TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: LEBPRE TEXT
Author: Le Brun, Antoine-Louis
Title: Préface
Source: Théatre Lyrique: avec une Préface, ou l'on traite du Poëme de l'Opéra (Paris: Pierre Ribou, 1712; reprint ed. in Textes sur Lully et L'Opéra français, Genève: Minkoff, 1987), 3-18.

[-3-] PREFACE.

LA plûpart des jeunes Auteurs qui ont fait quelque ouvrage assez heureux pour être applaudi, prennent volontiers l'essor vers le Théatre, sans envisager la difficulté d'y réussir, sans éxaminer s'ils ont les talens qu'il faut pour entrer dans la carriere, et sans refléchir que le succés de ces entreprises dépend quelquefois autant du caprice, que du bon goût du Public, et du bonheur, que de la bonté d'une Piece qu'on lui donne. Ebloüis par les charmes d'un travail agréable, qui semble les flater d'une gloire infaillible, ils se promettent de l'acquérir sans peine. Comme souvent leur amour propre est le seul oracle qu'ils consultent, souvent aussi sont-ils trompez dans leur espérance. Peut-être suis-je tombé moy-même dans l'inconvénient que je reproche aux autres: si cela est arrivé, je crois que l'éxemple autorisoit un penchant qui m'entraînoit malgré moy, et que ce penchant peut me servir d'excuse. D'ailleurs, une défiance bien fondée, qui m'a toûjours empêché de livrer mes Pieces au Théatre, corrige la témérité que [-4-] j'ai euë de les entreprendre. On sera surpris que les ayant refusées au Théatre, je les donne au Public, et qu'en pere dénaturé, ou sévere, j'aye privé ces enfans de ma plume, des beautez que la Musique auroit pû leur prêter. Je vais me justifier sur les soupçons que ce procédé, bizarre en apparence, pourroit suggérer à de certains esprits, toûjours prêts à faire le procés aux Auteurs, et à les condamner sur de faux préjugez, que la justice et la vérité doivent combattre.

Plusieurs raisons m'engagent à mettre ce Livre au jour. Il y en a que je puis dire, il y en a que je dois taire, et ausquelles le Lecteur pénétrant et judicieux pourra suppléer. Les époques de mes Pieces, que j'ai composées étant fort jeune, sont assez connuës de plusieurs personnes distinguées par leur merite: mais comme le témoignage qu'ils rendent, ne suffit pas pour convaincre les incrédules que je les avois faites avant que des Auteurs de mauvaise foy, qui m'avoient dérobé quelques-unes de mes idées, eussent travaillé sur les mêmes sujets que je leur avois communiquez, j'ai crû devoir prévenir par l'impression, de pareilles injustices qu'on pourroit encore me faire dans la suite.

Les Poëtes d'aujourd'hui s'affranchissent des formalitez que demandoit autrefois l'adoption. Ils s'approprient les pensées d'autrui [-5-] sans scrupule, et sans le consentement de ceux que la gloire, et la justice intéressent dans cette affaire. Mais comme un pere naturel conserve toûjours ses droits sur ses enfans, ils ne trouveront pas mauvais qu'on se plaigne d'eux à eux-mêmes, et qu'on réclame un bien dont ils dépoüillent ceux à qui il appartient legitimement.

Je sçai que j'aurois pû me mettre à l'abri de leurs usurpations, en donnant mes Pieces au Theatre: mais une crainte, peut-être un peu trop délicate, s'y est opposée. Quelquefois la musique releve la beauté des paroles, quelquefois aussi elle en diminuë les agrémens, quand elle s'écarte de son modele, pour ne suivre que ses saillies. Ce n'est point qu'il n'y ait de nos jours de dignes successeurs de Lulli; ces sons divins dont il enchanta si agréablement nos oreilles, n'ont point été enfermez avec lui dans son tombeau. Thebes et la Thrace n'ont pas vû seules des Amphions et des Orphées: nous en voyons encore, et la France dispute à l'Italie l'honneur d'avoir produit les plus grands Maîtres en cet art merveilleux. Malgré leur habileté, l'amour paternel, presque toûjours aveugle pour ses enfans, craint qu'on n'altere quelque chose dans leurs traits: il aime mieux qu'un Peintre en fasse un portrait fidele, qu'un tableau trop recherché. Souvent un Musicien, [-6-] quoy qu'habile, se laisse emporter par la fougue de son enthousiasme, et peint plûtôt son idée, que celle du Poëte. Il secouë le joug d'une sujetion qui lui paroît trop servile; et négligeant de conformer le caractere de sa Musique à celui de la Poësie qu'il met en oeuvre, il trouble l'intelligence et l'harmonie qui doit les unir.

La Musique est l'ame de la Poësie Lyrique. Si ce corps n'est animé d'un feu sage, réglé, naturel, et convenable aux parties qui le composent, il n'aura que des mouvemens convulsifs, ou que ceux d'un automate détraqué. Je n'ignore point qu'il est difficile de plier son imagination, pour entrer dans l'esprit d'un autre: c'est pourtant un necessaire effort que doit s'imposer un Musicien qui veut plaire aux connoisseurs dont le goût, l'expérience, et le discernement mettent le prix aux bons ouvrages et ne souffrent rien de mediocre. Si le talent de la Poësie, et celui de la Musique se trouvoient réunis dans la même personne, cette difficulté seroit applanie, et l'on pourroit esperer de voir des Opéra parfaits. Les Etats seroient bien gouvernez, disoit un ancien, si les Rois étoient Philosophes, ou si les Philosophes étoient Rois: les Opéra seroient bien éxécutez, dit un moderne, si les Poëtes étoient Musiciens, ou si les Musiciens étoient Poëtes.

[-7-] Avant qu'une Piece parvienne à paroître sur le Théatre, il y a des démarches, et des corvées, qu'il ne convient pas à tout le monde d'essuyer. Y paroît-elle, aussitôt la jalousie en fureur s'arme, et forme une brigue redoutable pour la détruire. En vain pendant quelque temps elle se soûtient, et se défend par ses beautez; la cabale redoublant ses efforts, triomphe impunément: le nombre des factieux, plus grand que celui de ses partisans, l'emporte, et bientôt écrase un Auteur sous la chûte de sa Piece. Il entre tant de parties dans le spectacle de l'Opéra, et tant de ressorts différens font remuer cette vaste machine, qu'il est presque impossible qu'il ne manque par quelque endroit. C'en est assez pour faire tomber une Piece; on en rejette la faute ordinairement sur le Poëte: c'est lui qui doit tout faire, et tout conduire, et on ne le laisse faire, ni conduire rien, pas même ses vers, dont il n'est pas toûjours le maître. Un Musicien, qui n'aura pas le sens commun, un Directeur de Spectacles aussi bizarre qu'ignorant, éxigeront quelquefois de lui qu'il réforme, ou qu'il supprime un endroit, parce qu'il ne sera pas à leur fantaisie, et cet endroit sera le plus beau de l'ouvrage: un Poëte qui a du bon sens, et qui est incapable d'une complaisance basse et aveugle, s'impatiente, [-8-] se révolte, se rebute, et abandonne le Musicien, le Spectacle, et le Directeur. Voila comme on perd de bons Auteurs, et de belles productions, faute de sçavoir ménager les uns, et connoître les autres.

On fait aujourd'hui trop peu d'accüeil, et l'on rend trop peu d'honneur à ceux qui composent pour le Théatre. La demangeaison d'y voir paroître leurs ouvrages, a laissé avilir leur dignité, en laissant usurper sur eux une domination injuste, honteuse, et tyrannique, et en les abaissant jusqu'à profaner leurs vers en mendiant des applaudissemens et des suffrages, à se soûmettre à la critique d'un ignorant, et à ramper devant un Acteur. Que sont devenus ces temps où la Grece couronnoit les Sophocles et les Euripides des mêmes lauriers dont elle ornoit le front de ses Héros, et où Rome décernoit en plein Théatre les honneurs d'une espece de triomphe à un affranchi que Scipion et Loelius honoroient de leur bienveillance, et à un étranger que Néron, quoique jaloux, combloit de bienfaits? Quel ingrat métier à présent, quelle frivole occupation, que de travailler pour le Théatre! que les peines qu'il donne courent risque d'être perduës, ou mal recompensées! L'incommodité d'une saison, la mauvaise humeur d'une Actrice, la maladie d'un Acteur, l'envie, la [-9-] prévention, ou quelqu'autre inconvénient pareil, suffit pour faire tomber une Piece. Est-il de la prudence de commettre si témérairement sa réputation, et de donner au Public des ouvrages, dont le merite ne puisse pas répondre du succés, et dont le succés ne dépende pas uniquement de leur Auteur?

Voila quelques-unes des raisons qui m'ont déterminé au parti que j'ai pris. Je souhaite que le Public en soit aussi content, que des amis éclairez et sinceres en ont été satisfaits. Je passe au Théatre Lyrique, dont on n'a point encore parlé, ni écrit jusqu'à présent, et dont en peu de mots je vais tâcher de déveloper les mysteres.

Le Prologue se faisoit anciennement pour instruire les spectateurs du sujet de la Piece qu'on devoit représenter, ou pour obtenir du peuple une attention favorable. C'étoit aussi quelquefois des morceaux détachez qui n'avoient aucun rapport à la Piece. On les faisoit de la sorte, pour laisser aux spectateurs le plaisir entier de la surprise, qu'un Prologue où le sujet étoit expliqué, affoiblissoit. Les modernes, qui ont senti la necessité que le sujet de leurs Pieces s'expliquât seulement par la suite de l'action, ont mis sur le Théatre de l'Opéra des Prologues presque étrangers à leurs sujets. Je ne les blâme point en cela; je crois que le Prologue n'est fait que pour les [-10-] spectateurs qui n'ont point lû l'affiche du spectacle, et que l'un ne doit rien annoncer de plus que l'autre. On peut y placer adroitement les loüanges d'un Prince, sous des fictions ingénieuses qu'on imagine: mais ces loüanges doivent être amenées naturellement d'elles mêmes, comme en le comparant au Héros qui va briller sur la Scene, en relevant un évenement du tems qui lui est glorieux, ou en le loüant sans qu'il paroisse qu'on ait envie de le loüer. L'éloge demande beaucoup de délicatesse, et de circonspection; il faut ménager la modestie du Héros, le discernement de l'auditeur, et la réputation du Panegyriste. Le Trajan de nos jours n'a pas trouvé beaucoup de Plines dignes de lui.

Les anciens, chez qui l'Opéra étoit inconnu, peuvent avoir donné lieu à l'invention de ce spectacle. Les Athéniens pratiquerent la cérémonie de chanter en dansant sur un théatre des hymnes à l'honneur de Bacchus. Le Poëte Thespis quelque tems aprés introduisit le choeur sur la Scene. Diogene Laërce, et Athénée nous apprennent que dans les commencemens, ce choeur qui étoit une assemblée de Danseurs et de Musiciens, joüoit toute la Tragédie: mais que dans la suite il n'en fit plus qu'une partie, lorsque du tems de Sophocle elle changea de face. Alors le choeur chantoit et dansoit dans les intervales des Actes, et [-11-] rarement dans le corps de la Tragédie. Aprés vinrent les Pantomimes, qui par des gestes ingénieux, et des mouvemens figurez, représentoient toutes sortes de sujets. Plutarque s'étend fort sur l'adresse de ces Danseurs. On tâche aujourd'hui de rappeller cette merveilleuse méthode des Grecs et des Romains, chez qui on admiroit l'artifice de ces Pieces muettes, où les gestes exprimoient presque aussi bien que les paroles. Je ne sçai si on pourra les égaler: mais comme tout se perfectionne avec le tems, et que depuis un siecle nos spectacles ne cedent point à ceux de la Grece et de Rome, il y a lieu d'esperer que nous en verrons bientôt rétablir un qui manquoit à la France.

Le Chant et la Danse étoient donc en usage sur les Théatres anciens. Nous les employons sur les nôtres, mais d'une maniere fort différente, et bien plus agréable. Le Poëme de l'Opéra est un Poëme dramatique, dont le merveilleux fait plus le caractere, que le vrai et le vraisemblable. Il faut qu'il soit composé de vers libres, qui se chantent avec grace et facilité. Chacun de ses Actes doit fournir un divertissement mêlé de chants et de danses. Les Vénitiens sont les premiers qui out mis en vogue ce spectacle; nous avons enchéri sur les agrémens dont ils l'avoient orné: s'ils l'emportent, sur nous par les petites chansons, les décorations, et [-12-] les machines, nous l'emportons sur eux par les récits, les choeurs, et les ballets.

Ce Poëme, à proprement parler, est un monstre en fait de Poësie. Il n'a ni la contrainte de la Tragédie, ni la liberté de l'Epopée. On ne court pas risque de pécher contre ses regles, puis qu'il n'en a point, et que la moindre sujetion est incombatible avec ce merveilleux qui en fait le principal caractere. Il n'est bon qu'autant qu'il produit de quoy contenter et surprendre les yeux et les oreilles, qu'il doit tenir presque toûjours dans l'enchantement. C'est cette même exemtion de regles et de loix, qui fait l'embarras de ceux qui composent de ces Poëmes, et qui ne tenant qu'une route incertaine, s'égarent souvent dans les espaces de leur imagination. C'est ce qui est cause que tant d'Auteurs ont crû y exceller, que si peu y ont réussi, et que les plus grands Maîtres y ont échoüé. Nous sommes à plaindre qu'Aristote ne nous ait pas frayé un chemin, où nous puissions marcher en sûreté: de pareils guides sont utiles, et nécessaires dans des sentiers obscurs, et dans des pays étrangers, où quelquefois en tâtant le terrain, on se brise contre l'écüeil qu'on vouloit éviter.

La Tragédie a pour son objet la terreur et la compassion; la Comedie a pour le sien l'instruction, et la réforme des moeurs: [-13-] mais on ne sçauroit dire précisément quel est celui de l'Opéra, qui n'a gueres été jusqu'à présent, que l'amusement d'un spectateur oisif, et amateur de la Musique.

Ce Poëme est susceptible de toutes sortes de sujets; il embrasse également l'Héroïque, le Pastoral, et le Comique. Les Dieux, et les Magiciens y remplissent bien la Scene, et s'il n'y entre de la divinité, ou de la magie, le Théatre est en danger de souffrir un vuide fort ennuyeux. Le changement, et la varieté y plaisent infiniment, quoique la vraisemblance en soit choquée. On aime à voir Io parcourir en un moment des pays fort éloignez les uns des autres: on s'y transporte avec elle, et l'imagination voyage par un enchantement qui épargne bien des frais, et des peines. On est charmé de voir Alcide en si peu de tems poursuivre le ravisseur d'Alceste, assiéger et prendre une ville, et descendre aux enfers, pour délivrer la Princesse de Thessalie. De crainte que la vûë d'un bocage ne vous lasse, on vous fait passer dans un Palais magnifique; de ce Palais on vous mene sur le rivage de la mer; de ce rivage vous êtes conduit dans un Temple superbe. On promene ainsi de toutes parts le spectateur, dont les sens sont séduits par une illusion qui leur impose, afin que cette diversion d'objets fatigue moins son attention; [-14-] effet prodigieux, et surprenant! un tour de baguette, un coup de sifflet, produisent en un instant tous ces miracles.

Il entre dans la constitution de la Fable de l'Opéra un noeud, dont le dénouëment ne demande pas autant d'art, que celui d'une Tragédie reguliere. La machine y peut intervenir, et la puissance d'une Divinité, ou d'un Magicien, supérieure à celle d'un autre, suffit pour le dénoüer, comme nous le voyons dans Phaëton, et dans Amadis. Les péripéties, les reconnoissances, et les situations interessantes, font un grand effet dans le Poëme Lyrique: mais les passions qu'elles y produisent, souvent sont avortées, à cause des bornes étroites où l'Auteur est renfermé. Une précision dont la justesse et la vivacité font le caractere, doit suppléer à ce défaut d'étenduë, et je crois qu'il ne faut pas moins d'art pour resserrer, que pour étendre une passion sans l'affoiblir.

Les épisodes ne sont point bannis du Poëme Lyrique, quoique le peu d'espace qu'il contient semble devoir les en exclure. Une Piece quelquefois n'est pas peu embellie par leur secours, et ils y jettent des interêts qui la rendent bien plus touchante. Il faut pourtant faire en sorte qu'un personnage épisodique n'ait point trop de part à l'action, et que les principaux y contribuent toûjours le plus. Alphée et Aréthuse occupent [-15-] trop le Théatre dans Proserpine; Junon agit trop pour tourmenter Io, et Jupiter trop peu pour la défendre. Angélique est trop souvent sur la Scene avec Médor; Roland n'y paroît point assez, et la fureur de ce Héros devroit être employée à quelque chose de plus grand, qu'à déraciner des arbres, à renverser des vases, et à tirer son épée contre des figures inanimées, à qui il a tort de s'en prendre du malheureux amour qui lui fait tourner la cervelle.

Que la difficulté de faire parler un Dieu amoureux n'empêche point un Auteur de l'introduire sur la Scene: mais que Jupiter en pleurs, avec une soûmission basse, et indigne de lui, ne conjure point Junon d'épargner la Nymphe qu'il adore; que cette Déesse ne lui fasse pas des reproches et des railleries sur ses foiblesses; et que Pluton, en Dieu bien sensé, n'enleve point brutalement Proserpine, sans lui avoir fait l'aveu de ses feux, et sans sçavoir ce qu'elle pense de l'amour qu'il a pour elle. Les amours des Dieux sont les véritables sources où l'on peut puiser les sujets des grands spectacles de l'Opéra. Il faut les conduire avec art, et que leurs actions, et leur langage ne dérogent en rien à la grandeur de leur caractere, et de leur divinité.

Il est à propos d'éviter le plus que l'on peut, de mettre sur le Théatre un Dieu favorisé d'une mortelle qu'il aime, comme [-16-] dans Isis, parce qu'il n'est point surprenant qu'il soit préferé à son rival, et qu'on ne s'interesse gueres pour un amant dont le bonheur égale le pouvoir. Dans mon Opéra de Sémélé j'ai fait Jupiter aimé: mais l'interêt y reste toûjours, à cause de l'incertitude continuelle où est la Princesse si c'est un Dieu qui l'aime, et parce qu'elle n'en est éclaircie qu'à la fin de la Piece, où elle périt, victime de son ambition, et de sa curiosité.

Les divertissemens doivent être variez, et tirez du sujet. Il ne faut point qu'ils interrompent trop long-tems, et qu'ils fassent languir la continuité de l'action. Souvent un spectateur, dont un trop long divertissement suspend et distrait l'attention, ne sçait plus où il en est quand il est fini; et contraint de rappeller ses idées précédentes, il perd celles que lui donneroit ce qui se passe sur le Théatre, et le plaisir de suivre une Piece. Ceux qui ne sont ni vifs, ni galans, ni enjoüez, doivent être encore plus courts que les autres, comme les cérémonies funebres, les sommeils, et les prieres qu'on adresse à quelque Divinité.

Récit à la Tragédie, c'est tout ce qui n'est point action; récit à l'Opéra, c'est tout ce qui n'est point chanson. Quelques ignorans capricieux, de qui malheureusement dépend la destinée des Pieces qu'on fait pour le Théatre de l'Opéra, voudroient qu'on [-17-] en bannît les récits: quelle extravagance! Comment sans récits exposer, et conduire un sujet? C'est vouloir bâtir un édifice sans fondemens. Ils objectent que les récits sont ordinairement ennuyeux, et que presque tous les Musiciens y échoüent: belles objections! Les Lullis franchissent aisément ces obstacles. Qu'un bon Poëte choisisse de beaux sujets; qu'il y fasse entrer des récits interessans; qu'un habile, et fécond Musicien les anime, les soûtienne, et ne néglige rien pour les orner des beautez de son art, ces endroits que les gens de bon goût jugent nécessaires, cesseront de paroître inutiles et desagréables aux plus ignorans.

Les trois unitez qui sont les regles les plus essentielles du Poëme Dramatique, ne peuvent gueres être observées dans celui-ci. Les unitez de tems et de lieu ne se trouvent point dans Isis, dans Alceste, ni dans beaucoup d'autres Pieces, dont une plus grande régularité auroit moins embelli le spectacle. L'unité d'action est celle dont on s'est le moins écarté; des épisodes pourtant un peu trop chargez l'ont quelquefois altérée. On ne peut condamner personne là-dessus, jusqu'a ce qu'on ait établi des regles certaines, et des loix inviolables, qui ne feroient peut-être que refroidir ce spectacle, loin de lui donner de nouveaux charmes. Il faut regarder le Poëme de l'Opéra, comme ces personnes [-18-] qui frapent agréablement la vûë, quoy qu'il n'y ait rien de régulier dans leurs traits; ou comme ces bâtimens qui ne laissent pas de plaire, quoique l'architecture n'y soit pas observée fort éxactement. Souvent des parties qu'un beau desordre assortit bizarrement, composent un tout, qui ne plaît pas moins, que si une étude plus soigneuse les avoit arrangées. La contrainte où asservissent des regles qu'on ne sçauroit enfraindre sans scrupule, fait tomber souvent dans la sécheresse, et dans l'insipidité. La perfection n'est pas toûjours ce qui plaît davantage. On n'a point encore vû de Pieces de Théatre entierement parfaites. Si l'on approfondissoit celles qui le paroissent le plus, on y trouveroit peut-être bien des défauts. Je ne sçai s'il est à souhaiter qu'on donne au Poëme Lyrique une autre forme, pour qu'il produise un meilleur effet, et s'il deviendroit plus agréable, en devenant plus régulier. Laissons à décider là dessus à qui l'osera, et aux téméraires à prescrire des regles qu'ils auroient peine à suivre eux-mêmes. Je finis en disant, qu'il n'y a point de spectacle plus magnifique, et plus amusant que celui de l'Opera, quand il est bien éxecuté dans toutes ses parties, dont la représentation n'est pas une des moindres que le succés d'un Poëme Lyrique est fort incertain, et qu'il faut être bien présomptueux pour s'en flater, et bien fortuné pour y parvenir.


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