TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

Data entry: Peter Slemon
Checked by: Dan Bishop
Approved by: Peter Slemon

Fn and Ft: GAUTRA4 TEXT
Author: Gauthier, François Louis
Title: Traité contre les mauvaises chansons
Source: Traité contre les danses et les mauvaises chansons (Paris: Froullé, 1785), 241-347.

[-241-] TRAITÉ CONTRE LES MAUVAISES CHANSONS.

AVANT-PROPOS.

La même raison qui a engagé autrefois Tertullien à composer son Traité contre les Spectacles, m'a déterminé aussi à écrire contre les mauvaises Chansons. Il se proposoit, comme il nous l'apprend lui-même, d'empêcher, autant qu'il le pourroit, que quelqu'un ne péchât par ignorance, ou ne se fît illusion en croyant qu'il est permis d'aller aux spectacles. (De Spectaculis, C. I, p. 72.) Ne aut ignorando, aut dissimulando quis peccet. Car, ajoute-t-il, l'amour du plaisir a tant de force sur la plupart des hommes, qu'il les porte à différer de s'instruire de ce qui leur est défendu, pour avoir un prétexte de s'y satisfaite, ou à tâcher de corrompre leur propre conscience par de fausse raisons par lesquelles [-242-] ils se persuadent que le mal auquel ils ne veulent pas renoncer, n'est pas un mal réel. Tanta est voluptatum vis, ut ignorantiam protelet in occasionem, et conscientiam in dissimulationem.

Combien, dit encore Tertullien, (Ibid. C. II, page 73,) l'ignorance humaine croit-elle être sage dans ses raisonnemens, surtout lorsqu'elle craint qu'on ne lui enleve quelque chose des joies et des avantages de ce siécle! Quàm sapiens argumentatrix sibi videtur ignorantia humana, praesertim cùm aliquid ejusmodi de gaudiis et fructibus saeculi metuit amittere! En est-on pour cela moins dans l'erreur? Et ce que Dieu condamne, parce qu'il est mauvais, peutil jamais être excusé, ou approuvé comme bon? Erramus, nusquam et nunquam excusatur quod Deus damnat. Tous les raisonnemens des hommes ne peuvent faire changer de nature à ce qui est vraiment bon ou mauvais; et les choses ne sont réellement que ce qu'elles sont, selon la vérité de Dieu et le jugement qu'il en porte: Non potest aliud esse, quod verè quidem est bonum seu malum: omnia autem penes veritatem Dei fixa sunt.

Pour appliquer aux Chansons, que beaucoup de personnes se croyent permises, quoiqu'elles soient interdites par la Religion, ce que Tertullien dit ici des [-243-] Spectacles, il ne s'agit que de montrer que les Chansons que j'entreprens de proscrire, sont réelement mauvaises, selon le jugement et la vérité de Dieu; et il ne me sera pas difficile, avec le secours de Dieu, de le montrer par des preuves incontestables et sans réplique. Pour cela, je distingue plusieurs especes de Chansons qui sont toutes mauvaises et défendues, quoique dans le mal qu'elles renferment il y ait différens dégrés qui rendent les unes plus mauvaises que les autres.

Ces différentes especes de mauvaises Chansons sont, Premier. les Chansons obscenes et dissolues. Deuxieme. Les Chansons d'amour. Troisieme. Les Chansons qui ne respirent que l'amour des plaisirs sensuels, qui relevent le bonheur de ceux qui les goûtent, et qui sont de vives invitations à jouir de la vie présente, comme s'il nous étoit permis d'y chercher notre bonheur, et d'y fixer nos prétentions. Quatrieme.. Les chansons à boire. Cinquieme. Les Chansons où l'on emploie, pour exciter à rire, des paroles de l'Ecriture-saint ou de l'Eglise, auxquelles on donne un sens de plaisanterie. Sixieme. Enfin, les Chansons dans lesquelles on blesse la charité qui est dûe au prochain, parce qu'on y attaque sa réputation, ou qu'on l'y tourne en raillerie.

[-244-] CHAPITRE PREMIER.

Des Chansons obscenes et dissolue.

On comprend facilement que les chansons que j'appelle obscenes et dissolues, sont celles où l'on exprime plus ouvertement et avec moins de réserve, des sentimens ou des actions contraires à la pudeur. N'est-il pas bien affligeant qu'on se trouve dans la nécessité dedéfendre de pareilles chansons à des Chrétiens, dont Saint Paul dit, I. Thess. c. 4. v. 7.) Dieu ne nous a pas appellés pour être impurs, mais pour être saints; et dont il veut en conséquence que la modestie soit connue de tous les hommes? (Philip. c. 4, v. 5.) Ces chansons renferment en elles-mêmes tout le mal et tout le poison des paroles déshonnêtes, puisqu'elles en sont composées. Saint Paul les adonc ouvertement et expressément condamnés, en parlant dans ses Epîtres, aussi souvent qu'il l'a fait, contre les paroles déshonnêtes et les discours libres. Comme la corruption de notre siécle rend ces paroles déshonnêtes et ces conversations libres, maintenant trèscommunes, je crois devoir m'étendre un peu sur ce point, pour opposer, s'il est possible, quelque barriere à un si grand désordre.

[-245-] Je vais rapporter de suite ce que Saint Paul dit en différens endroits de ses Epîtres, écrites pour les fidèles de tous les siécles, contre les mauvaises paroles, qui certainement étoient alors beaucoup plus rares qu'elles ne le sont parmi nous. Peut-être que toutes ces exhortations réunies dans un seul point de vue, feront plus d'impression que si elles étoient éparses et considérées séparément.

Dans l'Epitre aux Ephésiens, le Saint Apôtre dit, (C. 4, vv. 29 et 30.) Que votre bouche ne profere aucune parole mauvaise; mais que toutes celles qui en sortent soient saintes et propres à nourrir la Foi, afin qu'elles inspirent la piété à ceux qui les écoutent. Ne contristezc pas le Saint-Esprit, qui est le sceau dont Dieu vous a marqués pour la rédemption. Dans le Chapitre suivant de la même Epître, le Saint-Esprit explique d'une maniere plus particuliere quelles sont ces mauvaises paroles qu'il a recommandé de ne pas proférer. (C. 5, v. 4.) Qu'on n'entende, dit-il, parmi vous, ni parole déshonnête, ni folie, ni boufonnerie, ce qui ne convient point à votre état; mais plutôt des actions de graces.

Enfin dans l'Epître aux Colossiens, entre plusieurs péchés auxquels Saint Paul exhorte les nouveaux fidèles à renoncer, il nomme [-246-] expressément las paroles déshonnêtes. Renoncez, leur dit-il, (C. 3, v. 8,) à la colere, à l'aigreur, à la malice, aux médisances, aux paroles déshonnêtes, les bannissant de votre bouche.

Saint Paul appuie ces exhortations sur les raisons et les motifs les plus capables de faire impression sur ceux dont l'esprit et le coeur ne sont pas entièrement fermés aux vues et aux sentimens de la Religion. Consiserons les chacune en particulier. La premiere raison pour laquelle Saint Paul veut que nous évitions toutes les paroles déshonnêtes, c'est qu'elles ne conviennent point à notre vocation. Quelle est la vocation des Chrétiens? C'est une vocation à la sainteté. L'Apôtre le répéte souvent à la tête de ses Epîtres. Dans l'adresse de l'Epître aux Romains, on lit: (Chap. 1, v. 7.) A vous tous qui êtes à Rome, chéris de Dieu et appellés pour être saints. On lit la même chose dans le commencement de la premiere Epître aux Corinthiens: (C. 1, v. 2.) A l'Eglise de Dieu qui est à Corinthe; aux fidèles pour pellés pour être saints.

C'est à quoi, selon le même Apôtre, se réduisent toutes les volontés de Dieu par rapport à ceux qu'il a appellés au Christianisme. La volonté de Dieu, dit-il, est que vous soyez saints. (I. Thess. c. 4, v. 3.)

[-247-] Les Chrétiens étant obligés indispensablement d'être saints, ils doivent l'être toujours et en tout, et par conséquent dans leurs paroles comme dans leurs actions; et rien ne marque plus qu'un coeur est corrompu, que les mauvaises paroles, par ce que, comme le dit Jesus-Christ, (Luc. c. 6, v. 45.) La bouche parle de la plénitude du coeur: elle est comme un canal par lequel le coeur se décharge de ce qui le remplit: c'est pourquoi Saint Jacques compare les paroles à l'eau qui coule d'une source. (C. 3, v. 11.)

"On peut donc, selon Saint Jean Chrysostôme, (In Ps. 5, tom. 5, page 36,) appliquer très-justement à ceux qui aiment à tenir des discours libres, et à proférer des paroles déshonnêtes, ce que dit David: (Ps. 8, v. 10.) Leur bouche est un sépulcre ouvert. Lorsque les sépulcres sont fermés, l'infection qui est au-dedans ne se fait pas sentir: mais les ouvre-t-on? aussitôt la mauvaise odeur causée par cette infection, en sort. De même lorsque la bouche est fermée par le silence, s'il y a dans le coeur des passions qui le corrompent, elles demeurent plus cachées et plus secrètes; mais quand la bouche s'ouvre pour proférer des paroles déshonnêtes, alors la corruption du coeur s'exhale pour ainsi dire au dehors, et se fait sentir. Cette mauvaise odeur spirituelle qui sort [-248-] de la corruption de l'ame, est bien plus à charge à ceux qui ont de la foi, que celle qui frappe les sens n'est incommode à ceux qui y sont exposés. Que votre bouche, conclut de-là Saint Jean Chrysostôme, ne soit donc pas un sépulcre, mais qu'elle soit plutôt un trésor d'où sortent des paroles saintes et édifiantes: Ne sit ergo os tuum sepulchrum, sed thesaurus. Il y a entre les trésors et les sepulcres cette différence, que les sépulcres corrompent ce qu'on y met, au lieu que les trésors conservent les biens qui y sont renfermés...... Si on enterre les corps morts hors des villes, combien plus devroit-on en éloigner ceux qui proférent des paroles qu'on peut appeller des paroles mortes, verba mortua, parce qu'elles ne sont point animées de l'esprit de vie, qui est le Saint-Esprit! Ces paroles mortes, après avoir donné la mort à l'ame de ceux qui les proférent, la donnent encore souvent à ceux qui les entendent. Les bouches infâmes qui les proférent sont comme une peste dans les villes où elles sont: Hujusmodi enim ora, sunt communis civitatis pernicies." "En effet, (c'est toujours Saint Jean Chrysostôme qui parle) comme le sarment et le bois sont l'aliment du feu qu'ils servent à entretenir; ainsi les mauvaises paroles [-249-] sont l'aliment des mauvaises pensées. (Homélie sur Saint Paul, II Cor. c. 7, v. 2.) Ut igitur ignis alimentum ligna sunt et sarmenta, ita pravae cogitationes verbis aluntur. Votre coeur n'est-il donc pas pur? qu'au moins votre bouche le soit: Non est tibi mens munda? saltem mundum sit os."

Une seconde raison que Saint Paul emploie pour détourner les fidéles des paroles déshonnêtes, c'est l'obligation où ils sont d'employer leur langue à bénir Dieu de qui ils l'ont reçue, et à lui rendre graces de ses bienfaits. Après avoir dit: qu'on n'entende parmi vous ni parole déshonnête, ni folie, ni bouffonnerie, il ajoute sur-le-champ: mais plutôt des actions de graces. Il écrit encore aux Hébreux: (C. 13, v. 15.) Offrons sans cesse à Dieu par Jesus-Christ, un sacrifice de louanges, c'est-à-dire, le fruit des lévres qui rendent gloire à son nom. Qu'on remarque bien ces paroles, le fruit des levres. Saint Paul fait entendre par-là que notre bouche et nos lévres étant comme un fonds qui appartient à Dieu, parce qu'il nous a créés, et parce qu'il nous a acquis au prix du sang de son Fils, c'est aussi pour lui que ce fonds doit produire son fruit: Or le fruit de nos lévres, ce sont les paroles qui sortent de notre bouche; elles [-250-] doivent donc tendre toutes à honorer et à glorifier Dieu. Mais comment accorder ces paroles du louanges de Dieu et d'actions de graces de ses bienfaits, avec des paroles déshonnêtes? La bénédiction et la malédiction partent alors de la même bouche, dit l'Apôtre Saint Jacques en se plaignant de ce désordre. (C. 3, vv. 10, 11, 12.) Ce n'est pas ainsi, qu'il faut agir: Une fontaine jette-t-elle par une même ouverture de l'eau douce et de l'eau amere? Un figuier peut-il porter des raisins, et une vigne des figues? Ainsi, nulle source ne peut donner en même-tems de l'eau salée et de l'eau douce. Il en est de même de la bouche, par rapport aux paroles qui en sortent: des qu'elle s'ouvre pour proférer de mauvaises paroles, elle ne peut ni louer ni bénir Dieu d'une maniere qui soit digne de lui, et qui lui soit agréable.

C'est pour avertir qu'une bouche destinée à louer Dieu, doit être exempte de la corruption des mauvaises paroles, et sur-tout des paroles déshonnêtes, qu'une des cérémonies qu'on observe dans l'administration du Sacrement de Baptême, est de mettre du sel béni sur la langue de la personne que l'on baptise. Car comme l'effet ordinaire du sel est de préserver de la corruption les viandes auxquelles on l'applique: de même l'effet de la grace du Christianisme qui est [-251-] donnée par le Baptême, doit être de préserver les Chrétiens de la corruption des mauvaises paroles. Aussi Saint Paul compare-t-il la véritable sagesse, qui est celle 'que la grace produit, et qui doit être notre compagne inséparable, à un tel dont toutes nos paroles doivent être assaisonnées. Que toutes vos paroles, dit-il, (Coloss c. 4, v. 6,) soient accompagnées de graces, et assaisonnées du sel de la sagesse; en sorte que vous sçachiez répondre à chacun comme il convient.

A la Sainte Messe, dans la préparation au Sacrifice, et lorsqu'on commence à lire l'Evangile, nous faisons le signe de la Croix sur notre bouche, comme sur notre front et sur notre coeur. Cette sainte pratique qu'il ne faut pas observer par routine, mais avec réflexion et avec des sentimens qui nous la rendent utile, ne nous dit-elle pas que tout doit être saint dans nos discours comme dans nos affections, et faire honneur au Christianisme dont nous faisons profession? Quel scandale donc, si d'une bouche ainsi sanctifiée, de cette bouche qui rend gloire à Dieu das les assemblées publiques de prieres, sortent des paroles libres, des discours licentieux qui naissent de la corruption, et qui la portent dans le coeur des autres?

Quand Saint Jacques demande: Si un [-252-] figuier peut porter des raisins, ou une vigne des figues, c'est comme s'il disoit: En voyant un arbre, on sçait quel fruit il produira. Il faut de même, puisque nous sommes Chrétiens, qu'on n'entende de nous que des paroles de bénédictions, des paroles pleines de sagesse et édifiantes, qui montrent que nous sommes de vrais Chrétiens, et que nous ne trompions point cette attente en tenant des discours dont d'honnêtes Payens rougiroient. Une nouvelle naissance en Jesus-Christ a dû nous rendre des hommes tout différens de ceux qui ne sont pas Chrétiens. Et puisque nous avons été rendus participans de et nature de Dieu, comme Saint Pierre le dit expressément; (Ep. II, c. 1, v. 4,) nous sommes obligés de ne rien produire au-dehors, qui ne se sente de la dignité et de la sainteté d'une Nature si sublime.

Saint Jean Chrysostôme a employé, pour détourner des mauvaises chansons, la raison que je viens de déveloper, tirée de la consécration de notre bouche et de notre langue à Dieu, pour ne servir qu'à le louer; et il a en même-tems ajouté cette autre considération: Que "par la Communion, le Corps et le Sang de Jesus-Christ entrent dans notre bouche et reposent sur notre langue." Après avoir rapporté l'endroit de l'Epître aux Colossiens, où Saint Paul [-253-] exhorte à ne proférer que des paroles accompagnées de grace, et assaisonnées du sel de la sagesse, il ajoute: (in Ps. 140, Tome V, page 433.) "Pensez que la langue est le membre par lequel nous parlons à Dieu et nous célébrons ses louanges. C'est aussi le membre par lequel nous participons au redoutable Sacrifice; c'est pourquoi elle doit être libre de toute parole impure ou injurieuse au Prochain. Si donc il vous survient quelque mauvaise pensée, il faut l'étouffer au-dedans de vous-même, et ne pas la produire au-dehors par quelque discours lascif. (Id. Hom. 6, in II. Epist. ad Cor. Tom. X, page 478.) Si vous aviez une bouche qui sentît mauvais, les hommes auroient peine à vous recevoir et à vous souffrir à leur table, pour y prendre les nourritures ordinaires; et vous ne craignez pas de recevoir les Saints Mysteres avec une ame et une bouche qui répand l'infection de l'impureté par les mauvaises paroles qui en sortent! Si quelqu'un osoit prendre un vase plein d'ordure et le mettre sur votre table, vous le chasseriez avec indignation, et le puniriez de son insolence: et vous qui allez vous asseoir à la table de Dieu pour vous y nourrir de lui-même, vous y portez une bouche qui, par les mauvaises paroles qui en sortent, est un vase plus impur que celui dont nous venons [-254-] de parler, et que vous ne voudriez pas qu'on mît sur votre table! Comment ne sentez-vous pas qu'en agissant ainsi, vous provoquez contre vous sa colere et ses vengeances?"

Une troisième raison que Saint Paul allégue, contre les paroles déshonnêtes, est marquée dans ce que ce saint Apôtre ajoute immédiatement après avoir dit aux Ephésiens: (c. 4, v. 29) Que votre bouche ne profére aucune parole mauvaise. Dans le verset qui suit (v. 30.) il dit: Ne contristez point l'Esprit Saint, qui est le sceau dont Dieu vous a marqués pour le jour de la Rédemption. Dans la pensée de Saint Paul, les paroles mauvaises contristent le Saint-Esprit en l'outrageant: elles l'outragent et le contristent d'abord dans ceux qui les proferent, parce qu'elles souillent son temple, et qu'elles changent un et nos membres qui doit lui servir d'organe pour porter dans les oreilles des autres des paroles édifiantes, en un organe du démon, parce que cet esprit impur l'emploie pour exciter les passions. Les mauvaises paroles contristent encore le Saint-Esprit dans ceux et celles qui les entendent, parce qu'elles ont trop souvent pour effet de le chasser de leurs coeurs par la corruption qu'elles y font entrer, selon cette parole du saint Apôtre: (I. Cor. c. 15, v. 33.) Ne vous laissez pas [-255-] séduire: les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs. Peut-on douter que Dieu ne punisse avec la derniere rigueur, de si grands outrages faits à son Esprit et dans soi-même et dans les autres? C'est à notre Baptême que nous avons été marqués de ce sceau du Saint-Esprit; lorsque nous paroîtrons au Tribunal de Jesus-Christ, il examinera si nous le portons en nous, et il ne fera grace qu'à ceux en qui il le trouvera entier. Quel intérêt n'avons-nous donc pas de le conserver avec soin et sur notre ame, par l'attention à en fermer l'entrée à tout ce qui déplaît à cet Esprit Saint, et sur notre bouche, pour qu'il ne sorte jamais aucune parole qui offense Dieu et scandalise le Prochain! Enfin l'Apôtre Saint Pierre donne à tous les Chrétiens cet important avis: (Ep. I, c. 4, v. 11.) Si quelqu'un parle, qu'il paroisse que c'est Dieu qui parle par sa bouche. Quelle expression, et quelle noble idée ne nous donne-t-elle pas de la sainteté des discours d'un vrai Chrétien, qui doivent être tels qu'on puisse sans blasphême les attribuer à Dieu même? Et en effet, ayant été dans le Baptême incorporés à Jesus-Christ pour ne faire avec lui qu'un seul Christ, notre bouche et notre langue sont en quelque sorte la bouche et la langue de Jesus-Christ, en sorte que c'est lui qui doit parler en nous, [-256-] comme c'est lui qui doit agir en nous comme notre Chef. Nous ne devons jamais rien dire que ce que Jesus-Christ, s'il étoit sur la terre, et dans les mêmes circonstances où nous sommes, pourroit dire. En un mot toutes nos paroles doivent être si pleines de sagesse et de modestie, que Jesus-Christ puisse les reconnoître comme-étant de son Esprit. Or, qui de ceux qui aiment à proférer des paroles déshonnêtes, ne croiroit pas blasphémer, s'il osoit dire que lorsqu'il les profére, c'est Jesus-Christ qui parle par sa bouche? Une bouche et une langue qu'on emploie à de telles paroles, sont vraiment la bouche du diable, selon ce raisonnement simple, mais sensible de Saint Jean-Chrysostôme. Celui qui prononce les paroles que le Diable lui suggère, prend véritablement la langue du Diable. (Hom. 78, in Math. Tome VII, page 756.) Cùm illius (Diaboli) dicta quis pronunciat, ipsius linguam assumit.

Saint Augustin établit un principe qui prouve, comme le raisonnement de Saint Jean-Chrysostôme, qu'on se rend la langue du Diable en proférant de mauvaises paroles, et en chantant de mauvaises chansons. Ce principe, c'est que celui-là chante en nous, par l'opération duquel nous chantons: ipse quippè cantat in nobis cujus gratia cantamus. (Lett. 140, à Honoré, Numero 44.) Or, [-257-] n'est-il pas évident qu'on ne peut chanter de mauvaises chansons, ou dire des paroles déshonnêtes que par l'impulsion du Diable, à qui seul ces paroles et ces chansons déshonnêtes peuvent plaire?

Il vaudroit mieux, dit encore Saint Jean-Chrysostôme, qu'on vît sortir de votre bouche le pus le plus infect, qu'une seule parole déshonnête: (Hom. 6. in II. Epist. ad Cor. Tome X, page 478,) Praestat saniem ex ore emittere quam verbum obscaenum...... Rien ne rend les hommes plus impudens que de dire ou d'entendre ces sortes de paroles: Nihil ita impudentes homines reddit, ut hujusmodi verba loqui et audire. Rien n'est plus capable de faire perdre toute pudeur, que la flamme d'impureté que ces paroles allument: Nihil aequè pudicitiae nervos infringit, ut flamma quae per ea excitatur. "Mais, ajoute le Saint Docteur, ce qui m'afflige le plus par rapport à ces paroles déshonnêtes contre lesquelles je m'éleve, c'est de ce que plusieurs ne trouvent point qu'il y ait tant de mal à en dire. C'est-là ce qui contribue à l'accroissement des désordres, de ce que nous ne regardons pas comme péché, ce qui l'est véritablement."

Mais qui pourroit raisonnablement se refuser à l'évidence de ce principe de Tertullien: Que ce qui ne doit pas être dans nos [-258-] actions doit aussi être banni de nos paroles? (De spectaculis C. 18, page 8.) Quod in facto rejicitur, etiam in dicto non est recipiendum. La raison de ce principe, c'est que, dit saint Clement d'Alexandrie: (l. 2. de pedeg. c. 6, page 199.) Se plaire à tenir des discours déshonnêtes, c'est se disposer à faire aussi des actions déshonnêtes: Insolenter se in vocibus gerere, facit un meditemur inhonestè facere. Si Jesus-Christ dit (Math. 5, v. 22,) que celui qui appellera son frere un fou sera condamné à son jugement; que dirons-nous de celui qui ne profere que des folies? Enfin quelle attention ne méritent pas ces paroles de Jesus-Christ: Vous serez justifié par vos paroles, et vous serez condamné par vos paroles! (Matth. c. 12, v. 37.)

Je sçais qu'on dit ordinairement, pour justifier, ou du moins pour excuser la liberté qu'on se donne de tenir des discours impurs, qu'on n'a en cela aucune mauvaise intention, et qu'on ne pense qu'à se divertir et à divertir les autres. Mais toute maniere de se divertir est-elle permise à des Chrétiens, à qui Saint Pierre dit de la part de Dieu, (Ep. I, c. 1, v. 15,) soyez saints dans toute la conduite de votre vie, comme celui qui vous a appellés est saint? Saint Pierre n'excepte aucun temps, ni aucune circonstance de la vie où nous soyons dispensés d'être saints. Et la sainteté s'accorde-t-elle [-259-] avec des paroles qui ne peuvent que la détruire et dans ceux qui les proférent, et souvent dans ceux qui les entendent?

J'ajouterai avec Saint Jean-Chrysostôme, que ce n'est pas maintenant le temps de se livrer à des joies, telles que celles qu'on cherche ou qu'on veut exciter dans les autres par des paroles déshonnêtes ou boufsonnes; c'est le temps de s'affliger, de pleurer, de pousser des gémissemens: Non est praesens tempus diffusae laetitiae; sed luctûs, afflictionum, et ejulatûs. (Saint Chrysost. Hom. 17, in Epist. ad Ephes. tome I, page 123 et suiv.) "Le démon nous poursuit et nous presse; il tourne autour de nous en hurlant; il cherche à se saisir de nous comme de si proye; il remue tout et tente tout pour nous perdre; il frémit, il rougit et il grince des dents; il souffle sans cesse contre nous le feu des passions dont il cherche à embraser notre ame: et vous vous amusez à dire des paroles folles et bouffonnes qui ne conviennent pas à votre état! Est-ce-là le moyen de vaincre un ennemi si furieux et si redoutable? Rectè ne ergo poteris eum superare? Ecoutez Saint Paul qui dit: (2. Cor. c. 5, v. 4,) Pendant que nous sommes dans ce corps comme dans une tente, nous gémissons sous sa pesanteur: et vous, vous ne pensez qu'à vous divertir et à rire! Nous sommes [-260-] dans le temps de la guerre et du combat; et vous, vous vous conduisez comme des gens qui n'auroient qu'à penser à leur plaisir! N'avez-vous jamais vu le visage des soldats lorsqu'on va livrer la bataille; et comment la tristesse, la crainte et l'inquiétude qui agitent leur ame et qui resserrent leur coeur y sont peintes? Bien loin de penser alors à dire des paroles déshonnêtes, ils ne parlent point du tout. Si ceux qui n'ont à combattre que des ennemis visibles, lesquels ne peuvent se servir de leurs paroles pour les blesser, gardent néanmoins un si profond silence aux approches et à la vue de ces ennemis; vous, contre qui le démon, dans la guerre qu'il vous fait, emploie, comme une des principales armes pour vous vaincre, votre langue et vos propres paroles, vous êtes à cet égard sans précaution, et vous vous exposez à sa fureur sans armes et sans défense, par l'endroit même où il vous attaque plus violemment; ignorez-vous combien d'embûches il vous dresse par vos paroles mêmes? Laissez pour le temps présent au monde les ris et les divertissemens, selon cette parole de notre divin maître: (Joan. c. 16, v. 20.) Le monde se réjouira; mais pour vous, vous serez dans la tristesse. Quoi! Jesus-Christ a été crucifié pour vos péchés, et vous ne pensez [-261-] qu'à rire! Pour vous délivrer des maux que le péché vous a faits, il a souffert les souflets, les crachats et toutes sortes d'outrages; et vous ne cherchez que les plaisirs! N'allumez-vous pas par-là le feu de sa colere contre vous?....... Ecoutez le Prophête qui vous dit: Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement." (Psaume 2, v. 11.) Se met-on en état de servir ainsi le Seigneur, et de se réjouir ainsi en lui, lorsqu'on se plaît à dire ou à entendre des paroles bouffonnes ou déshonnêtes?

Ce Pere finit cette exhortation en disant à son peuple: "Je vous prie que, renonçant pour toujours au désordre dont je me plains, et qui est comme passé en coutume, nous ne disions rien qui ne soit bien séant à des Chrétiens, et que des bouches qui doivent être saintes, ne preférent plus à l'avenir des paroles qui ne conviennent qu'à des hommes infâmes et sans pudeur. Car quelle union peut-il y avoir entre la justice et l'iniquité? Quel commerce entre la lumiere et les ténèbres?"

Mais ce n'est pas seulement dans ce que les saints Docteurs ont dit en général contre les paroles déshonnêtes, que nous trouvons la condamnation des chansons dissolues, et dans lesquelles on fait entrer des obscénités; [-262-] ils les ont encore directement et nommément condamnées.

Saint Basile, dans l'Homélie IV. sur les Ouvrages des six jours, (Tome III. page 39,) parlant des Orchestres qui étoient chez les Grecs le lieu où l'on faisoit les ballets des Comédies, comme ils sont parmi nous le lieu où est renfermée la symphonie qui accompagne les Spectacles, dit que ces Orchestres sont pour ceux qui vont aux Spectacles une boutique commune et publique d'impudicité. Orchestrum que Spectaculis impuris abundat, his qui illic confident communem ac publicam esse losciviae officinam. La raison qu'il en donne, est que les chansons impures étant soutenues du son agréable des instrumens, ne peuvent inspirer que l'obscénité; c'est-à-dire, la passion d'impureté aux personnes qui s'attachent à ces chansons, parle plaisir qu'elles y prennent: Illae tibiarum modulationes per quàm concinnae, ac meretriciae cantilationes, audientium animis insidentes, cunctis nihil aliud quàm obscaenitatem suadent.

Saint Jean Chrysostôme, en expliquant le Pseaume 41, (Tome V, page 132,) représente les chansons dissolues comme entraînant après elles de très-grands maux, et causant la perte des ames; parce que ce qu'il y a de lascif et de mauvais dans ces chansons, s'introduisant dans l'ame, l'amollit et [-263-] lui ôte la force dont elle a besoin pour s'éloigner du mal et se porter au bien: Nam cùm quae sunt in his canticis lasciviora et iniquiora, partibus animae insederint, eam imbecilliorem reddunt et molliorem. Il ajoute: Que comme on voit les pourceaux courir où il y a de la boue et de l'ordure, ainsi les démons se rassemblent où l'on chante des chansons dissolues: Quemadmodum ubi est coenum eò porci concurrunt...... ita ubi sunt quidem meretricia cantica, illic congregantur daemones.

Dans l'Homélie 68 sur Saint Matthieu, (Tome VII, page 674 et 675,) le même saint Docteur parlant des saints Solitaires, qui, aussi-tôt que le soleil étoit levé, et même avant, se réunissoient pour chanter les louanges de Dieu, et lui rendre graces de tous ses bienfaits; et les mettant en opposition avec ceux qui se plaisent dans les chansons impures; "comparons-les,disoit-il, avec ces bienheureux Solitaires: nous trouverons qu'il y a autant de différence entre les uns et les autres, qu'il y en a entre les Anges qui célèbrent dans le ciel les louanges, de Dieu avec une mélodie toute spirituelle, et des chiens ou des pourceaux qui, plongés dans la boue, font entendre des voix et des cris désagreeables. Jesus-Christ parle par la bouche des uns, et le diable par la bouche des autres. Ceux qui disent des [-264-] mauvaises chansons soutiennent leurs voix par le son des instrumens de musique; et les saints Solitaires dont nous parlons, sont soutenus dans leur chant par la grace du Saint-Esprit, qui se sert de leurs voix pour fomer une harmonie plus douce que celle des harpes et des luths."

Dans l'Homélie 19 sur l'Epître aux Ephésiens, expliquant ces paroles du Chap. V, vv. 18 et 19: Ne vous laissez point aller aux excès du vin, mais remplissez-vous du Saint-Esprit, vous entretenant de pseaumes, d'hymnes et de cantiques; le saint Docteur exhortant et comme saint Paul, à chanter des cantiques spirituels, dit à son peuple: Que comme par le chant de ces cantiques on se remplit du Saint-Esprit; au contraire en chantant les cantiques du diable, qui sont toutes les mauvaises chansons, on se remplit de cet esprit impur. (Tome II, page 135.) Nam qui psallunt implentur Spiritu Sancto, sicut qui satanica canunt cantica, spiritu immundo.

Saint Augustin, expliquant le Psaume 18, commence par exhorter les fidèles qu'il instruisoit, à tâcher de bien entendre ce qu'ils disent dans les pseaumes, afin de chanter comme des hommes raisonnables, et non pas comme certains oiseaux à qui les hommes ont appris à parler ou à chanter, et qui forment des sons dont ils ne com- [-265-] ne comprennent pas la signification. Ensuite, après avoir observé combien est précieux le don que Dieu a fait à l'homme de pouvoir chanter avec intelligence: "Et combien, ajoute-t-il, (Enarr. 2. in Ps. 18, numero 1,) voyons-nous tous les jours avec douleur de méchans et de gens dissolus, qui chantent des chansons qui, par ce qu'elles expriment de mauvais, sont dignes de leurs oreilles impudiques et de leurs coeurs corrompus! et ils sont en cela d'autant plus criminels, qu'ils ne peuvent ignorer ce qu'ils chantent. Ils savent en effet qu'ils célèbrent des crimes par leur chant; et cependant ils chantent avec d'autant plus de plaisir, que leurs chansons sont impudiques, mettant leur joie dans ce qu'il y a de plus impur. Pour nous, nous avons appris à chanter dans l'Eglise les divins cantiques."

Le même Saint, dans un Sermon qui a pour titre: Des dix Cordes ou des dix Commandemens, exprime en ces termes les plus funestes effets des mauvaises chansons (Serm. 9. de decem chordis, numero 5.) "Les coeurs de ceux qui se laissent attirer par le plaisir qu'ils trouvent dans ces chansons honteuses, en sont d'abord amollis, s'écartent ensuite de la vertu, et se laissent aller à des actions honteuses: Talibus turpitudinibus cantionum animi humani [-266-] illecti enervantur, et decidunt à virtute, defluentes in turpitudinem. Ils trouvent d'abord de la douceur dans ces mauvaises chansons; mais cette douceur se change ensuite en amertume, par les peines qui ne tardent pas à suivre toutes les actions honteuses, ou par les supplices dont Dieu les punit en l'autre vie: en sorte qu'ils digerent avec une très-grande amertume, ce où ils n'ont trouvé qu'une douceur passagere pendant le peu de temps qu'ils ont bu dans ce calice d'iniquité: Delectati vanis canticis nulli rei profuturis, ad tempus dulcibus, in posterum amaris.... Propter ipsas turpitudines sentiunt dolores, et cum magnâ amaritudine digerunt, quod cum dulcedine temporali biberunt."

Saint Césaire, Archevêque d'Arles, dans un Sermon où il exhorte son peuple à la lecture des divines écritures, après avoir montré le fruit qu'on en peut retirer, répond à ce que plusieurs alléguoient pour s'en dispenser. (Serm. 303, numero 3, dans, l'Appendix du tome V. des OEuvres de Saint Augustin, page 509.) "Quelqu'un répondra peut-être, dit ce saint Archevêque: Je suis un homme de la campagne, occupé continuellement à cultiver la terre; et par-là, je ne puis faire ni entendre les lectures toutes divines auxquelles vous nous exhortez. Voyez ce que leur dit saint Césaire: [-267-] Combien y a-t-il de gens de campagne, hommes et femmes, qui ont bien le loisir d'apprendre des chansons diaboliques, des chansons d'amour et honteuses, et qui, après les avoir apprises, les conservent parfaitement dans leur mémoire, et les chantent souvent! Quàm multi rustici et quàm multae mulieres rusticanae cantica diabolica, amatoria et turpia memoriter retinent et ore decantant! Ils peuvent bien apprendre et retenir ce que le diable enseigne, et ils ne peuvent retenir ce que Jesus-Christ nous a appris! Ista possunt retinere et parare que diabolus docet, et non possunt tenere quod Christus ostendit!.... Il n'y a pas de doute que si vous voulez apprendre et bien retenir les leçons de Jesus-Christ, vous le pourrez: Sine dubio, si velis, poteris. Commencez à le vouloir sincérement, et aussi-tôt vous le pourrez: Incipe velle, et statim poteris."

Enfin Saint Charles, Archevêque de Milan, confirmant dans le cinquième Concile de Milan ce qui avoit été ordonné dans le quatrième, qu'on béniroit les maisons nouvellement bâties, afin d'attirer sur ceux qui les habitoient la bénédiction de Dieu, prescrit en même temps ce que devoit observer pour cette bénédiction le Curé qui la feroit et chaque pere de famille dont on iroit bénir la maison. Et entre différentes [-268-] régles qu'il prescrit à ce sujet pour les peres de famille, il donne en particulier celle-ci: "Le pere de famille aura soin d'éloigner de sa maison tout ce qui est indigne d'une famille Chrétienne, et qui ne peut qu'offenser les yeux de Dieu: comme sont en particulier les livres qui traitent de choses obscenes, honteuses, impudiques et vaines, et où il a des chansons déshonnêtes. (Actes de l'Eglise de Milan, I. part. page 177, II colonne.) Amoveri curabit (Pater familias) quaecumque domni suae sunt Christianae familiae instituo indigna, quaeque Dei oculos offendunt: libros de rebus obscenis, turpibus, impudicis, inanibus, ac decantationibus inhonestis."

Si l'on ne se rend pas à toutes ces autorités des saints Docteurs, si respectables en elles-mêmes, et appuyées d'ailleurs sur les oracles clairs et formels des Saintes Ecritures et sur les raisonnemens les plus convainquants, ne faut-il pas qu'on soit résolu de fermer les veux à la lumiere de la vérité présenté dans son plus grand jour, et à lui résister avec une opiniâtreté invincible?

Comme on ne doit pas prendre plaisir à chanter de mauvaises chansons, on ne doit pas plus aimer à en entendre chanter. Saint Jean Chrysostôme n'a pas été moins attentif à recommander d'éviter d'y prêter ses oreilles, qu'il l'a été à avertir de n'y pas [-269-] prêter sa langue. "De même, dit-il, (Hom. 37. in Matth. tome 7, page 421 et suiv.) que si on mettoit de la terre et de la boue dans les oreilles du corps, elles ne pourroient plus entendre; ainsi les mauvaises chansons bouchent encore plus à la parole Dieu les oreilles de l'ame de ceux qui aiment à les entendre; et non-seulement elles les bouchent, mais elles les rendent encore impures. Ces mauvaises chansons sont comme une espèce de boue jettée aux oreilles de ceux qui les écoutent avec plaisir: Non qui ista narrant, finum in aures injiciunt.... Ces mauvaises chansons sont pour l'ame quelque chose de plus sale et de plus capable de la souiller, que les odeurs extérieures dont on a le plus d'horreur: Etenim illa cantica longè foediora sunt. Mais ce qui vous rend à cet égard plus répréhensible, c'est que lorsque vous entendez ces mauvaises chansons, non-seulement vous n'en sentez aucune peine, mais même vous en riez; au lieu que vous devriez ne faire paroître que de l'horreur pour ces chansons, et fuir la compagnie de ceux qui n'ont pas honte de les chanter.... Dites-moi: S'il arrive quelquefois qu'on profère en votre pré-sence des blasphêmes, prenez vous plaisir à les écouter? Ne témoignez vous pas plutôt l'horreur que vous en avez, et ne [-270-] vous bouchez vous pas les oreilles pour ne les pas entendre? Je le crois volontiers: et pourquoi cela? C'est que vous ne prononcez jamais vous-même des blasphêmes. Faites de même à l'égard des paroles et des chansons dissolues: Idipsum facito circa turpia illa verba. Et si vous voulez nous montrer que vous n'aimez point à en dire, faites voir que vous n'aimez pas non plus à en entendre. Comment, en prêtant volontiers vos oreilles à des choses si honteuses, pourriez-vous être un homme de bien? Au milieu de ces entretiens et de ces chansons obscenes, est-il possible que vous puissiez soutenir les attaques que le démon livre continuellement à la chasteté, et que vous en sortiez victorieux? Si lorsqu'on s'éloigne avec plus de soin de ces infamies, l'ame a encore tant de peine à se conserver dans la pureté que Dieu' exige d'elle, combien moins le pourra-t-elle, si on s'accoutume à entendre sans répugnance, et ce qui est encore pis, avec plaisir, des discours ou des chansons qui lui portent les plus dangereuses atteintes! Ne sçavez-vous pas combien est violente l'inclination que nous avons au mal? Lorsqu'elle est fortifiée par les mauvaises chansons, et par l'art de la musique qui rend ces chansons plus agréables et [-271-] plus pénétrantes, comment est-il possible d'éviter de tomber dans cette fournaise d'impureté, qui est toujours ouverte devant nous, et vers laquelle le diable nous pousse continuellement? N'écoutez-vous donc pas ce que vous dit Saint Paul: (Philip. c. 4, v. 4.) Réjouissez-vous dans le Seigneur? Il ne dit pas: Réjouissez-vous dans le diable, en qui certainement on se réjouit quand on se plaît à dire ou à entendre de pareilles chanson: Non dixit in diabolo."

Dans un autre Sermon sur le verset 2. du VII. Chapitre de la I. Epître aux Corinthiens, (Tome III, page 194,) le même Saint insiste de nouveau sur cette matiere, et il dit entr'autres choses: "Ce ne sont pas seulement ceux qui disent des choses honteuses, mais encore ceux qui les écoutent, qui contractent par-là beaucoup de souillures; c'est pourquoi je ne cesse de vous exhorter, non-seulement à ne jamais dire ces choses si honteuses, mais encore à vous abstenir de les entendre lorsque d'autres les disent. Celui qui se conduit ainsi est appellé heureux par le Prophête David, lorsqu'il dit: (Pseaume 1, vv. 1 et 2.) Heureux l'homme qui ne se laisse point aller au conseil des impies, qui ne s'arrête pas dans la, voie des pécheurs, et qui ne s'assied point dans la chaire de peste; [-272-] mais qui met toute son affection dans la Loi du Seigneur, et qui la médite jour et nuit."

Long-temps auparavant, Saint Clément d'Alexandrie avoit donné le même avis dans son II. Livre du Pédagogue ou du Maître. (Chap. 5. Tome I. page 197.) "Lorsqu'on entend quelque chose de mauvais, dit-il, il faut en rougir plutôt qu'en sourire, de peur que par cette marque extérieure de joie, on ne paroisse consentir à ce qui a été dit de mal. Oportet ipsam subrisionem, si ob turpes res excitata fuerit, erubescere potiùs quàm subridere, ne videamur per consensum collaetari."

Dans le Chapitre suivant, qui a pour titre des paroles et des discours déshonnêtes, cet ancien Auteur va encore plus loin: il veut qu'on ferme la bouche à ceux qui tiennent de pareils discours, en leur montrant un visage mécontent, et jettant sur eux des regards d'indignation, et en leur faisant même souvent des réprimandes séveres. (L. II, de Pedag. C. 6, Tome I, page 198.) A turpi loquio et nos omninò abstinere oportet, et eis qui illo utuntur os obstruere, et aspectu seviore, et vultûs aversione, et saepè etiam asperiori oratione.

Les saints Docteurs que Dieu a donné à son Eglise pour nous instruire, avoient donc d'autres idées que beaucoup de personnes [-273-] n'en ont aujourd'hui de l'inviolable pureté, qui, dans le Chrétien, doit s'étendre à tout: à son coeur, à sa langue à ses oreilles, et généralement à tous ses membres, dont saint Paul nous avertit, (Rom. C. 6, v. 13,) qu'aucun ne doit être abandonné au péché pour lui servir d'armes d'iniquité, parce que nous sommes obligés de les consacrer tous à Dieu, et de nous en faire des armes de justice.

Mais, parce que, pour employer la langue de l'Ecriture, (Ps. 11, v. 2,) les vérités sont aujourd'hui extrêment affoiblies parmi les enfans des hommes, en sont-elles moins certaines? Et seront-elles moins la régle sur laquelle Jesus-Christ nous jugera? C'est un oracle infaillible du Saint-Esprit, (Ps. 116, v. 2,) que la vérité du Seigneur demeure éternellement. Elle demeure éternellement, dit saint Augustin, soit par rapport aux promesses qu'il a faites aux Justes, soit par rapport aux menaces qu'il a faites aux impies. On n'évitera donc pas l'effet de ces terribles menaces, en se faisant illusion à soi-même ou en se laissant entraîner par la multitude, pour se permettre ce que Dieu defend et ce qui l'offense.

[-274-] CHAPITRE II.

Des Chansons d'amour.

Tertullien, dont nous ne nous lassons point de citer l'autorité sur une matiere qu'il a traitée de la maniere la plus énergique, établit un principe incontestable dont on peut très-utilement se servir pour prouver que les chansons d'amour, que beaucoup de personnes regardent comme innocentes, sont néanmoins mauvaises, et doivent être interdites aux Chrétiens. Ce principe, c'est que tout ce qui peut être attribué à Dieu et qui lui déplaît, est un mal, et ne peut avoir que le diable pour auteur. (De spectaculis, C. 24, page 83.) Nihil non diaboli est, vel quidquid Dei non est, vel Deo displicet. Or, qui oseroit dire que c'est de Dieu que viennent les chansons d'amour, et que c'est son esprit qui a présidé à la composition de ces chansons? Elles viennent donc du démon, et elles font par conséquent partie de ces oeuvres du diable auxquelles nous avons renoncé, lorsque dans le Baptême nous avons été marqués du sceau du Saint-Esprit, comme parle saint Paul. (Ephes. C. 4, v. 30.) Hoc erit pompa diaboli adversùs quam in signaculo fidei egeramus. Et n'est-il pas hors de tout doute que ce à quoi nous avons [-275-] renoncé dans notre baptême, ne doit point se trouver ni dans nos actions, ni dans nos paroles, ni dans nos regards? Quod autem egeramus neque facto, neque dicto, neque visu participare debemus. S'il s'y trouve quelque chose de cette nature, en violant par-là les promesses de notre baptême, nous rompons le sceau dont nous avons été marqués pour être à Dieu. Et si ce sceau ne se trouve point en nous quand nous comparoîtrons à son Tribunal, comment nous reconnoîtra-t-il pour lui appartenir? Rescendimus signaculum, rescindendo testationem ejus.

Le même Tertullien, dans le Traité des Spectacles, (C. 27, page 84,) veut qu'on regarde ce qu'il y a de touchant et d'agréable dans les airs et dans les chansons propres à amollir le coeur, et à y porter les étincelles de l'amour impur, comme des gouttes de miel qu'on mettroit dans un breuvage empoisonné, pour le faire prendre plus aisément à ceux à qui on le présenteroit. Seu sonora, seu canora prohindè habe, ac si stillicidia mellis de ranunculo venenato.

Saint Clément d'Alexandrie, dans son II Livre du Maître, (C. 4, à la fin. page 195,) veut que les chansons d'amour soient bien loin des Chrétiens, et qu'ils ne chantent que les louanges de Dieu: Amatoria procul absint cantica, sint cantica Dei laudes; [-276-] et pour y engager, il cite les paroles du Pseaume 149. (vv. 2 et 3.) Qu'Israel se réjouisse en son Créateur; que les enfans de Sion se réjouissent en leur Roi; qu'ils louent son nom dans les concerts de musique; qu'ils chantent ses louanges sur le tambour et sur la harpe.

Saint Ambroise appelle des chants meurtriers, ceux qui amollissent l'ame, en la portant à des amours profanes. (L. III. Hexameron, Numero 5, Tome I, page 34,) Mortiferi cantus..... mentem emolliant ad amores.

Saint Césaire joint les chansons d'amour aux chansons impudiques; et pour en détourner ses Auditeurs, il rapporte une raison capable d'inspirer une sainte horreur à quiconque conserve encore quelque sentiment de Religion: c'est qu'il n'est pas juste qu'on entende sortir des chansons impudiques ou d'amour, d'une bouche dans laquelle la Sainte Eucharistie entre: Non est justum ut ex illo ore ubi Eucharistia Christi ingreditur, canticum luxuriosum vel amatorium proferatur. (Serm. 277, de l'Appendix des Sermons de Saint Augustin, Numero 4, Tome V, page 462.)

Dans un autre Sermon, appellant les mauvaises chansons des cantiques du diable, il met en ce rang toutes les chansons d'amour: Cantica diabolica, amatoria et turpia. (Serm. 303. de l'Appendix Numero 2, page 509.)

[-277-] Monsieur Bossuet, (Réflexions sur la Comédie, Tome VII, page 638,) remarque que la délicatesse de saint Antonin à l'égard des chansons propres à inspirer l'amour, va si loin, qu'il ne permet pas d'aimer à entendre chanter des femmes, quand d'ailleurs ce qu'elles chanteroient n'auroit rien de mauvais; et la raison qu'en donne ce saint, c'est que le chant des femmes est dangereux, qu'il amollit l'ame, et laisse des impressions qui peuvent conduire à l'impureté. Incitativum ad luxuriam. (VIII. Partie, titre 8, C. 4, Section 12.) On peut comprendre par-là, ajoute Monsieur Bossuet, ce qu'il auroit jugé de nos Opéra.

En effet, qu on fasse attention à tout ce qui se dit dans les chansons d'amour, n'appercevra-t-on pas du premier coup, que leur langage est absolument anti-chrétien? A qui la Religion nous apprend-elle que nous devons donner notre coeur et tout notre amour? C'est à Dieu, parce que lui seul le mérite et y a droit, comme notre Créateur et notre Rédempteur; que nous ne pouvons trouver notre bonheur qu'en lui; n'étant faits que pour lui; et que hors de lui, comme souverain bien, nous ne pouvons trouver qu'une souveraine misere. Tel est le langage de la Religion. Mais quel est celui des chansons d'amour? et combien lui est-il opposé! Qui dit-on qu'on veut aimer? [-278-] Est-ce l'Etre Souverain et souverainement aimable? Non, c'est une foible et souvent trop misérable et trop indigne créature; c'est à elle qu'on proteste qu'on veut donner son coeur et qu'on ambitionne de plaire; on ne rougit pas d'y dire, qu'on ne se croira heureux qu'autant qu'on y réussira; qu'on ne peut vivre sans elle, et autres façons de parler, plus mauvaises les unes que les autres.

Un de nos plus célèbres Poëtes François (Monsieur Despreaux) parlant des vers sur l'amour seul roulants, (comme il s'exprime) indique ainsi les dangereuses leçons qu'on y reçoit: On

Sçaura d'eux qu'a l'amour, comme au seul Dieu suprême,

On doit immoler tout, jusqu'à la vertu même;

Qu'on ne sçauroit trop tôt se laisser enflammer:

Qu'on n'a reçu du ciel un coeur que pour aimer,

Et tous ces lieux communs de morale lubrique

Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.

Voilà l'abrégé et comme le fonds de toutes les chansons d'amour. Quel langage! Et pour peu qu'il reste dans le coeur quelque sentiment de Religion, ne doit-on pas être révolté! Aussi Monsieur Despreaux ne trouve-t-il dans ce langage que des leçons d'une morale lubrique, c'est-à-dire, qui ne peut porter qu'à l'impureté, et qui a d'autant plus de force pour y porter, que les sons d'une musique qui y est trop bien assortie, la font plus [-279-] agréablement, et par-là plus facilement entrer dans l'ame.

Ecoutons encore à ce sujet Monsieur Bossuet. (Réflexions sur la Comédie, Tome VII, page 616.) "Ces doux et invincibles penchans de l'inclination, tels qu'on les représente, dit le savant Prélat, c'est ce qu'on veut faire sentir, et ce qu'on veut rendre aimable; c'est-à-dire, qu'on veut rendre aimable une servitude qui porte au péché, et on flatte une passion qu'on ne peut mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles mêmes, au milieu des remèdes....... (page 167.) On relève l'empire d'une fragile et fausse beauté; et cette tyrannie qu'on y étale sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d'un sexe, dégrade l'autre, et asservit l'un et l'autre au règne des sens. Quoi qu'on puisse dire, c'est toujours la concupiscence de la chair qu'on s'efforce dans ces chansons de rendre aimable; et Saint Jean, en nous défendant de l'aimer, ne nous défend-il pas, par cela même, de la rendre aimable? On peut dire à coup sûr de tout ce qui dans les chansons excite la sensibilité, qu'il attaque secrètement la pudeur: que ce soit de plus loin ou de plus près, il n'importe."

On trouvera quelque chose de semblable à ce que Monsieur Bossuet dit ici, dans un Livre imprimé il y a plus de 80 ans, dans lequel [-280-] on fait voir, par l'autorité des Payens mêmes, combien c'est une chose pernicieuse de faire un Dieu de l'amour, et d'inspirer aux jeunes personnes qu'il n'y a rien de plus doux que d'aimer. Comme ce livre est devenu rare, je vais rapporter dans les propres paroles de l'Auteur, ce qu'on y lit à ce sujet. "Peut-on, dit cet Auteur, avoir un peu de zèle pour le salut des ames, qu'on ne déplore le mal que font dans l'esprit d'une infinité de personnes les Romans, les Comédies, les Opera? Ce n'est pas qu'on ait soin présentement de n'y rien mettre qui soit grossierement déshonnête; mais c'est qu'on s'y étudie à faire paroître l'amour comme la chose du monde la plus charmante et la plus douce. Il n'en faut pas davantage pour donner une grande pente à cette malheureuse passion; ce qui fait souvent de si grandes plaies, qu'il faut une grace bien extraordinaire pour en guérir. Les Payens ont reconnu combien cela pouvoit causer de désordres dans les moeurs; car Ciceron ayant rapporté les vers d'une Comédie, où il est dit que l'amour est le plus grand des dieux, il s'écrie avec raison: O la belle réformatrice des moeurs que la Poësie, qui nous fait une divinité de l'amour, qui est une source de tant de folies et de déréglemens honteux! Mais il n'est pas étonnant [-281-] de lire de telles choses dans une Comédie, puisque nous n'en aurions aucunes si nous n'approuvions ces désordres. De Comoediâ loquor, quae si haec flagitia non approbaremus, nulla esset omninò."

Quoi de plus contraire à toutes les idées du Christianisme, et aux sentimens qui doivent être dans le coeur de tous ceux qui en font profession, que de réaliser, comme on fait, dans les chansons dont je parle, les fausses divinités du Paganisine, et d'ériger l'amour même en divinité! Dans beaucoup de ces chansons, c'est l'histoire des Dieux des Nations qu'on décrit, c'est leurs amours qu'on y peint, c'est leurs infamies quon y représente sous des voiles qui en diminuent l'horreur et en augmente le danger. Il est vrai que l'on reconnoît que ce sont des fables; mais ces fables font sur le coeur d'un grand nombre, des impressions trop réelles et toujours plus durables que les vérités les plus sublimes: ce sont des fables qui tendent à pervertir les moeurs; et par cela seul les disciples de la vérité, et les serviteurs d'un Dieu dont toutes les perfections sont la sainteté même, ne doivent-ils pas avoir et témoigner un éloignement infini pour ces fables? Après avoir chanté de pareilles chansons, est-on bien en état de se présenter devant Dieu, d'assister aux redoutables mysteres, et de se mêler avec le choeur des [-282-] Anges, pour y publier que Dieu est Saint, et trois fois Saint, et que les cieux et la terre sont remplis de sa gloire? Comment n'est-on pas frappé de cette alliance si monstrueuse des Pseaumes qu'on chante à l'Eglise, et dont le Saint-Esprit est l'auteur, avec des récits, des dialogues, des chants où les Dieux des Nations sont mis en bonneur, et dont l'amour impur a dicté toutes les expressions et inspiré jusqu'aux sons?

Je sçais qu'on ne prétend pas honorer les fausses divinités en chantant des chansons où il est parlé d'elles; mais quelle que puisse être l'intention, quand la chose en ellemême est mauvaise, l'intention ne la rend pas bonne, ni moins digne d'être rejetté. Les Dieux des Nations ne sont autres que les Démons; et ces esprits de malice ne regardent-ils pas comme une gloire et un triomphe pour eux de mettre dans la bouche des Chrétiens, des paroles que Saint Paul en bannit avec tant de soin? On dit encore qu'en parlant dans les chansons des Divinités Payennes, on est bien éloigné de vouloir faire injure à Dieu; qu'on n'y cherche que son plaisir. Mais faire une action qui d'elle-même est injurieuse à Dieu, et vouloir la justifier parce qu'on n'y cherche uniquement que son plaisir, quelle morale! C'est ce qui afflige les Saints du Ciel et de la terre, qu'un Chrétien aime plus son plaisir [-283-] que la gloire de Dieu. Dieu seul doit être la fin de nos actions; son amour doit les commander toutes et les diriger toutes vers lui: Que toutes vos actions se fassent avec amour, dit Saint Paul: (I Cor. c. 16, v. 14.) Omnia vestra in caritate fiant. Aimer le plaisir pour le plaisir même, c'est un désordre, c'est s'arrêter dans la créature; au lieu que ne devant vivre ici-bas qu'en voyageurs, selon la doctrine de Saint Pierre, (Epist. I, c. 2, v. 11) nous ne devons que passer par les créatures, n'en usant que par nécessité et sans attach, comme l'Eglise nous en fait demander à Dieu la grace dans la Collecte du troisieme Dimanche après la Pentecôte, où nous disons: Faites-nous la grace de passer tellement par les biens temporels, que nous ne perdions pas les éternels: Sic transeamus per bona temporalia, ut non amittamus aeterna. Aimer quelqu'autre chose que Dieu qu'on n'aime pas pour lui, c'est une transgression du premier Commandement; qui, en nous ordonnant d'aimer le Seigneur notre Dieu, de tout notre esprit, de tout notre coeur, de toute notre ame et de toutes nos forces, ne laisse aucune portion de notre coeur à la créature aimée pour elle-même. Sur ce qu'on allégue que sans prétendre rendre aucun honneur aux Divinités Payennes, dont il est parlé dans les chansons dont il s'agit, on ne cherche [-284-] que son plaisir; n'appliquerai-je pas fort à propos ce que dit Tertullien dans son Traité des spectacles que j'ai déja plus d'une fois cité? (C. 28 et 29, page 84.) Dites-moi, je vous prie, ne pouvons-nous vivre sans plaisirs, (sur-tout s'ils sont criminels ou dangereux) nous qui devons mourir avec plaisir? Dicas, velim: non possumus vivere sine voluptate, qui mori cum voluptate dehemus? "Car, ajoute cet ancien Auteur, où doivent tendre tous nos voeux, sinon où tendoient ceux des Apôtres, savoir, de sortir de ce siécle pour être reçus dans le sein du Seigneur? Or nous devons trouver notre plaisir dans ce qui doit faire l'objet de nos voeux. Ne croyez pas que le court espace de cette vie ait besoin de tant de plaisirs. Pourquoi êtes vous si ingrats envers Dieu, que de ne vous pas contenter de tant et de si grands plaisirs que vous avez reçus de lui, et que vous pouvez trouver en lui? En effet, qu'y a-t-il qui doive vous plaire davantage que votre réconciliation avec Dieu votre Pere et votre Seigneur; que la connoissance qu'il vous a donnée de la vérité; que d'avoir été rappellé de vos erreurs, et d'avoir reçu le pardon de tant de crimes que vous avez commis? Quel plus grand plaisir que le dégoût même des plaisirs terrestres et sensuels; que le mépris de tout ce que [-285-] le siécle a d'attirant; que la véritable liberté qui est celle des enfans de Dieu qui commandent à leurs passions; qu'une consscience pure; que de savoir se contenter de ce qui suffit à la vie; que de n'avoir aucune crainte de la mort, en un mot, de ne vivre que pour Dieu? Ce sont-là les plaisirs des Chrétiens; ce sont leurs spectacles toujours saints, jamais interrompus, tout gratuits et qu'ils peuvent se procurer sans argent."

Lorsque Dieu a imprimé dans le coeur l'amour de ses plaisirs tout spirituels; que tous les plaisirs des sens, quels qu'ils soient, paroissent insipides et indignes de véritables Chrétiens!

Sans doute que bien des gens trouveront cette morale trop relevée; mais c'est la morale des saints Peres, fondée sur celle de l'Ecriture. Et quand on a à traiter des matieres de la Religion, est-ce à l'école du monde qu'il faut aller apprendre ce qu'on en doit penser? Jesus-Christ a dit que le monde ne pouvoit recevoir l'esprit de vérité. (Joan. c. 14, v. 17.) Que peut-on donc apprendre de lui, quand on l'écoute, sinon l'erreur et le mensonge?

Le coeur s'ouvre facilement à l'amour impur et profane, parce qu'il a une pente naturelle et forte pour cette passion, regardée dans le monde comme une belle passion. [-286-] Il ne peut s'en défendre que par une très-grande vigilance et de grands efforts, même au milieu des plus puissans préservatifs. Que doit-il donc arriver, et avec quelle facilité une passion si dangereuse, et la source de tant de péchés, doit-elle se glisser dans l'ame, lorsque par des chansons qui en contiennnent et en expriment vivement les sentimens, on l'excite soi-même; et qu'à la faveur d'airs trop bien assortis avec les paroles, et trop capables d'émouvoir, on se fait un jeu et une récréation d'én faire glisser le poison dans son ame et dans celle des autres!

Monsieur Bossuet rapporte à ce sujet, (suprà page 629,) cette sentence d'Aristote, Philosophe Payen: (Politiq. 84.) Que l'action suit de près le discours, et qu'on se laisse aisément gagner aux choses dont on aime l'expression. Des Chrétiens aux yeux desquels Dieu a fait briller l'admirable lumiere de l'Evangile, ne rougiront-ils pas d'être plus aveugles que les Payens mêmes, assis dans l'ombre de la mort, sur les dangers que ceux-ci ont apperçus, et de les craindre moins qu'eux?

Le Cantique des Cantiques, ainsi appellé à cause de son excellence et de la sublimité des sens tout spirituels qu'il renferme, (Ibid. page 632, "ne respire qu'un amour céleste; et cependant, parce qu'il y est représenté [-287-] sous la figure d'un amour humain, on défendoit chez les Juifs la lecture de ce divin Poëme à la jeunesse, parce qu'on craignoit qu'elle ne s'arrêtât à la figure plutôt qu'à la vérité, et que l'ardeur avec laquelle la concupiscence saisit tout ce qui la flatte, ne la fixât au sensible plutôt qu'au spirituel. Combien est plus certain et plus grand le danger auquel on s'expose lorsqu'on a souvent dans la bouche des chansons dont tout, ou du moins le principa sujet, est l'amour charnel et impur, et qui ont pour premier auteur le diable en la personne de ceux qui les ont composées! Combien par conséquent doit-on être attentifs à se garantir du poison de ces chansons, en ne se les permettant jamais!" Selon la pensée du grand Prélat, que je ne saurois me lasser de citer, tant ce qu'il dit est lumineux et solide, "La jeunesse qui étoit chez les Juifs un obstacle à la lecture du Cantique des Cantiques, a communément une très-longue durée parmi les hommes à l'égard de la concupiscence et des passions, dont on ne se défait presque jamais entiérement, (page 629.) Il ne sert donc de rien de répondre, ajoute-t-il, (page 611,) qu'on n'est occupé que du chant, sans songer au sens des paroles, ni aux sentimens qu'elles expriment: car c'est-là précisément le danger, que pendant qu'on est [-288-] enchanté par la douceur de la mélodie, ces sentimens s'insinuent sans qu'on y pense, et plaisent sans être apperçus."

On dit encore, qu'en chantant ces sortes de chansons, on ne ressent aucune mauvaise impression; que si elles les produisoient par elles mêmes et ordinairement, on s'en appercevroit: c'est, ajoute-t-on, faire penser au mal à des personnes qui n'y penseroient pas, et se confesser soi-même et trop foible et trop sensible, que de croire que les autres sont blessés. Monsieur Bossuet s'est fait à lui-même cette objection; et voici comment il répond, (page 619.) "Ne sentez-vous pas, dit-il, qu'il y a des choses qui, sans avoir des effets marqués, mettent dans les ames de secrettes dispositions trèsmauvaises, quoique leur malignité ne se déclare pas d'abord? Tout ce qui nourrit les passions est de ce genre. Qui sauroit connoître ce que c'est en l'homme qu'un certain fonds de joie sensuelle, et je ne sçais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens, qui ne tend à rien, et qui tend à tout, connoîtroit la source secrette des plus grands péchés. C'est ce quc sentoit Saint Augustin au commencement de sa jeunesse emportée, lorsqu'il disoit: (Confess. L. 3, C. 1.) Je n'aimois pas encore, mais j'aimois à aimer. Il cherchoit, continue-t-il, quelque [-289-] piége où il prît, et où il fût pris; et il trouvoit ennuyeuse et insupportable, une vie où il n y eût point de ces lacets: Vitam sine muscipulâ. Tout en est semé dans le monde: il fut pris selon son souhait. Son exemple et sa doctrine nous apprennent à quoi est propre la comédie; (j'ajouterai les chansons d'amour) combien elles servent à entretenir ces secrettes dispositions du coeur humain, soit qu'il ait déjà enfanté l'amour sensuel, soit que ce mauvais fruit ne soit pas encore éclos. Saint Jacques nous a expliqué les deux états de notre coeur par ces paroles: (C. 1, vv. 14 et 15) Chacun de nous est tenté par sa concupiscence, qui l'emporte et qui l'attire; ensuite quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché, et quand le péché est consommé, il produit la mort. Cet Apôtre distingue ici Ia conception d'avec l'enfantement du péché; il distingue la disposition au péché, d'avec le péché entièrement formé par un plein consentement de la volonté: c'est dans cet état qu'il engendre la mort, selon Saint Jacques, et qu'il devient tout-à-fait mortel. Mais de-là il ne s'ensuit pas que les commencemens soient innocens: pour peu qu'on adhere à ces premieres complaisances des sens émus, on commence à ouvrir son coeur à la créature; pour [-290-] peu qu'on les flatte par d'agréables représentations, (ou des chants agréables) on aide le mal à éclorre..... Quelquefois la corruption vient à grands flots; quelquefois elle s'insinue comme goutte-à-goutte; à la fin on n'en est pas moins submergé. On a le mal dans le sang et dans les entrailles avant qu'il éclate par la fiévre. En s'affoiblissant peu-à-peu, on se met en un danger evident de tomber avant qu'on tombe; et ce grand affoiblissement est déjà un commencement de chûte. Si l'on ne connoît de maux aux hommes que ceux qu'ils sentent et qu'ils confessent, on est trop mauvais médecin de leurs maladies. Dans les ames comme dans les corps, il y en a qu'on ne sent pas encore, parce qu'elles ne sont pas déclarées; et d'autres qu'on ne sent plus, parce qu'elles ont tourné en habitude, ou bien qu'elles sont extrêmes et tiennent déjà quelque chose de la mort, où l'on ne sent plus... Poussez un peu plus avant ceux qui vous disent qu'ils ne sentent point le danger des spectacles et des mauvaises chansons, ils vous en diront autant des nudités, et non-seulement de celles des tableaux, mais encore de celles des personnes.... Ils ne sentent rien, disent-ils: je les crois sur leur parole. Ils n'ont garde, tout gâtés qu'ils sont, d'appercevoir qu'ils se [-291-] gâtent, ni de sentir le poids de l'eau, quand ils en ont par-dessus la tête; et pour parler aussi à ceux qui commencent, on ne sent le cours d'une riviere que lorsqu'on s'y oppose si on s'y laisse entraîner on ne sent rien, si ce n'est peut-être un mouvment assez doux d'abord, où vous êtes porté sans peine, et vous ne sentez bien le mal qu'il vous fait, que tôt après quand vous vous noyez. N'en croyons donc pas les hommes sur leurs maux, ni sur leurs dangers, que leur corruption, que l'erreur de leur imagination blessée, que leur amour-propre leur cachent.... Ces ames invulnérables (si on les en croit) qui peuvent passer des jours entiers à entendre des chants et des vers passionnés et tendres, sans en être émus; ces gens d'une si éminente vertu ne doivent-ils donc pas écouter ce que dit Saint Paul? (I. Cor. c. 10, v. 12.) Que celui qui croit être ferme, craigne de tomber. Ils ignorent que quand ils seroient si forts et tellement à toute épreuve, qu'ils n'auroient rien à craindre pour eux-mêmes, ils auroient encore à craindre le scandale qu'ils donnent aux autres, selon ce que dit le même Apôtre: (Rom. c. 14, v. 15.) Pourquoi scandalisez-vous votre frere infirme? Ne perdez point, par votre exemple, celui pour qui Jesus-Christ est mort."

[-292-] Quelques-uns des lecteurs trouveront peut-être cet extrait trop long; mais il renferme des principes et des régles de conduite si utiles et même si nécessaires, et proposées avec tant de lumiere et de solidité, que j'aurois cru faire aux Lecteurs une espèce de tort que d'en supprimer quelque partie. Je sçais qu'il y en a qui peuvent voir dans l'Auteur même ce que j'en ai tiré; mais il en est un plus grand nombre qui ne pourroient aller y chercher ce que je viens de mettre sous les yeux, n'ayant pas son ouvrage, ou qui peut-être même ne voudroient pas s'en donner la peine.

A tout ce que je viens de rapporter contre les chansons d'amour, j'ajoute une réflexion qui me paroît bien frappante, et bien capable d'inspirer pour elles un trèsgrand éloignement. C'est qu'entre toutes les personnes qui font sincérement profession d'une piété véritable et éclairé, je suis bien assuré qu'il n'en est pas une seule qui, non-seulement voulût entreprendre de justifier ces chansons, mais qui voulût se les permettre. Si elles ont eu autrefois ce malheur, ne se sont elles pas souvent reproché et vivement repenties d'avoir en cela suivi la coutume et la pente de la nature? Ne mettent-elles pas cette faute au rang de celles dont elles disent à Dieu avec David: (Ps. 24, v. 7.) Ne vous souvenez pas des [-293-] fautes de ma jeunesse, ni de mes péchés d'ignorance? et n'en font-elles pas la matiere de leurs gémissemens, lorsqu'elles repassent dans l'amertume de leur coeur, le tems de leur ancienne vie? Ces sentimens qui sont unanimes dans toutes les personnes qui ont renoncé à l'esprit du monde après l'avoir suivi, et qui sont sincèrement à Dieu, sans que ces personnes soient d'ailleurs à portée de se voir ni de se communiquer leurs sentimens, ne sont-ils pas évidemment l'effet et une suite de l'opération du Saint Esprit même, qui apprend à condamner avec toutes ces personnes, et à s'interdire comme elles, les chansons d'un amour profane, si autorisées dans le monde? Et si c'est le Saint-Esprit qui donne ces vues et ces sentimens, ne faut il pas en conclure que ceux qui se les permettent et s'efforcent de les justifier, ne sont pas éclairés de l'Esprit de Dieu, et que par conséquent ils ne pensent et n'agissent que par les impressions de l'esprit de ténèbres qui est le démon?

Si l'on veut des chants d'amour, qui nonseulement ne puissent nuire, mais qui soient même utiles; Saint Augustin nous en montre et nous en fournit, en disant: "Chantez des cantiques d'amour de votre Patrie céleste, c'est-à-dire, des cantiques qui élèvent votre esprit vers elte, et qui enflamment votre coeur de l'amour des biens [-294-] qui vous y sont promis et préparés. (In Ps. 66, N. 6.) Cantate amatoria Patriae vestrae. C'est ainsi que vous accomplirez ce à quoi David nous exhorte, lorsqu'il dit: (Ps. 95, v. 1.) Chantez au Seigneur cantique nouveau: Cantate Domino canticum novum. Que personne ne chante ici ces cantiques qui appartiennent au vieil homme; nemo vetera. Ecoutez Saint Paul qui vous exhorte à chanter le Cantique nouveau, quand il écrit aux Corinthiens: (II. Cor. c. 5, v. 17.) Si quelqu'un est en Jesus-Christ,,il est devenu une nouvelle créature: ce qui étoit vieux est passé, tout est devenu nouveau. La voie dans laquelle celui qui s'est donné à Jesus-Christ est entré, est une voie nouvelle: c'est un nouveau voyageur qui y marche; ainsi, il ne doit chanter qu'un Cantique nouveau. Via nova, Viator novus, Canticum novum. Autant que l'homme est charnel en suivant la concupiscence, c'est le vieil homme qui chante en lui: Certè in quantùm carnalis est, in tantùm vetus homo cantat. Au contraire, autant qu'il est spirituel, et qu'il agit par l'Esprit de Dieu, c'est l'homme nouveau qui chante en lui: Et in quantùm spiritalis, in tantùm novus. Or quand le nouvel homme chante en nous, parce que c'est l'Esprit de Dieu qui nous fait chanter; alors nous ne chantons [-295-] que le Cantique nouveau dont parle David; et le sujet de ce Cantique nouveau peut-il être autre que les graces qu'on a déjà reçues de Dieu, celles qu'on espere recevoir encore de sa bonté, et les biens qu'il nous a promis dans le ciel? Desirez ces biens; marchez vers eux, en marchant dans la voie des Commandemens de Dieu qui y conduit. Chantez en marchant, chantez dans la joie que l'espérance de posséder un jour ces biens, doit répandre et nourrir dans votre coeur: Ambulae in viâ et cantate ambulantes. C'est-là ce que font les voyageurs, comme pour se distraire des fatigues et leur marche, et y trouver quelque soulagement. Faciunt hoc viatores ad solamen laboris."

Mais quand on ne chantera que dans la vue du Ciel, et que pour trouver dans les tentations et les peines et cette vie, les consolations et le soutien dont on a besoin; quand par-là ce sera le nouvel homme qui chantera en nous, cet homme dont Saint Paul dit: (Ephes. c. 4, v. 24.) Qu'il est créé à la ressemblance de Dieu, dans une justice et une sainteté véritable; qu'on sera éloigné alors de mêler dans ses chants rien qui ressente tant soit peu l'amour profane et impur! La bouche étant parfaitement d'accord avec le coeur tout rempli [-296-] de l'amour de Dieu et des biens célestes, on n'exprimera dans ses chants que cet amour saint et sanctifiant.

CHAPITRE III.

Des Chansons qui ne contiennent que des invitations à jouir des plaisirs de la vie, sur-tout pendant la jeunesse.

Il n'est pas nécessaire, pour que les chansons doivent être réprouvées par des Chrétiens, qu'elles parlent de choses indécentes, ou qu'elles expriment les sentimens d'un amour profane et impur; il suffit pour cela qu'elles soient une invitation générale à jouir des plaisirs de la vie, sur-tout pendant la jeunesse. Et combien y en a-t-il de cette espece, qu'une infinité de gens se permettent sans scrupule! Quel aveuglement de n'y trouver rien de contraire à l'esprit du Christianisme! Le langage des chansons dont il s'agit, est précisément le même que le Saint-Esprit, dans le second chapitre du Livre de la Sagesse, dit être le langage des pécheurs. Ce second chapitre commence ainsi: (v. 1.) Les méchans ont dit dans l'égarement de leurs pensées; et qu'ont-ils dit dans cet égarement? Le voici: Le temps de notre vie est court et fâcheux... (v. 6. et suiv.) Venez donc, jouissons des [-297-] biens présens. Hâtons-nous d'user des créatures pendant que nous sommes jeunes. Enivrons-nous des vins les plus excellens, et ne laissons pas passer la fleur de la saison.... Couronnons-nous de roses avant qu'elles se flétrissent... Laissons par-tout des marques de rejoissance, parce que c'est là notre fort et notre partage. Quel jugement le Saint-Esprit, en rapportant ce discours, en porte-t-il? On vient de l'entendre: il dit que les pécheurs n'ont ainsi parlé que dans l'égarement de leurs pensées, c'est-à-dire, en ne suivant pas la lumiere de la vérité, sans laquelle on ne peut que s'égarer par rapport à la voie du salut. Des Chrétiens ne doivent-ils pas rougir de prendre plaisir à tenir en chantant un langage que le Saint Esprit condamne si hautement? En effet, que l'on considere pourquoi nous sommes en ce monde: est-ce pour mener une vie de plaisirs, comme on y est invité par les chansons dont je parle?

Saint Ambroise remarque, dans sa Lettre à l'Eglise de Verceil, que c'est le desir de la volupté qui ayant séduit Adam, lui a fait violer le Commandement de Dieu et perdre le trésor de la grace. D'où il tire cette conclusion: Comment donc la volupté qui seule nous a exclus du Paradis, pourroit-elle nous y rappeller? (Lett. 63, classe I, Tome II, page 1026, numero 14.) Quomodo [-298-] igitur voluptas ad paradisum revocare nos potest, quae sola nos paradiso exuit?

Le Prophête Jérémie dit, par l'Esprit de Dieu: (Lam. C. 3, v. 27.) Il est bon à l'homme de porter le joug du Seigneur dès sa jeunesse; et les chansons que je condamne disent au contraire, qu'il est bon de se divertir dans la jeunesse. Est-ce en se livrant aux plaisirs auxquels on est ainsi invité, qu'on porte le joug du Seigneur? N'est-ce pas plutôt en renonçant aux délices de la vie, et fuyant tous les attraits de la volupté? Ce qui rend toutes ces chansons essentiellement mauvaises, c'est que ce qui en fait le fonds, la base et comme la substance, est un démenti formel donné à la premiere de toutes les maximes évangéliques. En effet, l'Evangile débute par ces principes: Que le Royaume des Cieux souffre violence; qu'un Chrétien est un homme crucifié, né sur la Croix, et qui ne peut vivre que par elle. Ainsi sa vie, afin qu'il soit digne d'un si beau nom, doit être une vie de pénitence, de larmes et de gémissemens. Etant tous pécheurs en Adam, nous sommes condamnés à manger notre pain à la sueur de notre visage. Exposés continuellement à mille dangers pour notre salut, et attaqués sans cesse par des ennemis furieux, pleins de malice, implacables et infatigables, nous devons selon Saint Paul, (Philip. c. 2, v. 12.) [-299-] opérer notre salut avec crainte et tremblement. Eloignés de notre Patrie céleste dont le péché nous a fait chasser, et relégués icibas comme dans une terre étrangere et un lieu d'exil, nous devons sans cesse gémir de la longueur de notre exil. Enfin Jesus-Christ nous a fait dans son Evangile une loi claire, précise et indispensable, de porter notre croix tous les jours de notre vie; (Luc. c. 9, v. 23.) qui doit être par conséquent, comme celle de notre Divin Sauveur, qui nous a donné l'exemple afin que nous fassions comme il a fait, (Joan. c. 13. v. 15,) un crucifiment continuel, selon cette parole de Saint Paul, que ceux qui appartienent à Jesus-Christ, ont crucifié leur chair avec ses passions, et ses desirs, déréglés (Gal. c. 5, v. 24.) Comment accorder ces principes et ces régles sur la vie chrétienne, avec le langage des chansons, où l'on ne parle que de passer sa vie dans les plaisirs? A-t-on besoin de s'y exciter, et d'y exciter les autres? Nous n'y sommes que trop naturellement et trop fortement portés de nous-mêmes; et c'est à cause de cette inclination, qui rend charnels ceux qui la suivent, au lieu qu'un Chrétien doit être un homme tout spirituel, que bien loin de rechercher les plaisirs des sens, nous devons plutôt nous appliquer à les mortifier et en retenir l'activité qui les porte vers ces plaisirs. C'est la doctrine et la morale de [-300-] Saint Paul, à laquelle ce qui se dit dans les chansons que nous blâmons, est autant opposé que le jour l'est à la nuit. Ceux qui sont charnels, dit ce Saint Apôtre, (Rom. c. 8, v. 5. et suiv.) aiment et goûtent les choses de la chair, (c'est-à-dire, tout ce qui flatte les sens) et ceux qui sont spirituels, aiment et goûtent les choses de l'esprit, (c'est-à-dire, tout ce qui porte à Dieu). Or l'amour des choses de la chair est la mort, au lieu que l'amour des choses de l'esprit est la vie: car l'amour des choses de la chair est ennemi de Dieu, parce qu'il n'est point soumis à la Loi de Dieu, et ne le peut être. Ceux qui vivent selon la chair ne peuvent plaire à Dieu. Peut-on lui plaire davantage en parlant selon la chair, c'est-àdire, en tenant un langage qui en excite et en favorise les inclinations? Saint Paul continue: (vv. 12 et 13.) Ainsi nous ne sommes point redevables à la chair, (c'està-dire, à la concupiscence) pour vivre selon la chair, (en suivant ses desirs, déréglés.) Que si vous vivez selon la chair, vous mourrez, (en perdant la vie de la grace): mais si vous faites mourir par l'esprit les passions de la chair, vous vivrez (de la vie de la charité.) Se prépare-t-on et s'anime-t-on à faire mourir ainsi les passions de la chair, en se plaisant dans des chansons qui ne sont qu'une invitation à jouir des plaisirs [-301-] des sens, dont les passions de la chair se nourrissent? Ce ne sont, dira-t-on, que des paroles, et on laisse là les sentimens trop charnels, qu'elles peuvent exprimer. Je le suppose sans le croire. Mais je demande s'il est permis à des Chrétiens de parler en Epicuriens, dont le caractere particulier qui les distinguoit des autres Philosophes Payens, étoit de faire consister le souverain bien dans la volupté? Celui, dit Jesus-Christ, (Joan. c. 3, v. 31,) qui est de la terre, tient un langage terrestre; Qui de terrâ est, de terrâ loquitur; et le langage d'un Chrétien doit être tout céleste, parce qu'il doit lui-même être céleste en vivant en esprit dans le ciel, selon cette parole de Saint Paul: Pour nous, nous vivons déja dans le ciel, comme en étant citoyens. (Philip. c. 3. v. 20.)

CHAPITRE IV.

Des Chansons à boire.

Je raisonnerai des chansons à boire, comme je viens de le faire des chansons qui ne sont que des invitations à jouir en général des plaisirs de la vie. Elles doivent être réprouvées comme celles-ci, ce qu'on y dit étant absolument contraire aux vues et aux principes de la Religion. Dans ces [-302-] chansons l'on met en honneur les excès de la table, et l'on relève comme un mérite de savoir beaucoup boire; et c'est précisément un mal contre lequel Dieu prononce des malédictions, par le Prophête Isaïe, en disant: (c. 5, v. 22,) malheur à vous qui êtes puissans à boire le vin, et vaillans à vous enivrer!

Un savant interprète fait sur ces paroles cette réflexion: (Monsieur Duguet explication du Prophête Isaïe, c. I, p. 311,) "Ce que le Prophête reprend ici n'est pas tant l'excès dans le vin, que la honteuse gloire d'en boire beaucoup, sans s'enivrer; et il prononce un juste anathême contre ceux qui excusent leur intempérance par la force de leur tempéramment, qui s'applaudissent comme d'une victoire, quand ils ont conservé quelque raison, après avoir noyé celle des autres; et qui regardent comme un solide avantage de pouvoir faire durer long-temps le plaisir de boire et de manger. Ils sont doublement malheureux d'être vicieux et d'en tirer vanité. Ils prennent pour marque de force, celle de leur maladie; et ils mettent leur gloire dans la plus indigne et la plus honteuse idolâtrie, qui consiste à faire au Dieu de leur ventre, comme parle saint Paul. "(Philip. c. 3, v. 19.)

Jesus-Christ nous avertit, (Luc. c. 21, [-303-] v. 24) de prendre bien garde à nous, de peur que nos coeurs ne s'appésantissent par l'excès des viandes et du vin.

Saint Pierre nous recommande d'êre sobres. (c. 5, v. 8.)

Saint Paul prescrit aux Ephésiens: (c. 5, v. 18.) De ne se laisser point aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions. Dans plusieurs de ses Epîtres, le saint Apôtre met l'ivrognerie au rang des péchés qui ferment l'entrée du royaume des cieux. Il déclare, (Philip. c. 3, v. 18,) que ceux qui par les excès de la table se font un dieu de leur ventre, sont ennemis et Jesus-Christ; qu'ils auront pour fin la damnation, et qu'il ne peut en parler qu'avec larmes. Et dans les chansons à boire, quelle idée donne-t-on de ces sortes de personnes dont saint Paul fait une si effroyable peinture? On en parle avec éloge, on semble s'exciter à faire comme elles; on fait une matiere de divertissement, de ce qui avilit l'homme et le chrétien: ne devroit-on pas être effrayé, en aiment ces chansons, de se mettre dans une contradiction si manifeste avec Jesus-Christ et avec ses saints Apôtres? Comment, après les leçons qu'ils nous ont données pour nous détourner de tout excès de la table, et pour nous exhorter à la sobriété, peut-on regarder comme permises des chansons qui en donnent de toutes contraires?

[-304-] Tout bon Chrétin doit commencer et finir ses repas par ia priere. Si l'on chante à table des chansons propres à exciter à boire, est-ce là une suite bien digne de la priere qu'on a faite ou dû faire en s'y mettant, et une bonne préparation à celle que la piété demande qu'on fasse en se levant de table? Quel rapport entre ces chansons, qui ne contiennent que des leçons d'intempérance, et des prieres dont la fin est de demander la vertu contraire qui est la tempérance?

Saint Paul dit que Dieu a créé les viandes pour être mangées avec actions de graces par les fidèles; (I Tim. c. 4, vv. 3 et 4,) et il ajoute: qu'elles sont sanctifiées par la parole de Dieu et par la priere. Est-ce entrer dans ces sentimens d'actions de graces avec lesquels on doit user en général des créatures, et en particulier des viandes et du vin, que de s'exciter à en user contre les régles de la sobriété, que Dieu lui-même nous a prescrites?

Supposons qu'on eût été avec Jesus-Christ aux noces de Cana, qu'il honora de sa présence; je demande si étant à table avec lui, on auroit osé chanter en sa présence les chansons à boire que le monde trouve si innocentes; et si l'on peut se persuader qu'il n'en eut pas été offensé, comme étant contraires au respect dû à sa divine présence? [-305-] Je pense qu'il n'est personne qui ne se dire à soi-même, qu'en effet ces chansons auroient été très-déplacées dans la compagnie de Jesus-Christ; que c'eût été lui faire insulte que de les chanter en sa présence, et que jamais il n'auroit voulu se les permettre. Pourquoi n'en pas porter le même jugement, quand il s'agit de nos repas ordinaires? Ne devons-nous pas nous regarder en toutes occasions comme étant sous les yeux de Jésus-Christ, et comme ne devant jamais rien dire, ni rien faire, (Colos. 3, 17,) qu'en son nom, c'est à dire par son esprit et dans ses dispositions? Un Chrétien doit toujours pouvoir dire avec vérité comme le saint Apôtre: (II. Cor. c. 2, v. 17.) Nous parlons comme de la part et Dieu, et au nom de Jesus-Christ. C'est en particulier par rapport à nos repas que saint Paul veut que nous nous proposions pour fin la gloire de Dieu, et non pas notre plaisir (I. Cor. c. 10, v. 31.). Soit que vous mangiez ou que vous buviez, dit-il, et quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Est-ce la gloire de Dieu qu'on cherche dans les chansons à boire dont je parle, et tendent-elles à la procurer?

J'ai remarqué comme une chose très-répréhensible dans les chansons d'amour, qu'en parlant dans plusieurs d'entr'elles des amours impudiques des faux-dieux du paganisme, on [-306-] réalise ces fausses divinités, et on leur rend une espèce d'honneur. Le même défaut ne se trouve-t-il pas dans les chansons à boire, où il est souvent parlé du faux-dieu Bacchus, qui étoit regardé par les Payens comme présidant aux plaisirs de la table, et comme le dieu du vin? Chanter donc des chansons où il est nommé, et quelquefois même en quelque sorte invoqué, n'est-ce pas chanter les hymnes des faux dieux, et les chanter dans le temple du seul Dieu véritable, puisque nous sommes ses temples sprituels, selon la parole de saint Paul, (I. Cor. c. 3, v. 16.) Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l'esprit de Dieu habite en vous? N'est-ce pas tomber tout-à-la-fois dans une sorte d'idolatrie et dans le sacrilége? C'est tomber dans une sorte d'idolâtrie, puisque dans ces chansons, on semble révérer une divinité qui ne mérite que d'être détetsée; parce que c'est le démon qui se se faisoit honorer en elle, et qui est plus détestable encore par les excès auxquels elle présidoit, et qui étoient comme les actes de religion par lesquels on célébroit ses fêtes. Ces chansons renferment aussi une sorte de sacrilége, parce qu'elles profanent, dans ceux qui les chantent, le temple que Dieu s'y est consacré par le baptême.

On voit dans le premier Livre des Rois, avec quelle sévérité Dieu punit les Philistins, [-307-] qui, après avoir pris l'Arche dans une bataille qu'ils venoient de remporter sur les Israëlites, oserent la mettre dans le temple de Dagon leur idole. La main du Seigneur, dit l'Historien sacré, (II Reg. c. 5, v. 6,) s'appésantit sur les habitans d'Azot, (qui étoit une ville des Philistins) et les réduisit à une extrême désolation. Il frappa ceux de la ville et de la campagne de maladies dans les parties secrètes du corps. Il sortit tout d'un coup des champs et des villages une multitude de rats; et l'on vit dans toute la ville une confusion de mourans et de morts. Qu'étoit-ce que l'Arche d'alliance, si respectable qu'elle fût, à cause qu'elle contenoit les tables de la Loi, en comparaison du coeur d'un Chrétien que Dieu a sanctifié dans le baptême, et où la loi de Dieu doit être gravée par le Saint-Esprit? C'est ce coeur où Dieu veut être plus intimement présent qu'il ne l'étoit sur l'Arche d'alliance, de laquelle il rendoit ses oracles, c'est, dis-je, ce coeur d'un chrétien, qui est profané par des chansons qui ne ressentent que le paganisme. Les châtimens extérieurs dont Dieu punit les Philistins pour avoir profané l'ancienne Arche d'alliance, ne sont donc qu'une image des supplices effroyables que Dieu réserve dans les enfers aux mauvais Chrétiens, coupables d'avoir profané en eux, par les chansons que nous réprouvons, [-308-] le temple spirituel de Dieu. Aussi saint Paul, dit-il: Si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra: car le temple de Dieu est saint, et c'est vous qui êtes ce temple. (I. Cor. c. 3, v. 17.)

CHAPITRE V.

Des Chansons où l'on fait entrer des paroles de l'Ecriture-Sainte ou des prieres de l'Eglise, pour dire des plaisanteries et se divertir.

On ne peut avoir étudié à l'école du Saint-Esprit, sans y avoir appris à envisager la parole de Dieu avec le plus profond respect et une religieuse frayeur. Il nous dit, (Ps. 11, v. 7,) que cette divine parole est pure et chaste, et que l'argent éprouvé au feu et raffiné jusqu'à sept fois n'en est que l'ombre. Le Prophête Isaïe ne se croit en état de la porter au peuple, qu'après qu'un Séraphim lui a purifié les lèvres avec un charbon de feu pris dessus l'Autel. (Is. c. 5, v. 6.)

Saint Césaire, Evêque d'Arles, parloit ainsi dans un Sermon qu'il a fait à son peuple sur la maniere dont il faut écouter et recevoir la parole de Dieu: (Serm. 300, Numero 2, page 504, dans l'Appendix des Serm. de saint Aug. tome 5.) "Je vous demande, mes freres ou mes soeurs, et je vous prie de [-309-] me répondre: lequel des deux vous semble le plus grand, ou la parole de Dieu, ou le corps de Jesus-Christ? Si vous voulez dire la vérité, vous devez répondre que la parole de Dieu n'est pas moins respectable que le corps de Jesus-Christ. Si verum vultis respondere, hoc utiquè dicere debetis, quòd non sit minus verbum Dei quam corpus Christi. C'est pourquoi, ajoute saint Césaire, comme lorsqu'on nous donne le corps de Jesus-Christ nous prenons extrêmement garde qu'il n'en tombe-point à terre la moindre particule, nous devons également prendre garde, lorsqu'on nous prêche ou qu'on nous lit la parole de Dieu, de ne rien laisser échapper en pensant à autre chose, ou en parlant d'autre chose: car celui qui écoute la parole de Dieu négligemment, n'est pas moins coupable que celui qui, par sa négligence, laisse tomber à terre le corps de Jesus-Christ lorsqu'on le lui présente. Quam non minus reus erit qui verbum Dei negligenter audierit, quàm ille qui corpus Christi in terram cadere negligentiâ suâ permiserit." Si la seule négligence avec laquelle on écoute la parole de Dieu est, selon saint Césaire, un si grand mal, que faut-il donc penser et dire du mépris marqué qu'on en fait en mettant pour se divertir cette parole sacrée en chansons?

Le pieux Auteur de l'Imitation a suivi [-310-] la pensée de Saint Césaire, en comparant les paroles sacrées de l'Ecriture-Sainte au corps adorable de Jesus-Christ dans l'Eucharistie. Il dit: (l. 4, c. 11.) "Qu'on peut appeller ces deux dons les deux tables que Dieu a mises dans son Eglise pour la nourriture et la consolation des fidèles." Comme donc on ne doit jamsis s'approcher de la table sacrée de l'Eucharistie qu'avec le plus profond respect, on ne doit aussi se servir des paroles des Saintes Ecritures qu'avec le respect qui est dû à la parole de Dieu. Profaner le corps de Jesus-Christ, c'est un horrible sacrilege: c'en est aussi un que de profaner les paroles de l'Ecriture-Sainte. Et n'est-ce pas en faire une profanation marquée, que de les employer a faire des plaisanteries? Mais combien cette profanation est-elle plus grande et plus digne de châtiment si on employe, comme il arrive quelquefois, ces paroles sacrées à dire même des choses indécentes?

Le respect des Chrétiens pour la parole de Dieu étoit si connu dès les premiers temps de l'Eglise, que les Payens ne l'ignoroient pas. Ce respect alloit jusqu'à l'adoration. "Quels sont les Livres que vous adorez en les lisant, demande le Proconsul Saturnin aux Martyrs scillitains? (Actes sinceres des Martyrs de dom Ruinart, page 78.) Qui sunt libri quos adoratis [-311-] legentes? Ce sont, repondent-ils, les quatre Evangiles de Notre Seigneur, les Epîtres de Saint Paul, et toute la Sainte Ecriture divinement inspirée."

Dans l'Eglise Grecque on donnoit au peuple la bénédiction avec le Saint Evangile, comme nous la donnons avec le Saint Sacrement. Quel contraste entre cette haute, mais très-juste idée qu'avoient autrefois les Chrétiens, des paroles sacrées des divins Livres inspirés par le Saint-Esprit, et la conduite de ceux qui méprisent et profanent cette parole Sainte, en l'employant dans des chansons mondaines pour plaisanter, et quelquefois pour en former un langage de passions toutes charnelles?

Il faut dire à proportion la même chose des chansons où l'on fait entrer les prieres de l'Eglise, en leur donnant des sens qui excitent à rire et à faire rire les autres. La priere consiste, selon Saint Paul, dans le gémissement d'un coeur qui sent si misere, ses dangers et ses besoins, et qui crie à Dieu de se hâter de le secourir. L'esprit luimême, dit Ie Saint Apôtre, (Rom. c. , v. 26.) demande pour nous, (c'est-à-dire, nous fait prier) par des gémissemens ineffables les paroles dont l'Eglise compose ses prieres et dont la plus grande partie est tirée des Saintes Ecritures, ne sont donc destinées qu'à exciter en nous ces saints gémissemens. [-312-] Si au contraire on les emploie à s'égayer et à se divertir, n'est-ce pas en faire un abus très-criminel et très-punissable? D'ailleurs ces paroles étant consacrées par l'Eglise au culte de Dieu; les employer à des chansons toutes profanes, n'est-ce pas se rendre coupable d'un péché semblable au péché que commettroient ceux qui par dérision et par irréligion emploieroient les vases sacrés, les habits sacerdotaux et autres ornemens de l'Eglise, à des usages communs et qui n'auroient aucun rapport au sacrifice et au culte du Seigneur?

Qu'on dise tant qu'on voudra, qu'on n'a pas intention de mépriser les paroles de l'Ecriture-Sainte ou les prieres de l'Eglise, mais seulement de se réjouir: Si en effet on les méprise, comme je viens de montrer qu'on le fait, qu'importe qu'on en ait formellement l'intention? Ce dessein exprès et réfléchi rendroit à la vérité le péché beaucoup plus énorme; mais il ne cesse pas d'en être un, et un très-grand, sans qu'on ait ce dessein et cette intention expresse. J'ai déja observé qu'il est des actions mauvaises de leur nature, qu'on ne peut faire sans péché, quelle que puisse être l'intention qu'on a en les faisant.

[-313-] CHAPITRE VI.

Des Chansons où la Charité est blessée.

IL n'y a que trop de chansons dans lesquelles la charité est ouvertement blessée; et ce sont toutes celles où l'on tourne le prochain en ridicule par de malignes plaisanteries, et plus encore celles où l'on fait le récit d'histoires vraies ou fausses, qui ne sont nropres qu'à le déshonorer. David se plaint d'avoir été le sujet de pareilles chansons, lorsqu'il dit dans le Pseaume 68: (v. 13.) Ceux qui boivent du vin m'ont pris pour le sujet de leurs chansons. Pour pouvoir en effet excuser et justifier ces chansons, il faudroit pouvoir anéantir cette régle de la Loi naturelle imprimée par le Créateur dans le coeur de tous les hommes: Ne faites point aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse: car, qui de ceux qui font ou chantent ces sortes de chansons contre le prochain, ne trouveroient pas mauvais qu'on en fît ou qu'on en chantât contre eux de semblables?

La charité est, selon Saint Paul, une dette, dont nous devons exactement nous acquitter les uns envers les autres. (Rom. c. 13, v. 8.) Cette charité sans laquelle le même Apôtre décide que l'on n'est rien [-314-] devant Dieu, quelques bonnes oeuvres extérieures qu'on fasse d'ailleurs, veut qu'on excuse, ou qu'on couvre, autant qu'on peut, les fautes ou les défauts du prochain; or dans les chansons dont il s'agit, bien loin de les excuser, on les réleve, et souvent même on les exagere. La charité demande encore qu'on évite de donner au prochain, sans nécessité et sans une trèsgrande utilité, aucun sujet de plainte: et ne lui en donne-t-on pas de très-réels, dont il ne peut lui revenir aucun avantage, lorsqu'on le tourne en ridicule, ou qu'on le décrie par des chansons? On doit par esprit de charité pour le prochain, lui épargner autant qu'on peut l'occasion de faire des fautes; et par ces chansons dans lesquelles on le déshonore, ou dans lesquelles on en fait pour soi et pour les autres un objet de mépris, ne l'expose-t-on pas à la tentation de faire beaucoup et de grandes fautes par les sentimens d'aigreur, de colere, de haine et de vengeance, que ces chansons ne sont que trop capables d'exciter en lui, et dont peut-être, après leur avoir ouvert son coeur, il ne se dépouillera jamais? En un mot,le fonds des chansons dont je parle, c'est ou la raillerie, ou la médisance, ou la calomnie: or est-il plus permis de railler par malignité, de médire et de calomnier en chansons, qu'en conversation? Plus il y a [-315-] d'esprit, d'art et de sel dans ces chansons, plus la charité en est blessée; parce qu'elles se répandent plus facilement; qu'on se plaît davantage à les chanter ou à les entendre; et que les personnes contre qui elles sont faites, en sont plus vivement piquées. Plusieurs de ces chansons peuvent être mises avec raison, au nombre des libelles diffamatoires, parce qu'elles portent à la réputation du prochain des coups mortels, et presque toujours sans remède. Faire, répandre et chanter de telles chansons, estce avoir pour son prochain cet amour de freres qui nous est si souvent recommandé par les Saints Apôtres? Est-ce traiter ceux qu'on ménage si peu, comme étant avec nous les membres du même corps? Saint Paul nous recommande, (Rom. c. 12, v. 10,) de nous prévenir les uns les autres par des témoignages d'honneur et de déférence: c'est au contraire pour déshonorer le prochain et le rendre méprisable, qu'ont été composées les chansons dont je parle, et qu'on les chante. On s'aveugle donc d'une maniere bien étrange et bien déplorable, si on ne se fait point de scrupule, nonseulement de composer et de répandre ces sortes de chansons, mais encore de les répéter, et d'en faire, en les chantant, un divertissement pour soi et pour les autres.

Ce qui empêche qu'on n'ait des scrupules [-316-] et des peines de conscience, comme on devroit en avoir par rapport à toutes les mauvaises especes de chansons dont je viens de parler, ou ce qui fait qu'on les étouffe quand elles s'élevent dans l'ame, c'est grand nombre de personnes qu'on voit ne s'en faire point de peine. Mais en sont-elles pour cela moins mauvaises, et la coutume perverse qui les rend si communes, bien loin de les rendre plus permises n'est-elle pas plutôt une raison de s'élever contr'elles avec plus de force? Quoi! les scandales pour être communs, cessent-ils d'être des scandales? Ils le seroient moins, c'est-à-dire, ils seroient moins dangereux, et ils porte: roient moins au péché, s'ilsétoient moins répandus. Ceux qui font le mal, le font ordinairement avec plus de réserve, tant qu'ils ont peu d'imitateurs; et ils s'y portent au contraire avec plus de facilité dès qu'ils se voient autorisés par la multitude.

C'est ce qui faisoit dire à Saint Augustin, dans la vive douleur qu'il ressentoit de voir les plus grands péchés autorisés en quelque sorte par l'exemple de la multitude: "Malheur à cause des péchés des hommes! Nous n'avons en horreur que ceux qui sont extraordinaires; quant à ceux qui sont communs et ordinaires, et pour lesquels le Fils de Dieu a répandu son sang afin de nous en purifier, quelque grands [-317-] qu'ils soient, et quoiqu'ils ferment le Royaume de Dieu à ceux qui les commettent, néanmoins à force de les voir souvent, nous sommes contraints de les tolérer tous; et en les tolérant, nous sommes souvent portés à en commettre quelques-uns: et Dieu veuille que nous ne commettions pas tous ceux que nous ne pouvons empêcher!" (Exposition de l'Epître aux Galates, c. 4, Numero 35.)

CHAPITRE VII.

Ceux qui ont quelque autorité en abusent visiblement, s'ils s'en servent pour engager ceux et celles sur qui ils l'ont, à chanter quelqu'une des especes de Chansons dont nous avons parlé; et alors c'estun devoir de leur résister sans manquer au respect qui leur est dû.

Toute autorité étant une participation de celle de Dieu, il est évident que ceux qui en ont quelqu'une n'en doivent faire usage que conformément à sa Loi; selon ses vues, et pour sa gloire: autrement ce seroit tourner contre lui-même, ce qui vient de lui, et employer à la destruction ce qui n'a été donné que pour l'édification. C'est ce que font néanmoins beaucoup de pères et meres qui exigent de leurs enfans, et [-318-] beaucoup de maris qui exigent de leurs femmes qu'ils chantent quelques-unes des chansons que j'ai fait voir que les Saints Peres interdisent aux Chrétiens. Si ceux et celles qui dépendent d'eux se portoient d'euxmêmes à en chanter, ils devroient employer leur autorité à les en empêcher autant qu'ils pourroient: combien donc se rendent-ils coupables s'ils sont les premiers à les y engager; et combien le sont-ils encore davantage, si non contens de les y engager, ils veulent enzore les y forcer, lorsque ceux-ci, par le sentiment d'une piété éclairée, ne croyent pas pouvoir se permettre de pareilles sons! Je supplie ceux qui voudroient abuser ainsi de leur autorité, de penser sérieusement au compte sévere que Dieu leur demandera un jour de l'usage qu'ils en auront fait. Je les supplie aussi de considérer s'il est juste que leur volonté et les usages du monde l'emportent sur les raisons et les autorités que nous avons alléguées, et sur les peines de conscience qui sont les seuls motifs qui empêchent qu'on ne se rende à leurs desirs. Qu'ils prennent pour eux-mêmes ce qu'on lit dans les Actes des Apôtres, que Pierre et Jean répondirent à ceux qui étoient en autorité chez les Juifs, lorsqu'ils leur défendirent de parler en quelque maniere que ce fût, et d'enseigner au nom de Jesus: jugez vous-mêmes, [-319-] leur dirent-ils, s'il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu'à Dieu, (Act. c. 4, v. 19.)

Plus on a de piété, plus on est affligé de se trouver dans l'obligation de désobéir à ceux dont on reconnoît et on respecte l'autorité; mais l'obligation n'en est pas moins indispensable, lorsqu'on ne peut obéir aux hommes qu'en désobéissant à Dieu. Dans une si affligeante situation, les inférieurs doivent être attentifs à accompagner le refus qu'ils font d'obéir, de tous les ménagemens, les égards et le respect propres à faire sentir qu'ils ne le font qu'à regret, et seulement parce qu'ils mettent Dieu au-dessus des hommes; mais leur refus n'en doit pas être moins ferme, ni moins persévérant; ils doivent prendre alors pour régle invariable de leur conduite, ce beau et incontestable principe de Tertullien, dans son petit Traité de La Couronne du Soldat, (Chap. II, page 108,) "qu'il n'y a aucune nécessité de pécher pour des Chrétiens, qui ne doivent reconnoître d'autre nécessité que celle de ne pas pécher: Nulla est necessitas delinquendi, quibus una est necessitas non delinquendi." Si par un refus d'obéir, alors si nécessaire et si indispensable, les enfans encourent la disgrace de leurs peres et meres, et les femmes celle de leurs maris; et s'ils s'exposent par-là à [-320-] quelque mauvais traitement de leur part, ou du moins à quelque chagrin, qu'ils se consolent et se soutiennent en se rappellant et méditant ces paroles de Jesus-Christ: Heureux ceuz qui souffrent persécution pour la justice; parce que le Royaume du ciel est à eux. (Math. c. 5, v. 10.)

C'est aussi pour eux que l'Apôtre Saint Pierre a écrit dans sa premiere Epître: (C. 3, vv. 13 et 14.) Qui sera capable de vous nuire, si vous ne pensez qu'à faire du bien? Que si néanmoins vous souffrez pour la justice, vous serez heureux. Et dans le Chapitre 4 de la même Epître. (v. 14 et suiv.) Vous êtes bienheureux si vous souffrez des injures et des diffamations pour le nom de Jesus-Christ, parce que l'honneur, la gloire, la vertu de Dieu et son Esprit reposent sur vous. Mais qu'aucun de vous ne souffre comme meurtrier, ou comme voleur, ou comme un calomniateur, ou comme un homme qui en veut au bien d'autrui. Que s'il souffre comme Chrétien, qu'il n'en ait point de honte; mais qu'il en glorifie Dieu: car c'est ici le tems auquel Dieu doit commencer son jugement par sa propre maison, (en faisant passer ses fidèles serviteurs par de grande afflictions, pour les purifier de leurs fautes et perfectionner leur vertu ......) Que ceux donc qui souffrent selon la volonté de Dieu, persévèrent dans [-321-] les bonnes oeuvres, et qu'ils remettent leurs ames entre les mains de celui qui en est le Créateur, et qui leur sera fidèle.

Saint Pierre desire que si l'on souffre, on souffre comme Chrétien, et non comme s'étant attiré ce que l'on souffre par quelque mauvaise action qu'on auroit faite. C'est ainsi que souffrent toutes les personnes qui ont des contradictions, des railleries et de mauvais traitemens à essuyer, parce qu'ils ne veulent pas se conformer au monde, en suivant ses mauvaises coutumes; et en particulier parce qu'ils ne veulent pas chanter les mauvaises chansons qu'on voudroit qu'ils chantassent. Souffrant ainsi comme Chrétiens, et parce qu'ils ne veulent pas violer les régles du Christianisme, ils ont par-là le mérite du martyre, quoiqu'ils n'en aient pas la gloire devant les hommes. En effet, les Saints que l'Eglise honore comme Martyrs, n'ont souffert que pour avoir constamment refusé de sacrifier à des Idoles de pierre, ou de bois: les Chrétiens dont je parle, ne souffrent que parce qu'ils ne veulent pas sacrifier les régles de l'Evangile, leur conscience et leur salut à l'idole du monde, en suivant ses mauvais exemples et ses pernicieuses maximes.

Mais de ce que la persécution que leur attire leur constant attachement aux régles de la piété, en fait des Martyrs devant [-322-] Dieu, ne s'ensuit-il pas que ceux qui leur font cette persécution, participent au crime des anciens persécuteurs de la Religion, et qu'ils seront un jour participans de leurs supplices, s'ils ne cessent d'employer leur autorité pour exiger de ceux qui dépendent d'eux, ce que la fidélité dûe à Dieu ne permet pas qu'on leur accorde, et s'ils ne font pénitence de l'abus qu'ils en ont fait?

CHAPITRE VIII.

Principes et régles de conduite sur la Musique.

Pour donner ces principes et ces régles de conduite sur la musique, je vais faire parler deux Auteurs très-illustres, chacun en leur genre, par leurs excellens écrits; parce que j'espere que leur autorité, fondée sur l'estime générale qu'ils se sont acquise dans le public, donnera à leur sentiment un poids que le mien n'auroit pas par lui-même, et que d'ailleurs ils appuient ce qu'ils disent des plus solides raisons.

L'un est feû Monsieur Godeau, Evêque de Vence, qui, dans la Préface de la Paraphrase en vers qu'il a faite sur Ies Pseaumes, parle ainsi de la Musique: "La Musique n'est pas un art qu'il faille profaner. Elle [-323-] est plus du ciel que de la terre, et de l'Eglise que du monde. Le monde l'a usurpée, et son Prince qui a voulu qu'on lui offrît des sacrifices comme à un Dieu, a desiré aussi qu'on chantât des hymnes en son honneur. Tous les arts cesseront à la fin du monde; mais la Musique continuera dans le Paradis: et si c'est parmi nous, un des arts libéraux, c'est dans le séjour de la gloire un art Angélique, un hommage de l'Eternel, l'occupation des Saints et le triomphe des Bienheureux."

En effet Tobie, ce grand juste de l'ancien Testament, ne nous dit-il pas dans son Cantique, (C. 13, v. 22,) que le long des rues de la céleste Jerusalem, qu'il représente sous l'image d'une grande et magnifique Ville, on chantera éternellement Alleluia? Saint Jean dans l'Apocalypse, (C. 15, vv. 2 et 3,) ne dit-il pas aussi, qu'il vit dans le Ciel les Saints vainqueurs du démon, tenant des Harpes de Dieu, et qu'ils chantoient le Cantique de Moyse et le Cantique de l'Agneau, c'est-à-dire, qu'ils chantoient des Cantiques d'actions de graces de leur délivrance de la servitude du péché et du démon, figurée par celle des Israëlites en Egypte sous le Roi Pharaon, dont ils furent délivrés par le ministere de Moyse? Ces cantiques étoient chantés en l'honneur de l'Agneau; c'est-à-dire, que les Saints [-324-] reconnoissent et publient qu'ils n'ont été délivré du péché et de l'esclavage du démon que par les mérites de Jesus-Christ, qui a été immolé pour nous sur la Croix comme l'Agneau par qui seul les péchés du monde pouvoient être efacés.

Saint Paulin, Evêque de Nole, dans une Lettre qu'il écrit à Saint Augustin, et qui est la 94. entre les Lettres de ce Pere, lui dit: (Numero 6.) "Je crois que les louanges de Dieu, dont parle David, quand il dit: (Ps. 83, v. 5.) Heureux ceux qui habitent dans votre maison! 'ils vous loueront éternellement, retentiront dans le Ciel, par le son même des voix des Bienheureux, quoique leurs corps ne soient plus les mêmes après la résurrection, et qu'ils soient élevés à l'état glorieux dans lequel Jesus-Christ a paru après la sienne ...... Leurs langues seront employés à chanter les louanges de Dieu, et à exprimer par des sons et des paroles la joie et les mouvemens de leurs coeurs. Peut-être même que Dieu ajoutera à la gloire de ses Saints cet avantage de rendre leurs voix et leurs langues capables de chanter ses louanges d'une maniere d'autant plus excellente, que le renouvellement de leurs corps, où ils auront mérité d'arriver, sera plus parfait; en sorte que ces corps étant tous spirituels, comme parle Saint [-325-] Paul, (I. Cor. c. 15, v. 44,) leurs paroles ne seront plus comme les paroles des hommes, mais de ces paroles Célestes et Angéliques que Saint Paul entendit dans le Paradis. (II. Cor. c. 12, v. 4.) Et peutêtre encore que ce qui fait que ce grand Apôtre dit que les paroles sont ineffables aux hommes, c'est qu'entre les autres récompenses des Bienheureux, Dieu leur réserve dans le ciel de nouvelles langues que nous ne sçaurions parler ici-bas; et qui ne conviennent qu'à cet état d'immortalité, où seront les Saints dont il est dit: (Ps. 64, v. 14,) qu'ils pousseront des cris de joie, et qu'ils chanteront des Cantiques. Et où les chanteront-ils, sinon dans le Ciel où ils seront avec le Seigneur, jouissant des délices d'une sainte paix, comblés de joie devant le trône de l'Agneau; mettant à ses pieds leurs couronnes, et chantant à sa gloire un Cantique nouveau avec les Anges, les Vertus et les Dominations, les Trônes, les Cherubins, les Séraphins; et disant tous ensemble avec les quatre Animaux de l'Apocalypse, d'une voix qui ne cessera jamais: Saint, Saint, Saint, est le Seigneur des Armées."

Qu'heureux sont ceux qui seront admis a ce beau Concert du Ciel, où tous ceux qui le composeront ne seront qu'un coeur et qu'un ame; [-326-] où les coeurs seront parfaitement d'accord avec les voix, et dont rien ne pourra jamais troubler l'admirable harmonie!

Monsieur Godeau, plein de ces vues de Foi, n'avoit-il donc pas raison de dire que la Musique est un art qui, après que tous les autres auront été abolis, continuera dans le Ciel? Mais de-là ne s'ensuit-il pas qu'en faisant sur la terre usage de la Musique, cet usage doit être si saint, qu'il soit comme un essai, un apprentissage, et un avant-goût de celle du Ciel? Aussi Saint Augustin dans sa Lettre 95, qui est une réponse à celle de Saint Paulin, dont je viens de rapporter une partie, donne-t-il (Numero 2.) comme un principe indubitable, que nous devons vivre, dans cette vie mortelle, d'une maniere qui nous dresse et nous rende propres à la vie immortelle que nous menerons dans le Ciel. Nullo dubitationis aestu fluctuat, quod ità nos vivere oportere censemus in hâc vitâ mortali, ut vitae immortali quodam modo coaptemur.

Après avoir écouté Monsieur Godeau, écoutons Monsieur Rollin nous donner au sujet de la Musique, les régles les plus sages et les plus chrétiennes. C'est dans son Supplément au Traité de la maniere d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres, chapitre 2, où il traite de l'éducation des filles. "La Musique, dit-il, (Art. 2. sect. 3,) aussi-bien que la poësie, [-327-] demande de grandes précautions. Les plus sages Législateurs du Paganisme ont cru que rien n'étoit plus pernicieux à une République bien policée, que d'y laisser introduire une Musique efféminée. Des Meres Chrétiennes, pour peu qu'elles soient instruites, doivent comprendre jusqu'où elles sont obligées de porter la délicatesse sur ce point.

"Premier. Soit dans la maison paternetle, soit dans les Couvents, on ne doit pas appliquer sitôt les 'jeunes filles à apprendre à chanter et à jouer des instrumens. Une expérience presque universelle montre que l'etude de la Musique les dissipe extraordinairement, et leur inspire du dégoût et de l'aversion pour toutes les autres occupations, qui sont néanmoins infiniment plus importantes et plus essentielles à leur âge.

"En second lieu, une Mere Chrétienne ne doit jamais permettre qu'on mette entre les mains de sa fille ces sortes de pieces de Musique qui ne respirent qu'un air mondain, et ne contiennent que des maximes antichrétiennes, où il semble qu'on a pris à tâche de rétablir le Paganisme avec ses divinités, où l'amour, l'ambition, la vengeance, en un mot où toutes les passions regnent, et sont mises en honneur. N'est-ce pas rétracter ouvertement [-328-] les voeux de son baptême, que d'approuver et de permetre un usage qui y est si directement contraire? Est-il raisonnable que l'autorité des Maîtres de Musique, souvent peu religieux, l'emporte sur celle des Saints Peres, qui sont nos maîtres pour la Religion? Croiroit-on n'avoir pas de reproche à se faire d'obliger de saintes Religieuses, dont la demeure retentit continuellement des Cantiques du Seigneur, à souffrir qu'on enseigne en leur présence à de jeunes filles confiées à leurs soins, des Cantiques qui semblent composés à dessein de contredire l'Evangile? Des Motets (et il y en a d'excellens:) les choeurs d'Esther et d'Athalie; quelques Cantiques qu'on peut choisir ailleurs ne sufroient-ils pas? Et quand il y manqueroit quelque chose pour ce goût fin et délicat, en matiere de Musique, le dédommagement par rapport aux moeurs, doit-il être compté pour rien?

"Je ne sçais comment la coutume de faire apprendre à grands frais aux jeunes filles à chanter et à jouer des instrumens est de venue si commune, et est regardée comme une partie essentielle de leur éducation. J'entends dire que, dès qu'elles sont établies dans le monde, elles n'en font plus aucun usage. Pourquoi donc donner, dans la jeunesse, à cet exercice un temps si [-329-] considérable qui pourroit être employé à des choses plus utiles et non moins agréables, comme sont entre autres le dessein, qui peut beaucoup servir aux ouvrages dont les dames ont coutume de s'occuper?"

On voit dans les Confessions de Saint Augustin, (l. 10, c. 33,) quelle étoit la délicatesse de sa conscience par rapport au plaisir du chant, et aux dangers de faire des fautes auxquelles une belle musique peut exposer, lors même qu'elle n'est employée qu'au chant des Pseaumes et des saints Cantiques. Ce Saint, parlant du plaisir que lui causoit le chant dont l'Eglise animoit les paroles de Dieu lorsqu'elles étoient chantées par quelqu'un qui avoit la voix belle et qui sçavoit bien chanter, avertit qu'il faut bien prendre garde de ne pas laisser affoiblir par ce plaisir de nos sens la vigueur de notre esprit. La raison qu'il donne de cet avertissement, c'est qu'il arrive souvent que ce plaisir ne se contente pas d'être à la suite de la raison; et qu'au lieu que ce n'est que par son ordre qu'on doit lui donner entrée, il va jusqu'à vouloir passer devant, et la mener à son gré. "Voilà, ajoute ce Saint, par où je péche, sans y prendre garde, sur cette sorte de plaisir... Oui, je reconnois que je péche et que je mérite punition, quand il m'arrive d'être plus touché [-330-] du chant que de ce que l'on chante; et alors j'aimerois mieux qu'on n'eût point chanté."

Par un effet et une suite de cette délicatesse de conscience, si admirable et si édifiante sur le plaisir de l'oreille comme sur les autres plaisirs des sens, Saint Augustin met en doute, s'il faut laisser dans les Eglises un chant harmonieux, ou s'il vaut mieux s'attacher à la sévere discipline de Saint Athanase et de l'Eglise d'Alexandrie, dont la gravité souffiroit à peine dans le chant, ou plutôt dans la récitation des Pseaumes, de foibles inflexions, tant on craignoit dans l'Eglise de laisser affoiblir la vigueur de l'ame par la douceur du chant.

Monsieur Bossuet, après avolr rappellé cet endroit des Confessions de Saint Augustin, ajoute: (Réflexions sur la comédie, page 632.) "Je ne rapporte pas cet exemple pour blâmer le parti qu'on a pris depuis, quoique bien tard, d'introduite les grandes musiques dans les Eglises pour raminer les fidèles tombés en langueur, ou relever à leurs yeux la magnificence du culte de Dieu quand leur froideur à eu besoin de ce secours. Je ne veux donc point condamner cette pratique nouvelle par la simplicité de l'ancien chant, ni même par la gravité de celui qui fait encore le fonds du service divin. Je me plains qu'on ait [-331-] si fort oublié ces saintes délicatesses des peres, et que l'on pousse si loin les delices de la musique; que loin de les craindre dans les Cantiques de Sion, on cherche à se délasser de celles dont Babylone anime les siens."

Saint Bernard témoigne, dans une de ses Lettres, avoir la même délicatesse de conscience sur les chants mêmes qui font partie du culte de Dieu. Voici ce qu'il écrit à ce sujet à Gui, Abbé de Montier Ramey, Diocèse de Troyes, (Lett. 398, Numero 2.) "Ce n'est pas pour l'ame une petite perte par rapport à la vie et aux graces spirituelles, d'être détourné, par l'attention à la beauté du chant ecclésiastique, et par l'agrément qu'on y trouve, du sens des paroles saintes qui en font le sujet, et de s'attacher plus à l'inflexion de la voix qu'à la méditation des vérités qu'elle exprime."

Voilà pourquoi ce Saint veut "que le chant des hymnes sacrées soit très-grave, et qu'il n'ait rien qui ressente la mollessse, qu'il soit doux et agréable, sans être léger; qu'il plaise tellement aux oreilles, que le coeur en soit remué et attendri pour Dieu; qu'il dissipe la tristesse et appaise la colere; et qu'au lieu de faire perdre le sens de la lettre, il lui donne au contraire plus de force."

Des Saints qui vouloient que dans le [-332-] chant même de l'Eglise il n'y eût rien que de grave et de propre à enflammer la piété, auroient-ils pu ne pas craindre extrêmement pour les fidèles, et ne pas condamner hautement ce qu'il y a dans les chansons profanes de mou, d'efféminé, et de capable d'incliner le coeur vers le mal, et de corrompre les moeurs? Et si ces Saints ont pris tant de précautions à l'égard des chants sacrés, pour empêcher que l'ame ne se laissât prendre et trop occuper par le plaisir de l'oreille, irons-nous trop loin, quand à l'égard des musiques ordinaires nous exigerons qu'on prenne les plus grandes précautions pour qu'on y évite ce qui peut nuire à l'ame, et qui peut plus facilement s'y rencontrer que dans les musiques employées pour les chants de l'Eglise?

La premiere et la plus essentielle de toutes les précautions, c'est qu'on ait soin de bannir de la musique tous les airs mous et efféminés. La raison de la nécessité de cette précaution, c'est qu'on ne peut douter que les tons différens n'aient aussi-bien que les paroles une signification qui exprime quelque sentiment, quelque inclination et quelque passion. Et l'expérience montre tous les jours d'une maniere sensible, que la voix, par ses différens accens et ses différentes inflexions qui forment les différens airs, remue le coeur aussi-bien que les discours. [-333-] Lors donc que les chants sont mous et efféminés, en même-temps qu'ils marquent la mollesse de l'ame de celui qui les a composés, ils portent la même impression dans ceux qui les goûtent, et leur font prendre, pour ainsi dire, le pli des passions tendres, qui sont les plus dangereuses et la source des plus grands désordres.

Aussi Saint Clément d'Alexandrie, dans le second Livre de son ouvrage qui a pour titre Du Pédagogue ou du Maître, (Edition d'Oxford, page 193,) appelle les différens accens d'une musique molle, efféminée et trop tendre, différens poisons propres à corrompre les moeurs. Fractorum cantuum et flebilium caricae musae modorum varia veneficia, mores corrumpunt.

Il dit encore dans le même Livre, (page 295,) que notre ame devant toujours être dans une force et une vigueur spirituelles qui lui sont nécessaires pour résister aux ennemis du salut, et se bien acquitter de tous ses devoirs, on ne sçauroit trop en éloigner ces musiques molles, qui, par l'art dangereux de faire certaines inflexions de voix tendres et languissantes, conduisent à une mollesse efféminée et à une honteuse bouffonerie: A forti et nervosâ nostra mente verè molles harmoniae amandandae quàm longissimè, quae improbo flexuum vocis artificio, ad effoeminatam mollitiem scurritatem [-334-] deducunt. Il faut, continue-t-il, laisser cette musique chromatique à l'impudence audacieuse de ceux qui se livrent aux excès du vin, qui se couronnent de fleurs comme des insensés, et aiment les chansons des femmes débauchées: Chromaticae igitur harmoniae impudenti in vino proterviae floribusque redimitae, et meretricae musiae, sunt relinquendae.

Les Auteurs du Dictionnaire de Trévoux, sur le mot chromatique, (qui vient du Grec) remarquent que les Spartiates ou Lacédémoniens, bannirent de leur Ville cette musique chromatique, et qu'ils avoient accoutumé de n'user que de celle qui étoit appellée Diatonique. Et on n'en peut donner d'autre raison, sinon que cette derniere espèce de musique étoit moins molle et plus grave.

Pour peu qu'on ait quelque teinture de l'histoire ancienne, on sçait que les Loix des Spartiates tendoient à éloigner de ce peuple belliqueux l'amour des plaisirs, et à l'accoutumer à une vie dure, pour les rendre plus capables de soutenir les travaux et les fatigues de la guerre, qui étoit leur grande occupation. Des Payens qui craignoient si fort d'affoiblir par des chants trop mous l'austérité des bonnes moeurs, ne s'élèveront-ils pas au jour du jugement contre tant de Chrétiens qui aiment ces chants efféminés, [-335-] et qui font leurs délices de pareilles musiques?

Un second avertissement, que je crois devoir donner par rapport à la musique, c'est que lorsqu'elle est devenue une occasion de péché, comme elle l'est certainement pour plusieurs, on doit alors se l'interdire absolument, quoique permise en elle-même; comme ceux pour qui un état légitime en soi, est devenu une occasion prochaine et fréquente de péché, sont obligés de le quitter, quoique d'autres qui n'ont pas les mêmes foiblesses et qui sont mieux disposés, se sauvent en demeurant en cet état. La raison de cette décision, c'est qu'il faut, à quelque prix que ce soit, se sauver. D'où il s'ensuit qu'il n'est rien qu'il ne faille sacrifier pour le salut, lorsqu'après des épreuves suffisantes, on a remarqué qu'il est pour le salut un obstacle qu'on n'a pas la force de surmonter. N'est-ce pas ce que Jesus Christ a voulu nous prescrire lorsqu'il nous a recommandé d'arracher l'oeil droit ou la main droite, et de les jetter loin de nous, s'ils nous sont une occasion de péché? Parce qu'il nous est plus avantageux de perdre un de nos membres, que si notre corps étoit jetté tout entier dans l'enfer, (Matth. c. 5, vv. 29, 30.)

Il est visible que par cet oeil droit et cette main droite que Jesus-Christ dit qu'il faut [-336-] arracher et jetter loin de nous, s'ils nous sont une occasion de péché, il a voulu marquer quelque chose qui nous seroit aussi cher et aussi nécessaire que ces membres; il déclare néanmoins qu'il faut y renoncer et s'en séparer pour toujours, si on ne peut le conserver et y demeurer attaché qu'en offensant Dieu, et mettant son salut en danger. Or la musique est une occasion de péché, et un empêchement au salut pour tous ceux et toutes celles qui l'aimant sans mesure et y donnant trop de temps, en sont plus occupés que des devoirs généraux du Christianisme et des devoirs particuliers de leur état. Elle est encore une occasion prochaine de péché pour ceux et celles que l'amour excessif qu'ils ont pour elle, engage à se répandre danss le monde, et à passer un temps trop précieux pour être ainsi pro digué dans les parties de plaisir, et dans des compagnies toujours très dangereuses lorsque c'est l'amour du plaisir qui les forme. Enfin la musique est une occasion prochaine de péché, lorsqu'en faisant quelque attention sur soi-même, comme on n'en sçauroit trop faire, on remarque qu'elle fait dans l'ame des impressions dangereuses, qu'elle remue les passions, et qu'elle rend plus susceptible de tentations; et n'y a-t-il pas beaucoup de personnes dans ces cas?

Une troisieme précaution à prendre par [-337-] rapport à la musique, regarde les parens qui la font apprendre à leurs enfans; c'est que le maître qu'ils choisissent pour la leur montrer, soit d'une sagesse et d'une modestie reconnues; ce qui demande beaucoup d'attention dans l'examen qu'on fera à cet égard, et beaucoup de discernement dans le choix pour le bien faire, de tels maîtres n'étant pas bien communs. La maître qu'on auroit choisi ne seroit pas tel qu'on le demande, s'il croyoit pouvoir, en donnant ses leçons, faire chanter des chan sons d'amour ou faire apprendre de ces airs mous, tendres et lubriques dont je viens de montrer le danger, principalement pour les jeunes personnes.

Mais sur-tout que les peres et meres qui feront apprendre la musique à leurs enfans, se donnent bien de garde de se proposer en cela de leur procurer par cette science une entrée plus favorable et plus facile dans le monde et dans ses compagnies. Car, à quoi un tel dessein pourroit-il aboutir, sinon à faire prendre à ces enfans le goût du monde, et à les lui rendre plus aimables? Et combien l'un et l'autre leur seroient-ils préjudiciables! S'ils conçoivent de l'amour pour le monde, et s'ils en prennent le goût, les voila tombés dans cette inimitié contre Dieu dont parle l'Apôtre Saint Jacques, lorsqu'il dit: (c. 4, v. 4.) Ames adulteres, [-338-] ne sçavez-vous pas que l'amour de ce monde est une inimitié contre Dieu? Si le monde les aime, il les recherchera, il les attirera à lui, il les flattera. Et combien est-il difficile de résister à ses caresses, plus dangereuses que ses contraditions! Combien est violente la tentation de l'aimer et de se plaire avec lui, quand on sent qu'on en est aimé! Et se trouvant bien dans ses compagnies, comment pensera-t-on à se tenir en garde contre les piéges que le diable y tend de toutes parts pour y prendre les ames?

CHAPITRE IX.

Les contradictions que les principes qui ont été établis, et les régles qui ont été données par rapport aux chansons éprouvent dans le monde, ne diminuent rien de leur certitude, et ne doivent pas empêcher qu'on n'y demeure fermement et inviolablement attaché dans la pratique.

Je dois m'attendre et je m'attends en effet que ceux qui composent ce qu'on appelle le monde que Jesus-Christ a tant de fois maudit, et qui en ont l'esprit et les inclinations; se récrieront contre les principes que j'ai établis et contre les régles que j'ai prescrites par rapport aux chansons; qu'ils se plaindront de leur sévérité, qu'ils [-339-] ne pourront souffrir qu'on veuille leur interdire ce qu'ils croient, ou du moins ce qu'ils disent être innocent, uniquement parce qu'il leur plaît, et qu'ils y sont attachés. Mais pour juger du cas qu'on doit faire de ces plaintes et des égards qu'on doit y avoir, je prie que l'on considere combien il faudroit défigurer l'Evangile, et en altérer sur une infinité de points la pureté et la sainte sévérité, si on vouloit enseigner à ces personnes une morale qui fût en tout de leur goût. L'Evangile condamne l'amour de pres que tout ce que le monde recherche; et il est l'ennemi irréconciliable de tout ce qui ne tend qu'à exciter, à enflammer et à nourrir la concupiscence qui est comme l'ame et la vie du monde. Après cela faut-il être surpris que le monde ne puisse s'accommoder des principes et des régles qui combattent ses inclinations, et qui sont entièrement opposés aux desirs de la concupis cence? Le monde a pour Prince et pour Roi le Démon, dont Jesus-Christ dit, (Joan. c. 8, v. 44,) qu'il n'est point demeuré dans la vérité. Comment, lorsqu'on se laisse conduire par cet ennemi déclaré de la vérité, pourroit-on ne pas participer à l'opposition qu'il y a? La lumiere de la vérité et de l'Evangile met en évidence les erreurs et la corruption du monde, ses maximes étant aussi opposées à celles de Jesus-Christ [-340-] que la nuit l'est au jour. Après cela, faut-il chercher d'autre cause de l'opposition que le monde témoigne avoir pour cette admirable lumiere, comme l'appelle saint Pierre, (I. c. 2, v. 9,) toutes les fois qu'on entreprend de la faire briller à ses yeux? Les hommes, dit Jesus-Christ, (Joan. c. 3, vv. 19, 20, 21,) ont mieux aimé les ténèbres que la lumiere, parce que leurs oeuvres étoient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumiere, et ne s'approche point de la lumiere, de peur que ses oeuvres ne soient condamnées. Mais celui qui agit selon la vérité, s'approche de la lumiere; afin qu'on connoisse que ses oeuvres sont faites en Dieu.

Ne suis-je point en droit de demander à ceux qui trouveroient à redire aux principes qui ont été établis et aux régles qui ont été données, qu'ils disent précisément en quoi ils sont répréhensibles, et qu'ils appuient ce qu'ils entreprendroient de dire à cet égard, d'autorités et de raisons aussi fortes que celles que j'ai alléguées? S'ils n'ont à faire que des plaintes vagues, je n'hésite point à dire qu'ils ne méritent point d'être écoutés; parce qu'à proprement parler, on ne dit rien quand on ne dit rien que de vague, et qu'on n'articule point ce qui fait le sujet des plaintes. Si aux preuves sur lesquelles j'ai appuyé la condamnation de [-341-] toutes les especes de mauvaises chansons, on n'a à opposer que les coutumes et les usages du monde, et même ce que peuvent dire ou faire en faveur de ces chansons, des personnes respectables d'ailleurs par leur caractere, qui les autorisent par leurs décisions et leur exemple, ou qui du moins ont sur ce point plus d'indulgence que nous n'en avons, je donnerai pour toute réponse ce que dit saint Pierre: (II. c. 1, v. 19.) Nous avons les Oracles des Prophetes dont la certitude est mieux affermie, sur lesquels vous faites bien d'arrêter les yeux comme sur un flambeau qui luit dans un lieu obscur, jusqu'à ce que le jour commence à paroître, et que l'étoile du matin se leve dans vos coeurs; c'est-à-dire, que nous avons les régles immuables de la parole de Dieu, qui nous a été donnée pour nous servir de lumiere dans les ténèbres de cette vie. Votre parole, dit David, (Ps. 118, v. 105,) est la lampe qui éclaire mes pas, et la lumiere qui luit dans le sentier où je marche.

"Nous devons, mes Freres, dit saint Augustin sur ces paroles de saint Pierre, (Traité 35, sur saint Jean, numeros 6, 7 et 8,) écouter avec beaucoup d'attention la voix des Prophetes, pendant tout le temps que dure la nuit de ce siécle: Planè, Fratres mei, in nocte hujus saeculi audiamus et prophetiam intentè.... Ce sont des lampes [-342-] qui rendent témoignage à la lumiere du jour, parce que nous sommes trop foibles en ce monde pour soutenir la clarté de ce jour si lumineux. Car tout chrétiens que nous sommes, on peut bien dire que nous sommes lumiere, en comparaison des infidèles; mais on peut dire aussi que le jour dont nous jouissons est une nuit, en comparaison de celui qui nous est promis. C'est ce que nous fait entendre l'Apôtre saint Pierre, lorsqu'il dit: Nous avons les Oracles des Prophetes, dont la certitude est plus affermie et auxquels vous faites bien de donner votre application, comme à une lampe qui luit dans un lieu obscur, jusqu'à ce que le jour vous éclaire, et que l'étoile du matin se leve dans vos coeurs. C'est lorsque Jesus-Christ viendra, qu'il répandra la lumiere, comme dit saint Paul, (I. Cor. c. 4. v. 5,) sur ce qui est caché dans les ténèbres, qu'il révélera les secrets des coeurs, et que chacun recevra de Dieu la louange qu'il aura méritée. Lorsqu'un tel jour sera levé pour nous, les lampes ne seront plus nécessaires: on ne lira plus les Prophetes, on n'ouvrira plus le livre des Epîtres que les Apôtres ont écrites; nous ne rechercherons point le témoignage de Jean-Baptiste, nous n'aurons pas même besoin de l'Evangile; toutes les Ecritures disparoîtront, [-343-] comme autant de lampes dont nous n'avons besoin que dans la nuit de ce siécle, et qui nous ont été données, afin qu'en ce monde nous ne fussions pas ensevelis dans les ténèbres."

Mais en attendant que ce beau jour luise pour nous, prenons pour régle invariable et constante de toute notre conduite, la parole de Dieu contenue dans les saintes Ecritures et dans la Tradition, persuadés que nous devons être, qu'aucun exemple, aucune coutume, ni aucune décision contraire ne pourront jamais prescrire contre ce qu'elle enseigne, ni l'anéantir. La vérité du Seigneur demeure éternellement, dit David; (Ps. 116, v. 2.) Le ciel et la terre passeront, dit J. C. (Matt. c. 24, v. 35,) mais mes paroles ne passeront point. Laissons donc le monde qui passe avec sa concupiscence; laissons-le avec toutes ses fausses maximes et toutes ses erreurs, et attachons-nous immuablement à la vérité qui ne passe point. Si vous demeurez attachés à ma parole, dit J. C. (Joan. c. 8, vv. 31 et 32.) vous serez véritablement mes Disciples, et vous connoîtrez la vérité; et la vérité vous rendra libres.

FIN.

[-344-] APPROBATION.

J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit, qui a pour titre: Traités dogmatiques et moraux sur les Danses et les mauvaises Chansons; et je n'y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l'impression. A Paris ce 10 Mars 1769.

Signé, DE MONTY.

PRIVILEGE DU ROI.

LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France et de Navarre: A nos Amés et Féaux Conseillers les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maitres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prévôt de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenans Civils, et autres nos Justiciers, qu'il appartiendra: Salut. Notre amé le sieur SORIN, Libraire à Paris, Nous a fair exposer qu'en exécution de l'Article Xl de l'Arrêt du Conseil du 30 Août 1777, portant Réglement sur la durée des Privileges en [-345-] Librairie, Il a remis entre les mains de notre Amé et Féal Conseiller en nos Conseils, le sieur Laurent de Villedeuil, Maître des Requêtes ordinaire de notre Hôtel, Commissaire à ce député par ledit Arrêt, les titres sur lesquels est fondée la propriété des ouvrages pour lesquels il a ci-devant obtenu des Privilèges, pour, sur le compte qui en seroit rendu à notre très-cher et féal Chevalier Garde-des-Sceaux de France, le sieur Hue de Miormesnil, obtenir un Privilège dernier et définitif pour l'Impression et débit exclusif dudit ouvrage. A ces Causes, voulant favorablement traiter l'Exposant, Nous lui avons permis et permettons par le présent Privilège, dernier et définitif, de faire imprimer l'Ouvrage suivant, autant de fois que bon lui semblera, et de le vendre, faire vendre et débiter par-tout notre Royaume: pendant le tems porté à l'Article dudit Privilège, le tout à compter de la date des Présentes, Traité contre les Danses et mauvaises Chansons, le tout pour le tems de dix années seulement. Faisons défenses audit Exposant, après l'expiration du présent Privilège, d'en solliciter le renouvellement, et à tous Imprimeurs, Libraires et autres Personnes, de quelque qualité et condition qu'elles soient, d'en introduire d'impression étrangere dans aucun lieu de notre obéissance: comme aussi d'imprimer, ou faire imprimer, vendre, faire vendre, débiter, ni contrefaire ledit ouvrage, ni d'en faire aucun extraits, sous quelque prétexte que ce puisse être, sans la permission expresse et par écrit dudit Exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des Exemplaires contrefaits, et de six mille livres d'amende. Ordonnons par ces Présentes, conformément à l'Arrêt de notre Conseil du 30 Juillet 1778, qu'il sera procédé par voix de plainte et information, contre tous Auteurs, possesseurs, distibuteurs et fauteurs [-346-] de contrefaçons, sans que les peines portées par nos Lettres de Privilège, puissent en aucuns cas et pour quelque cause que ce soit, être remises ni modérées. A la charge que ces Présentes seront enrégistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, dans trois mois de la date d'icelles; que l'impression dudit Ouvrage sera faite dans notre Royaume, et non ailleurs, en beau papier et beaux caracteres; conformément aux Réglemens de Librairie, à peine de déchéance du présent Privilége; qu'avant de l'exposer en vente, le Manuscrit qui aura servi de copie à l'impression dudit Ouvrage, sera remis dans le même état où l'Approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher et féal Chevalier, Garde-des-Sceaux de France, le Sieur Hue de Miromesnil; Commandeur de nos Ordres; qu'il en sera ensuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliothéque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, un dans celle de notre très-cher et féal Chevalier Chancelier de France le Sieur à Maupeou, et un dans celle dudit sieur Hue de Miromesnil, le tout à peine de nullité des Présentes; du contenu desquelles vous mandons et enjoignons de faire jouir ledit Exposant et ses hoirs, pleinement et paisiblement, sans souffrir qu'il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie des Pré sentes qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, soit tenue pour duement signifiée, et qu'aux copies collationnées par l'un de nos amés et féaux Conseillers-Secrétaires, foi soit ajoutée comme à l'original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l'exécution d'icelles, tous actes requis et nécessaires, sans demander autre permission, et nonobstant clameur de Haro, Charte Normande, et Lettres à ce contraires: Car tel est notre plaisir. Donné à [-347-] Versailles, le dix-septieme jour de Mars l'an de grace mil sept cent quatre-vingt-quatre, et de notre Régne le dixieme.

Par le Roi en son Conseil.

Signé, Le Begue.

Registré sur le Registre XXII. de la Chambre Royale et Syndicale des Libraires et Imprimeurs de Paris, numero 62, fol. 57, conformément aux dispositions énoncées dans le présent Privilège, et à la charge de remettre à ladite Chambre les huit Exemplaires prescrits par l'art. 108 du Réglement de 1723. A Paris, ce 19 Mars 1784.

Signé, Le Clerc, Syndic.

Je céde et transporte à Monsieur Frouille, Libraire à Paris, mon droit au Privilège du Traité contre les Danses et les mauvaises Chansons, pour en jouir en mon lieu et place, comme j'en aurais joui moi-même, selon qu'il est spécifié audit Privilège, et les arrangemens pris entre nous. A Paris, ce 20 Mai 1785.

Signé, Sorin.

Registrée la présente Cession sur le Registre XXII. de la Chambre Royale et Syndicale des Libraires et Imprimeurs de Paris, numero 396, fol. 358, conformément aux anciens Réglements confirmées par celui du 28 Février 1723. A Paris, le 8 Juillet 1785.

Signé, Le Clerc, Syndic.


Return to the 18th-Century Filelist

Return to the TFM home page