TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: CERCOM6 TEXT
Author: Le Cerf de la Viéville, Jean Laurent
Title: Comparaison de la musique italienne, et de la musique françoise, Troisiéme Partie: Réponse a la défense du parallele, Eclaircissement sur Buononcini
Source: Comparaison de la musique italienne, et de la musique françoise, Seconde Edition (Bruxelles: Foppens, 1705; reprint ed. Genève, Minkoff, 1972), 201-214.

[-1-] RÉPONSE A LA * [In 8. Paris 1705. in marg.] DÉFENSE DU PARALELLE.

JE suis fâché que l'envie de voir et de réfuter, s'il en étoit besoin, le nouvel Ouvrage de Monsieur l'Abbé R *** ait retardé le mien de plusieurs mois: Du reste, je puis l'assurer que personne en France n'a été plus content que moi de son Livre, et n'a lû avec plus de plaisir toutes les injures qu'il veut bien me dire. Cela est bon pour la Musique françoise et pour moi. Sa colere nous fait honneur. Mais pourquoi la laisse-t-il tant paroître? En critique comme en politique,

[-2-] Qui * [Corn. in marg.] cache son courroux, assure sa vangeance.

La premiere fois qu'il aura des injures à dire, soit à moi, soit à quelqu'autre, je lui conseille encore de les dire un peu plus poliment. Il n'a point repris de fautes de bienséance dans les trois Dialogues, où il pouvoit aisément s'en glisser: il ne seroit pas impossible d'en reprendre quelques-uns dans sa Défense: Il dit * [Défense page 3. in marg.] que j'ai traité d'impertinences et de sottises les fautes que j'ai crû voir dans son Livre. J'ai traité une seule * [Dial. 3. page 95. in marg.] fois de sottise et d'impertinence une hyperbole qui méritoit pis, et que Monsieur l'Abbé n'a osé défendre, ni seulement raporter. Encore me fais-je interrompre sur le mot d'impertinence, et je ne le dis qu'à demi, imperti.... comme me faisant scrupule de le dire, même dans une vivacité vraisemblable en conversation, et pardonnable à l'essor d'un Dialogue. Cela n'autorise peut-être pas tout-à-fait l'emportement trop crû des saillies et des imaginations de Monsieur l'Abbé. Elles sont fort malignes assurément, et elles lui seront d'autant plus utiles, qu'il pourra les apliquer dans la suite, quand il voudra, à tous les critiques du monde. Et pardessus cela le Journaliste de Paris, qui a fait * [Journal de Paris du Lundi [-3-] 7. Decembre. in marg.] l'extrait de son Livre, et qui s'est trés-humblement [-3-] dévoüé à son service, trouve qu'elles aprochent du naïf. Monsieur le Journaliste se connoît bien en naïf. Voila un moderne, un disciple de Monsieur Perraut. Mais tout bien compté, je me flatte néanmoins que la Défense et l'Extrait encore plus terrible à proportion, et dont l'Auteur se montre encore plus piqué, comme tout le monde s'en est aperçû, ne me deshonoreront point.

On ne dit pas toûjours ce que l'on voudroit dire,

Et selon la maniere et le goût qui l'inspire,

Nos mots changent de prix et deviennent trompeurs.

En differentes avantures

Les injures sont des douceurs,

Et les douceurs sont des injures.

Monsieur l'Abbé n'a point voulu profiter des avis que je pris la liberté de lui donner sur son stile. C'est toûjours le même air d'élevation, il déploye toûjours les grandes voiles de l'éloquence, et il plaisante d'une maniere aussi sublime qu'il loüoit. O mon fils, disoit un jour le Poëte Mainard, t'avois-je montré à t'y prendre ainsi? Et je ne vois pas cette fois-ci que Monsieur l'Abé imite les Auteurs Italiens, du moins les Satiriques illustres: Messer, Pietro Aretino, Ferrante Palavicini, le [-4-] Boccalin, et cetera raillent autrement. Mais je commence à douter que Monsieur l'Abbé ait eu beaucoup de commerce avec les Livres de ce païs-là. On peut s'être gâté dans les ruës de Rome, dans les chemins d'Italie. Une chose en quoi je l'ai pourtant trouvé bien Italien et bien dangereux, c'est qu'il tâche de me rendre criminel d'Etat, hérétique même.

* [Boil. Sat. 9. in marg.] Qui méprise Cotin, n'estime point son Roi,

Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni Loi.

Voila ce que je n'aurois jamais craint. Si Monsieur l'Abbé me fait mettre à la Bastille, ou s'il fait mettre mon Livre à l'Index, je ne me joüerai pas à lui une autrefois. Je m'étonne que Monsieur son Journaliste n'ait été aussi bon Catholique, et aussi bon sujet que lui.

Lorsque je dis que les Musiciens François sont des anciens pour nous en comparaison des Italiens, cela signifioit simplement que nos Compositeurs, ausquels nous étions attachez depuis 30, 40, 60 ans, comparez aux Italiens, dont la grande vogue n'a commencé en France que depuis dix ans environ, ont pû avoir part à la disgrace des Anciens, dans l'esprit de Monsieur de Fontenelle, qui aime à préférer les derniers venus. Et nos Compositeurs [-5-] sont encore des anciens par leur caractere, par leur simplicité et leur naturel, qualitez que Monsieur de Fontenelle n'a pas coûtume d'estimer beaucoup. Tous les efforts de dialectique de Monsieur l'Abbé, ne feront point que cette petite raillerie soit tirée ou obscure. J'ajoûterai que Monsieur l'Abbé n'étoit pas obligé d'être si reconnoissant de l'aprobation que Monsieur de Fontenelle avoit donnée à son premier Livre. Ce ne fut pas en l'honneur de Monsieur l'Abbé, ni pour lui faire sa cour, qu'elle fut tournée si magnifiquement. Monsieur de Fontenelle s'en est lui-même expliqué, et on lui doit la justice de douter qu'il soit au fond du sentiment du Paralelle. Je lui ai trop d'obligation d'avoir laissé passer ce dernier ouvrage en l'état qu'il est et sans donner de meilleurs avis, pour contredire ici l'éloge par lequel le bon Abbé veut s'aquitter, quand cét éloge ne seroit pas juste. Mais il l'est sans difficulté. Je me mets là de moitié de toutes les loüanges que Monsieur l'Abbé répand; et je m'en mets d'autant plus sûrement, que Monsieur de Fontenelle qui se connoît mieux que personne, et qui a lui-même lû et aprouvé le Livre où est cét abregé de ses loüanges, ne les auroit pas souffertes, s'il ne les avoit crû vrayes. Cependant j'en excepterai celles où l'on [-6-] le compare à nos Maîtres. La pluralité des mondes est un ouvrage excélent; mais je doute que l'Eutyphron, le Phedon, les Alcibiades, et cetera ne soient pas au dessus. Platon n'établit-il point mieux la Scene de ses Dialogues? Cette Marquise, qui seule chez elle, y garde huit ou dix jours Monsieur de Fontenelle tout seul, et qui le méne tous les soirs aprés soupé se promener tête à tête avec elle au fond d'un Parc, étoit une bonne personne: Ou plûtôt Monsieur de Fontenelle se fait traiter là un peu en Auteur, en homme un peu méprisé. C'est là comme Madame de Sevigny traitoit Ménage, (mais Ménage n'en étoit pas le maître) à ce que conte Monsieur de Bussi; et franchement la respectueuse galanterie de Monsieur de Fontenelle, et ses discours de la Lune et des étoiles, ne soûtiennent pas mal le rôle qu'il s'est donné. Platon observe admirablement toutes les bienséances, et aprend à ceux qui l'étudient, à les observer. Quant à ce que dit Monsieur l'Abbé R. que les Poësies Pastorales de Monsieur de Fontenelle * [page 15. in marg.] vont de pair avec ce que Théocrite et Virgile ont fait de plus beau en ce genre, comment Monsieur de Fontenelle a-t-il agréé ce compliment? Il étoit bien modeste ce jour-là, où il n'est pas fâché qu'on oublie la maniere dont il a parlé [-7-] de ces deux Poëtes. J'avoüerai ici que les manquemens de respect qui ont pû m'échaper à son égard, ne viennent que de ce que je m'en souviens toûjours.

* [Virgile. AEneid. livre 2. in marg.] Hinc spargere voces

In vulgum ambiguas et quaerere conscius arma.

Je ne puis pas ne point attaquer quelquefois en lui, l'outrageant critique de deux admirables Auteurs, ausquels je dois sinon quelque étincelle de goût, au moins mille momens agréables. Mais j'espere bien les vanger un jour, si on me le permet, par un Ouvrage exprés, qui ne tient à rien.

* [Sertorius acte 3. Scene 1. in marg.] Et sur les bords du Tibre, une pique à la main,

Lui demander raison pour le peuple Romain.

L'estime sincere que j'ai d'ailleurs pour un homme d'un aussi grand mérite que Monsieur de Fontenelle, ne m'empêchera pas de lui faire peut-être voir clairement, qu'il a mis quinze ou seize sistêmes faux, et deux ou trois fois autant de traductions fausses, et de plaisanteries comme celles de Monsieur l'Abbé R. dans son Discours sur l'Eglogue, et dans sa Digression sur les Anciens et sur les Modernes.

Le principe du courroux de Monsieur l'Abbé [-8-] contre moi paroît assez. J'ai dit de son Histoire de Cromvel, qu'il n'y a que deux véritez, comme disoit le feu Roi Jaques. Monsieur l'Abbé a senti cruellement ce trait, et il releve et détruit la maniere de parler du Roi Jaques en grand Dialecticien qu'il est, et d'une façon trés-méthodique. A peine vis-je cela imprimé dans le premier Dialogue, que je me repentis de l'y avoir mis. J'eus le plus grand tort du monde, et j'en fais ici milles excuses à Monsieur l'Abbé. Non que j'aye inventé ce mot du Roi Jaques, j'en serois au desespoir. Je l'ai oüi citer à plusieurs honnêtes gens, de l'air dont Monsieur l'Abbé s'en défend, je m'imagine qu'il l'a oüi citer aussi, et il est constant chez tous les gens qui sçavent un peu l'histoire, que la vie de Cromvel est fausse et mauvaise en quantité de caracteres et de faits, écrits du reste d'un stile suportable dans ses négligences, en quoi j'ai pû dire, en flattant un peu là Monsieur l'Abbé, qu'il écrivoit bien et peignoit mal: mais enfin ce trait étoit étranger et indifferent à ma matiere, je ne devois point le raporter. Je suplie trés-humblement Monsieur l'Abbé de se souvenir des autres choses que je lui ai dites, et d'oublier celle-là.

Lorsque je songeai à réfuter le Paralelle, [-9-] soit paresse de mon côté, soit que je n'y visse aucun ordre, je ne pris pas pas d'autre méthode que de l'examiner page à page. J'en fus fâché depuis: cela m'embarassa et allongea mon discours. Monsieur l'Abbé pouvoit aujourd'hui se dispenser de suivre ma mauvaise maniere, et réduire à certains chefs pour la clarté et pour la briéveté, ce qu'il avoit à reprendre dans la Comparaison. Je serai plus sage à present; et quoique j'aye peu de chose à lui répondre, parce qu'il ne m'a presque rien dit en tant de paroles, je vais raporter à trois chefs, la langue, la Musique, mes fautes particulieres, ce que je veux réfuter ici de sa défense.

S'il accorde tout ce qu'il ne combat point, comme on peut le croire, la Poësie Italienne demeure peu estimable pour le chant. Monsieur l'Abbé me fait des querelles et des ennemis, il plaisante et raille * [Rom. Comiq. tome 1. chapitre 3. in marg.] selon le talent qu'il en a eu du Seigneur; et il raille et plaisante à merveilles, il a bien de l'esprit: mais enfin ses plaisanteries ne sont pas des raisons, et ne détruisent pas ce que j'ai dit des élisions et des renversemens, des défauts de netteté et de clarté de la Poësie Italienne. Tout ce que j'ai pû extraire des faillies de Monsieur l'Abbé, se termine à deux choses pour la défense de cette langue. Premierement, [-10-] [page 31. in marg.] il n'y a nulle difference entr'elle et la nôtre, dans les expressions dont l'une et l'autre se sert pour exprimer les passions les plus violentes, comme la colere, le desespoir, la fureur et la rage. Colere en François, et colera en Italien, desespoir et disperatione, fureur et furore, rage et rabbia, sont à peu prés la même chose. Fort bien, et c'est là prendre l'objection en homme entendu. Non, il n'y a pas de difference importante entre ces propres mots-là, desespoir et disperatione, (Il y en a pourtant un peu, desespoir est court et vif, disperatione long et languissant.) Mais il y a une immense difference entre tous les mots en détail, les verbes, les adverbes, et cetera qui expriment chez les Italiens et chez nous les mouvemens d'emportement.

En second lieu, * [page 33. et 34. in marg.] le z donne de la dureté aux mots Italiens; parce qu'on prononce en Italie le z comme ts. Zephire est doux en nôtre langue. Zephiro dur en la leur; et il n'y a point de langue au monde où les z soient si fréquens que dans la langue françoise: car outre les z qui lui sont communs avec l'Italienne, elle a encore toutes les s qui sont entre deux voyelles, comme dans les mots raison, saison, muse, excuse, et dans une infinité d'autres semblables. Je sçai que le z Italien [-11-] se prononce comme un ts: Je l'ai entendu prononcer, et à des gens revenus d'Italie, et à des Italiens naturels. Mais le z prononcé en ts est encore trés-doux, et à la longue (car c'est ce que j'ajoûte toûjours.) trés-fade. Il fait un petit sifflement badin, un petit son qui frise les lévres d'une maniere enfantine: vice perpetuel de leur prononciation, qui devient par là d'une mollesse excessive. D'ailleurs, on ne trouvera pas deux cens mots Italiens qui commencent par un z: on en trouvera deux mille, qui dans une des dernieres syllabes ont un z efféminé, d'ordinaire deux. Les z vont d'ordinaire deux à deux en Italien. Monsieur l'Abbé n'a qu'à consulter seulement le Rimario de Ruscelli. * [Da<..>. in marg.] Agevolezza, * [bemb. in marg.] Confermezza, * [Ariost. in marg.] Mezzi, Disprezzi, et cetera. Ce qui est toûjours aux dépens de la gravité et de la force d'expression. Que nôtre langue soit fertile en z, Monsieur l'Abbé n'y a pas bien regardé; et quiconque y regardera bien, n'y en verra que fort peu. Ce qui pourroit faire croire qu'elle en a beaucoup, est la coûtume qu'ont prise les Imprimeurs d'en mettre souvent où il n'en faut point. Par exemple, ils mettent des z à la fin des participes en es, pour s'épargner la peine de mettre un accent sur l'e, chantez, au [-12-] lieu de chantés: mais ce ne sont point là des z véritables. Et point de doubles z en François. Quant à nos z de prononciation, à nos s entre deux voyelles, raison, muse, par malheur nous n'en avons gueres. Que Monsieur l'Abbé les compte comme il voudra, cela n'ira jamais à trois cens en tout: et il me permettra de lui dire, à propos des deux sortes de mots qu'il a cités, qu'en toutes les langues qu'on aprend communément, le Grec, le Latin, l'Espagnol, l'Italien, il ne m'en citera aucuns d'une douceur plus sage et plus noble que ceux-là. Ils forment en nôtre Poësie chantante des rimes d'une beauté admirable. Mais le Journaliste même de Monsieur l'Abbé n'a pas jugé à propos de faire mention de ces deux objections. Pour ce qui est des e muets, Monsieur l'Abbé verra dans le quatriéme Dialogue, que j'ai prévenu son objection tardive. Il y verra que l'e muet qui se trouve * [En Grec même et en Latin. L'é muet ou feminin, dit la Grammaire générale et raisonnée page 8. est-ce que [-13-] les Hebreux apelleut scheva. Et ce scheva se trouve nécessairement en toutes les Langues, quoi qu'on n'y prenne pas garde, parce qu'il n'y a point de caractere pour le marquer. in marg.] dans toutes les langues, se trouve avec avantage dans la Françoise. Et en verité sa défense sur ces questions de langue, et le respect où je l'ai tenu sur mon jugement un peu hardi des Auteurs Italiens, me persuaderoient, si cela me flattoit, que je sçai plus d'Italien que je ne pensois.

Au regard de la Musique, Monsieur l'Abbé [-13-] est fort retenu, il cache sa capacité en cét art avec une modestie trés-entiere. Il se contente presque par tout de me mettre en contradiction avec moi-meme, comme dit Monsieur son Journaliste, qui a créé cette jolie phrase exprés. Ce n'est pas ainsi que je traite Monsieur l'Abbé et Monsieur Perraut le Médecin. Je débroüille et je concilie leurs opinions, afin d'y répondre à fond. Eh, me dis-je, s'ils ne s'embroüilloient, s'ils ne se contredisoient point, n'aurois-je rien à leur opposer? Je prétens que leurs opinions soient fausses, quelque bien soûtenuës qu'elles fussent. Mais j'ai examiné toutes mes contradictions prétenduës: je n'en ai pas aperçû une qui demande que je me justifie, ou seulement que je m'éclaircisse. Pour toute réponse, je prie ceux qui entreront dans ce differend, de retire attentivement mon Livre. Monsieur l'Abbé et Monsieur son Journaliste, n'entendent pas qu'on accorde ou qu'on supose en un tems, ce qu'on se réserve à combattre dans un autre, et qu'on peut regarder les hommes et les choses de plusieurs côtez, et sous differens jours: que n'y ayant même ni hommes ni choses qui soient d'un caractere entierement uniforme et soûtenu, qui soient entierement loüables ou blâmables, on est [-14-] souvent obligé de reprendre ce qu'on a loüé, et de loüer ce qu'on a repris. Que Montaigne et la Bruyere se contredisent souvent! Si cette inconstance de sentimens déplaît à mes deux Censeurs, gens ronds en verité, qui n'ont qu'un mot, et qui prennent parti sans partage, ils auront pour agréable que je ne laisse pas de continuer à la pratiquer. Je tâcherai de voir toûjours également le bien et le mal, et je le dirai toûjours avec une égale franchise: j'admirerai Monsieur de Fontenelle dans ses Ouvrages de Philosophie, dans l'étenduë extraordinaire de son esprit, dans sa conversation: J'estimerai médiocrement ses Vers: je n'estimerai nullement son goût. Ces petites réflexions suffiront pour dissiper la complication de contrarietés qu'on me reproche. Autre terme de Monsieur l'Abbé et de Monsieur son Journaliste, qui l'ont les premiers dérobé à la Medecine.

Premier tort que j'ai eu. Je fus inexcusable de trouver à redire au dessein du Paralelle. Nul François, dit ici Monsieur l'Abbé * [page 2. in marg.] de son ton humble, n'a certainement fait par aucun Ouvrage, autant d'honneur à nos Opera, que je leur en ai fait dans les 23. premieres pages de ce premier Livre. Et dans les pages suivantes, quel honneur leur faisoit-il? [-15-] Certainement, excepté qu'il disoit par tout, ce qu'il a encore la bonté de redire dans sa Défense, que les Italiens sont fort supérieurs aux François pour le génie et pour le goût en fait de Musique, nous n'avions pas lieu de nous plaindre.

J'avançai trés-injustement, qu'il soûtenoit des opinions nouvelles, puis qu'il * [page 21. in marg.] y a plus de 65 ans qu un François a soûtenu ces mêmes opinions à la face de toute la France. C'est un Monsieur Maugars. Monsieur l'Abbé * [Défense. page 166. in marg.] n'avoit jamais entendu parler de son écrit lors qu'il fit le Paralelle. Cette Piece * [page 174. in marg.] se trouvera à la Bibliothéque du College Mazarin, dans un Recueil intitulé, Pselli Mathematica, et Monsieur l'Abbé a la prudence de la faire imprimer à la fin de son Livre. Je devois moi, plûtôt que lui, aller la chercher dans le Pselli Mathematica, quand je fis mes Dialogues. Mais, ce qui a échapé à son profond sçavoir, elle étoit imprimée il y avoit plusieurs années dans les Malades de belle humeur, * [page 313. in marg.] et je l'y avois vûë: me voici encore plus coupable. Cependant comment me serois-je crû en obligation d'y avoir égard et de la citer? L'Auteur des Malades de belle humeur, qui la raporte tout au long, en fait le premier si peu de cas, qu'il ne tient compte d'y mettre le nom de ce Maugars inconnu. [-16-] C'est une Piece sans aveu, sans réputation, sans autorité, qu'on abandonne à la fantaisie des Lecteurs. Du reste, cette Lettre qui n'est ni bonne ni mauvaise, ne seroit pas si favorable à Monsieur l'Abbé, en la lisant attentivement d'un bout à l'autre. Pourquoi Monsieur l'Abbé ne l'a-t-il point fait imprimer toute entiere? Pourquoi en a-t-il retranché de tems en tems de petits passages comme ceux-ci, par où Monsieur Maugars conclut? * [Malades de belle humeur. page 344. in marg.] J'ai observé en general que nous péchions dans le défaut, et les Italiens dans l'excés. Il me semble qu'il seroit aisé à un bon esprit de faire des compositions qui eussent leurs belles varietez, sans avoir toutefois leurs extravagances.... * [page 345. in marg.] Je confesse que je leur ai quelque obligation, et que je les ai imitez dans leurs accords, mais non pas en d'autres choses; la naissance et la nourriture nous donnant cét avantage, au dessus de toutes les autres Nations, qu'elles ne sçauroient nous égaler dans les beaux mouvemens, dans les agréables diminutions, et particulierement dans les chants naturels des Courantes et des Ballets. Ces mots y sont précisément, et sont assez importans. Pour peu que je sçûsse manier ces figures fortes de Monsieur l'Abbé je ferois sentir que cela ne s'accorde point mal à mes idées. Et depuis 65 ans que [-17-] nous avions déja ces avantages, nous avons poli, orné nôtre pauvreté, nôtre défaut: et les Italiens ont augmenté avec art leurs excés bizarres, grossi leurs pures extravagances. Il est sûr que Monsieur l'Abbé est meilleur Rhétoricien que moi et meilleur Logicien, mais je suis peut-être de meilleure foi que lui. Je n'aurois point allégué Monsieur Maugars pour garand de mes mêmes opinions. Monsieur l'Abbé assure pourtant par reconnoissance, que * [Défense. page 172. in marg.] c'étoit un des plus habiles Musiciens de France. Pour preuve dequoi ce Monsieur Maugars, à ce que conte Monsieur Maugars même, (qui que ce soit ne le connoît que par son propre recit) monta à Rome dans une Tribune, où ayant été reçû avec aplaudissement, on lui donna quinze ou vingt notes pour sonner avec un petit Orgue, lesquelles il traita avec tant de varietez, que vingt-trois Cardinaux en demeurerent trés satisfaits. Aprés cette galimafrée de Musique, (ce ne pouvoit être que cela.) sa réputation n'eut pas besoin de maîtrise ni d'emplois connus, ni d'ouvrages imprimez ni manuscrits pour être trés brillante; et le fidelle Journaliste, qui sur l'autorité de Monsieur l'Abbé, l'apelle pompeusement, un des plus grands Musiciens François de ce siécle-là, distribuë juste la gloire de la Musique.

[-18-] * [Tartufe Acte 5. in marg.] Pour moi j'ai grande honte, et demande pardon,

D'avoir toûjours été sans connoître son nom.

Mais j'avoüe que je ne connoissois ni la personne ni la gloire de ce grand Musicien. Il est heureux d'avoir passé par les mains de Monsieur l'Abbé. Et véritablement tout ce que Monsieur l'Abbé touche devient or. Personnages historiques, Peintres, Musiciens, Ecrivains, Faits, Tableaux, Concerts, Ouvrages, sont tous chez lui singuliers, illustres, parfaits. Le dernier dont il parle toûjours plus que les autres. Il épuise ses Lecteurs d'admiration. En lisant ses Livres, je croi toûjours lire de ces Contes de Fées, où il n'y a rien que de merveilleux, ou ce ne sont que prodiges, qui augmentent de moment en moment.

Il se plaint amerement que je lui supose des mots et des crimes. Je lui ai fait dire * [Défense page 51. et Comparaison page 5<>. in marg.] que les Italiens chantent des dissonances avec un extrême bonheur. S'il est vrai, il passe condamnation sur tout le reste. Eh bien, je me suis mépris. Non, Monsieur l'Abbé n'a point dit que les Italiens chantent des dissonances avec un extrême bonheur; mais il a dit, * [Paralelle. page 40. in marg.] les Italiens dont l'oreille est rompuë de jeunesse à ces dissonances, et y a été accoûtumée par la force de l'habitude, [-19-] sont aussi fermes sur le ton le plus irregulier, que sur la plus belle corde du monde, et chantent tout avec une hardiesse et une assurance qui les fait toûjours réüssir. Je lui ai fait loüer les badinages de gozier. Non, il n'a point loüé les badinages de gozier des Italiens, mais il a loüé les Italiens de leurs goziers et de leurs * [Paralelle pages 78. et 79. in marg.] sons de voix de Rossignol, de leurs haleines à faire perdre tête, et à vous ôter presque la respiration, de leurs haleines infinies, par le moyen desquelles ils exécutent des passages de je ne sçai combien de mesures, ils font des échos de ces mêmes passages, ils soûtiennent des tenuës d'une longueur prodigieuse, au bout desquelles par un coup de gorge semblable à ceux des Rossignols, ils font encore des cadences de la même durée. Qu'il me pardonne de lui avoir prété dans mes Dialogues les deux termes abregez qui l'ont scandalisé, et qu'il me pardonne encore de n'oser raporter ici plusieurs autres de ses passages, qui signifient la même chose. Son stile défait trop le mien.

Mais que diront les Lecteurs habiles et de sang froid, en voyant le cas qu'il fait d'eux par la vrai-semblance du grand crime dont il m'accuse? J'ai pris Corelli pour un faiseur d'Opera chantans. * [Comparaison page 48. in marg.] Quelle joye, ai-je dit, quelle bonne opinion de soi-même [-21 <recte 20>-] n'a pas un homme qui connoît quelque chose au cinquiéme Opera de Corelli! Voila Corelli faiseur d'Opera, mais pourquoi d'Opera chantans, et pourquoi ne puis-je pas apeler Opera les recueils de simphonie de Corelli, puis qu'il les a ainsi apelez, et que tout le monde les apelle, et continuera à les apeler ainsi? Opera est un mot également Italien et François, dont on se sert dans les deux langues en tout sens. Et il y a une raison pour parler comme j'ai fait; c'est qu'Opera marque du moins des ouvrages de Musique. Au lieu qu'Oeuvres, loin de rien marquer, feroit plûtôt entendre des Ouvrages de belles Lettres. Il est évident en vingt endroits que je connois Corelli, que je nomme par son nom Arcangelo, et ses simphonies: cét endroit même où je cite nommément le cinquiéme Opera pour le plus difficile des cinq, ec qu'il est en effet, montre que je les connois bien; et ce qui est encore plus pressant, lorsque j'ai repris dans * [Dialogue 2. page 52. in marg.] la 11. sonate du 4. Opera, 26. sixiémes tout de suite, comment Monsieur l'Abbé a-t-il pû l'entendre? La 11. sonate d'un Opera, une sonate, est-ce là une expression équivoque? Monsieur l'Abbé méprife un peu le public. Il entend sans difficulté ce que c'est qu'une sixiéme: S'il veut aprofondir mon [-21-] érudition en simphonies, qu'il examine si ces 26 sixiémes sont où je les ai citées. Je croi qu'il les trouvera dans le prélude de cette 11. sonate: 3 d'abord, et 23 incontinent aprés, en deux parties differentes. Et pour essayer de lui donner moins méchante opinion de moi, je l'avertis que dans ce seul * [Preludio largo. in marg.] prélude qui n'a que 24 mesures, il trouvera encore tous les mauvais progés imaginables, sans aucune suposition qui les adoucisse. Progrés de quarte diminuée sans suposition de tierce dans le second dessus premiere mesure, progrés de fausse quinte dans la basse 2 mesure, progrés de triton au même endroit, progrés de sexte majeure dans le second dessus 4 mesure, progrés de 9 dans le second dessus 9 mesure, et que sçai-je? Ces progrés, comme Monsieur l'Abbé si bien, sont contre toutes les régles: ils semblent ici placez en dépit des régles, pour se moquer des régles, et de la suite et de la douceur du chant, et ils font aussi des effets insuportables. Il trouveva encore un vrai carillon de mort dans la 17, 18, 19 et 20. mesures, force redites par tout; et ce qui est de pis à mon goût, un premier dessus qui est toûjours de la derniere pauvreté, et qui n'a que le rebut du chant: il trouvera enfin 12 septiémes de suite en une mesure et demie, et ceci deux fois, ce sont 24 [-22-] septiémes de suite en trois mesures. Ces septiémes, comme les sextes, sont en deux diverses parties; mais la vîtesse extrême du mouvement, empêche qu'on ne puisse entendre la consonance qui les doit sauver, et cette complication de maladies, pour rendre à la Medecine le mot que ces Messieurs lui ont ôté, ne se sçauroit plus guerir. Le soin qu'a le Musicien de rehausser l'aigreur de la dissonance par la rapidité de la mesure, vient à bout de faire une harmonie mortelle aux oreilles naturelles. Quelle duretez quelles extravagances quelles bizarreries affectées! Et voila le heros de tous les Abbez R. Voila l'homme que la France Italienne admire, et que la féconde Italie copie bassement! Car j'entendis à Paris ce mois de Juin des sonates toutes nouvelles, (de Micheli ce me semble) qui ne sont que celles de Corelli un peu déguisées. J'en demande pardon aux Musiciens François. J'avois jusqu'ici flatté ce Corelli. La crainte de paroître partial et prévenu contre les Italiens, m'avoit conduit à trop de ménagement. Quand Monsieur l'Abbé m'en priera, j'acheverai de critiquer nôtre onziéme sonate, qui est une des plus fameuses. En voici à present ce qu'il en faut pour ne nous point fatiguer. Et ceci détruit un * [page 60. in marg.] raisonnement sans expérience de Monsieur l'Abbé, que les [-23-] Italiens en haussant leurs premiers dessus, haussent leurs autres parties à proportion. Il oublie à dire qu'ils haussent la basse; mais pour répondre à ses bontez, je lui aide à s'expliquer; et en verité son bon esprit lui a là fourni un expédient, que la science des Italiens ne leur fournit point. Il paroît par nôtre prélude, que les premiers dessus des Italiens ne sont quelquefois que de seconds dessus, qu'ils mettent à l'octave en haut, (ils renversent tout.) et qui ne font que crier de tems en tems, sans avoir que la moindre part au peu de chant du trio, qui est presque tout pour un second dessus d'une hauteur excessive; et la basse, témoin celle de ce prélude, demeure absolument en sa place. Trio d'une nouvelle perfection.

Monsieur l'Abbé me fait un reproche de bon sens, et qu'il répete avec raison en plusieurs endroits de son Livre, c'est que je n'ai point été en Italie: (il m'a bien épluché.) il seroit bon que j'y eusse été, j'en conviens; mais j'ai tâché de supléer à cela, en ecoutant et en étudiant un grand nombre de piéces Italiennes, en méditant à loisir dessus, et en faisant parler des Italiens mêmes des beautez de leur Musique. Il y a en France assez de Musique et de Musiciens d'Italie; et les Italiens, à qui l'on demande en grace [-24-] qu'ils fassent connoître, qu'ils fassent sentir les avantages de leur Nation, n'en oublient aparemment aucun dans leurs exagerations fastueuses. Du reste, je cite des Voyageurs; et quand je n'en cite point, ce n'est pas que je n'aye point de garand de ce que je dis, ce n'est que parce que ceux sur le témoignage desquels je parle, et qui sont assurément gens à en être crûs, ne veulent point être citez. Tout bien balancé, le témoignage de Monsieur l'Abbé est suspect, le mien le seroit: peut-être que les autoritez étrangeres que j'aporte, valent mieux.

Je cite encore souvent des Auteurs de tous les étages. Monsieur l'Abbé n'a point goûté cela, mais qu'il le pardonne à la justice que je me rends. J'ai besoin d'apuyer mes pensées du nom de quelqu'un. Je sçai que d'elles-mêmes elles auroient peu d'autorité, je cherche à leur en donner, en les armant, pour ainsi dire, de celle d'autrui; et cette seule raison fait que je cite, même sans grande nécessité. J'aime mieux qu'un autre que moi pense et dise ce que j'aurois pû penser comme un autre. Lorsque je serai aussi accredité, aussi respectable que Monsieur l'Abbé, je parlerai plus de mon chef. On ne lui reprochera pas, à lui, qu'il cite trop. Il n'y a dans toute sa Défense qu'une seule citation, et il apelle une Lettre la piéce d'où [-25-] il la tire qui est une Dissertation, * [Oeuvres de Saint Evremont. tome 2. sur les Opera. in marg.] un Discours. Monsieur l'Abbé a moins employé ses momens à la lecture, qu'à aprendre ce tour nombreux et ces magnifiques cadences de ses périodes. Mais que prouve cette citation unique, ce petit passage de Monsieur de Saint Evremont contre tous les traits qui sont pour nous? Monsieur de Saint Evremont a trouvé des choses admirables dans Luigi. Soit. Qui a dit le contraire? Est-ce qu'aucun Italien n'a rien fait de bon? Je ne l'ai ni prétendu, ni jamais pensé. Et celui-là étoit venu en France. Luigi s'étoit formé à Paris, ce que n'ont point fait les Scarlati, Buononcini, Bassani, et cetera derniers Orphées de l'Italie, qui loin de venir se décrasser auprés de nous comme les Luigi et les Carissimi leurs maîtres, ont soigneusement cultivé les défauts de leur Nation. Quand Monsieur l'Abbé aura l'Edition de Londres in quarto des Ouvrages de Monsieur de Saint Evremont, que j'ai euë ces jours-ci, qu'il lise dans le 2. Tome l'éclaircissement sur ce qu'on a dit de la Musique des Italiens, et la Lettre page 549. il verra à nud de quel sentiment Monsieur de Saint Evremont étoit. â [a Comme cette Edition de Londres du vrai Monsieur de Saint Evremont n'a encore été [-26-] vûë de presque personne en France, où l'on fera peut-être difficulté de la permettre, on me sçaura bon gré de transcrire ici l'Eclaircissement, et quelques passages de la Lettre sur la Musique Italienne. * [tome 2. page 433. in marg.] On m'a rendu de si méchans offices, à l'égard des Italiens, que je me sens obligé de me justifier auprés des personnes dont je desirerois l'aprobation, et apréhenderois la censure. Je déclare donc qu'aprés avoir écouté Syphace, Ballarini, et Buzzolini avec attention: qu'aprés avoir examiné leur chant avec le peu d'esprit et de connoissance que je puis avoir, j'ai trouvé qu'ils chantoient divinement bien: et si je sçavois des termes qui fussent au dessus de cette expression, je m'en servirois pour faire valoir leur capacité davantage.

Je ne sçaurois faire un jugement assuré des François, ils remuent trop les passions, ils mettent un si grand desordre en nos mouvemens, que nous en perdons la liberté du discernement, que les autres nous ont laissée, pour trouver la sûreté de leur mérite dans la justesse de nos aprobations.

[-27-] La premiere institution de la Musique, a été faite pour tenir nôtre ame dans un doux repos, ou la remettre dans son assiete, si elle en étoit sortie. Ceux-là sont loüables, qui par une connoissance égale des moeurs et du chant, suivent des ordres si utilement établis. Les François n'ont aucun égard à ces principes: ils inspirent la crainte, la pitié, la douleur: ils inquiétent, ils agitent, ils troublent quand il leur plaît: ils excitent les passions que les autres apaisent: ils gagnent le coeur par un charme qu'on pourroit nommer une espece de séduction. Avez-vous l'ame tendre et sensible? Aimez-vous à être touché? Ecoutez la Rochois, Beaumaviel, Dumesnil, ces maîtres secrets de l'interieur, qui cherchent encore la grace et la beauté de l'action, pour mettre nos yeux dans leur interêt. Mais voulez-vous admirer la capacité, la science, la profondeur dans les choses difficiles, la facilité de chanter tout sans étude, l'art d'ajuster la composition à sa voix, au lieu d'accommoder sa voix à l'intention du Compositeur? Voulez-vous admirer une [-28-] longueur d'haleine incroyable pour les tenuës, une facilité de gosier surprenante pour les passages? Entendez Syphace, Ballarini et Buzzolini., qui dédaignant les faux mouvemens du coeur, s'attachent à la plus noble partie de vous-même, et assujettissent les lumiéres les plus certaines de vôtre esprit.

[Lettre à Monsieur Mazarin. page 549. in marg.] A Venise rien n'est égal.

Sept Opera, le Carnaval:

Et la merveille, l'excellence,

Point de choeurs, et jamais de dance:

Dans les maisons, souvent concert,

Où tout se chante à Livre ouvert.

O vous, Chantres fameux, grands Maîtres d'Italie,

Qui de ce Livre ouvert faites vôtre folie:

Aprenez que vos chants pour leur perfection,

[-29-] Demanderoient un peu de répetition,

Si vous n'entassiez point passage sur passage,

A chanter proprement, si vous donniez vos soins,

Les méchans connoisseurs vous admireroient moins:

Mais aux gens de bon goût vous plairiez davantage.

Suprême, divine beauté,

Dont tout le monde est enchanté:

Profond sçavoir, esprit sublime,

Qu'en mes Vers à peine j'exprime,

Permettez-nous que sur le chant,

Nous ne vous admirions pas tant.] Sa raillerie doit déplaire à Monsieur l'Abbé pour [-26-] plusieurs raisons: ils ne pensent ni ne raillent pas l'un comme l'autre. Je me remets ici devant les yeux combien Monsieur l'Abbé m'éclaire et est sévere à mon égard, afin de me garantir de la vanité [-27-] que je pourrois prendre de m'être rencontré si juste avec un homme du goût et de l'expérience de Monsieur de Saint Evremont.

[-28-] Pour finir cét article de la Musique, Monsieur l'Abbé a-t-il crû que son éloquence ébloüiroit tous les Lecteurs, et leur feroit oublier qu'il est question entre nous de quantité de faits, et d'un long détail des differentes sortes de pieces des Compositeurs Italiens et François? Réfutet-il rien de tout cela? Y touche-t-il seulement? [-29-] Il abandonne jusqu'au charmant Ferini. Et si tous les faits que j'ai marquez, si tous mes détails subsistent, à quoi sert au fond tant de dépense d'imagination. * [Do<>. Quin. Capitulo 2. in marg.] la Maquina de tantos pertrechos? Que produisent en faveur de l'Italie tant de saillies qu'il voudroit bien rendre injurieuses, et qu'ils apellent lui et Monsieur son Journaliste, les expressions les moins desobligeantes?

* [Virgile. AEneid. livre 2. in marg.] Non tali auxilio, nec defensoribus istis

Tempus eget.

Monsieur l'Abbé dans son nouveau Livre, a tâché de se défendre et de m'attaquer; [-30-] mais il n'a pas défendu la Musique Italienne, ni attaqué la Françoise, et ce n'est proprement aussi que par honnêteté et pour entretenir commerce avec lui que je lui répons. Je ne m'en ferai pas accroire. Il est certain qu'il avoit droit de reprendre deux ou trois choses qui m'étoient échapées, ce que j'ai avoüé ailleurs par avance, et qu'il pouvoit en dire plusieurs, qui auroient du moins suspendu le mépris que je veux inspirer pour la Musique Italienne. Cela, c'est ce qu'il n'a point fait: je ne sçai s'il s'en est tenu à ses propres forces en Musique, ou s'il a emprunté celles de quelque ami secret: mais je suis sûr qu'il n'a consulté ni Couprin l'Organiste de saint Gervais, serviteur passionné de l'Italie, qui, pour récompense l'a élevé un degré plus haut que Monsieur l'Abbé et l'a fait Chevalier Romain, ni Bernier, ni Mesd. V. ni Mesd. C. Peut-être Monsieur l'Abbé n'a-t-il point voulu les aprocher, n'ignorant pas qu'ils n'étoient pas tout-à-fait contens de son premier Ouvrage. Ils le seront davantage du second. Les Lettres de Citoyen Romain ne se révoquent-elles point? Mais, si le coeur lui en dit, il ne tiendra qu'à lui de réparer le passé, en répondant à ma seconde et à ma troisiéme parties. Je prens ici la liberté de [-31-] l'y convier, mon Discours sur la Musique d'Eglise lui offrira dequoi exercer son zéle pour ses amis. En cas qu'il n'y réponde pas, j'oserai me vanter qu'il plie et qu'il ne le peut; et que pensera-t-on de la cause des Compositeurs Italiens, si on la voit abandonnée d'un Défenseur aussi affectionné que lui?

Le détail qu'il a pris la peine de faire de mes fautes particulieres, me donne trop bonne opinion de moi-même. Sans l'honneur de sa colere et de ses injures qui me rassure pleinement, je croirois qu'il m'épargne presque par mépris. Pas une faute de bienséance, fautes capitales, et à quoi les Dialogues sont si sujets; pas une pensée qui manque de justesse, rien de guindé. Encore un Censeur comme lui me rendroit vain. Mais je n'écris pas correctement; (j'y fais pourtant de mon mieux.) et il m'accuse de dix ou douze fautes de Grammaire. Seroit-il possible qu'en chicanant comme il fait, il n'y eût pas lieu de m'en reprocher davantage? Le Pere Bouhours n'est pas plus exact que je le serois. Pour moi, je ne me suis point occupé à relever les fautes de Grammaire du Paralelle (excepté basses contres, avec une s au pluriel, à cette derniere sillabe, que je relevai, parce que c'est un terme d'art.) Je ne m'occuperai [-32-] point à relever celles de la Défense, ni toutes les belles phrases de Monsieur l'Abbé, et je lui passe encore l'exactitude de stile de son Histoire de Cromvel, qui est un chef-d'oeuvre de Grammaire, hormis, par exemple, qu'il ne sçait pas, que le Royaume dont il traite, s'apelle en François la Grand' Bretagne, et non la Grande Bretagne.

De ces dix ou douze fautes sur lesquelles it me fait mon procés, il y en a la moitié qui consistent en quelques petites équivoques, quelques relatifs trop éloignez. Monsieur l'Abbé pourroit bien avoir raison en trois ou quatre endroits: cependant je ne les réformerai point. Il aura la bonté de songer que quand ces équivoques font si peu de choses au sens, que le Lecteur ne laisse pas de le voir sans s'y méprendre, l'Auteur feroit mal d'allonger et de rallentir sa phrase pour les corriger. Combien cette régle, qui est vraye par tout, est-elle à considérer dans des Dialogues? Il y a positivement trois de ces petites équivoques dans les quinze dernieres lignes de la premiere page de l'extrait, qui n'empêchent pas que ces quinze lignes-là ne soient fort bien écrites.

Monsieur l'Abbé chicane quelquefois si visiblement, qu'il me justifie là, ou du [-33-] moins qu'il prépare ma justification pour le reste. Par exemple, il reprend des Opera ont tombé. Il n'est point de terme d'un usage plus général. Cette Comedie, cét Opera, cette Tragédie tombe, tombera. Cela est à tout moment dans la bouche de tout le monde. On dit dans le même sens, cette Tragédie, cét Opera se soûtient, ne se soûtient point. On fait d'un Spectacle une espéce de personne. Monsieur l'Abbé a été plus sage que moi en France. Il n'a jamais été lié avec ceux qui aiment les Spectacles, ou qui les exécutent.

Mais voici effectivement deux fautes grossieres. J'ai dit, en atteignant son Livre: pour dire, en tirant son Livre de sa poche, et Monsieur l'Abbé le pardonneroit à peine à un Suisse. Sans examiner si c'est parler Suisse, je croi à present que c'est parler bon Normand: en quoi je suis d'autant plus obligé à Monsieur l'Abbé de m'en avoir repris, que j'aurois continué à m'en servir. J'ai dit encore, quelque soit la médiocrité; au lieu de quelle que soit. C'est un solecisme. Il a raison de même, un solecisme complet, et qu'une remarque expresse de Vaugelas que je sçai par coeur, auroit dû me faire éviter. Et voila comme je dispute.

Reste quatre façons de parler basses [-34-] ou surannées. Mais d'abord Monsieur l'Abbé et Monsieur son Journaliste ne sçavent-ils point que les Dialogues admettent, ou plûtôt demandent ces façons de parler familieres? Dés qu'elles sont constamment usitées dans la langue où on les employe, elles ne sont point basses en Dialogues: c'est ce qu'aprennent Platon et Ciceron.

* [Terenc. An<>ri. in marg.] Quorum aemulari exopto negligentiam

Potius, quam istorum obscuram diligentiam.

Si Monsieur l'Abbé et Monsieur son Journaliste étoient en commerce avec Platon et Ciceron, (mais je ne pense pas que ces deux gens-ci soient fort de leur connoissance.) Ils auroient remarqué dans les Dialogues de Platon et de Ciceron, des expressions qu'on ne trouve point dans leurs autres écrits. Ils n'ont qu'à voir comme Monsieur Dacier, qui connoît assurément le caractere du divin grec, prend soin d'accomoder de tems en tems, aux Dialogues qu'il traduit, nos mots et nos phrases les moins nobles; et combien le stile de ces beaux Livres de Natura Deorum, est-il plus lâche et plus négligé que le stile des Offices? C'est encore sur le précepte et sur l'exemple de Ciceron, que je me suis accoûtumé à entremêler de tems en tems dans mon discours quelques Vers entiers ou coupez ou un peu changez. Saepe [-35-] etiam, * [De orat. livre 2. in marg.] dit-il, versus facete interponitur vel ut est, vel paululum immutatus, vel aliqua pars versus. Usage qui paroît n'être pas du goût de Monsieur l'Abbé. Mais voyons mes quatre façons de parler basses ou surannés. Quand les voix des amoureux sont si en faucet, cela a le défaut d'être trop damoiseau. Lequel de ces mots est ou bas ou suranné? Des critiques de cette solidité et de cette importance devoient être nettes et précises. Est-ce des amoureux? Ils ne sçavent donc point que c'est un terme de Théatre. On dit au Théatre les premiers amoureux, les seconds amoureux, pour dire les premiers, les seconds rôles: et j'avois mis aussi, quand les voix des amoureux, (en italique) sont si perçantes et si en faucet, et cetera ce que ces deux méchans garçons supriment. L'ortographe faucet pour fausset est mauvaise, mais il n'y a que cela de vicieux, et Monsieur l'Abbé ni Monsieur son Journaliste n'y ont point songé. Dumesnil fêté et admiré. Cela seroit bien dans un stile plus revelé que le mien. Et en conversation fêter pour caresser, estimer, est si fort du monde, que je m'en servirai souvent, s'il leur plaît. Des accords tout leur saoul, tout leur saoul. Qui peut douter que les plus honnêtes gens et les plus puristes ne parlent tous les jours ainsi, et comment trouver mauvais [-36-] qu'on parle une fois ainsi dans des Dialogues, qui doivent copier le tour de leurs conversations? Un air long comme une histoire. Je suis surpris que Monsieur l'Abbé et Monsieur son Journaliste, avec toute l'érudition qu'ils ont en ces matieres-ci, ne se soient point aperçûs que c'est encore une espece de terme d'art. Ils nous donnent un air long comme une histoire, disoient tous ceux qui n'aimoient pas les grands airs à doubles de Lambert et de Camus. Il me sembla que je pouvois conserver ce terme. qui a quelque chose de naïf dans son défaut de justesse, et l'appliquer aux airs Italiens, ausquels il convient mieux; et n'en déplaise à mes deux excellens critiques, je croi qu'il n'est point desagréable, sur tout où il est placé.

Mais rien ne plaît, rien ne contente,

D'une main que nous n'aimons pas:

Et d'une main pleine d'apas,

Il n'est rien qui ne nous enchante.

Ils seront charmez des ouvrages de Monsieur Perraut l'Académicien leur maître. Quoiqu'il en soit, j'aime mieux voir Monsieur l'Abbé réveler impitoyablement à toute l'Europe, la turpitude de la complication de mes locutions abjectes, et me livrer ensuite aux qualifications collusoires de son foudroyant Journaliste, que ne pas représenter quelquefois l'air libre de la conversation, par quelques mots de l'usage [-37-] le plus familier et le plus commun.

A propos de Monsieur Perraut, Monsieur l'Abbé et Monsieur son Journaliste, m'ont vivement reproché le trait du Chevalier contre le Poëme du siecle de Loüis le Grand. Comme je cherche fort à les appaiser l'un et l'autre, je leur dirai que je m'étois reproché moi-même avant leur couroux, l'expression trop forte, quoique juste, dont j'ai usé en cét endroit. Je ne manquerai point de l'ôter. Et ici je commence à soupçonner un Mathématicien habile, Philosophe profond, Poëte excellent, d'avoir grande part à la mauvaise humeur du Journal. Il a fait faire par quelque homme à lui, cét extrait, qui se trouva prêt si heureusement, qu'il parut, à ce qu'on m'a mandé, plusieurs jours avant le Livre.

Monsieur le Journaliste finit son extrait par dire, qu'on ne laissera peut-être pas de demeurer persuadé, que la Musique Françoise vaut beaucoup mieux que la Musique Italienne. Il est toûjours railleur. Ceci est une ironie d'autant plus piquante, qu'elle aproche plus du naïf. Monsieur le Journaliste est sûrement en tout Italien de tout son coeur, et on lui procurera des Patentes de Citoyen Romain pour cét extrait.

Comme la matiere de nôtre dispute est intéressante, j'espere qu'on imprimera [-38-] un jour ensemble les deux Ouvrages de Monsieur l'Abbé R. et les miens, dans l'ordre qu'ils ont été faits. Je ne puis m'empêcher de le souhaiter. L'avantage que j'assurerai à nôtre Musique par tant de faits et de déails précis, que Monsieur l'Abbé n'a osé seulement éfleurer, me consolera des desavantages personels que je puis avoir pour le reste, et que la politesse de ces Messieurs n'a pas pû cacher tout-à-fait. Je redirai encore ici, puis qu'enfin c'est le capital, qu'en ce qui concerne les faits et les détails de Musique, la Défense de Monsieur l'Abbé est l'aprobation la plus ample et la plus formelle de ma premiere Partie, que nous eussions pû lui demander. Il trouve à propos de dire, que j'ai été deux ans à faire les trois Dialogues. Les dates montrent clairement qu'ils étoient faits cinq ou six mois aprés le Paralelle; mais du moins il ne se plaindra pas cette fois-ci de ma paresse à lui répondre. L'envie que j'ai euë de lui rendre promtement ce devoir, pour mériter qu'il en use de même sur ma seconde et ma troisiéme Parties, me coûte quelque chose, et peut-être à lui aussi. Un peu plus tard, je ne lui aurois répondu que quatre mots; et une pitié pure et entiere, ne m'auroit pas permis la moindre malice.

Le 23. Décembre 1705.

[-39-] ECLAIRCISSEMENT sur BUONONCINI.

JE dois un éclaircissement particulier sur Buononcini, à sa grande réputation. Monsieur l'Abbé l'avoit confondu parmi les autres dans le Paralelle; mais cette fois-ci il le distingue, et it en * [Défense page 44. in marg.] parle fort bien, sans exagerations, et comme les meilleurs Connoisseurs du parti. Ça été le seul endroit de la Défense qui m'ait inquiété.

Quand je fis les premiers Dialogues, je n'avois qu'entendu quelques airs qu'on m'avoit donnez pour airs de Buononcini. Je l'apelai là-dessus un Cuisinier à épices et à sausses. En faisant le quatriéme et le cinquiéme Dialogues, je vis, c'est-à-dire, j'examinai ses duo, et j'en fus si mal content, que je l'apelle là le sublime Buononcini, d'une maniere encore plus marquée. J'entendis cét Eté à Paris un assez grand nombre de ses Cantates entieres, pour en parler à present avec assurance. Elles me semblerent véritablement dignes [-40-] d'être loüées de ceux qui les loüent, rafinées, piquantes.

* [Imitat. de Desp. sat. 10. in marg.] Et qui n'ont en effet, quoi qu'on puisse conter,

D'autre défaut, sinon qu'on ne les peut chanter.

Mais les Musiciens qui les chantoient, quoique Musiciens de profession, paroissoient souvent détonner, tant les tons étoient transposez, hors du mode, dissonans: et souvent il étoit impossible au joüeur de Clavessin qui joüoit les basses, de les joüer telles qu'elles étoient, sur un de nos Clavessins, qui n'ont point de touches coupées, comme ceux d'Italie. Je trouvai que le caractere de Buononcini a beaucoup de raport à celui de Corelli. Ils font tous deux peu de fugues, de contrefugues, de basses contraintes, beautez fréquentes dans les autres Ouvrages Italiens: et ils font l'un et l'autre leurs délices ordinaires de tous les intervales les moins usités, les plus faux et les plus bizares, en quoi je pourrois ne les pas reconnoître pour si sçavans; car les fugues, les contrefugues, les basses contraintes sont, ce me semble, les grandes preuves de science.

Je me souviens que dans une Cantate qui commence par lontan del vostro bel viso, qui est une plainte des maux de [-31 <recte 41>-] l'absence; et qui, sur tout vers le milieu, est pleine de dissonances, à faire frayeur, Buononcini met sur la syllabe nan, du mot Lontananza, éloignement, un passage d'environ 35 notes, pendant lequel la basse fait un tintamarre merveilleux, et deux vers aprés à la rime costanza, un autre passage de huit ou neuf mesures, et de 55 ou 60 notes de trois modes, encore sur la syllabe tan, et pendant lequel la basse travaille encore de toute sa force. Premierement, ces deux syllabes nan et tan ont été mal choisies pour des passages; car elles font de nécessité hannonner, et aprés cela un roulement de 55 notes, où l'on change trois fois de mode, convient-il à costanza? La constance est ferme, et presente à nôtre esprit quelque chose qui ne remuë point. Qu'un François veüille exprimer ce mot, il l'exprimera par une tenuë bien grave. Si j'osois adresser aux partisans du goût Italien, une des douceurs que Monsieur l'Abbé m'a * [page 60. in marg.] dites, et celle-ci est une des moindres. Messieurs, leur dirois je, vous n'êtes pas obligez comme hommes de sçavoir la Musique; mais pouvez-vous vous dispenser de comprendre les choses pour l'intelligence desquelles il ne faut que le simple sens commun? La célébre Cantate quando ridi, ou un amant se meurt pour [-32 <recte 42>-] une belle bouche? à quatre morceaux, quatre airs, de quatre modes différens: chaque air est encore semé de notes qui sortent de son mode, et le mode prétendu de cette piéce, celui en quoi elle commence et elle finit, est celui qui régne le moins: elle passe d'un air à l'autre immédiatement d'E si mi b mol en E si mi naturel, ce qui est une chose inoüie; et il y a un endroit qui s'attire, et qui mérite une attention particuliere. Voici les paroles: Dolcissimo il morire, se da si bella bocca veggio lo stral' uscir che morte scocca. Le trépas m'est trés-doux, si je voi sortir d'une si belle bouche le trait que la mort me décoche, ou bien le trait qui me décoche la mort. Ce che morte scocca, est équivoque. Mais en cas que ce soit le trait qui décoche la mort, il est singulier que le trait, qui est d'ordinaire décoché, décoche ici: en cas que ce soit la mort qui décoche le trait, il est plus singulier encore que la mort soit dans cette belle bouche, pour en faire sortir ce trait assassin. Je n'avois jamais vû la mort logée là. N'importe. Buononcini a toûjours mis à bon compte sur l'o du mot scocca, une roulade de 30 notes à peu prés, on la chante quatre fois, ce sont 120 notes pour cét o seul; et il n'est pas commun non plus que la mort [-43-] soit décochée et reçûë de cette gayeté. Cét Amant meurt assurément de fort bonne grace, nos Amans François rechigneroient bien davantage en mourant. Dans la Cantate, amore e come mai d'un sguardo, je remarquai une basse d'environ 20 mesures à 4 tems, de huit notes pour chaque tems, la vîtesse est violente; et cela tandis que le dessus qui peint les soûpirs d'amour, ardenti sospiri, fait un chant estropié et qui a deux pauses, par mesure. Pourquoi cette basse trouble, étourdit-elle ainsi les soûpirs du Chanteur? apparemment elle est en colere de ce qu'il soûpire tant, ou elle veut le réjoüir.

Pour plus d'exactitude, j'ai emprunté depuis le Livre de Monsieur l'Abbé R. quelques Cantates de Buononcini, que j'ai examinées. Ce héros de l'Italie répand les richesses des ornemens de sa Musique avec une telle profusion, que la simplicité ne sçauroit être une vertu de sa connoissance. Il évite les chants unis et qui se presentent d'eux-mêmes, comme Lulli évite les chants trop recherchez: Buononcini ne se contente jamais de répeter deux ou trois fois les siens, il les rebat toûjours cinq ou six, principalement ceux de ses basses: il ne met d'ordinaire à ses clefs que deux diesis ou deux [-44-] b mol, afin de parer sans cesse son chant de diesis, et de b mol d'accident: au lieu que s'il en mettoit d'abord trois, il ôteroit l'embaras de ces demi tons hors d'oeuvre. Pour son expression, elle est trés-Romaine, on vient de le voir: Nous usons quelquefois en Vers et en Prose de contre-véritez, dans lesquelles on entend fort juste le contraire de ce qu'elles semblent dire: peut-être les Musiciens Italiens veulent-ils user de contre-expressions, qui reviennent à l'expression vraye et convenable, à force de s'en éloigner visiblement. En ce cas Buononcini a un grand art d'exprimer. Quant à l'agrément, voici ce que je mets en fait, et sur quoi je défie Monsieur l'Abbé de me dédire. Il n'y a point de Cantate de Buononcini, où, l'un portant l'autre, je ne trouve une pause, un soûpir, ou un demi-soûpir, en chaque mesure: une dissonance ou un accord extraordinaire, inusité, en deux mesures: un changement de mode ou un mouvement outré et impraticable, en quatre mesures: un faux progrés, une neuviéme ou une dixiéme, quelque ton que la voix ne puisse chanter sans contrainte et sans effort, en six mesures: Il n'y a point de Cantate enfin, où l'on me fasse voir un chant aisé et coulant, de la durée de deux mesures. [-45-] La rapsodie de toutes les duretez, les bizarreries, les affectations possibles, s'apellera-t-elle une Musique agréable et gracieuse? Gracieuse et agréable donc pour des gens yvres ou furieux. Tel auroit été le caractere de celle que les Anciens auroient faite pour ceux qui célébroient les Orgies de Bacchus ou les fête de Cybele. Et quel naturel demeure dans tout cela? Buononcini chasse la nature avec une fourche * [Naturam expellas furcà, tamen usque redibit. Horat. in marg.] si forte, qu'il l'empêche bien de revenir. J'ai dit que les airs Italiens du premier prix, méprisables du côté de l'expression, ont un beau chant. Monsieur l'Abbé me pardonnera de n'attribuer pas même ce mérite-ci aux Cantates de Buononcini. Elles ont de tons qui piquent de tems en tems, mais presque toûjours un chant aigre et rompu, qui fait cruellement souffrir. Non-seulement les vieux Maîtres Italiens, les Luigi et les Carissimi lui font honte là-dessus: J'en ai vû de cét âge et d'une réputation médiocre, qui du moins n'ont point eu de rang dans les listes du Paralelle, et qui le surpassent par cét endroit, Mancini, Nicolo Fago, et cetera de la fécondité, de l'invention, du génie, Buononcini en montre. Il feroit fort bien, s'il ne prenoit pas à tâche de faire fort mal.

[-46-] Mais, quoique le défi que je fais, qu'on puisse contredire ce premier détail, loin déja précis, je veux entrer dans une discussion encore plus grande et plus pressante. J'ai raporté dans les Dialogues les extravagances Italiennes en général, et j'ai esperé qu'on les croiroit, parce que Monsieur l'Abbé, l'homme du Sénat Romain, les avoit le premier raportées pour les loüer; et parce qu'il ne faut qu'avoir des oreilles ou des yeux, et ouvrir ou entendre les ouvrages Italiens, pour se convaincre de la verité de ce que je dis. Cependant j'ai eu tort d'esperer qu'on croiroit des faits généraux, il est besoin de specifier tout-à-fait les lieux et les choses. Examinons donc une Cantate de Buononcini, comme nous avons examiné une sonate de Corelli, afin de satisfaire également Monsieur l'Abbé sur ces deux héros des deux genres de Musique. La Cantate arde il mio petto amante, venuë trés-sûremeut d'Itatie, et marquée du nom du Dieu des Cantates, nous ennuyera moins qu'un autre, Monsieur l'Abbé et moi. Elle est trés-courte et des plus sages, (car mon propre intérêt m'oblige à choisir une des meilleures, de peur de ne point finir.) cependant examinée encore d'une vûë indulgente, elle nous fournira assez d'exemples de ce que sçait faire Buononcini.

[-47-] Et d'abord je donnerai un second échantillon des paroles Italiennes, qui fasse concevoir combien la Poësie et la Musique de ce Païs-là se ressemblent: Un Amant qui * [Bienque eeint de playes, brûle. in marg.] benche cinto di piaghe, arde qui ressent faci * [Feux et dards. in marg.] e dardi, c'est-à-dire, qui est rôti et boüilli en même tems, se plaint ainsi dans le grand air de cette Cantate. * [Mi ferit' e sete belle, pupillete adorate, che dagl' Archi diduc stelle sono dolci le saette. in marg.] Vous me frapez et vous êtes belles, petites prunelles que j'adore, parce que les fléches des arcs des deux étoiles sont douces. Il ne rend pas d'autre raison des charmes que conservent pour lui deux yeux qui l'accommodent si mal et, parce que les fléches des arcs des deux étoiles sont douces, il est trés-content de brûler. O Virgile, ô Catulle, ô Tibulle, l'Auteur de ces Vers demeure peut-être au même endroit où vous avez fait une partie des vôtres!

La Musique de cét air est de la même nature que la Poësie. Cét homme transporté d'amour parle et chante avec une tendresse semblable. Je ne puis pas specifier les ridicules de l'expression. Le détail d'un jeu de chant, qui n'a ni sel ni raison, ni but, se dérobe à l'envie que j'aurois de le décrire. Cette sorte de badinage-là se sent et ne se represente point. Mais en verité cela est falot. si j'ose user d'un terme bas, qui en donne quelque [-48-] idée, est-il possible que les François qui admirent Buononcini fassent la moindre attention à la maniere dont il exprime ses paroles? Les entendent-ils seulement, sçavent-ils un peu d'Italien? Et quand je songe à ceux qui sont charmez d'un air sans juger et sans pouvoir juger comment les paroles y sont exprimées, combien les tons conviennent au sens, je me souviens de ces héros de Roman, de l'Almanzor du Polexandre, et cetera qui deviennent amoureux sur un portrait. Le péril de se tromper est grand et risible pour les uns et pour les autres. Maintenant j'aurai l'honnenr de dire à Monsieur l'Abbé, que dans la douziéme mesure de nôtre Cantate, le mot amore finit par une noire, suivie d'un soûpir: c'est la derniere note d'une cadence, on devroit faire entendre cette note: Buononcini y met un soûpir exprés, pour empêcher qu'elle ne soit entenduë, il veut que la voix demeure en l'air: il en use ainsi trois fois dans cette Cantate de 42 mesures, et c'est par tout son usage favori. Ceci prouve en passant nettement la difference que j'ai tant relevée de la maniere de chanter des Italiens et de la nôtre. Au lieu que nous nous attachons à ne laisser aucune obscurité à ce que nous chantons, et pour cela à marquer les finales, à apuyer dessus: [-49-] les Compositeurs Italiens, par cette belle invention d'un soûpir aprés la finale, contraignent leurs Chanteurs, fort portez à leur obéïr, de ne la point prononcer du tout.

Les mesures 14 et 15, sont un essai magnifique de duretez continuées jusqu'où on peut aller. On entend premierement une quarte toute pleine, de laquelle Buononcini monte à une septiéme, par un progrés de triton: de la septiéme il passe à la neuviéme, d'où il redescent à la sixiéme, puis à la quarte. Le chant est rare et agréable. Heureuses les oreilles de plomb en cét endroit! Tous les Maître de France citent Buononcini comme un modéle pour le gracieux * [Défense. page 44. in marg.], dit Monsieur l'Abbé, et c'est le seul Italien qu'ils citent en ce genre. Accommodons-nous ici avec Monsieur l'Abbé. Croyons-le à moitié, mais ne le croyons qu'à moitié.

Il ne seroit pas honnête qu'une Cantate fût sans quelque roulement qui en vaille la peine. Celle-ci, mesures 17 et 18, en a un de 23 notes sur le mot sguardi, piu vezzosi sguardi, les regards les plus flatteurs. Ce roulement finit à la verité par deux octaves, ce qui n'est pas tout-à-fait permis; mais en revanche il décend et remonte, et par là il peint [-50-] joliment l'action d'une belle personne, qui abaisse et releve ses yeux sur quelqu'un. Voila une peinture; cependant à combien de gens échapera-t-elle? Je conseillerois aux Compositeurs Italiens de faire quelquefois comme cét Orbaneia, peintre d'Ubeda, qui quand il avoit peint un Coq, mettoit à côté, c'est un Coq, afin que tout le monde le connût. * [Don. Guix. parte. 2. libro V. cap. 3. in marg.] Tal vez pintava un gallo de tal suerte y tan mal parecido, que era menester, que con letras goticas escriviesse junto ael, este es gallo. Peut-être peignent-ils quelquefois à l'avanture comme lui, al qual preguntandole que pintava, respondiò lo que saliere, il seroit utile et de bon sensqu'ils avertissent de même leurs admirateurs de l'expression qui s'est rencontrée dans leurs accords et dans leurs roulades.

Mesure 19. la basse commence seule un chant, qu'elle continuë pendant les 16 ou 17 mesures suivantes, et que j'avoüe être imité de la nature. Excepté qu'il est un peu trop vîte, c'est certainement le cri d'un coucou.

En passant de la 40 à la 41. mesure, Buononcini fait une tierce diminuée, une tierce composée de deux demi-tons. Celui-ci n'est pas suportable. J'ai été à Vêpres chez des Religieuses, (les Religieuses [-51-] de la Visitation, si je me trompe.) dont le Deus in adjutorium commençoit ainsi. Leur Deus étoit une espece de tierce pareille: nous faisions la mine sans y songer; et j'ai oüi conter depuis qu'elles ont été obligées de demander permission de changer ce vilain chant. Le gracieux Buononcini le va chercher, lui, et tout cela, tout ce que je viens de reprendre, n'est qu'une petite partie de ce que je reprendrai, lorsque je ne lui passerai rien de mauvais. Mais enfin, sur ceci seulement, quel compliment pourrois-je faire à nos François Italiens? J'ai dequoi leur dire des douceurs sans qu'il y aille du mien, Monsieur leur Orateur m'en a prété en abondance: Messieurs, leur dirois-je, * [Cardin. Benti<>. in marg.] Humilissima mente e con ogni riverenza, vôtre goût me surprend toûjours. * [Défense. page 40. in marg.] Il est impossible de l'expliquer autrement, que par la méchanique d'un cerveau, dont la constitution soit entierement opposée à celle du cerveau des autres François. Il faut nécessairement, pour aimer ces beautez Italiennes, que tout ce qui étoit et qui est à l'endroit dans les cerveaux de nos peres et dans les nôtres, soit à l'envers dans les vôtres, que les parties qui étoient et qui sont dessus, soient dessous, et que celles qui étoient et qui sont à droit, soient à gauche. Ces jolis traits [-52-] de Corelli et de Buononcini, dont vous êtes enchantez, choquent, renversent toutes les régles et de la Musique et du bon sens: on vous défie de trouver quoique ce soit de pareil dans Boesset, Lambert, Camus, dans tous les Ouvrages de Lulli, et dans les Ouvrages de Campra de Desmarets, de Monsieur des Touches, qui ont eu du succés: toute la France, les gens de la Cour, les Connoisseurs, ont jusqu'ici méprisé, abhorré de si fausses beautez; et vous, Messieurs, vous n'estimez, vous ne pouvez plus souffrir autre chose: vôtre cause avoit besoin d'un Défenseur d'une éloquence puissante, vous êtes bienheureux de l'avoir trouvé. Pour conclusion, ce Défenseur du goût Italien souffrira que je lui fasse un dernier défi: quoique je ne sois pas Compositeur de mon métier, quand je voudrai prendre une belle simphonie ou un beau chant de Lulli, * [Isis prol. in marg.] le Prélude des Muses, par exemple, ou

* [Roland Acte 1 Scene 5. in marg.] Je ne verrai plus ce que j'aime.

Je gage d'en faire une sonate, une Cantate d'un mérite exquis, en les gâtant à plaisir, en les lardant à tors et à travers de pauses, de dissonances, de faux intervalles, de roulemens au hazard: et que Monsieur l'Abbé, avec toutes les ressources [-53-] de sa science de Musique, raccommode et corrige comme il voudra telle sonate de Corelli ou telle Cantate de Buononcini qu'il voudra choisir, il n'en fera jamais une simphonie, un air François que nous admirions, parce qu'il n'en trouvera jamais le fond nécessaire d'expression ou de chant. C'est une épreuve que tous les Musiciens pourront faire, principalement à l'égard de Buononcini.

Traits du peuple en courroux, pommes * [Nespoli. in marg.], nefles * [Merangole. C'est la coûtume en Italie d'en jetter à la tête des mauvais Musiciens, des mauvais Acteurs Quando un Musico o un autore fa del coglione e dispiace al gl' uditori o a gli spettatori, nespoli e Merangole si tirano as suo cesso di lutte le bande. in marg.], oranges,

Sifflets de toute espece et de toute grandeur,

Volez sur ce Compositeur,

Célébrez ses loüanges.

J'espere que Monsieur l'Abbé de son côté pesera mes raisons et mes citations, et voudra bien m'honorer d'une seconde réponse, que je lui demande de nouveau trés-humblement, dans laquelle il examinera si elles sont justes. Et ne voudroit-il point aussi, lui, ou quelqu'un de ses amis, défendre le Traité de la Musique des Anciens, de Monsieur Perraut le Médecin?

FIN.


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