TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: GRIPRO TEXT
Author: Grimm, Friedrich Melchior
Title: Le Petit Prophète de Boehmischbroda
Source: Le Petit Prophète de Boehmischbroda (Paris, 1753; reprint ed. in La Querelle des Bouffons, Genève: Minkoff, 1973), 1:133-192.
Graphics: GRIPRO 01GF

[-ii-] [Grimm, Petit Prophète, ii; text: La véritable effigie du petit Prophête de Boemishbroda.] [GRIPRO 01GF]

[-iii-] LE PETIT PROPHÈTE DE BOEHMISCHBRODA.

[-1-] ICI SONT ECRITS LES VINGT-UN Chapitres de la Prophétie de Gabriel Joannes Nepomucenus Franciscus de Paula Waldstorch, dit Waldstoerchel, natif de Boehmischbroda en Bohême, Philosoph. et Theolog. moral. Studio. in colleg. mai. RR. PP. Societ. Jes. Fils de discrete et honorable personne, Eustachius Josephus Wolfgangus Waldstorch,, Maître Lutier et Facteur de violon, demeurant dans la Judengass de l'Altstadt à Prague, auprès les Carmes, à l'enseigne du violon rouge, et il les a écrits de sa main, et il les appelle sa vision

Lat.

CANTICUM CYGNI BOHEMICI.

CHAPITRE PREMIER.

Les trois Menuets.

ET j'etois dans mon grenier que j'appelle ma chambre, et il faisoit froid et je n'avois point de feu dans mon poële, car le bois étoit cher.

[-2-] Et j'etois enveloppé dans mon manteau qui autrefois étoit bleu et qui est devenu blanc, attendu qu'il est usé,

Et je râclois sur mon violon pour me dégourdir les doigts, et je vis que le carnaval de l'année prochaine seroit long.

Et le démon de l'ambition souffla dans mon ame, et je me dis à moi-même:

Allons composer des menuets pour la Redoute de Prague et que ma gloire vole de bouche en bouche et qu'elle soit connue de toute la terre et de toute la Bohême.

Et qu'on me montre au doigt en m'appellant le faiseur de Menuets [kat' exochen], cela veut dire par excellence,

Et que la beauté de ces menuets soit prônée et par ceux qui les danseront et par ceux qui les joueront, et qu'on les joue pendant la foire de Jubilate à Leipsic dans toutes les Auberges, et qu'on

[-3-] Voilà les beaux Menuets du Carnaval de Prague, voilà les Menuets de Gabriel Joannes Nepomucenus Franciscus de Paula Waldstorch, Etudiant en Philosophie: voilà les Menuets du grand faiseur, les voilà!

Et je m'abandonnai à toutes les chimeres de l'orgueil, et je m'enyvrai de la fumée de la vanité, et je mis mon chapeau de travers.

Et je me promenois à grands pas dans mon grenier, que j'appelle ma chambre, et je disois dans l'yvresse de mes projets ambitieux:

Ah que mon pere sera glorieux d'avoir un fils illustre: ma mere bénira le ventre qui m'a porté et les mammelles qui m'ont allaité!

Et je me complaisois dans l'égarement des mes idées, et je ne m'en lassois pas, et je redressois ma tête que de mon naturel je ne porte pas fort haute.

Et l'ambition m'échauffoit, encore [-4-] qu'il n'y eût point de bois dans mon poële et je disois:

Ah qu'il est beau d'avoir de l'élévation dans l'ame et que l'amour de la gloire fait faire de grandes choses!

Et je relevai mon manteau qui autrefois étoit bleu, et qui est devenu blanc, attendu qu'il est usé, et je pris mon violon, et je composai sur le champ trois menuets l'un après l'autre; et le second étoit en mineur.

Et je les jouai sur mon violon et ils me plurent fort, et je les rejouai et ils me plurent davantage; et je dis: ah qu'il est beau d'être Auteur!

CHAPITRE II.

La Voix.

ET tout d'un coup ma chambre qui n'est qu'un grenier, fut illuminée par une grande lumiere, encore [-5-] qu'il n'y eût qu'une chandelle d'un denier sur ma table.

(Car je brûle de la chandelle, quand je fais la Musique, car je suis gai,

Et je brûle l'huile de la navette, quand je fais de la Philosophie, car je suis triste.) Et j'entendis une voix qui faisoit un éclat de rire, et son rire étoit plus éclatant que le son de mon violon.

Et je me fâchois de ce que l'on se moquoit de moi, parce que de mon naturel je n'aime pas la moquerie.

Et la voix que je ne voyois pas, me disoit:

Défâche-toi, car je me moque de ta colere, et de ton naturel tu n'aimes pas la moquerie.

Et défâche-toi vîte et renonce à tes projets de gloire, car je les ai toujours anéantis, car ils étoient contraires aux miens.

Et un autre fera les menuets pour le Carnaval de Prague, et les tiens ne seront pas joués à la Foire de Leipsic, [-6-] car tu ne les auras pas faits.

Car je t'ai choisi et élu parmi tes camarades, pour annoncer des vérités dures à un peuple frivole et présomptueux, qui se moquera de toi, (encore que de ton naturel tu n'aimes pas la moquerie) parce qu'il est indocile et volage, et qui ne te croira pas, parce que tu lui diras vrai.

Et je t'ai choisi pour cela, parce que je fais ce qu'il me plaît, et que je n'en rends compte à personne.

Et tu ne feras point de Menuets, car c'est moi qui te le dis.

CHAPITRE III.

Les Marionettes.

ET une main me saisit par le toupet, et je me sentis transporté dans les airs, et je fus en chemin depuis le Jeudi jusqu'au Vendredi, et j'étois [-7-] enveloppé dans mon manteau qui autrefois étoit bleu, et qui est devenu blanc, attendu qu'il est usé.

Et j'arrivai dans une ville dont je n'avois pas entendu parler jusqu'à ce jour, et son nom étoit Paris, et je vis qu'elle étoit fort grande et fort sale.

Et c'étoit le soir, et il étoit la cinquiéme heure du jour, et je me trouvois dans une Salle de Spectacle où l'on arrivoit en foule;

Et mon coeur tressailloit de joie, car j'aime à voir les beaux Spectacles; et encore que je ne sois pas riche, je ne regarde pas à l'argent, quand j'y vais.

Et je me disois à moi-même, (car j'aime à me parler à moi-même, quand j'en ai le tems:)

Sans doute que c'est ici qu'on fait jouer Tamerlan et Bajazeth par les grandes Marionettes, car je trouvois la Salle trop superbe pour être seulement le Théâtre d'un Polichinelle.

Et j'entendis accorder des violons, [-8-] et je dis: sans doute qu'on donnera aussi la serenade, et qu'on fera danser les petites Marionettes, quand les grandes auront dit leur fait,

Car je trouvai le Théâtre assez grand pour cela, et encore que, pour faire sortir les Marionettes, il pût y avoir quelque embarras dans les coulisses, (car elles étoient étroites) je jugeai qu'il pouvoit danser jusqu'à six Marionettes de front, et que cela devoit être très-beau.

Et encore que j'eusse vu beaucoup de boutiques de Marionettes en ma vie, je n'en connoissois pas de plus belle: attendu que les Décorations étoient superbes, et les Loges richement dorées: le tout avec grand goût et fort propre.

Et dans tous les Théâtres ambulans de la Comédie Allemande, je n'avois rien vu d'approchant, encore que ce soit des hommes qui y jouent et non pas des Marionettes.

Et encore que chez nous les Décorations [-9-] soient plus luisantes, parce qu'on les huile avec de l'huile, et qu'on ne craint pas la dépense, je trouvai néanmoins que celles-ci auroient été plus belles que les nôtres, si on les eût huilées comme chez nous.

CHAPITRE IV.

Le Bucheron.

ET pendant que je me parlois ainsi à moi-même (car j'aime à me parler à moi-même, quand j'en ai le tems) je trouvai que l'Orchestre avoit commencé à jouer, sans que je m'en fusse apperçu, et ils jouoient quelque chose qu'ils appelloient une ouverture.

Et je vis un homme qui tenoit un bâton, et je crus qu'il alloit châtier les mauvais violons, car j'en entendis beaucoup parmi les autres qui étoient bons, et qui n'étoient pas beaucoup.

[-10-] Et il faisoit un bruit comme s'il fendoit du bois et j'étois étonné de ce qu'il ne se démettoit pas l'épaule, et la vigueur de son bras m'épouvanta.

Et je fis des réflexions, (car j'aime à faire des réflexions, quand j'en ai le tems) et je me disois à moi-même:

Oh que les talens sont déplacés dans ce monde, et comme pourtant le génie se montre, encore qu'il soit mal à sa place!

Et je disois: si cet homme-là étoit né dans la maison de mon pere qui est à un quart de lieue de la Forêt de Boehmischbroda en Bohême, il gagneroit jusqu'à trente deniers par jour, et sa famille seroit riche et honorée, et ses enfans vivroient dans l'abondance:

Et l'on diroit: voilà le Bucheron de Boehmischbroda, le voilà! Et son sçavoir-faire n'y seroit pas de trop; au lieu qu'il ne doit pas gagner de quoi manger son pain ni de quoi boire son eau dans cette boutique.

[-11-] Et je vis qu'on appelloit cela battre la mesure, et encore qu'elle fût battue bien fortement, les Musiciens n'étoient jamais ensemble.

Et je commençai a regretter les serenades que nous faisons, nous autres Ecoliers des Jésuites dans les rues de Prague quand il fait nuit, car nous allons ensemble, et nous n'avons point de bâton.

Et la Toile fut levée, et je vis des cordes dans le fond du Théâtre, et on les jettoit;

Et je me disois à moi-même: sans doute qu'on va les attacher à la tête de Tamerlan, et qu'il aura un grand train d'autres Marionettes après lui, car il y avoit beaucoup de cordes, et il ouvrira la Scène comme cela, et le Spectacle sera magnifique.

Et je trouvai mal qu'on n'eût pas attaché les cordes avant que de lever la toile, comme l'on fait chez nous: car j'ai le jugement bon.

[-12-] CHAPITRE V.

Les Yeux Noirs.

ET point du tout. Et je vis arriver un Berger, et l'on cria: voilà le Dieu du Chant, le voilà. Et je vis que j'étois à l'Opéra François.

Et sa voix affectoit et flattoit mes oreilles, ses plaintes me touchoient, et il exprimoit avec art tout ce qu'il vouloit, et encore qu'il chantât lentement, il ne m'ennuyoit pas, car il avoit du goût et de l'ame.

Et je vis arriver sa Bergere, et elle avoit de grands yeux noirs qu'elle lui faisoit doux pour le consoler, car il en avoit besoin, car il le lui dit.

Et elle avoit la voix légere et brillante, et le timbre en resonnoit comme l'argent, et il étoit pur comme l'or qui sort de la fournaise, et elle chantoit [-13-] bien, des chants qui n'étoient pas bien, et son gosier arrondissoit ce qui étoit plat.

Et encore que la musique fût chétive et pauvre, il n'y paroissoit point quand elle chantoit, et je disois: ah la trompeuse! car elle avoit de l'art, et son adresse me jettoit dans l'illusion.

Et je me disois à moi-même, (car j'aime à me parler à moi-même, quand j'en ai le tems)

Sans doute que ce Berger et cette Bergere ont des ennemis qui les forcent de chanter dans les boutiques de Marionettes, pour leur gâter la voix, et pour qu'ils ayent la poitrine malade:

Car je sentois l'odeur de l'huile et du suif qui m'infectoit, encore que je sois né dans les Forêts de Boehmischbroda en Bohême où l'air est épais, et que j'aye fait toutes mes études à l'aide de ma lampe dont l'huile n'est pas bonne, car elle ne coûte que huit deniers: et j'ai fait de bonnes études, car je suis sçavant.

[-14-] Et je commençai à maudire les ennemis de ce Berger et de cette Bergere dans la sincérité de mon coeur, car leur voix et leur chant me faisoient plaisir, encore que leur musique m'ennuyât, et je commençai à m'attendrir sur leur sort, et je continuai à maudire: car je suis méchant, quand je suis en colere.

CHAPITRE VI.

La Magicienne.

ET quand ma Bergere que j'appelle la mienne, parce qu'elle me plut, eut consolé mon Berger que j'appelle le mien, parce qu'il me fit plaisir; et qu'ils se furent bien caressés, et qu'ils n'avoient plus rien à se dire, ils s'en allerent.

Et je vis arriver une femme, et elle faisoit de grands pas, et elle s'avança sur le bord du Théâtre, et elle fronça [-15-] ses sourcils et montra ses poings, et je jugeai qu'elle étoit de mauvaise humeur.

Et il me sembloit qu'elle me faisoit des menaces, et je me fâchois, car je suis prompt, et de mon naturel je n'aime pas les menaces, et mon voisin dit: non, c'est à moi qu'elle en veut: et son voisin dit: non, c'est à moi.

Et je cherchois dans ma tête quelle pouvoit être la cause de ce qu'elle étoit si furieuse, car son rôle n'étoit que triste, et je vis qu'il ne m'étoit pas possible de le deviner.

Et elle avoit à la main une baguette qui étoit mystérieuse, parce que le Poëte l'avoit dit comme cela, et moyennant cette baguette elle pouvoit et savoit tout, excepté chanter qu'elle ne savoit point, encore qu'elle crût le sçavoir.

Et je lui entendis pousser des cris épouvantables, et ses veines s'enflerent et son visage devint rouge comme la pourpre de Tyr, et ses yeux lui sortoient [-16-] de la tête, et elle me fit peur.

Et je vis que ceux qui chantent à l'aigle de Sainte Apollonie de Wischerade, encore qu'ils soient bien repus et bien abbreuvés, ne pourroient pas tenir avec leurs poumons contre ceux de la Magicienne, et je disois: ah que ne sont-ils ici pour entendre la Magicienne, ils ne porteroient plus la tête si haute, et quand nous leur tirons le chapeau nous autres écoliers, ils nous salueroient d'un air plus affable.

Et avec sa voix, encore qu'elle fût fausse, elle fit venir les morts, encore qu'elle fît fuir les vivans; et je me disois à moi-même: sans doute que ceux qui sont morts et enterrés dans cette boutique, ont l'oreille fausse de leur naturel.

Et il arriva un vieillard que la femme à baguette appelloit jeune (car le Poëte l'avoit dit comme cela) encore qu'il eût soixante ans passés. Et il se gargarisoit devant le monde en faisant semblant de chanter.

[-17-] Et je trouvai en cela de l'irrévérence, et son gargarisme duroit toujours et son rôle étoit fini: et je disois: puisqu'il faut tant de préparatifs à cet homme pour chanter, on devroit lui dire: Dis nous ton rôle sans chant, car tu le diras bien: car je suis bien avisé et de bon conseil.

Et son gargarisme me faisoit rire, et quand je voulois me moquer de lui, il m'en imposoit par son jeu, et je vis que c'étoit un homme vénérable, car il avoit de la dignité et de la noblesse, et il faisoit des bras comme personne n'en faisoit.

CHAPITRE VII.

La Chaconne.

ET je vis un homme qui en faisoit mieux que lui: et l'on cria: la chaconne! la chaconne! Et il ne parloit [-18-] point, et je l'admirois, car il montroit son corps et ses bras, et ses jambes de tous côtés, et il étoit beau, et quand il se tournoit, il étoit encore beau et son nom étoit Dupré.

Et je vis arriver un paisan avec sa compagne, et je jugeai que c'étoient des Musiciens déguisés, car j'y voyois clair: car ils écrivoient sur le plancher l'air qu'on jouoit, et par leurs pas je comptois les croches de chaque mesure et le compte y étoit, et j'admirois leur danse, parce que je me connois en musique: car leur nom étoit Lany.

Et je vis des Danseurs et des Sauteuses sans nombre et sans fin, et ils appelloient cela la fête, encore que ce n'en fût pas une, car la joye n'y étoit pas; et cela ne finissoit point, et je jugeai que ces gens-là ne s'ennuyoient pas de sauter, encore qu'ils eussent un air fort ennuyé et qu'ils m'ennuyassent moi et les autres.

Et leurs danses troubloient les acteurs [-19-] à chaque moment, et quand ils étoient dans le meilleur de leur dire, les sauteuses arrivoient et l'on renvoyoit les acteurs dans un coin, pour faire place aux sauteuses, encore que la fête se fit pour eux seuls, car le Poëte l'avoit dit comme cela; et quand ils avoient quelque chose à dire, on leur permettoit de venir dans le milieu, sauf de les renvoyer dans le coin quand ils avoient dit leur fait.

Et je trouvois que nous faisons mieux, parce que nos acteurs n'ont rien de commun avec les sauteuses, et ils ont fini quand les autres arrivent: car je dis ce que je pense.

Et je jugeai que le Poëte devoit être en colere contre ces Sauteuses qui venoient interrompre la conversation de ses personnages, sans dire pourquoi?

Et je lui trouvai de la bonté d'ame, de faire appeller les Sauteuses par ses Acteurs, comme il faisoit, quand elles n'y avoient que faire; et encore qu'il [-20-] dît qu'elles y avoient que faire, je n'en crus rien, car elles n'y avoient que faire.

CHAPITRE VIII.

Le Recueil.

ET je m'ennuyai comme cela pendant deux heures et demie, à écouter un recueil de Menuets et d'airs qu'ils appellent Gavottes, et d'autres qu'ils appellent Rigaudons, et Tambourins et Contredanses; le tout entremêlé de quelques scenes de plein chant, tel que nous le chantons dans nos Vêpres jusqu'à ce jour, et de quelques chansons que j'ai entendu jouer dans les fauxbourgs de Prague, et nommement à l'enseigne de la Croix Blanche et à celle de l'Archiduc-Joseph.

Et je vis qu'on nommoit cela en France un Opera, et je notai cela dans mes tablettes pour m'en souvenir.

[-21-] CHAPITRE IX.

La Haute Contre.

ET j'étois fort aise de voir tomber la toile, et je disois: ah que je ne te verrai plus relevée!

Et la voix qui étoit mon guide, se mit à rire, et je compris qu'elle se moquoit de moi, encore que cela me fâchât, car de mon naturel je n'aime pas la moquerie.

Et elle me dit: Tu ne t'en iras pas à la redoute de Prague, et tu ne t'en iras pas; car ce n'est pas mon dessein.

Et tu passeras ici la nuit à écrire mes volontés que je te dicterai: et tu les annonceras à ce peuple que j'ai chéri autrefois, et qui m'est devenu odieux par le nombre de ses défections.

Et tu les feras imprimer, si tu peux trouver un Imprimeur: car le mensonge [-22-] s'est emparé de leurs imprimeries, et la vérité ne s'imprime plus avec approbation et privilége.

Et j'obéis à la voix, parce que ma mere m'a dit: sois docile. Et je disois à la voix qui me parloit: je suis soumis à tes volontés; mais si tu as pitié de moi, et si tu ne veux pas me punir dans l'excès de ta rigueur:

Empêche-les de chanter pendant que j'écrirai tes volontés, et délivre-moi de la crainte de voir recommencer la chose qu'ils appellent Opera: car leurs chants m'ont affligé, leurs jeux m'ont peiné, leur tristesse est maussade et quand ils sont gais, ils m'ennuyent.

Et la voix me dit dans sa bonté: Rassure-toi, car tu es mon fils, et je te chérissois avant que tu eusses fait les trois menuets pour le carnaval de Prague, dont le second est en mineur.

Et ils ne chanteront plus, et ton oreille sera en paix; car ils sont dans un grand épuisement, et leurs acteurs, et le bucheron [-23-] et les violons de leur orchestre ont besoin de repos, car la représentation suivante est prochaine.

Et je jugeai que, pour le bien de la poitrine, il valoit mieux sonner du cors dans la forêt de Boehmischbroda depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, que de chanter trois fois par semaine la Haute Contre dans la boutique de leur Opera.

CHAPITRE X.

Le Coin.

ET la voix me tranquillisoit de la sorte, et elle m'ordonna de me placer dans un coin, qu'on appelle le coin du côté de la Reine, parce qu'il est sous la loge de la Reine jusqu'à ce jour.

Et encore qu'il fût obscur, il étoit occupé par des gens lumineux. Et c'est-là [-24-] que s'assemblent les Philosophes et les beaux Esprits, et les Elus de la nation jusqu'à ce jour; et les réprouvés n'y entrent point, car ils en sont exclus.

Et l'on y dit le bien et le mal, et le mot et la chose. Et c'est-là qu'on entend le mot qui désole les mauvais Poëtes, et la chose qui fait trembler les mauvais Musiciens.

Et l'on s'y ennuye rarement, parce qu'on n'écoute gueres, et l'on y parle beaucoup, encore que la sentinelle dise: Messieurs, ayez la bonté de baisser la voix, Messieurs, ayez la bonté de baisser la voix!

Et l'on n'y fait aucun compte de ce que dit la sentinelle, car on aime mieux converser que d'entendre ce qu'ils appellent chanter.

Et quand tout le monde fut sorti et qu'on eut dit beaucoup de mal de ce qu'ils appellent Opera, je tirai mes tablettes de ma poche, et je dis à la voix:

[-25-] Fais-toi entendre que j'écrive tes volontés, et que je les annonce au peuple, que tu dis être leger, encore que son chant soit lourd, et que tu dis être vif et folâtre, encore que son Opera soit triste et lugubre.

Et la voix qui m'avoit parlé, devint forte, vehemente et pathétique, et j'écrivis.

CHAPITRE XI.

Ici commence la Révélation.

O MURS QUE J'AI ELEVÉS de ma main en monument de ma gloire, ô murs habités jadis par un peuple que j'appellois le mien, parce que je l'avois élu dès le commencement, pour en faire le premier peuple de l'Europe, et pour porter sa gloire et sa renommée au-delà des bornes que j'ai prescrites à l'Univers.

[-26-] O ville qui t'appelles la grande, par ce que tu es immense; et la glorieuse, parce que je t'ai couverte de mes aîles: écoute-moi, car je vais parler.

Et toi, ô place, où ils ont érigé le théâtre de la Comédie Française, à qui j'ai donné le génie et le goût en partage, et à qui j'ai dit: Tu n'auras pas ton égale dans l'Univers, et ta gloire sera portée depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, et du Midi au Septentrion: écoute-moi car je vais parler.

Et toi, Théâtre frivole et superbe, qui t'es arrogé le titre d'Académie de Musique lorsque tu n'en es pas une, et encore que je ne te l'aye pas permis: écoute-moi, car je vais parler.

O peuple frivole et volage, ô peuple enclin à la défection, et livré à la démence de ton orgueil et de ta vanité:

Viens que je compte avec toi, moi qui, si je veux, peux te compter pour rien: viens que je te confonde à tes yeux, et que j'écrive ta lâcheté de ma main sur [-27-] ton front si altier dans toutes les langues de l'Europe!

CHAPITRE XII.

La Transmigration.

TU croupissois dans la fange de l'ignorance et de la barbarie, tu tatonnois dans les ténébres de la superstition et de la stupidité; tes Philosophes manquoient de sens, et tes Professeurs étoient des idiots. Dans tes écoles on parloit un jargon barbare, et sur tes théâtres on jouoit les mystéres.

Et mon coeur s'émut de pitié envers toi, et je me dis à moi-même: ce peuple est gentil, j'aime son esprit qui est leger et ses moeurs qui sont douces, et j'en veux faire mon peuple, parce que je le veux; et il sera le premier, et il n'y aura point d'aussi joli peuple que lui.

[-28-] Et ses voisins verront sa gloire et n'y pourront atteindre. Et il m'amusera quand je l'aurai formé selon ma volonté, car il est gentil et plaisant de son naturel, et j'aime à être amusé.

Et j'ai tiré tes peres du néant où ils étoient, et j'ai dissipé les ténébres qui te couvroient et j'ai fait venir le jour pour t'éclairer: et j'ai porté dans ton sein le flambeau des sciences, des lettres et des arts.

Et j'ai ouvert les portes de ton entendement, pour te faire comprendre ce qui étoit caché, et j'ai limé et façonné ton esprit, et je l'ai doué de tous les dons, et je lui ai donné le goût, et le sentiment et la finesse en partage.

Et quand je pouvois éclairer de mon flambeau et le Breton et l'Espagnol, et le Germain et l'habitant du Nord, parce que rien ne m'est impossible, je ne l'ai pourtant pas fait.

Et quand je pouvois laisser les arts et les lettres dans leur partie, car je les y [-29-] avois fait renaître, je ne l'ai pourtant pas fait.

Et je leur ai dit: Sortez de l'Italie et passez chez mon peuple que je me suis élu dans la plenitude de ma bonté; et dans le pays que je compte d'habiter dorénavant, et à qui j'ai dit dans ma clémence: Tu seras la patrie de tous les talens.

Et je t'ai donné toute cette foule de Philosophes depuis Descartes jusqu'aux Philosophes que j'ai mis à la tête de l'Encyclopédie, et jusqu'à celui à qui j'ai dit: Fais l'Histoire Naturelle.

Et toute cette foule de Poëtes, de beaux esprits et d'Artistes sans nombre.

Et je les ai tous rassemblés dans un siécle, et on l'appelle le siécle de Louis XIV. jusqu'à ce jour, en reminiscence de tous les Grands Hommes que je t'ai donnés, à commencer de Moliére et de Corneille qu'on nomme Grands, jusqu'à la Fare et Chaulieu qu'on nomme négligés.

[-30-] Et encore que ce siécle fût passé, je fis semblant de ne m'en pas appercevoir, et j'ai perpétué parmi toi la race des Grands Hommes et des talens extraordinaires.

Et je t'ai donné des Poëtes et des Beaux Esprits, et des Peintres et des Sculpteurs de grande force, et des artistes sans nombre, et des hommes excellens dans tous les genres depuis le grand jusqu'au petit.

Et je t'ai donné des Philosophes de grand nom et je leur ai ouvert les yeux, pour voir ce que tu ne pouvois pas voir et ils voyoient bien, car ils disoient qu'ils n'y voyoient pas clair.

Et j'ai créé un homme exprès, en qui j'ai rassemblé tous les talens et tous les dons, pour qu'il n'y en eût point qu'il n'eût.

Et j'ai créé un autre homme lumineux, et je l'ai fait profond en entendement et de sublime conception, et je lui ai dit: Vois, et il a vû. Et je l'ai [-31-] inspiré, et je lui ai donné l'esprit des Loix, et il te l'a remis à toi, et il t'a fait voir ce que tu n'aurois jamais vû dans la petitesse de ta vûe et dans la foiblesse de ton oeil.

Et ta gloire s'est conservée chez tes Voisins jusqu'à ce jour.

CHAPITRE XIII.

Les Soupers.

ET encore que mes bienfaits t'ayent porté à la défection et à la désobéissance, encore qu'ils t'ayent enorgueilli, et que ta vanité et ta présomption soient parvenues à leur comble;

Encore que tu méconnaisses ma voix qui t'appelle, et que tu te sois livré au mauvais goût; encore que tu courres après l'esprit que je n'appelle pas esprit et qui est faux, comme les voix qui chantera les rôles à baguette de ton Opéra;

[-32-] Encore que tu ayes abandonné le bon sens et le jugement sain, et que tu te sois jetté dans la frivolité et dans la dissipation de tes idées qui sont vuides de sens;

Encore que tu décides journellement dans ton yvresse, des choses sur lesquelles tu n'as jamais réfléchi;

Encore que tu condamnes et méprises tous les jours, dans la défaillance de ton esprit et dans la crapule des festins que tu appelles soupers, les Auteurs que j'ai créés et qui font toute ta gloire:

Je me suis moqué de ton insolence dans ma miséricorde, et j'ai vû tes impertinences avec l'oeil de ma patience;

Et tes révoltes si multipliées n'ont fait que multiplier les miracles et les prodiges que j'opére encore tous les jours au milieu de toi, et dans tes Académies, et sur tes Théâtres, et devant tes yeux qui étoit fins et clairs-voyans, et qui sont devenus grossiers et stupides.

[-33-] Et j'ai caché ta honte et ta décadence à tes voisins, et je leur ai inspiré du respect et de l'admiration pour toi, comme si tu n'avois pas perdu le goût des grandes et belles choses.

Et je les ai empêchés de te voir rampant dans la petitesse de tes idées.

CHAPITRE XIV.

Le Florentin.

ET de même que j'avois tiré les autres Arts de l'Italie pour te les donner tous, je voulus aussi porter dans ton sein la musique, et l'adapter moi-même au génie de ta langue.

Et je voulus créer tes musiciens, et les former et leur apprendre à faire de la musique selon mon oreille et selon mon coeur.

Et tu as méprisé mes graces, parce que je les répandois sur toi en abondance.

[-34-] Et tu t'es formé dans ton endurcissement un Opéra qui m'ennuye depuis quatre-vingt ans, et qui fait la risée de l'Europe jusqu'à ce jour.

Et dans l'opiniâtreté de ton extravagance, tu l'as érigé en Académie de Musique, encore que ce n'en soit pas une, et que je ne l'eusse jamais reconnue.

Et tu t'es choisi le Florentin pour ton Idole sans me consulter, et encore que je ne l'eusse pas envoyé.

Et parce qu'il avoit reçu la lueur du génie, tu as osé me l'opposer, parceque je t'avois donné mon serviteur Quinault dans ma clémence.

Et tu as cru que sa monotonie m'impatienteroit et me forceroit à t'abandonner, parce que je suis prompt, et que tu voulois me lasser par la multitude de tes outrages.

Et tu t'es écrié dans la stupidité de ton ignorance: ah voici le créateur du Chant, ah le voici!

[-35-] Et parce que, dans la pauvreté de ses idées, il a fait comme il a pu, tu l'appelles créateur jusqu'à ce jour, lorsqu'il n'a rien créé, et que les Allemands fatiguent mes oreilles et me rompent la tête depuis deux cents ans, dans leurs Eglises et dans leurs Vêpres, par un chant que tu appelles ton récitatif à toi, quand il est à eux, (encore qu'ils ne s'en vantent pas, parce qu'ils le trouvent mauvais) et que dans l'imbécillité de tes idées tu crois inventé par le Florentin que tu appelles Monsieur de Lully jusqu'à ce jour.

CHAPITRE XV.

Le Précurseur.

ET non-obstant ton entêtement et l'opiniâtreté de ta démence, je ne t'ai pas rejetté dans ma colére, comme tu méritois, et je ne t'ai pas livré au mépris de tes voisins.

[-36-] Et j'ai eu pitié de l'enfance de ton jugement et de la dureté de ton oreille, et j'ai entrepris de te ramener dans la voie juste par les chemins mêmes où tu t'étois égaré dans la folie de ton coeur.

Et j'ai entrepris de te dégoûter de la monotonie du Florentin et de l'insipidité de ceux qui l'ont suivi pendant plus de quarante ans.

Et j'ai formé un homme exprès, et j'ai organisé sa tête, et je l'ai animé, et je lui ai dit: Aye du génie, et il en a eu.

Et quand il fut tems, je l'envoyai et je lui dis: Empare-toi de la Scène qu'ils ont appellé Académie de Musique, encore que ce n'en soit pas une, et purge-là de toute cette mauvaise Musique qu'ils ont fait faire par des gens que je n'ai jamais avoués, à commencer du Florentin qu'ils appellent grand, jusqu'au petit Mouret qu'ils appellent gai et gentil.

[-37-] Et tu les étonneras par le feu et la force de l'Harmonie que j'ai mise dans ta tête, et par l'abondance des idées dont je l'ai pourvue.

Et ils appelleront baroque ce qui est harmonieux, comme ils appellent simple ce qui est plat. Et quand ils t'auront appellé barbare pendant quinze ans, ils ne pourront plus se passer de ta Musique, car elle aura ouvert leur oreille.

Et tu auras préparé les voies que j'ai imaginées, pour donner une Musique à ce peuple qui n'est pas digne de mes bienfaits: car tu es mon serviteur.

CHAPITRE XVI.

La Chanteuse.

ET je ne me suis pas lassé de te combler de mes faveurs. Et je t'ai envoyé ma servante Fel que j'ai tirée du fond de sa Province, que j'appelle ma [-38-] Province à moi, parce que je l'aime.

Et je lui ai dit: Tu es ma fille, car je t'ai formée selon mon coeur et selon mes desirs, et je t'ai donné une grande et belle voix comme je n'en ai encore donné à personne parmi ce peuple, car elle est legére, et j'ai mis du goût dans ton ame, et je t'ai orné d'un grand talent.

Et je t'envoye sur ce Théâtre qu'ils appellent Académie de Musique, lorsque ce n'en est pas une. Et tu apprendras à ce peuple à chanter, car ils ne sçavent ce que c'est, et tu ne crieras pas, et tu ne traîneras pas tes sons pésamment.

Et tu ne tiendras aucun compte du fracas qu'ils font dans la stupidité de leur coeur, aux éclats de voix et au bourdonnement des cadences et aux sons lourds qu'ils font tirer à leurs Acteurs du fond de leurs entrailles.

Et tu te passeras de ces applaudissemens, car je t'ai donné une ame forte, pour faire le bien qui n'est pas applaudi, [-39-] par préférence au mal qui est applaudi.

Et tu chanteras la Musique de mon serviteur Rameau à ta façon qui n'est pas la leur, et parce que tu ne crieras pas, (car je te le défends) ils diront: ah le joli gosier! quand je dis, moi: ah la grande et belle voix que j'ai donnée à ma servante Fel que j'ai créée selon mon coeur et selon mes desirs.

Et les Peuples étrangers viendront à ce Théâtre qu'on appelle Académie de Musique sans mon aveu et lorsque ce n'en est pas une, et ils y iront pour toi.

Et ils t'admireront, quand ils se moqueront de l'ennui de ton Opera, et ils crieront: Ah, voilà la Chanteuse, voilà la Chanteuse!

[-40-] CHAPITRE XVII.

La Reprimande.

ET je comptois ainsi établir du Chant et de la Musique chez toi que j'avois appellé mon peuple, nonobstant le nombre de tes défections et de tes égaremens.

Mais ô peuple aveuglé dans tes préjugés, mes miracles ne te remuent plus, et tu n'apperçois pas les prodiges qui sont l'ouvrage de ma main.

Et tu as toujours vacillé entre la Musique et ce qui n'en est pas, et jusqu'à ce jour tu appelles chant ce que j'appelle cri, et tu applaudis jusqu'à ce jour les ports de voix qui m'offensent et le fredonnement des cadences que je maudis.

Et ton oreille ne sçait pas distinguer le faux d'avec le juste, encore que mon [-41-] serviteur Jéliote et ma servante Fel chantent juste, depuis qu'ils sont au Théâtre, que tu appelles Académie de Musique, sans mon aveu, et lorsque ce n'en est pas une.

Et tu as forcé mon serviteur Jéliote et ma servante Fel, (que j'appelle mes enfans, parce qu'ils se sont conduits selon mon coeur, et selon mes desirs et que je t'ai donnés dans ma bonté pour t'instruire et pour te faire plaisir et non pas pour t'ennuyer) et tu les as forcés à t'ennuyer par de mauvais rôles que tu leur as fait jouer sans fin, et que tu appelles beaux parce qu'ils sont vieux; et parce qu'ils les ont bien chantés, tu as crié: oh qu'ils sont beaux!

Et jusqu'à ce jour tu ne sçais pas distinguer ce qui est beau d'avec ce qui ne l'est pas, ni ce qu'il faut approuver d'avec ce qu'il faut rejetter.

Et ton ignorance ne t'empêche pas de décider avec confiance dans l'aveuglement de ton imbécilité

[-42-] CHAPITRE XVIII.

L'Envoyé.

C'Est pourquoi la vanité et l'insolence de ton indocilité sont parvenues à leur comble et je suis las de les souffrir.

Et encore un moment, et je te balayerai, comme le vent du midi balaye la poussiere des champs, et je te replongerai dans la fange de la barbarie d'où j'avois tiré tes peres dans les mouvemens de ma clémence.

Et voici le dernier mirade que j'ai résolu de faire, et j'en fais un, comme je n'en ai jamais fait: car je commence à te mépriser, parce que je ne t'estime plus.

Et je jure et je dis: Voici le dernier! Et je choisis pour mon Envoyé, Manelli mon serviteur, et je le retire de la [-43-] boue et je lui donne des souliers et je lui dis: Quitte tes sabots, et quand tu auras courus les provinces d'Allemagne pour avoir ton pain à manger et ton eau à boire, je t'envoyerai là où la louange t'attend et où tu feras ma volonté.

Et je mettrai des Bourbons à ta droite, et des Bourbons à ta gauche, et ils te protégeront, parce que je les aime, et que je leur ai donné le goût des belles choses.

Et tu chanteras sur ce Théâtre qu'ils appellent Académie de musique sans mon aveu et lorsque ce n'en est pas une, tu les forceras à t'applaudir avec transport, malgré qu'ils en ayent.

Et tu ne sçauras que faire de toute ta gloire, et tu t'écrieras dans la modestie de ton coeur: Non pas à moi, non pas à moi, car il y en a dans ma patrie cinq cens qui valent mieux que moi et je suis le dernier de la famille.

Mais je t'ai choisi exprès, malgré la modestie de ton coeur, parmi les cinq [-44-] cens qui sont au dessus de toi, pour humilier ce peuple vain et fier que je commence à mépriser parce que je ne l'estime plus.

Et tu leur porteras la musique de mon serviteur Pergolese qu'on appelle divin jusqu'à ce jour, parce que je l'ai fait sortir tout formé de mon cerveau.

Et ce sera le tems des signes et des miracles.

Et le philosophe quittera son cabinet, et le géometre ses calculs, et l'astronome son télescope, et le chymiste sa cornue, et le bel esprit ses cercles, et le peintre son pinceau, et le sculpteur son ciseau; et il n'y aura que leurs femmes qui n'y voudront pas aller, car elles n'auront point d'oreilles; et les loges seront remplies par des hommes.

Et ils viendront tous pour t'applaudir, et ils attendront ta compagne, comme l'amant attend celle qu'il aime dans l'impatience de son coeur; et ils seront dans des transports d'allegresse; [-45-] et ils leveront leurs mains vers le ciel dans l'yvresse de leur ame.

Et ils s'embrasseront de joye; et l'inconnu serrera dans ses bras l'inconnu; et ils se feront des congratulations entre eux de ce qu'ils ont du plaisir.

Car j'aurai ouvert leur oreille, et ils s'écrieront: Oh! oh, quelle musique! Oh! oh quelle musique.

Et quand ils l'auront entendue pendant trois mois, ils ne pourront plus souffrir la lenteur et la monotonie de leur chant qu'ils appellent récitatif, et que j'appelle moi plein chant.

Et leurs monologues qu'ils disent touchans, les feront bâiller; les Scènes qu'ils disent intéressantes, les ennuyeront; et ils s'endormiront aux Scènes qu'ils disent gaïes.

Et un esprit de vertige s'emparera d'eux, et ils ne sçauront plus ce qu'ils veulent ni ce qu'ils ne veulent pas.

[-46-] CHAPITRE XIX.

Le Merveilleux.

O Peuple embrouillé dans l'yvresse de tes égaremens, ô Peuple de dur entendement, écoute ma voix qui te parle pour la derniere fois, et sois sensible à la constance de mes avertissemens.

Ote-moi l'ennui et ton Opera qui m'empêche de m'y trouver. Renonce aux préjugé que tu a sucés avec le lait de ta mere et dont tu t'abbreuves encore tous les jours.

Délivre-moi du genre puérile que tu appelles merveilleux lorsqu'il n'est merveilleux que pour toi et pour les enfans, sois sincére dans ton repentir et je tournerai mes bras vers toi et j'oublierai les iniquités de tes peres et les tiennes.

[-47-] Et je te ferai un Opera selon mon coeur et selon mes desirs, et je l'appellerai Académie de musique, parce que c'en sera une.

Et je serai son inspecteur, et il n'y aura plus de bucheron à la tête de ton orchestre, et plus de charpentiers pour faire aller tes choeurs.

Et je serai dans ton orchestre, et je l'animerai, et je lui apprendrai à sentir le génie, afin qu'il le rende avec goût, et j'en chasserai les mauvais violons, et je te donnerai des Canevas à leur place.

Et je te donnerai des acteurs qui chanteront comme mon serviteur Jeliote et comme ma servante Fel, et l'on n'entendra plus les hurlemens sur ton Théâtre.

Et je chasserai de ton Théâtre et les démons et les ombres et les Fées et les Génies et tous les monstres dont tes poëtes l'ont infecté par le pouvoir qu'ils ont donné aux baguettes dans l'accès de leur folie sans mon aveu.

Et je consacrerai ton Opéra, comme celui des Italiens, aux grands tableaux et aux passions et à l'expression de tous les caractères, depuis le pathétique jusqu'au comique.

Et tu ne t'amuseras plus à faire des éclairs et des tonnerres et des orages, car je t'apprendrai à faire parler les Méropes, les Andromaques et les Didons.

Et je serai avec tes Poëtes et avec tes Musiciens: et j'apprendrai à tes Poëtes, à faire des paroles, et à tes Musiciens, à faire de la Musique..

Et je donnerai à tes Poëtes l'invention et l'imagination en partage, afin qu'ils n'ayent plus besoin de la baguette ni des sorts.

Et ainsi que tes Musiciens ont fait des notes jusqu'à ce jour, de même ils feront de la musique qui en soit une, et je mettrai du génie dans leurs partitions et du goût dans leurs accompagnemens, et je les délivrerai du poids des [-49-] notes dont ils les chargent, et je les trierai moi-même.

Et je leur apprendrai à être simple sans être plat, et ils n'appelleront plus le beau simple ce qui est monotone. Et je créerai ton récitatif, et je leur apprendrai à faire de la musique qui ait un caractère et un mouvement exact et marqué, et qui ne soit pas vuide d'expression.

Et je travaillerai avec eux et mon génie les guidera, et j'assignerai ses bornes et son caractère distinctif à chaque genre, à commencer de la Tragédie jusqu'à l'intermede.

Et comme j'en ai fait exécuter un, par mon serviteur Jeliote et par ma servante Fel, qui t'a fait grand plaisir, parce que je l'ai fait faire selon mes desirs, par un homme dont je fais ce qui me plaît, encore qu'il regimbe contre moi; car je le gouverne, malgré qu'il en ait, et j'ai nommé son intermede le Devin du village:

[-50-] De même j'apprendrai à tes Musiciens à faire des Pastorales et des Comédies et des Tragédies, et ils n'auront plus besoin de dire: Ceci est comique et cela est tragique, car on le verra bien sans qu'ils le disent, encore qu'ils fassent bien de le dire aujourd'hui.

Et ta gloire sera resplendissante de tous côtés, et je l'étendrai moi-même chez toutes les nations, et tu seras appellé le Peuple par excellence, et tu n'auras pas ton égal, et je ne me lasserai pas de te regarder, parce que tu me feras plaisir à voir.

Et ton génie et ton esprit et ton goût et tes graces et tes agrémens et ta gentillesse feront tressaillir mon coeur de joye, car tu seras mon peuple, et il n'y en aura pas comme toi.

[-51-] CHAPITRE XX.

Le jeu de Paume.

ET si tu ne profites pas du moment où il est tems encore, et du miracle que j'ai opéré par le dernier de mes Envoyés, Manelli mon serviteur; pour t'humilier de ce que tu n'as pas voulu écouter ceux que j'avois envoyé vers toi en grand nombre, et de ce que tu as persisté dans l'opiniâtreté de tes faux jugemens et de tes préjugés puériles.

Et si la mission de mon serviteur Manelli, le plus étrange des miracles que j'aye jamais fait, ne peut te ramener de tes égaremens et te déterminer à consacrer ton Théâtre à la bonne musique et à en chasser l'ennui et la platitude.

Et si, pour te corriger, tu attends, dans la vanité de ton orgueil, que je [-52-] t'envoye un de cinq cens qui valent mieux que lui; encore que je n'aye aucune envie de le faire:

Voici ce que je dis: Je me vengerai de ton aveuglement étrange et ta mesure sera à son comble.

Et j'endurcirai ton oreille comme la corne du buffle de la forêt, et dans tes cabales tu seras féroce comme l'Onagre du désert.

Et je permettrai dans ma colére que tu siffles la musique de Tartini mon bien aimé, et l'exécution de mon serviteur Pagin.

Et je t'empêcherai de sentir le génie et le sublime que j'ai mis dans la musique italienne, et malgré cela tu ne pourras plus entendre la tienne; car elle t'ennuyera, comme elle m'ennuye depuis quatre-vingt ans.

Et des écailles couvriront tes yeux, et tu chasseras mon serviteur Servandoni, et tu appelleras des décorateurs du pont Notre-Dame.

[-53-] Et ton Théâtre que tu appelles Académie de Musique, sans mon aveu et lorsque ce n'en est pas une, sera désert et abandonné, et tu n'y iras plus pour converser, ni tes femmes pour se faire voir.

Et j'inspirerai des projets de retraite à mon serviteur Jeliote, et je te donnerai des forgerons et des serruriers à sa place.

Et je t'ôterai ma servante Fel, et je la placerai où il me plaira; car je la garde comme la prunelle de mon oeil.

Et l'on chantera faux depuis la toile qui se leve, jusqu'à la toile qui tombe. Et tu seras forcé de fermer ton Théâtre et l'on ne rouvrira ses portes que quand il sera redevenu ce qu'il étoit, cela veut dire un jeu de paume.

CHAPITRE XXI.

Le Soufflet.

ET je porterai ma vengeance bien plus loin. Et je confondrai ta superbe vanité dans laquelle tu te vantes à tes voisins, des Génies que j'ai créés parmi toi, et des Philosophes que je t'ai envoyés; tandis que tu les outrages dans ton sein, et que tu m'insultes dans leurs personnes.

Et je me souviendrai de toutes tes lâchetés, et elles seront sans cesse présentes à mes yeux.

Depuis le jour où tu sifflas le Misantrope, jusqu'à celui où tu commis le péché irrémissible, en préferant, contre le témoignage de ta conscience et de de ton oreille, le carnaval du Parnasse à Zoroastre:

Depuis le triomphe de la Phédre [-55-] de Pradon sur la Phédre de Racine jusqu'au triomphe de l'Opéra Comique sur la Comédie Françoise.

Et je t'ôterai le Théâtre de la Comédie Françoise, et je l'établirai chez les Nations étrangéres et tu ne l'auras plus, car tu auras réduit tes Acteurs à la mendicité.

Et les peuples lointains verront les chef-d'oeuvres de tes peres, et ils les verront sur leurs Théâtres et les admireront sans faire mention de toi; car ta gloire sera passée, et tu seras par rapport à tes Peres, ce que les Grecs d'aujourd'hui sont par rapport aux Anciens, cela veut dire, un peuple barbare et stupide.

Et quand tu voudras voir ton Polieucte, et ta Phédre et ton Athalie et ta Zaïre et tant d'autres qui sont les chefs-d'oeuvres de l'esprit humain, et que j'ai faits dans ta Capitale et à ta face, tu seras obligé de faire trois cens lieues vers l'Orient; et à quatre cens [-56-] lieues de chez toi on jouera ton Misantrope et tes femmes Sçavantes. Et l'on admirera les génies que je t'ai donnés, sous l'Astre de l'Ours et sous l'Astre de l'Orion, et toi seul tu ne les entendras plus.

Et la Farce italienne deviendra ton spectacle favori, et tu le trouveras délicieux. Et tu verras Arlequin et Scapin Voleurs par amour soixante-dix fois de suite, et plus la Farce sera mauvaise, plus tu y prendras goût, car tu seras stupide.

Et tu courras dans la frénésie de ton esprit, à un spectacle qui me dégoûte, et tu l'appelleras, dans la bêtise de ton entendement, Opéra Comique, lorsque ce n'est pas un Opéra, et lorsqu'il n'est pas comique, et tu auras le malheur de t'y plaire.

Et tu quitteras tes Dumesnils et tes Dangevilles, tes Grandvals, tes Sarrasins et tes Armands pour des l'Ecluses et des Ratons. Et le Vaudeville grossier [-57-] et licentieux fera les délices de ton esprit, et tu le trouveras délicat.

Et l'indécence et la platitude des propos ne te choqueront plus. Et l'on outragera les moeurs chez toi impunément, car tu n'en auras plus, et tu ne sentiras plus ni ce qui est bien, ni ce qui est mal.

Et tes Philosophes ne t'éclaireront plus, et je les empêcherai d'écrire et les presses leur seront défendues.

Et ils n'auront plus de plaisir d'habiter chez toi, car je n'y serai plus.

Et la voix se tût:

Et moi Gabriel-Joannes-Nepomucenus-Franciscus de Paula Waldstorch, dit Waldstoerchel, Philosoph. et Theolog. Moral. in Coll. Mai. RR. PP. Soc. Jes. studios. natif de Boehmischbroda en Bohême, je pleurai sur le sort de ce peuple; car j'ai le coeur tendre de mon naturel;

Et je voulus intercéder pour lui, parce que je suis bon, et que j'étois las [-58-] d'écrire, car il y avoit long-tems que j'écrivois.

Et j'eus tort, car la voix étoit en colére, et je reçus un soufflet, et ma tête donna contre le pilier du coin qu'on appelle le coin du côté de la Reine jusqu'à ce jour;

Et je m'éveillai en sursaut, et je me trouvai dans mon grenier que j'appelle ma chambre, et je trouvai mes trois Menuets dont le second est en mineur.

Et je pris mon Violon, et je les jouai, et ils me plûrent comme auparavant, et je les rejouai, et ils me plûrent davantage, et je dis: Faisons vîte les autres, car il en faut deux douzaines; et je ne me sentois plus la force du génie, car la chose qu'ils appellent Opéra, m'étoit toujours présente, et je faisois beaucoup de Notes et point de Menuets, et je m'écriai dans l'amertume de mon coeur: Que n'ai-je achevé les deux douzaines avant la Vision!

FIN.


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