'ils rejettent ne la pouuant digerer, au lieu de recognoistre la debilité de leur estomac. Pour moy i'estime que comme il n'est pas permis sans pecher, d'auoir les moindres doutes aux choses de la foy, on ne peut estre aussi trop dans l'irresolution Sceptique à l'égard du reste; preferant en [-164-] mille façons les doutes de ceste secte, à toutes les resolutions des autres familles philosophiques. Tout ce qui semble le plus constant, n'est pas tousiours pour cela le plus à estimer; les principales estoiles du Ciel sont dites Planetes ou errantes; et l'eau des riuieres qui court et change incessamment, est plus prisée que celle qui croupit dans les marests. En verité si nous faisions de bonne sorte la moindre reflexion Sceptique sur la foiblesse de nostre esprit, et sur l'inconstante nature de toutes les choses qui sont sousmises à sa cognoissance, nous quitterions [-165-] facilement ceste sotte et pedentesque presomption de sçauoir toutes choses auec certitude, et nous aurions pour l'vn des plus importans preceptes de nostre vie, celuy que nous donne le Poëte Comique des Latins en ces vers si Sceptiques,
[Terent. in Adel. in marg.] Nunquam ita quisquam bene subducta ratione ad vitam fuit,
Quin res, aetas, vsus, semper aliquid apportet noui,
Aliquid moneat, vt illa quae te scire credas, nescias,
Et quae tibi putaris primae, in experiundo repudies.
[-166-] COROLLAIRE I.
IL ne faut nullement s'estonner de ce que pluplusieurs doutent de la verité des principes de la Musique, puisque la maniere dont on tient que Pythagore vsa pour l'inuenter, est tres-fausse, car si tous les principes et les conclusions de ceste science sont aussi peu veritables que ce que l'on raconte des marteaux, dont il vsa pour trouuer la raison des consonances, c'est chose asseurée que tout ce qu'elle enseigne est faux, d'autant que les differens marteaux dont les grandeurs [-167-] ou les poids sont en mesme raison que 12. 9. 8. et 6. ne font pas l'octaue, la quinte, et la quarte, lors que l'on en frappe sur vne enclume, comme chacun peut experimenter en remarquant les sons desdits marteaux, que l'on iugera plustost à l'vnisson qu'à l'octaue, à la quinte et à la quarte. Ce qui arriuera semblablement si leurs longueurs, ou leurs surfaces gardent les raisons precedentes. Mais ie traitteray plus amplement ce sujet dans vn autre lieu, où l'on verra la proportion que les enclumes, ou les marteaux doiuent auoir pour faire toutes [-168-] sortes de consonances, ou de dissonances, lors qu'on les frappe, ou qu'ils sont attachez à des cordes.
COROLLAIRE II.
CEux qui tiennent l'opinion des Pythagoriciens sur le sujet de ces marteaux, disent qu'il les prist dans la proportion precedente, et qu'il les attacha à quatre cordes d'egale grosseur et longueur, et qu'elles firent les trois consonances dont i'ay parlé: ce qui est encore tres-faux, car le moindre marteau ne doit peser que trois liures, pour faire descendre [-169-] la corde à l'octaue de celle qui soustient le marteau de douze liures, comme ie demonstreray en expliquant la proportion des sons que font les cordes tenduës par les marteaux de Pythagore, et quelles raisons doiuent auoir toutes sortes de poids pour faire toutes sortes de sons et de consonances ou de dissonances.
COROLLAIRE III.
S'Il se rencontre quelque difficulté dans le discours precedent, que tout le monde n'entende pas, on la trouuera expliquée dans les endroits [-170-] où i'explique ce que c'est que l'antiphonie, et la symphonie d'Aristote, et quels sont les modes et les genres de Musique, et cetera.
COROLLAIRE IV.
CE que i'ay dit au commencement de ceste proposition, contient beaucoup de choses qui meritent des discours particuliers, et principalement touchant les interualles de la Musique, à sçauoir si leurs termes gardent les raisons doubles, sesqualteres, sesquatierces, et cetera. Ou s'ils sont incommensurables, et irrationels; et si [-171-] la Musique est subalterne à l'Arithmetique et à la Geometrie, ou si elle en est exempte, attendu qu'elle appartient à la Physique, à raison de son objet, dont nous parlerons amplement en plusieurs autres lieux.
QVESTION III.
A sçauoir s'il appartient plustost aux maistres de Musique, et à ceux qui sont sçauans en ceste science, de iuger de la bonté des airs et des concerts, qu'aux ignorans qui ne sçauent pas la Musique. Ce qu'on peut [-172-] estendre aux autres arts, tant liberaux, que mechaniques.
PLVSIEVRS s'estonneront peut-estre de ce que ie propose icy douteusement ce qui a esté si long temps receu pour veritable, et qui est si bien estably par l'experience, que l'on n'oseroit, ce semble, en douter, sans estre estimé depourueu du sens commun. Mais si l'on considere que ceux qui sont experts en chaque art sont le plus souuent preoccupez, et ont l'esprit tellement preuenu de l'autorité des Anciens, et de [-173-] l'affection qu'ils portent à ce q'ils sçauent faire, et à ce qu'ils ayment, qu'ils iugent aisement, contre la verité, et qu'ils font passer des fables pour des veritez tresasseurées, l'on auouëra que ie n'ay pas tort de douter s'il appartient aux experts de iuger des ouurages qui dépendent de leur art.
En effet l'on rencontre assez souuent des paisans qui iugent mieux d'vn playdoier, d'vn concert, d'vn tableau, d'vne predication, et cetera que plusieurs Aduocats, Musiciens, Peintres et Predicateurs. De là vient que les auditeurs sont assez souuent [-174-] plus satisfaits du concert, ou de la predication, qui plaisent le moins aux maistres de Musique, ou au Predicateur. Or il semble que ce qui apporte plus de contentement aux auditeurs, doit estre iugé le meilleur, puisque la bonté des concerts et des predications se mesure aux effets qu'elle a sur l'esprit de l'auditeur.
Et nous experimentons que les vieilles chansons et plusieurs airs, et motets qui sont mis au rebut par nos Musiciens, peuuent autant nous donner de contentement, soit qu'on les chante auec la voix, ou sur les instrumens, [-175-] que plusieurs airs nouueaux, bien qu'ils soient iugez beaucoup meilleurs par ceux mesmes qui les ont faits, ou qui les chantent. Et les plus curieuses obseruations et recherches qui se remarquent aux compositions des plus sçauans Musiciens, ne sont pas goustées de plusieurs auditeurs, qui les prennent plustost pour des dissonances que pour des raretez et des efforts de l'imagination et de l'esprit du compositeur.
Ce qui arriue semblablement aux Predicateurs, qui font souuent moins de fruit quand ils obseruent tous les [-176-] preceptes de Rhetorique, tant pour la diction et l'elocution, que pour les periodes, les figures et les gestes, que quand ils preschent sans cet artifice, et qu'ils se conduisent selon leur naturel; car quand leur discours a trop d'artifice, il donne trop de peine à l'imagination de l'auditeur, qui trauaille à descouurir, et à comprendre la suite, et la liaison des parties, et des periodes, et empesche que l'esprit ne soit persuadé pour faire agir la volonté, et pour luy faire embrasser les vertus qui luy sont proposées.
Certainement les choses [-177-] qui sont tres-simples, ont vn grand pouuoir quand elles sont bien reglées, et quand on a de puissantes raisons pour persuader ce que l'on propose, elles n'ont pas besoin d'emprunter le fard de l'eloquence, qui les peut quelquefois rendre soupçonneuses ou les affoiblir, et les étouffer en les pressant. I'auoüe librement que la raison a plus de pouuoir sur moy quand elle m'est proposée nuëment, que quand ie la vois reuestüe de ce qui ne luy est pas necessaire, car il semble que ces vestemens empeschent qu'elle ne touche l'esprit immediatement, comme [-178-] la phiole qui contient vne pretieuse liqueur, empesche que celuy qui la porte, n'en sente le parfum et l'odeur.
L'on peut quasi dire la mesme chose des concerts, dont l'on est plus touché quand ils sont plus simples, car la nature se contente de peu, et l'imagination ne veut pas estre trauaillée quand elle se recrée en entendant la Musique. Et il me semble qu'on peut appliquer aux concerts ce qu'on dit de la beauté, à sçauoir qu'elle est plus agreable, et plus rauissante quand elle est negligée: car quand il y a trop d'estude [-179-] à ce que l'on fait, il y faut apporter vne trop grande attention, qui nous priue du contentement que nous en receurions, si la contention d'esprit ne destournoit les mouuemens de la volonté, qui agit moins à proportion que l'entendement est plus occupé.
Quand aux regles de l'art que l'on met en auant, et qui seruent de regle aux sçauans pour iuger, elles ne preuuent rien, d'autant qu'il faudroit premierement faire voir que ces regles ont esté bien établies, dont ceux là ne tomberont pas d'accord, à qui les concerts, et les autres choses [-180-] plairont, bien qu'elles ne suiuent pas les regles de l'art, dont elles dependent: et qui maintiendront que ceux qui iugent selon ces regles, qui ne sont pour la plus part qu'inuentions des hommes, sont preoccupez, et par consequent qu'ils ne peuuent estre iuges, puisque la preuention fait que les iuges deuiennent parties.
D'ailleurs, ils diront qu'il faudroit faire de nouuelles regles, quand on experimente que les anciennes n'ont plus les mesmes effets, d'autant que les humeurs des hommes sont differentes selon les temps, les saisons, [-181-] et les siecles, et qu'il ne faut pas accommoder les temperamens aux concerts, mais les concerts aux temperamens. Par consequent celuy à qui la Tierce mineure, par exemple, plaira dauantage que la Quarte, ou la Tierce majeure, dira qu'il faut changer le principe qui enseigne que les consonances, dont les raisons sont plus grandes, sont plus agreables; et luy mesme establira de nouueaux principes qui fauoriseront son humeur.
En effet la Musique, comme plusieurs autres choses, est relatiue, et prend sa nature et sa difference des [-182-] effets qu'elle produit dans l'imagination, et dans l'ouie, dont elle est l'objet: de sorte que l'air qui fait vne plus forte impression sur l'esprit de l'auditeur, est meilleur à son égard que tous les autres airs qui le touchent moins, bien que ceux-cy aillent par degrez conjoints, et l'autre par degrez separez et disjoints.
D'abondant, quand on veut examiner les regles d'vn art, et voir si la raison ne se trompe point, l'on reuient tousiours à la pratique, et à l'operation des sens, par lesquels il faudroit commencer à rétablir les sciences si [-183-] elles estoient perdues. Par consequent, si le sens de l'auditeur est plus content d'vne chanson que d'vne autre, il faut auoüer que celle qui luy donne plus de contentement, est plus parfaite, eu égard à celuy qui en est plus satisfait. Il faut dire la mesme chose de chacun en particulier, de sorte que si mille concerts differens sont tellement composez que mille personnes en treuuent quelqu'vn en particulier qui leur semble estre meilleur, il faudra establir mille regles, et mille raisons differentes, qui ayent rapport aux differentes humeurs de mille auditeurs.
[-184-] De plus, le iugement des choses se donne pour treuuer la verité qui est en elles, ce qui se fait par le moyen du sens commun, qui est suiuy de tous les hommes, et recognu si veritable, que les Mathematiciens, qui ne veulent rien auouër s'il n'est demonstré, ont esté contrains de conceder ce que dicte le sens commun, comme veritable. Or ce sens commun est étably par les ignorans, et non par les sçauans, donc la verité se treuue par les ignorans, et non par les sçauans.
Et qu'ainsi ne soit, quand, on a trouué la verité elle doit seruir de bornes à l'entendement, [-185-] qui ne doit pas desirer de passer plus outre, comme estant ce à quoy il tend seulement. Or nous voyons que les ignorans aquiescent aisement à ce qui leur est proposé, et treuuent sans varier ce qu'ils estiment veritable; au contraire, les sçauans par vne recherche sans fin n'aquiescent à rien de ce qui leur est proposé, ou de ce qu'ils treuuent eux-mesmes, et veulent tousiours passer outre; ce qui est vne preuue tres-asseurée de leur incertitude.
Il est certain que les sens ont esté donnez aux hommes pour iuger des choses qui se presentent et qui leur [-186-] seruent d'objet: or les igno rans s'en seruent seulement pour iuger; les sçauans au contraire se fient peu en leurs sens, et appellent tousiours la raison en leurs iugemens, laquelle est contentieuse, et admet le pour et le contre dans vn mesme sujet; et estant aueugle et sourde par ses sophistiqueries dédit à chaque moment les yeux au iugement des couleurs, et l'oreille au iugement des sons; c'est pourquoy le docte iuge moins bien que l'ignorant qui s'appuye sur ses sens.
N'est-il pas vray que la liberté est requise aux iugemens des choses? car le iuge qui [-187-] peut condamner et non absoudre, n'est pas iuge, mais bourreau: et celuy qui ne pourroit qu'absoudre et non condamner, est vn ministre d'impunité, aussi contraire à la iustice l'vn que l'autre; mais celuy qui peut également faire tous les deux est vray iuge. Or le sçauant se prescrit des loix, et se met des menottes, par le moyen desquelles il se priue de toute sorte de liberté, estant circonscrit et limité par les maximes de son art, et par l'authorité de ses deuanciers: et l'ignorant au contraire est libre de tout cela, donc il est plus capable de iuger.
[-188-] Derechef, la douleur est ennemie du iugement, car pour iuger il faut de la tranquilité, et la douleur n'apporte que du trouble et de la perturbation: les iugemens d'vn fieureux ne sont que des chymeres à cause de l'émotion. Or tous les sentimens qui sont trop exquis sont douleureux, ce que la nature preuoyant bien, dit Galien dans les liures de l'vsage des parties, elle nous les a rendus plus obtus, comme l'on peut remarquer, à l'attouchement, qu'elle a moderé par l'entremise non seulement du derme, mais aussi de l'épiderme, qui sont insensibles. Et s'il [-189-] se rencontre par quelque excoriation que l'épiderme soit effloré, l'attouchement qui se fait en ceste partie est tres-exquis, mais il est douleureux, et empesche le iugement. Or en toute science les moindres manquemens sont douleuxeux, et les grands maistres ne peuuent exprimer la moindre faute qui se fait dans vn concert, qu'en disant qu'on leur arrache les oreilles. Et qui dira que le Iuge qui monstre de l'impatience soit bon Iuge? C'est pourquoy le Sage dit, que qui ajoûte de la science ajoûte de la douleur et de l'affliction d'esprit. Donc l'ignorant [-190-] qui est en pleine tranquilité, doit estre estimé plus capable de iuger que le sçauant.
D'abondant, il faut que celuy qui veut iuger, preste de l'attention pour imprimer bien auant en son esprit ce dont il doit iuger, et qu'il soit benin et accessible, car personne ne iuge des choses qui luy sont estrangeres: or il n'y a rien qui rende l'homme moins accessible que l'orgueil et la presomption, ny qui luy fasse prester moins d'attention. Ce qui arriue au sçauant qui presume tout sçauoir, comme l'a remarqué le Sage, qui dit que la [-191-] science enfle l'homme de vent, comme voulant dire que cela le rend de peu de iugement, et quasi inutile. L'ignorant au contraire preste attention à tout, est facile à aborder, et se laisse instruire; d'où il s'ensuit que le iugement qu'il donnera par apres, sera plus sain et plus entier, que celuy du sçauant.
Finalement, pour iuger des choses naturelles, il ne faut point d'autre science que celle que la nature a donnée, qui est le sentiment: car qui croira que pour iuger de la chaleur du feu vn mareschal, ou vn serrurier en iuge mieux [-192-] qu'vn autre? et que s'il disoit ayant touché le feu, qu'il ne brûlast point, et vous l'ayant touché par apres, qu'il vous eust bruslé, que vous deussiez acquiescer à ce qu'il dit, et iuger que vous vous seriez trompé, et qu'il auroit dit vray? or le chant et la modulation est vne chose naturelle à l homme, et par consequent la Musique qui en est composée; Pourquoy estce donc que l'ignorant, bien qu'il ne s'en serue pas si souuent, n'en iugera pas aussi bien que celuy qui en est rebatu et ennuyé, et auquel il est venu comme vn cal, ou durillon à force de la pratiquer, [-193-] qui le rend quasi insensible, et incapable d'en iuger.
Mais ces raisons ne nous doiuent pas faire quitter ce qui a esté receu de toutes sortes de nations et en tout temps, et ce que l'on tient encore maintenant, non à cause de l'antiquité qui ne nous doit iamais estre si venerable qu'il ne nous soit permis de luy preferer la verité, et qui ne peut donner autre qualité à l'erreur que de la rendre d'autant plus dommageable qu'elle est plus inueterée, parce qu'vne legere erreur entraîne auec soy mille absurditez dans la suite du [-194-] temps, et se communique plus facilement que la contagion, dont l'on se garde plus soigneusement, l'esprit de l'homme estant si peu soigneux de ce qui luy appartient, et si aueugle en ce qu'il entreprend qu'il prefere le plus souuent le mensonge à la verité, se laissant trop facilement emporter à de certaines raisons ou preoccupations, qui le trompent et l'abusent. Il y a neantmoins des veritez qui sont si claires et si euidentes que l'on ne peut estre trompé en les embrassant, et qui ne sont pas plustost veuës et conceuës, qu'elles sont receuës de tout le [-195-] monde; entre lesquelles i'estime qu'il faut mettre celle dont nous parlons icy, à sçauoir qu'il appartient aux maistres de chaque art de iuger des ouurages et des artifices qui en dépendent, et non aux ignorans, qui ne sont pas plus capables de iuger des sciences, ny des arts, que les aueugles des couleurs.
Il n y a personne qui ne sçache et n'auouë qu'il faut connoistre les choses dont on iuge, et qui ne confesse que le parfait iugement suppose et requiert vne parfaite connoissance. Or les maistres de Musique sçauent mieux tout ce qui appartient aux concerts [-196-] et à l'harmonie, que ceux qui n'ont iamais experimenté ce qui est bon ou mauuais dans la Musique.
Et l'asseurance que les Musiciens ont des regles de leur art n'est pas vne preoccupation vicieuse, car elle naist d'vne experience tres-certaine, qui donne force et vigueur à leur esprit, pour destruire les choses qui s'y osent opposer.
Quant à ceux qui trouuent que les concerts sont plus agreables quand ils sont plus legers et moins remplis, et mesme plus imparfaits au iugement des maistres, il est facile de ramener leur esprit [-197-] à la raison, en leur faisant voir qu'ils se trompent, et qu'ils n'ont pas remarqué ny découuert ce qui est le plus excellent dans les concerts, estant en cela semblables à ceux qui ayant trouué deux boëttes font plus d'estat de la plus pesante, qui n'est remplie que de plomb, que de la plus legere qui est pleine de diamans, ou d'autres choses de grand prix; mais si tost qu'ils les ont ouuertes, et qu ils ont veu les richesses de la plus legere, ils changent d'auis.
A quoy l'on peut ajoûter que le plaisir croist à proportion de la plus parfaite connoissance [-198-] que l'on a de l'objet, c'est pourquoy le Musicien reçoit vn plus grand plaisir d'vn bon concert, que ne fait l'ignorant, parce qu'il y remarque plus de beautez et d'excellences. Ce qui arriue semblablement au iugement que font les sçauans Peintres des tableaux et les auditeurs des harangues, d autant qu'ils en reconnoissent mieux les parties et l'artifice.
Quant à la preoccupation des sçauans en quelque art, dont les ignorans sont exempts, et sur laquelle la plus grande partie des raisons precedentes sont appuyées, [-199-] elle n'est pas blasmable, puisqu'elle est fondée sur l'experience et la raison. Ce qu'il faut remarquer soigneusement, afin de sapper les fondemens du Pyrrhonisme que i'ay combattus ailleurs, car il n'y a que la seule preoccupation qui repugne aux experiences certaines, aux veritables raisons, ou à la foy, que l'on doiue blasmer, et dont l'on doiue se dépouiller.
Il ne faut donc pas auouër que les maistres de Musique soient preoccupez, si ce n'est d'vne preoccupation de raison et d'experience, qui contraint les plus ignorans, et [-200-] les plus opiniastres de donner les mains, et de quitter leur iugement preuenu d'erreur, quand ils voyent la lumiere de sa demonstration, qui comme la lumiere du Soleil dissipe les brouillards des opinions erronées, et fait éuanouïr les tenebres de l'ignorance.
La lumiere de la raison, qui est quasi toute seule dans l'esprit des ignorans, peut bien leur donner quelque legere teinture de la verité mais elle n'est pas assez grande pour les faire penetrer dans les veritez particulieres, qui contiennent beaucoup de difficultez, comme sont celles [-201-] qui seruent d'objet aux arts, et aux sciences, et qui ont besoin de plusieurs experiences.
De là vient qu'ils se trompent le plus souuent quand ils veulent trop estendre le peu de connoissance qu'ils ont, estant semblables à ceux qui croyent pouuoir découurir tout ce qu'il y a dans vne ville, ou dans vne large campagne auec la lumiere d'vne petite chandelle, où mille flambeaux ne seroient pas suffisans; ou à ceux qui iugent des couleurs dans les tenebres, ou à la lumiere du feu, qui sont contrains de se dédire à la clarté du iour: car [-202-] la connoissance des sçauans au regard de celle des ignorans est comme la lumiere du iour et du Soleil comparée à celle d'vne bougie, ou d'vn ver luisant.
Ie sçay qu'il y a deux sortes de veritez, l'vne relatiue et l'autre absoluë et independante, et que celle-là dépend des choses ausquelles elle a du rapport, et par consequent qu'elle est sujette à tout autant de differents visages que ses objets sont capables de differentes dispositions: mais l'art et la science traittent tellement de ces veritez qu'elles les rendent quasi absoluës, parce qu'elles [-203-] conjoignent tousiours l'objet et ses dispositions à la connoissance qu'elles en tirent: Par exemple, quand le Musicien conclud que la douziesme est plus agreable que l'onziesme, il parle d'vn auditeur qui n'ait pas l'imagination troublée, et dont l'organe de l'ouye ne soit pas alteré ou corrompu: car il ne se treuuera iamais personne, s'il a le iugement sain et entier, et l'oreille bien disposée, qui n'auouë que la douziesme est meilleure que l'onziesme, s'il prend la peine de les écouter, et de les comparer ensemble.
Il faut dire la mesme chose [-204-] des meilleurs concerts, dont les ignorans iugeront plus auantageusement que de ceux qui ont moins d'artifice, et qui sont moins scauans et enrichis, quand les maistres leur en auront fait reconnoistre la bonté.
La principale raison de ceste conclusion que ie fais en faueur des maistres de Musique, se prend du meilleur ordre qui est gardé aux meilleures chansons, et aux meilleurs concerts, car comme les bastimens plaisent dauantage quand la symmetrie, et les regles de l'Architecture y sont parfaitement obseruées, et qu'on a plus de contentement [-205-] de voir les portes et les plus grandes fenestres en bas, et les moindres en haut, que si elles estoient autrement disposées; de mesme les concerts, où la basse, et les autres parties sont placées auec vn bel ordre, et où les airs et les chansons se suiuent bien par degrez conjoints, et obseruent l'ordre des raisons harmoniques, sont plus agreables à tous ceux qui n ayment pas le desordre, que les concerts, où les parties sont hors de leur ordre, et du lieu qu'elles desirent ordinairement, et que les chansons qui ont des tritons, des septiémes, ou d'autres [-206-] interualles difficiles à chanter.
I'ajoûte à ce discours, qu'il n'est pas possible qu'vn homme iuge que les dissonances soient meilleures et plus agreables que les consonances, ny que les mauuais concerts soient meilleurs que les plus excellens, parce qu'il ne peut pas s'imaginer plus facilement les raisons difficiles, et qui ont vn rapport plus embrouillé, que celles qui sont tres-faciles, et qui ont leur rapport plus naturel: or les bons chants ont leurs raisons, leurs differences, et leurs proportions plus faciles que les mauuais: et la perfection [-207-] de l'ordre harmonique est obseruée aux bons concerts, qui ont seulement autant de perfection comme ils ont d'ordre, et de reglement. L'on peut voir le 38. Problesme de la section 19. où Aristote prouue que ce qui est bien ordonné, est plus agreable et plus conforme à la nature que ce qui est desordonné.
Quant aux raisons que l'on apporte au contraire, il est aisé d'y respondre, si l'on entend ce que i'ay dit cy-dessus, car la premiere suppose vne vicieuse preoccupation d'esprit: La seconde est fondée sur le peu de connoissance [-208-] qu'ont les ignorans des choses dont ils iugent: La 3. suppose que le peuple prend plus de plaisir aux chansons anciennes qu'aux nouuelles: ce que ie n'accorde pas, car entre les nouuelles il y en a qui plaisent plus que les vieilles: et si les concerts qui sont plus sçauans ne plaisent pas tant aux ignorans, il faut imputer ce defaut à leur trop peu de connoissance: ce que l'on peut aussi respondre à la quatriesme raison.
A quoy i'ajoûte que tel Predicateur croit apporter de l'ornement aux raisons qu'il propose, qui neantmoins les affoiblit, d'autant [-209-] qu'il obmet les circonstances, et les conditions qui leur peuuent donner vn plus grand poids, et y ajoûte celles qui ne seruent de rien.
La 5. et 6. objection se sert de la simplicité pour abuser les simples, car quand les harangues, et les concerts ont leurs veritables ornemens, et qu'ils sont circonstantiez de tout ce qui leur est necessaire, leur simplicité a de plus grands effets sur l'esprit. Les autres raisons iusques à la dixiéme vont contre les regles de l'art, mais ie monstreray si clairement la bonté de ces regles au traitté de la composition, qu'il n'y aura [-210-] plus de sujet d'en douter.
La dixiéme suppose que les ignorans ont le sens commun meilleur que les sçauans: tant s'en faut, car celuy des sçauans estant aydé par de particulieres connoissances, il a de grands auantages: et l'vn des plus grands empeschemens de la science est de se fier trop facilement aux notions vniuerselles, et generalles que nous dicte le sens commun, si elles ne sont reglées par vn soin particulier.
Les autres raisons blasment la difficulté que font les doctes sur les raisons que l'on leur propose, dont ils deuroient estre louëz, car ils [-211-] desabusent les ignorans, qui croyent souuent aux raisons et aux veritez palliées, comme à des articles de foy; mais les sçauans examinent tout, et ne laissent rien passer qui ne soit veritable.
Certainement qui voudroit suiure l'apprehension des sens, l'on se tromperoit le plus souuent, comme tesmoignent mille experiences de l'optique. Or les doctes ne s'imposent point de regles dont ils ne soient premierement bien asseurez, et qu'ils n'ayent bien examinées. Et les loix qui sont fondées sur la raison, n'empeschent pas le iugement du iuge, au contraire [-212-] elles le rendent plus solide, et plus équitable, que celuy du iuge, qui n'auroit autre asseurance qu'en son sens et en son iugement naturel. Et si l'on blasme la necessité qu'il s'impose par les loix, il faut blasmer la necessité que nous nous imposons par la regle droite quand nous en vsons pour tirer nos lignes, et celle que nous apporte le compas pour faire le cercle: ce que ceux qui plaident pour les ignorans n'oseroient auouër, car ces sortes de necessitez qui nous contraignent à la perfection, sont preferables à la liberté qui nous jette dans l'imperfection, [-213-] et meritent d'estre appellées heureuses, suiuant la maxime ancienne, Foelix necessitas quae cogit ad melius, à laquelle s'oppose la maxime qui est fondée sur la liberté que prennent les ignorans pour iuger des choses qu'ils n'entendent pas, à sçauoir, Infoelix libertas quae cogit, vel ducit ad peius.
Quant à la 15. raison, elle n'a point de lieu dans la Musique, d'autant que le déplaisir que reçoiuent les maistres d'vne dissonance qui est mise hors de propos, et d'vn mauuais concert, est fondé sur les raisons de l'harmonie, et sur la verité de la douleur, ou du [-214-] déplaisir qu'ils reçoiuent des dissonances, et du mauuais ordre des sons; et le sage ne dit pas que l'addition de la science ajoûte de la douleur, mais du trauail, dont on reçoit le fruit et la douceur, si l'on se sert des sciences aquises à la gloire de Dieu, à laquelle toutes nos actions se doiuent rapporter.
La 16. raison suppose que les maistres de Musique ont moins d'attention aux concerts que les ignorans, ce qui est contraire à l'experience, et à la raison, car les Musiciens reconnoissant beaucoup mieux la bonté et la richesse d'vn concert que les [-215-] ignorans, y apportent vne plus grande attention, en y considerant mille particularitez que les autres n'apperçoiuent pas.
Enfin la 17. raison n'a point d'autre force que celle du mensonge, car nous experimentons tous les iours que ceux qui n'ont que le sens commun pour iuger des choses qui leur sont proposées, se trompent le plus souuent. Monstrez vn baston dans l'eau à vn païsan, dont l'autre partie soit dans l'air, il iugera et asseurera que le baston est tortu; que le visage, ou les autres objets qu'il verra dans vn miroir concaue spherique [-216-] ou parabolique, seront de la mesme grandeur qui luy paroissent: qu'il voit plusieurs lumieres et chandelles à trauers les verres à facettes; que la main et l'espée qui sont presentées aux miroirs concaues, sortent veritablement de dedans ces miroirs; que le soleil n'est pas plus grand qu'vn bassin d'vn pied de large, et que la Lune est aussi grande ou plus que le Soleil. Ie laisse mille autres choses, dont les ignorans iugent tres-mal, à cause qu'ils n'vsent que du sens commun, ou des premieres notions qui leur viennent dans l'esprit, dont les sçauans ne sont pas [-217-] dépourueus, mais ils corrigent ces premieres apprehensions par plusieurs experiences et par la raison, par lesquelles ils establissent les maximes et les regles de leurs sciences si puissamment, que l'on est contraint d'en auouer et d'en embrasser la verité.
Certainement si l'on considere toutes ces raisons qui fauorisent le party des ignorans, l'on treuuera qu'elles sont fondées sur vne fausseté, à sçauoir que les sçauans vsent moins bien de leur sens commun et de leurs premieres notions, que les idiots et les ignorans, ce qui est contraire à la verité, à la raison, [-218-] et à l'experience, car l'ignorance nous estant tombée en appanage du peché originel, et estant demeurée plus grande dans les ignorans que dans les sçauans, qui ont cultiué leur raison en plusieurs manieres, il est tres-certain que ceux-cy sont plus capables de iuger de ce qui appartient à leur art, et à ce qu'ils ont consideré plus souuent et plus soigneusement que les autres.
Il faut donc conclure qu'il appartient aux maistres de Musique et à ceux qui sont doctes en ceste science, de iuger de la bonté des chants et des concerts, [Conclusion. in marg.] plustost [-219-] qu'aux ignorans, et qu'il faut croire aux experts et aux maistres, en quelque art que ce soit, quand on desire auoir vn iugement solide et équitable.
Et pour conclure ce discours, ie dis que les Anciens ont suiuy et embrassé ceste opinion, quand ils ont pris les Muses qui estoient parfaitement sçauantes, pour iuger d'vn semblable different; et que si le Iuge qui auoit dit que Marsyas chantre de village estoit plus excellent qu'Apollon, fut griefuement puny pour s'estre trompé lourdement, que celuy-là ne merite pas vne moindre punition [-220-] qui attribuë plus aux ignorans qu'aux sçauans, et qui leur rauit le iugement pour le donner à ceux qui en sont le plus souuent dépourueus, et qui n'ont quasi autre raison que ce que leur dicte le sentimeut, qui est commun aux hommes et aux animaux.
Neantmoins ie ne nie pas qu'il ne se rencontre des païsans qui n'ayant point estudié, ont le sens commun mieux disposé, et le iugement plus solide et plus asseuré en plusieurs choses, comme sont les affaires du mesnage, que n'ont quelques-vns qui ont estudié, et [-221-] que l'on estime sçauans, d'autant qu'il y a de certaines choses, dont le iugement dépend plustost d'vn bon sens et d'vne bonne imagination naturelle que de l'estude.
Mais quant aux arts et aux sciences, il en va tout autrement, parce que ceux qui les sçauent ont de certaines regles infaillibles, qui ont esté establies par ceux qui auoient le sens commun fort épuré et excellent, et l'esprit tres-net et tres-subtil, et qui n'ont obmis aucune experience necessaire pour regler les pensées qu'ils auoient euës de ce qui touche leur art, et pour affermir les maximes de leurs sciences.
[-222-] Que s'il se rencontre quelque ignorant qui iuge mieux de quelques particularitez d'vn art que les sçauans, il faut auouër qu'il n'est pas ignorant en ce qu'il iuge, mais qu'il est plus sçauant que les autres: ce qui arriue en plusieurs façons, et particulierement quand celuy que l'on croit estre ignorant, a fait quelque experience des choses dont il iuge, ou qu'il y a appliqué son esprit plusieurs fois, ou qu'il tire son iugement de la comparaison qu'il fait de ce qui est proposé auec d'autres choses semblables ou de mesme nature, qu'il a experimentées, [-223-] et que le sçauant n'a point veuës, ou qu'il n'a pas considerées assez soigneusement pour en tirer les conclusions auantageuses qu'en déduit celuy qui n'a point estudié.
Mais il ne faut pas croire que tous ceux qui composent et qui enseignent la Musique soient capables de iuger de l'excellence des concerts, d'autant qu'il faut estre grandement sçauant pour faire ce iugement en telle façon qu'il conuainque tous ceux qui en entendront les raisons. Et tel se croit habile homme à la composition et à l'arrangement des [-224-] consonances, qui ne connoist pas la force des mouuemens rithmiques, et des interualles des voix, et qui ne sçait pas faire chanter chaque partie comme il faut pour faire de bons effets. De là vient que ceux qui ne regardent que l'ordre des consonances, et qui n'ont presque autre but, sinon qu'il n'y ait point de faute dans les concerts, et qu'il n'y ait rien contre les preceptes de Zarlin et les obseruations d'Eustache du Caurroy, et de plusieurs autres Compositeurs qui viuent maintenant, se trompent lourdement, et font des iugemens qui tiennent [-225-] plus de la preoccupation que de la raison, et qui sont cause que plusieurs méprisent la Musique, et consequemment que les ignorans iugent quelquefois plus veritablement de l'excellence de la Musique, que ces Docteurs de la pratique, qui n'ont pas plus de raison qui leur en faut. Mais i'explique ailleurs quelle doit estre la science et la capacité du Musicien, auquel il appartient de iuger en dernier ressort de la qualité, et de la bonté de toutes sortes de concerts.
[-226-] QVESTION IIII.
A sçauoir si la pratique de la Musique est preferable à la Theorie; et si l'on doit faire plus d'estat de celuy qui ne sçait que composer, ou chanter, que de celuy qui ne sçait que les raisons de la Musique.
CETTE difficulté n'est pas si facile à resoudre comme plusieurs se l'imaginent, car il y a des raisons pour les deux opinions contraires; et les [-227-] bons Praticiens estiment beaucoup plus la pratique que la Theorie, parce que la speculation de cet art à la pratique pour sa fin, et pour sa perfection; or la fin est plus noble, et plus excellente que les moyens dont on vse pour y paruenir.
Et puis la speculation d'vn art est inutile et au rang des pures imaginations, et des idées Platoniques, si l'on ne la reduit en pratique. Et nous experimentons que la Geometrie n'a iamais apporté de profit que lors que l'optique, et les Mechaniques l'ont fait voir à l'oeil, et l'ont fait toucher [-228-] au doigt. Et Dieu mesme n'a pas voulu laisser le monde dans sa seule idée, mais il la produit, et la fait paroistre au iour, et à tout autant de spectateurs qu'il y a d'hommes, approuuant par ceste production exterieure la pratique des sciences. Certainement si l'on voyoit vn ingenieur qui eust les bras croisez quand il faut faire les fortifications d'vne ville, ou les sorts, les redoutes et les tranchees pour l'assieger, et qui neantmoins desirast que l'on fist plus d'estime de luy que d'vn autre qui feroit lesdits ouurages, à raison qu'il auroit plus de theorie, [-229-] il se feroit mocquer de luy; ce qui preuue que, selon la commune opinion de la pluspart des hommes, la pratique des arts est preferable à la Theorie: or ce qui est tenu et suiuy de la plus grande partie des hommes, est ordinairement veritable, de là vient le prouerbe, Vox populi, vox Dei.
D'ailleurs si la Theorie estoit preferable à la pratique, celuy qui sçait la Theorie deuroit mieux reussir à la composition des chants, et des pieces de Musique que celuy qui ne sçait que la pratique: or l'on experimente [-230-] que les compositions des Theoriciens ne valent rien, en comparaison de celles que font ceux qui ont la pratique sans la Theorie. Et puis les Theoriciens ne sçauent autre chose que ce qu'ils apprennent des praticiens, dont ils supposent les maximes, et les experiences; c'est pourquoy la pratique precede la Theorie, qui mettroit peine de treuuer des raisons contraires à celles qu'elle produit, si la pratique luy donnoit de contraires experiences.
Par exemple, si le praticien disoit qu'il est meilleur et plus agreable de passer de [-231-] la tierce majeure, que de la tierce mineure, à l'vnisson par mouuemens contraires, ou que la quarte est plus agreable que la quinte, le Theoricien treuueroit des raisons pour appuyer ces propositions, de sorte que ce n'est que par hazard quand le Theoricien treuue de veritables raisons. Car si le praticien luy donne de fausses experiences, il ne pourra recognoistre s'il dit vray, et consequemment il apportera de mauuaises raisons, puisqu'elles seront appuyées sur de mauuais fondemens, et se rendra ridicule aux praticiens.
[-232-] Quant à la pratique, elle ne trompe iamais, car tous les hommes treuuent bon et agreable ce que les bons praticiens employent dans leurs chants et dans leurs motets: et si l'on suit les raisons de la Theorie, l'on iugera souuent que plusieurs passages sont mauuais, qui sont bons en la pratique, et plusieurs bons, qui sont mauuais.
Ce qui prouue non seulement que la pratique est plus excellente que la Theorie, mais aussi qu'il n'y a point de veritable Theorie en la Musique, ou qu'il n'y a point d'hommes au monde qui la sçachent; car elle ne peut [-233-] estre veritable, qu'elle ne s'accorde, et qu'elle ne réponde entierement à la verité de la pratique: Or si elle y répond parfaitement, le Theoricien doit iuger de la qualité des consonances, des passages, et des compositions, auant qu'il le sçache par le rapport et l'aueu des praticiens: Comme l'Architecte iuge du bastiment, et le Geometre des figures, auant qu'ils les ayent veuës, ou qu'ils les cognoisse par le rapport des ouuriers. Ce qui n'arriue pas au Musicien speculatif, car nul Theoricien n'ozeroit auoir entrepris de iuger quels sont les meilleurs passages [-234-] d'vne consonance à l'autre, soit à deux ou à plusieurs voix, et combien il y en a de bons, de mediocres, ou de mauuais, sans l'auoir appris des praticiens. Il faut donc, ce semble, conclure de toutes ces raisons, que la pratique est plus excellente que la Theorie, et que l'on doit plus estimer le praticien que celuy qui ne sçait que les raisons, sans pouuoir mettre la main à la pratique. Autrement l'on diroit qu'vn Mathematicien de 3. iours seroit plus excellent que du Caurroy, Claudin, Guedron, et plusieurs grands maistres de ce temps, qui ne sçauent pas [-235-] si bien que luy les raisons des consonances, et de l'harmonie. Ce qui n'est pas croyable, car il n'y a nulle apparence que le moindre escholier soit preferable à de si grands personnages, qui ont emploié toute leur vie à perfectionner la Musique, et qui ont presque fait perdre l'esperance à ceux qui les suiuront, de les égaler, ou de les surpasser.
Neantmoins l'opinion contraire est la veritable, car la pratique n'est qu'vn effet de la Theorie, dont elle dépend entierement; et s'il n'y auoit point eu de Theorie, il n'y auroit eu nulle pratique. Et [-236-] bien que l'edifice soit plus vtile pour loger quand il est fait, et que la figure face plus d'effet quand elle est descrite, que quand le bastiment est seulement dans l'imagination, et dans l'idée de l'Architecte, ou que la figure, qui demeure dans l'esprit du Geometre, neantmoins l'edifice, et la figure n'ont pas moins d'excellence dans l'idée des maistres, que quand on les expose aux yeux. Au contraire ce que lon void à l'exterieur, n'a point d'autre beauté, ou d'autre bonté, et excellence que celle qui se tire de l'imitation de ce qui est dans l'interieur, car le [-237-] dessein d'vn bastiment est d'autant plus excellent qu'il approche de plus prez de celuy que l'Architecte a conceu dans son esprit, suiuant les regles de son art: et les actions morales exterieures que nous appellons bonnes, et meritoires, prennent leur bonté des actes interieurs qui les precedent, ou qui les accompagnent, sans lesquels elles n'auroient nulle bonté morale. Et les corps viuans n'ont rien de beau, qu'ils ne l'empruntent de l'ame, dont la beauté est beaucoup plus excellente que celle qui paroist au corps, n'y ayant nul doute que ce qui est la cause [-238-] de la beauté, la doit auoir en vn plus haut degré, et en eminence. Ainsi Dieu qui est la cause efficiente du monde, et de toutes les beautez qu'il comprend, est sans doute plus excellent et plus beau que tout le monde, et les idées qu'il a des creatures auant qu'elles fussent faites, sont infiniment plus parfaites que les creatures mesmes, qui ne peuuent auoir d'autres perfections que celles qu'elles empruntent de ces idées diuines, qui ont leur perfection, et leur beauté sans les creatures, dont elles ne dépendent en nulle maniere.
Or la Theorie des sciences, [-239-] comme est celle de la Musique, est en quelque façon semblable aux idées diuines, car elle est la cause exemplaire de la pratique, dont elle ne dépend nullement.
C'est pourquoy il faut répondre à la premiere raison du party contraire, que la pratique de la Musique n'est pas la fin de la Theorie à proprement parler, mais qu'elle en est seulement l'effet, comme la chaleur, ou le feu, que produit le Soleil, n'est pas la fin, mais l'operation et l'effet de la lumiere.
Quant à l'inutilité que reproche la deuxiesme raison, l'on peut respondre que les [-240-] sciences sont inutiles pour le commerce exterieur, si elles ne sont reduites en pratique: mais elles apportent de l'vtilité, et du contentement à l'esprit qui les possede, et le rendent capable de toutes choses; et que si l'ornement et le contentement de l'esprit n'estoit preferable à ce qui paroist à l'exterieur, la contemplation des Anges, et des bien-heureux seroit moins bonne, et moins excellente, que le trauail d'vn charpentier, ou d'vn masson. Certainement les plus grands hommes du monde, comme Platon et Pythagore, ont fait si peu d'estime de la pratique [-241-] des sciences, qu'ils ont blâmé ceux qui ont rendu la Geometrie sensible, et mechanique.
Ce que ie n'apporte pas icy pour approuuer leur opinion; car i'estime, suiuant la troisiesme raison, que les sciences seroient destituées d'vn grand ornement, et priuées d'vne grande vtilité, si la pratique nous manquoit: et afin que nous nous seruions de la mesme comparaison, qui est dans l'obiection, il faut aduoüer que Dieu veut que nous l'imitions en la production exterieure qu'il fait en reduisant, et mettant en pratique les lumieres, et les [-242-] bons mouuements qu'il nous donne, et consequemment la Theorie des arts, et des sciences, afin d'aider le prochain, et de profiter à tout le monde: car chaque sciencc est vn don de Dieu, qu il ne nous fait pas afin qu il demeure oyseux pour le seul contentement de l'esprit du Theoricien, mais afin que l'on l'exerce à l'vtilité des autres pour l'amour, et à l'honneur de celuy qui en est le premier, et le souuerain autheur.
Et si quelqu'vn se tenoit les bras croisez, suiuant la quatriesme raison, l'on ne le blasmeroit pas pour estre moins excellent que celuy qui trauaille, [-243-] mais seulement parce qu'il ne feroit pas ce qu'il sçait, et ce qu'il peut: et celuy qui auoit receu vn talent, dans sainct Matthieu chapitre 25. n'est pas blasmé pour auoir gardé son talent, ou n'est pas moins estimé que celuy qui n'en a point, mais seulement parce qu'il ne l'a pas fait profiter, et qu'il n'a point pratiqué ce qu'il sçauoit, et ce qu'il pouuoit faire.
Quant à la voix du peuple, elle n'est pas tousiours conforme à celle de Dieu, puis qu'elle suit pour l'ordinaire les apparences exterieures, qui ne s'accordent pas auec la verité: de là vient que les sçauants [-244-] ont posé cette maxime, sentiendum vt pauci, loquendum vt multi. Ce qu'il est facile de prouuer par l'experience, et par les remarques que l'on a faites des erreurs populaires dans tous les arts, et dans toutes les sciences.
Par exemple, les Musiciens ordinaires croyent qu'il n'y a point de difference du ton maieur, et du mineur dans leur musique, et disent plusieurs autres choses qui sont fausses, comme i'ay demonstré en plusieurs lieux.
Toutes les autres raisons sont fondées sur l'ignorance de la vraye Theorie, dont nous parlons: c'est pourquoy [-245-] i'aduouë que le peu de connoissance que l'on a des raisons de la musique, n'est pas suffisante pour reconnoistre la bonté des passages, et de tout ce qui se pratique dans les concerts; et que les praticiens peuuent tromper ceux qui n'ont que la commune Theorie, en leur faisant croire que plusieurs passages qui sont bons, sont mauuais, et au contraire, que les mauuais sont bons.
Mais cela n'arriuera nullement, si le Theoricien connoist toutes les raisons de ce qui se pratique, ou de ce qui se peut faire; et c'est en cette connoissance que consiste la [-246-] vraye Theorie de la musique, et non dans la seule connoissance des raisons qu'ont les interualles consonans ou dissonans, ou dans le systeme harmonique, et dans la science des proportions qui se treuuent sur le monochorde, qui est presque la seule Theorie que l'on a de la Musique.
D'ailleurs, bien que la Theorie suppose la pratique, et que l'on n'ait pas commencé à rechercher les sons auant que l'on ait oüy chanter, cela n'empesche pas que la Theorie ne soit plus excellente que la pratique, d'autant qu'il est necessaire que la speculation ayt quelque matiere [-247-] pour en discourir, et que l'object soit en mesme temps que la science
Et si l'on considere que la science nous monstre l'ordre que Dieu, et la nature gardent à faire leurs ouurages, l'on aduouëra que la connoissance des raisons a de grands aduantages pour nous faire connoistre la sagesse, et la prouidence de Dieu, et pour nous faire prendre la resolution d'imiter en nos actions interieures, et exterieures l'ordre que Dieu garde dans les siennes.
Il est neantmoins facile de conclure de tout ce discours, que la pratique estant iointe [-248-] à la theorie, ou la theorie à la pratique, vallent beaucoup mieux, que quand elles sont separées, parce que deux biens valent mieux qu'vn, et que l'vne apporte de l'ornement à l'autre. Mais lors que l'on fait la comparaison des deux ensemble, il faut tousiours preferer la theorie à la pratique, si l'on ne veut preferer le sensible à l'intellectuel, le corps à l'esprit, et le bien honneste à l'vtile et au delectable. Car les biens de l'esprit, par exemple, les raisons harmoniques sont au rang des biens honnestes, qui n'ont pas l'vtile, ny le plaisant pour leur fin. Et bien que la pratique [-249-] eust precedé la theorie, l'on ne doit pas inferer qu'elle soit plus excellente qu'elle, puis que l'on ne doit pas conclure que le corps soit preferable à l'ame, encore qu'il la precede, et qu'il y a plusieurs autres choses au monde, dont les precedentes sont moins bonnes, et moins excellentes que celles qui les suiuent, et qui souuentefois supposent les premieres comme les plus imparfaites.
Or l'on peut confirmer ceste proposition par la consideration de ce qui est plus excellent en Dieu; car ce qu'il ne peut faire, et ce qui ne peut estre mis en pratique, surpasse [-250-] infiniment ce qu'il peut faire, et ce qui peut estre reduit en pratique puis que l'essence, et les attributs diuins ne peuuent estre faits, et que tout ce qui est en Dieu n'a point de plus grande excellence que de ne pouuoir estre mis en pratique, et d'estre de soy mesme, c'est à dire independant. Quant à ce qui peut estre fait par la puissance de Dieu, il est moindre infiniement que ce que nous auons dit, quoy que l'on aduouë l'infinité des mondes, parce que rien ne peut estre fait qu'il ne soit dependant, et consequemment qui ne puisse retourner au neant, dont [-251-] il a esté pris.
D'où il faut conclure que la theorie des sciences et des arts, et consequemment de la Musique, qui respond en quelque maniere aux operations interieures de Dieu, et à ses diuines idées, doit estre preferée à la pratique, qui respond aux oeuures de Dieu, que nous appellons exterieures, comme i'ay dit dans le discours des trois genres de musique.
[-252-] QVESTION. V.
A sçauoir si les Grecs, et les autres Anciens ont esté plus sçauans que nous en la Theorie, et en la pratique de la Musique.
CEtte difficulté est tres-grande, à cause des raisons que l'on peut proposer pour les deux parties contraires; et ne peut, ce semble, estre decidée, à raison que les Anciens ne sont pas icy pour se deffendre contre les presens. Neantmoins l'on peut [-253-] la resoudre, pourueu que l'on n'apporte point vn esprit de contradiction, et que l'on veuille suiure le party des meilleures raisons, et des plus fortes conjectures.
Or afin de rendre l'honneur à qui il appartient, nous commencerons par les raisons qui donnent l'auantage aux Anciens, dont l'vne est que nous ne sçauons rien, que ce que nous auons apris d'eux, comme l'on preuue par les vocables, dont nous vsons en la Musique, qui sont quasi tous Grecs, ou Latins: ce qui tesmoigne que nous leur sommes redeuables de cette science, aussi bien que des autres.
[-254-] L'autre raison se tire de l'vsage qu'ils auoient des differens genres de Musique, et des especes de chaque genre, dont nous auons parlé ailleurs; ce qui ne pouuoit se faire sans la pratique de plusieurs degrez, et interualles qui sont maintenant inconnus, ou inusitez, et sans lesquels nos chants ne peuuent auoir la grace, ny la puissance de leurs chansons.
Et puis estant plus proches de la source des sciences, ils les auoient ce semble plus espurées, et dans vn plus haut degré de perfection que nous ne les auons: car ils connoissoient la nature des mouuemens, [-255-] des passions, et des interualles harmoniques, que nous ignorons maintenant.
En fin leurs chants auoient de grands effects, que les nostres n'ont point, comme l'on peut voir dans Platon, Aristote, et les autres, qui disent qu'ils guerissoient plusieurs maladies en chantant, et qu'ils auoient vne espece de musique si rauissante qu'elle mettoit en extase ceux qui l'escoutoient.
Quant aux raisons des Musiciens de nostre temps, par lesquelles on prouue qu'ils sçauent mieux la musique que les Anciens, elles sont tirées de plusieurs considerations, [-256-] mais particulierement de quelques fragmens des chansons antiques, qui sont si mal faites, qu'elles n'ont point quasi de grace, ny d'effect.
Et les preceptes qu'ils donnent pour l'arsis, et le thesis, c'est à dire pour l'éleuation, et l'abaissement de la voix sur chaque syllabe, estant pratiquez empeschent la bonté, et la grace des chants, ou apportent de grandes contraintes aux compositeurs, qui ne peuuent faire chanter deux syllabes sur vne mesme note, si l'on suit leur pratique. Ce qu'ils ont mesme reconnu dans leur pratique contraire [-257-] à leur Theorie; Car ils chantent souuent plusieurs syllabes sur vne mesme note: ce que les Grecs modernes font aussi dans leurs chansons, et ce que pratiquent toutes les nations en chantant.
Certainement les Anciens ne connoissoient pas si bien les degrez de la Musique que ceux de maintenant; car ils ne mettoient que le ton majeur, et le demy ton Pythagoricien, et n'vsoient point des deux tierces, et des deux sextes, que nous auons, et qui font quasi toute la varieté de la Musique, qui seroit tresimparfaite sans elles. Et bien que Ptolomée ayt mis le ton [-258-] majeur, et le mineur, et par consequent le demy ton majeur, et les 2 tierces, auec les 2 sextes, dans l'vne de ses especes de la Diatonique, neantmoins il ne les a pas admises pour consonances; Ce qui fait voir tres-clairement qu'il n'en a point reconnu l'excellence, la douceur, et l'vtilité.
D'ailleurs nous ne trouuons point qu'ils ayent composé à deux ou plusieurs parties, comme l'on fait aujourd'huy; ce qui tesmoigne que la Musique n'estoit lors qu'en son enfance, et qu'ils ne faisoient tout au plus que quelques accords auec la voix ioincte aux instrumens. [-259-] Et si l'on objecte qu'Aristoxene, et Ptolomée, auec plusieurs autres Anciens qui ont traicté de la Musique, estoient plus sçauans que nous ne sommes en cet art, il faut respondre que l'on quittera facilement cette opinion, quand on aura leu tous ces Autheurs, et particulierement Aristoxene, qui disoit que tous les tons, et les demytons sont esgaux, comme l'on pratique encore maintenant sur le Luth, et sur les Violes; ce qui repugne neantmoins aux loix de l'harmonie et de la raison, comme il a esté dit ailleurs.
Quant à Ptolomée, il a escrit [-260-] le mieux, et le plus doctement de tous de cette science, mais il n'a rien enseigné de la composition: et nostre siecle a des hommes qui sont aussi sçauans que Ptolomée dans la Theorie de la Musique.
Et si l'on comprend tout ce que nous dirons ailleurs, l'on sçaura pour le moins aussi bien la Theorie que les Anciens. Mais il faut respondre aux raisons que l'on apporte en leur faueur, dont la premiere ne preuue rien autre chose sinon qu'ils nous ont appris les termes de cette science, comme sont le ton, le diapason, le proslambanomenos, [-261-] et cetera et la science mesme. Mais cela n'empesche pas que nous ne soyons aussi sçauans qu'eux, comme il arriue aux Escholiers, qui ont apptis tout ce que sçait leur maistre, et qui adjoustent plusieurs choses à ce qu'ils ont appris. Par exemple, bien que Ptolomée ait esté excellent Astronome, et qu'il ayt traicté de l'Astronomie dans son Almageste, neantmoins Tycho Brahé l'a perfectionnée, et y a adjousté beaucoup de bonnes obseruations; et elle s'augmente tous les iours par le soin, et par l'estude des habiles hommes.
Il faut dire la mesme chose [-262-] de la Musique, à laquelle on a adjousté beaucoup de choses depuis Guy Aretin, et que l'on embellit encore tous les iours de plusieurs riches inuentions: car, comme l'on dit, il est bien facile, et mesme necessaire de voir plus loin que nos deuanciers, lors que nous sommes montez sur leurs espaules: Ce qui n'empesche pas que nous ne leur soyons redeuables, car c'est beaucoup d'auoir commencé, et de nous auoir donné les principes de cette science.
La 2. raison est vn peu plus forte, et plus difficile, d'autant que nous n'vsons point [-263-] du genre enharmonique, dont ils se seruoient, comme tesmoigne Aristide de soy-mesme; neantmoins il n'est pas difficile d'vser de ce genre aux simples chants, dans lesquels l'on peut employer toutes les differentes especes des trois genres, dont nous auons fait des discours particuliers dans vn autre lieu.
Et c'est tout au plus l'vsage que les Anciens en ont eu, car nous ne trouuons pas qu'ils ayent fait des parties contre leurs chants enharmoniques, ou chromatiques; et si l'on auoit preparé des instrumens pour toutes ces especes, il seroit tres-facile de [-264-] conduire la voix par tous les interualles, dont elles sont composées, et mesmes par tous les degrez et les interualles possibles: et si l'on enseignoit les enfans à chanter par ces degrez, ils s'y accoustumeroient assez facilement: et puis l'on peut composer à plusieurs parties dans les trois genres de Musique, comme i'ay monstré dans les discours desdits genres.
La troisiesme raison est prise de ce qu'ils estoient plus proches de la source des sciences que nous ne sommes: mais si l'on considere que les ruisseaux vont tousjours se grossissant à proportion [-265-] qu'ils s'esloignent de leur source, l'on treuuera que les sciences ont quelque chose de semblable: car plus elles sont cultiuées, et estoignées de leur premier crayon, et commencement, et plus elles s'augmentent. Quant à la nature des mouuemens, des passions, et des interualles, il n'est pas assez euident qu'ils la conneussent mieux que nous ne faisons.
La derniere suppose vne chose qui n'est pas aduouée de plusieurs, à sçauoir que leur Musique auoit plus d'energie et d'effect que la nostre: et quand elle auroit eu plus d'effect, on ne demeure [-266-] pas d'accord qu'elle fust meilleure, car plusieurs croyent que les Anciens estans stupides, ignorans, et grossiers, se laissoient facilement toucher par le son des flustes, et des autres instrumens (dont la perfection estoit merueilleusement esloignée de celle des nostres) et par de simples accords que l'on touchoit sur lesdits instrumens, parce qu'ils n'auoient pas accoustumé d'entendre de tels sons, les choses ayant pour l'ordinaire plus de force sur les Auditeurs et sur les Spectateurs, lors qu'elles sont nouuelles, que quand elles sont desia vieilles, et que [-267-] le trop commun vsage les fait mespriser, comme il arriue maintenant aux concerts de Musique, qui pour estre trop frequens sont negligez, et mis au nombre des choses inutiles.
Il n'est pas necessaire de respondre à la guarison des maladies, et aux autres effects prodigieux que les Grecs attribuent à leur Musique, parce que l'on sçait tres-bien qu'ils se sont vantez de beaucoup de choses qui n'ont iamais esté faites, et que d'vne moûche ils en font pour l'ordinaire vn elephant, De sorte qu'ils ont merité que l'on ne croye pas facilement [-268-] a ce que l'on met en auant, quand c'est vn Grec qui l'a dit, ou dont on l'a tiré, et que le prouerbe, Graeca fides, sert maintenant pour signifier la tromperie, et l'infidelité.
Et si l'on dit qu'Aristote et Platon ont vescu dans vn siecle bien poly, dans lequel les effects de la Musique ne pouuoient prouenir que de son excellence, il faut respondre qu'ils ont suiuy l'opinion de leurs ancestres sur ce sujet, sans s'informer dauantage de la verité, et sans se soucier d'en faire l'experience. En effect nous ne trouuons pas dans les liures de ces grands [-269-] Hommes, qu'ils ayent eu vne particuliere connoissance de la Musique, ny que leur authorité soit si grande qu'elle nous doiue contraindre de croire à tout ce qu'ils ont laissé par escrit. Et l'experience fait voir que les mesmes degrez, interualles, et consonances, dont ils vsoient, n'ont point d'autre force, ny d'autre effect sur les Auditeurs, que ce que nous en ressentons lors que l'on chante nostre Musique.
Nous sçauons qu'il y a des termes, et des manieres de parler dans les Autheurs anciens de la Musique, comme dans les Problemes d'Aristote, [-270-] dans Ptolomée, et dans Boëce, que nous n'entendons pas, mais il ne faut pas conclure de là que leur Musique fust plus excellente que la nostre, ou qu'ils ayent eu de particulieres industries pour composer des chants, ou pour les chanter: car l'obscurité des vocables, dont ils vsent, ne preuue rien autre chose que ce qui arriuera aux dictions, dont nous vsons maintenant, lesquelles l'on n'entendra pas d'icy à cinq cens ans, soit que la posterité deuienne plus sçauante, ou plus ignorante que nostre siecle.
Or il est croyable que les [-271-] Anciens ont escrit les loüanges, et les effects de la Musique, non qu'elle auoit de leur temps, mais qu'elle auroit si elle estoit dans la perfection qu'ils l'imaginoient, afin d'exciter les Musiciens à les rechercher, et à se former l'idée d'vn parfait Musicien, comme Ciceron s'est formé celle d'vn parfait Orateur, et les autres se sont imaginez celles d'vn parfait Poëte, d'vn parfait Capitaine, et d'vn parfait Courtisan.
En effect nous ne lisons rien dans les Anciens qui nous contraigne d'auouër que leur Musique ait guary les maladies, ou appaisé et excité [-272-] les passions des hommes et l'experience fait voir que tant s'en faut que la peste, la goutte, et les autres maladies qu'ils disent auoir esté guaries par la Musique, puissent estre guaries par l harmonie des sons, puis que les meilleurs medicamens dont l'on vse ordinairement ne peuuent nous garantir desdites maladies.
Et bien que cette difficulté qui consiste à sçauoir si les Anciens ont fait ce qu'ils disent, merite vn discours particulier, neantmoins il a fallu en parler, à cause que c'est l'vne des raisons dont l'on se sert en leur faueur; or ils ont [-273-] peu estre plus excellens, et plus sçauans que ceux de maintenant, bien qu'ils n'ayent pas executé les effects. Et l'on peut s'imaginer qu'ils ont eu de meilleure matiere pour faire le corps, et les chordes des instrumens, et de plus excellentes voix que l'on n'a parmy nous, mais l'on peut aussi supposer le contraire: et quand la matiere leur auroit esté plus fauorable qu'à nous, et que mesme la pureté, et la serenité de l'air y auroient beaucoup contribué, il ne s'ensuit pas qu'ils ayent fait les choses dont ils se vantent, car l'on en approcheroit [-274-] du moins vn peu, et l'on en verroit quelque eschantillon dans la Musique d'aujourd'huy, particulierement en celle de l'Italie, et des autres pays, où l'air est aussi chaud, aussi rare, et aussi espuré qu'il estoit lors dans la Grece, où l'on dit que les effects merueilleux de la Musique sont arriuez.
Et si l'on replique qu'elle auoit plus d'effect que la nostre, parce que les hommes sçauans, vertueux, et excellens faisoient les concerts, et chantoient, ou sonnoient eux mesmes des instrumens, i'aduouë que la grande estime que l'on fait pour l'ordinaire [-275-] de telles personnes peut faire croire que la Musique a quelque chose de rare, puis que des hommes si excellens s'y employent; ce qui peut faire qu'on l'escoutera auec plus d'affection, et d'attention: mais cela ne suffit pas pour attribuër de si grands effects à la Musique, comme ceux dont parlent les Grecs. Et puis nous ne sommes pas certains si les habiles hommes de ce temps là se sont employez à la Musique, au contraire nous auons plus de conjectures que les seuls ignorans, ou les hommes de peu en faisoient leur principal exercice, dont se seruoient [-276-] les honnestes gens pour en tirer le plaisir, comme font aujourd'huy les Princes qui entretiennent des hommes de basse condition, et dont l'extraction n'est pour l'ordinaire que roturiere, pour receuoir quelque sorte de contentement, et pour se desennuyer au son de leurs voix, et de leurs instrumens.
FIN.