TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: ROUFRA TEXT
Author: Rousseau, Jean-Jacques
Title: Fragments d'observations sur l'Alceste italien
Source: Oeuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des éclaircissements, 26 vols., ed. V. D. Musset-Pathay (Paris: P. Dupont, 1824), 11:260-284.
Graphics: ROUFRA 01GF

[-260-] FRAGMENTS D'OBSERVATIONS SUR L'ALCESTE ITALIEN de Monsieur Le Chevalier Gluck.

L'examen de l'opéra d'Alceste de Monsieur Gluck est trop au-dessus de mes forces, surtout dans l'état de dépérissement où sont depuis plusieurs années mes idées, ma mémoire, et toutes mes facultés, pour que j'eusse eu la présomption d'en faire de moi-même la pénible entreprise, qui d'ailleurs ne peut être bonne à rien; mais Monsieur Gluck m'en a si fort pressé, que je n'ai pu lui refuser cette complaisance, quoique aussi fatigante pour moi qu'inutile pour lui. Je ne suis plus capable de donner l'attention nécessaire à un ouvrage aussi travaillé. Toutes mes observations peuvent être fausses et mal fondées; et, loin de les lui donner pour des régles, je les soumets à son jugement, sans vouloir en aucune façon les défendre: mais quand je me serais trompé dans toutes, ce qui restera toujours réel et vrai, c'est le témoignage qu'elles rendent à Monsieur Gluck de ma déférence pour ses désirs, et de mon estime pour ses ouvrages.

En considérant d'abord la marche totale de cette [-261-] pièce, j'y trouve une espèce de contre-sens général, en ce que le premier acte est le plus fort de musique, et le dernier le plus faible; ce qui est directement contraire à la bonne gradation du drame, où l'intérêt doit toujours aller en se renforçant. Je conviens que le grand pathétique du premier acte serait hors de place dans les suivants; mais les forces de la musique ne sont pas exclusivement dans le pathétique, mais dans l'énergie de tous les sentiments, et dans la vivacité de tous les tableaux. Partout où l'intérêt est plus vif, la musique doit être plus animée, et ses ressources ne sont pas moindres dans les expressions brillantes et vives, que dans les gémissements et les pleurs.

Je conviens qu'il y a plus ici de la faute du poète que du musicien; mais je n'en crois pas celui-ci tout-à-fait disculpé. Ceci demande un peu d'explication.

Je ne connais point d'opéra où les passions soient moins variées que dans l'Alceste: tout y roule presque sur deux seuls sentiments, l'affliction et l'effroi; et ces deux sentiments, toujours prolongés, ont dû coûter des peines incroyables au musicien, pour ne pas tomber dans la plus lamentable monotonie. En général, plus il y a de chaleur dans les situations et dans les expressions, plus leur passage doit être prompt et rapide, sans quoi la force de l'émotion se ralentit dans les auditeurs; et, quand la mesure est passée, l'acteur a beau continuer de se démener, le spectateur s'attiédit, se glace, et finit par s'impatienter.

[-262-] Il résulte de ce défaut que l'intérêt, au lieu de s'échauffer par degrés dans la marche de la pièce, s'attiédit au contraire jusqu'au dénouement, qui, n'en déplaise à Euripide lui-même, est froid, plat, et presque risible, à force de simplicité.

Si l'auteur du drame a cru sauver ce défaut par la petite fête qu'il a mise au second acte, il s'est trompé. Cette fête, mal placée, et ridiculement amenée, doit choquer à la représentation, parce qu'elle est contraire à toute vraisemblance et à toute bienséance, tant à cause de la promptitude avec laquelle elle se prépare et s'exécute, qu'à cause de l'absence de la reine, dont on ne se met point en peine, jusqu'à ce que le roi s'avise à la fin d'y penser a.

[a J'ai donné, pour mieux encadrer cette fête, et la rendre touchante ct déchirante par sa gaieté même, une idée dont Monsieur Gluck a profité dans son Alceste français.].

J'oserai dire que cet auteur, trop plein de son Euripide, n'a pas tiré de son sujet ce qu'il pouvait lui fournir pour soutenir l'intérêt, varier la scène, et donner au musicien de l'étoffe pour de nouveaux caractères de musique. Il fallait faire mourir Alceste au second acte, et employer tout le troisième à préparer, par un nouvel intérêt, sa résurrection; ce qui pouvait amener un coup de théâtre aussi admirable et frappant que ce froid retour est insipide. Mais, sans m'arrêter à ce que l'auteur du drame aurait dû faire, je reviens ici à la musique.

Son auteur avait donc à vaincre l'ennui de cette [-263-] uniformité de passion, et à prévenir l'accablement qui devait en être l'effet. Quel était le premier, le plus grand moyen qui se présentait pour cela? C'était de suppléer à ce que n'avait pas fait l'auteur du drame, en graduant tellement sa marche, que la musique augmentât toujours de chaleur en avançant, et devint enfin d'une véhémence qui transportât l'auditeur; et il fallait tellement ménager ce progrès, que cette agitation finît ou changeât d'objet avant de jeter l'oreille et le coeur dans l'épuisement.

C'est ce que Monsieur Gluck me paraît n'avoir pas fait, puisque son premier acte, aussi fort de musique que le second, l'est beaucoup plus que le troisième; qu'ainsi la véhémence ne va point en croissant; et, dès les deux premières scènes du second acte, l'auteur ayant épuisé toutes les forces de son art, ne peut plus dans la suite que soutenir faiblement des émotions du même genre, qu'il a trop tôt portées au plus haut degré.

L'objection se présente ici d'elle-même. C'était à l'auteur des paroles de renforcer, par une marche graduée, la chaleur et l'intérêt. Celui de la musique n'a pu rendre les affections de ses personnages que dans le même ordre et au même degré que le drame les lui présentait: il eût fait des contresens, s'il eût donné à ses expressious d'autres nuances que celles qu'exigeaient de lui les paroles qu'il avait à rendre. Voilà l'objection: voici ma réponse. Monsieur Gluck sentira bientôt qu'entre tous les musiciens de l'Europe elle n'est faite que pour lui seul.

[-264-] Trois choses concourent à produire les grands effets de la musique dramatique; savoir, l'accent, l'harmonie, et le rhythme. L'accent est déterminé par le poète, et le musicien ne peut guère, sans faire des contre-sens, s'écarter en cela, ni pour le choix ni pour la force, de la juste expression des paroles. Mais quant aux deux autres parties, qui ne sont pas de même inhérentes à la langue, il peut, jusqu'à certain point, les combiner à son gré, pour modifier et graduer l'intérêt, selon qu'il convient à la marche qu'il s'est prescrite......

J'oserai même dire que le plaisir de l'oreille doit quelquefois l'emporter sur la vérité de l'expression; car la musique ne saurait aller au coeur que par le charme de la mélodie; et s'il n'était question que de rendre l'accent de la passion, l'art de la déclamation suffirait seul, et la musique, devenue inutile, serait plutôt importune qu'agréable: voilà l'un des écueils que le compositeur, trop plein de son expression, doit éviter soigneusement. Il y a dans tous les bons opéra, et surtout dans ceux de Monsieur Gluck, mille morceaux qui font couler des larmes par la musique, et qui ne donneraient qu'une émotion médiocre ou nulle, dépourvus de son secours, quelque bien déclamés qu'ils pussent être.......

Il suit de là que, sans altérer la vérité de l'expression, le musicien qui module long-temps dans les mêmes tons, et n'en change que rarement, est maître d'en varier les nuances par la combinaison [-265-] des deux parties accessoires qu'il y fait concourir, savoir, l'harmonie et le rhythme. Parlons d'abord de la première. J'en distingue de trois espèces: l'harmonie diatonique, la plus simple des trois, et peut-être la seule naturelle; l'harmonie chromatique, qui consiste en de continuels changements de ton par des successions fondamentales de quintes; et enfin l'harmonie que j'appelle pathétique, qui consiste en des entrelacements d'accords superflus et diminués, à la faveur desquels on parcourt des tons qui ont peu d'analogie entre eux: on affecte l'oreille d'intervalles déchirants, et l'ame d'idées rapides et vives, capables de la troubler.

L'harmonie diatonique n'est nulle part déplacée, elle est propre à tous les caractères; à l'aide du rhythme et de la mélodie, elle peut suffire à toutes les expressions: elle est nécessaire aux deux autres harmonies, et toute musique où elle n'entrerait point ne pourrait jamais être qu'une musique détestable.

L'harmonie chromatique entre de même dans l'harmonie pathétique; mais elle peut fort bien s'en passer, et rendre, quoique à son défaut peut-être plus faiblement, les expressions les plus pathétiques. Ainsi, par la succession ménagée de ces trois harmonies, le musicien peut graduer et renforcer les sentiments de même genre que le poète a soutenus trop long-temps au même degré d'énergie.

Il a pour cela une seconde ressource dans la mélodie, et surtout dans sa cadence diversement scandée par le rhythme. Les mouvements extrêmes de [-266-] vitesse et de lenteur, les mesures contrastées, les valeurs inégales, mêlées de lenteur et de rapidité, tout cela peut de même se graduer pour soutenir et ranimer l'intérêt et l'attention. Enfin, l'on a le plus ou moins de bruit et d'éclat, l'harmonie plus ou moins pleine, les silences de l'orchestre, dont le perpétuel fracas serait accablant pour l'oreille, quelque beaux qu'en pussent être les effets.

Quant au rhythme, en quoi consiste la plus grande force de la musique, il demande un grand art pour être heureusement traité dans la vocale. J'ai dit, et je le crois, que les tragédies grecques étaient de vrais opéra. La langue grecque, vraiment harmonieuse et musicale, avait par elle-même un accent mélodieux; il ne fallait qu'y joindre le rhythme pour rendre la déclamation musicale: ainsi non-seulement les tragédies, mais toutes les poésies étaient nécessairement chantées. Les poètes disaient avec raison, je chante, au commencement de leurs poèmes; formule que les nôtres ont très-ridiculement conservée: mais nos langues modernes, production des peuples barbares, n'étant point naturellement musicales, pas même l'italienne, il faut, quand on veut leur appliquer la musique, prendre de grandes précautions pour rendre cette union supportable, et pour la rendre assez naturelle dans la musique imitative pour faire illusion au théâtre. Mais, de quelque façon qu'on s'y prenne, on ne parviendra jamais à persuader à l'auditeur que le chant qu'il entend n'est que de la parole; et si l'on y pouvait parvenir, ce ne serait jamais qu'en fortifiant [-267-] une des grandes puissances de la musique, qui est le rhythme musical, bien différent pour nous du rhythme poétique, et qui ne peut même s'associer avec lui que très-rarement et très-imparfaitement.

C'est un grand et beau problème à résoudre, de déterminer jusqu'à quel point on peut faire chanter la langue et parler la musique. C'est d'une bonne solution de ce problème que dépend toute la théorie de la musique dramatique. L'instinct seul a conduit, sur ce point, les Italiens dans la pratique aussi bien qu'il était possible; et les défauts énormes de leurs opéra ne viennent pas d'un mauvais genre de musique, mais d'une mauvaise application d'un bon genre.

L'accent oral par lui-même a sans doute une grande force, mais c'est seulement dans la déclamation: cette force est indépendante de toute musique, et, avec cet accent seul, on peut faire entendre une bonne tragédie, mais non pas un bon opéra. Sitôt que la musique s'y mêle, il faut qu'elle s'arme de tous ses charmes pour subjuguer le coeur par l'oreille. Si elle n'y déploie toutes ses beautés, elle y sera importune, comme si l'on faisait accompagner un orateur par des instruments; mais en y mêlant ses richesses, il faut pourtant que ce soit avec un grand ménagement, afin de prévenir l'épuisement où jetterait bientôt nos organes une longue action tout en musique.

De ces principes il suit qu'il faut varier dans un drame l'application de la musique, tantôt en laissant [-268-] dominer l'accent de la langue et le rhythme poétique, et tantôt en faisant dominer la musique à son tour, et prodiguant toutes les richesses de la mélodie, de l'harmonie, et du rhythme musical, pour frapper l'oreille et toucher le coeur par des charmes auxquels il ne puisse résister. Voilà les raisons de la division d'un opéra en récitatif simple, récitatif obligé, et airs.

Quand le discours, rapide dans sa marche, doit être simplement débité, c'est le cas de s'y livrer uniquement à l'accent de la déclamation; et quand la langue a un accent, il ne s'agit que de rendre cet accent appréciable, en le notant par des intervalles musicaux, en s'attachant fidèlement à la prosodie, au rhythme poétique, et aux inflexions passionnées qu'exige le sens du discours. Voilà le récitatif simple, et ce récitatif doit être aussi près de la simple parole qu'il est possible; il ne doit tenir à la musique que parce que la musique est la langue de l'opéra, et que parler et chanter alternativement, comme on fait ici dans les opéra-comiques, c'est s'énoncer successivement dans deux langues différentes; ce qui rend toujours choquant et ridicule le passage de l'une à l'autre, et qu'il est souverainement absurde qu'au moment où l'on se passionne on change de voix pour dire une chanson. L'accompagnement de la basse est nécessaire dans le récitatif simple, non-seulement pour soutenir et guider l'acteur, mais aussi pour déterminer l'espèce des intervalles, et marquer avec précision les entrelacements de modulation qui font tant d'effet [-269-] dans un beau récitatif; mais loin qu'il soit nécessaire de rendre cet accompagnement éclatant, je voudrais au contraire qu'il ne se fît point remarquer, et qu'il produisît son effet sans qu'on y fit aucune attention. Ainsi je crois que les autres instruments ne doivent point s'y mêler, quand ce ne serait que pour laisser reposer, tant les oreilles des auditeurs, que l'orchestre, qu'on doit tout-à-fait oublier, et dont les rentrées bien ménagées font par là un plus grand effet; au lieu que, quand la symphonie règne tout le long de la piece, elle a beau commencer par plaire, elle finit par accabler. Le récitatif ennuie sur les théâtres d'Italie, non-seulement parce qu'il est trop long, mais parce qu'il est mal chanté et plus mal placé. Des scènes vives, intéressantes, comme doivent toujours être celles d'un opéra, rendues avec chaleur, avec vérité, et soutenues d'un jeu naturel et animé, ne peuvent manquer d'émouvoir et de plaire, à la faveur de l'illusion: mais débitées froidement et platement par des castrats, comme des leçons d'écolier, elles ennuieront sans doute, et surtout quand elles seront trop longues; mais ce ne sera pas la faute du récitatif.

Dans les moments où le récitatif, moins récitant et plus passionné, prend un caractère plus touchant, on peut y placer avec succès un simple accompagnement de notes tenues, qui, par le concours de cette harmonie, donnent plus de douceur à l'expression. C'est le simple récitatif accompagné, qui, revenant par intervalles rares et bien choisis, [-270-] contraste avec la sécheresse du récitatif nu, et produit un très-bon effet.

Enfin, quand la violence de la passion fait entrecouper la parole par des propos commencés et interrompus, tant à cause de la force des sentiments qui ne trouvent point de termes suffisants pour s'exprimer, qu'à cause de leur impétuosité qui les fait succéder en tumulte les uns aux autres, avec une rapidité sans suite et sans ordre, je crois que le mélange alternatif de la parole et de la symphonie peut seul exprimer une pareille situation. L'acteur livré tout entier à sa passion n'en doit trouver que l'accent. La mélodie trop peu appropriée à l'accent de la langue, et le rhythme musical qui ne s'y prête point du tout, affaibliraient, énerveraient toute l'expression en s'y mêlant; cependant ce rhythme et cette mélodie ont un grand charme pour l'oreille, et par elle une grande force sur le coeur. Que faire alors pour employer à la fois toutes ces espèces de forces? Faire exactement ce qu'on fait dans le récitatif obligé: donner à la parole tout l'accent possible et convenable à ce qu'elle exprime, et jeter dans des ritournelles de symphonie toute la mélodie, toute la cadence et le rhythme qui peuvent venir à l'appui. Le silence de l'acteur dit alors plus que ses paroles; et ces réticences bien placées, bien ménagées, et remplies d'un côté par la voix de l'orchestre, et d'un autre par le jeu muet d'un acteur qui sent et ce qu'il dit et ce qu'il ne peut dire; ces réticences, dis-]e, font un effet supérieur à celui même de la déclamation, et l'on ne [-271-] peut les ôter sans lui ôter la plus grande partie de sa force. Il n'y a point de bon acteur qui dans ces moments violents ne fasse de longues pauses; et ces pauses, remplies d'une expression analogue par une ritournelle mélodieuse et bien ménagée ne doivent-elles pas devenir encore plus intéressantes que lorsqu'il y règne un silence absolu? Je n'en veux pour preuve que l'effet étonnant que ne manque jamais de produire tout récitatif obligé bien placé et bien traité.

Persuadé que la langue française, destituée de tout accent, n'est nullement propre à la musique et principalement au récitatif, j'ai imaginé un genre de drame, "dans lequel les paroles et la musique, au lieu de marcher ensemble, se font entendre successivement, et où la phrase parlée est en quelque sorte annoncée et préparée par la phrase musicale. La scène de Pygmalion est un exemple de ce genre de composition, qui n'a pas eu d'imitateurs. En perfectionnant cette méthode on réunirait le double avantage de soulager l'acteur par de fréquents repos, et d'offrir au spectateur français l'espèce de mélodrame le plus convenable à sa langue. Cette réunion de l'art déclamatoire avec l'art musical ne produira qu'imparfaitement tous les effets du vrai récitatif, et les oreilles délicates s'apercevront toujours désagréablement du contraste qui règne entre le langage de l'acteur et celui de l'orchestre qui l'accompagne; mais un acteur sensible et intelligent, en rapprochant le ton de sa voix et l'accent de sa déclamation [-272-] de ce qu'exprime le trait musical, mêle ces couleurs étrangères avec tant d'art, que le spectateur n'en peut discerner les nuances. Ainsi cette espèce d'ouvrage pourrait constituer un genre moyen entre la simple déclamation et le véritable mélodrame, dont il n'atteindra jamais la beauté. Au reste, quelques difficultés qu'offre la langue, elles ne sont pas insurmontables; l'auteur du Dictionnaire de Musique a [a Dictionnaire de Musique, article Récitatif obligé.] a invité les compositeurs français à faire de nouveaux essais, et à introduire dans leurs opéra le récitatif obligé, qui, lorsqu'on l'emploie à propos, produit les plus grands effets."

D'où naît le charme du récitatif obligé? qu'est-ce qui fait son énergie? L'accent oratoire et pathétique de l'acteur produirait-il seul autant d'effet? Non, sans doute. Mais les traits alternatifs de symphonie, réveillant et soutenant le sentiment de la mesure, que le seul récitatif laisserait éteindre, joignent à l'expression purement déclamatoire toute celle du rhythme musical qui la renforce. Je distingue ici le rhythme et la mesure, parce que ce sont en effet deux choses très-différentes: la mesure n'est qu'un retour périodique de temps égaux; le rhythme est la combinaison des valeurs ou quantités qui remplissent les mêmes temps, appropriée aux expressions qu'on veut rendre et aux passions qu'on veut exciter. Il peut y avoir mesure sans rhythme, mais il n'y a point de rhythme sans mesure... "C'est en approfondissant cette partie de son art, que le [-273-] compositeur donne l'essor à son génie; toute la science des accords ne peut suffire à ses besoins."

Il importe ici de remarquer, contre le préjugé de tous les musiciens, que l'harmonie par elle-même, ne pouvant parler qu'à l'oreille et n'imitant rien, ne peut avoir que de très-faibles effets. Quand elle entre avec succès dans la musique imitative, ce n'est jamais qu'en représentant, déterminant et renfonçant les accents mélodieux, qui par eux-mêmes ne sont pas toujours assez déterminés sans le secours de l'accompagnement. Des intervalles absolus n'ont aucun caractère par eux-mêmes; une seconde superflue et une tierce mineure, une septième mineure et une sixte superflue, une fausse quinte et un triton, sont le même intervalle, et ne prennent les affections qui les déterminent que par leur place dans la modulation; et c'est à l'accompagnement de leur fixer cette place, qui resterait souvent équivoque par le seul chant. Voilà quel est l'usage et l'effet de l'harmonie dans la musique imitative et théâtrale. C'est par les accents de la mélodie, c'est par la cadence du rhythme, que la musique, imitant les inflexions que donnent les passions à la voix humaine, peut pénétrer jusqu'au coeur et l'émouvoir par des sentiments; au lieu que la seule harmonie, n'imitant rien, ne peut donner qu'un plaisir de sensation. De simples accords peuvent flatter l'oreille, comme de belles couleurs flattent les yeux; mais ni les uns ni les autres ne porteront jamais au coeur la moindre émotion, parce que ni les uns ni les autres n'imitent [-274-] rien, si le dessin ne vient animer les couleurs, et si la mélodie ne vient animer les accords. Mais, au contraire, le dessin par lui-même peut, sans coloris, nous représenter des objets attendrissants; et la mélodie imitative peut de même nous émouvoir seule sans le secours des accords.....

Voilà ce qui rend toute la musique française si languissante et si fade, parce que dans leurs froides scènes, pleins de leurs sots préjugés et de leur science, qui, dans le fond, n'est qu'une ignorance véritable, puisqu'ils ne savent pas en quoi consistent les plus grandes beautés de leur art, les compositeurs français ne cherchent que dans les accords les grands effets dont l'énergie n'est que dans le rhythme. Monsieur Gluck sait mieux que moi que le rhythme sans harmonie agit bien plus puissamment sur l'ame que l'harmonie sans rhythme, lui qui, avec une harmonie à mon avis un peu monotone, ne laisse pus de produire de si grandes émotions, parce qu'il sent et qu'il emploie avec un art profond tous les prestiges de la mesure et de la quantité. Mais je l'exhorte à ne pas trop se prévenir pour la déclamation, et à penser toujours qu'un des défauts de la musique purement déclamatoire est de perdre une partie des ressources du rhythme, dont la plus grande force est dans les airs.....

"J'ai rempli la partie la moins pénible de la tâche que je me suis imposée: une observation générale sur la marche de l'opéra d'Alceste m'a [-275-] conduit à traiter cette question vraiment intéressante: Quelle est la liberté qu'on doit accorder au musicien qui travaille sur un poème dont il n'est pas l'auteur? J'ai distingué les trois parties de la musique imitative; et, en convenant que l'accent est déterminé par le poète, j'ai fait voir que l'harmonie, et surtout le rhythme, offraient au musicien des ressources dont il devait profiter."

Il faut entrer dans les détails: c'est une grande fatigue pour moi de suivre des partitions un peu chargées; celle d'Alceste l'est beaucoup, et de plus très-embrouillée, pleine de fausses clefs, de fausses notes, de parties entassées confusément.....

En examinant le drame d'Alceste, et la manière dont Monsieur Gluck s'est cru obligé de le traiter, on a peine à comprendre comment il en a pu rendre la représentation supportable: non que ce drame, écrit sur le plan des tragédies grecques, ne brille de solides beautés, non que la musique n'en soit admirable, mais par les difficultés qu'il a fallu vaincre dans une si grande uniformité de caractères et d'expression, pour prévenir l'accablement et l'ennui, et soutenir jusqu'au bout l'intérêt et l'attention.....

L'ouverture, d'un seul morceau, d'une belle et simple ordonnance, y est bien et régulièrement dessinée: l'auteur a eu l'intention d'y préparer les spectateurs à la tristesse où il allait les plonger [-276-] dès le commencement du premier acte et dans tout le cours de la pièce; et pour cela il a modulé son ouverture presque tout entière en mode mineur, et même avec affectation, puisqu'il n'y a, dans tout ce morceau, qui est assez long, que la première accolade de la page 4 et la première accolade relative de la page 9, qui soient en majeur. Il a d'ailleurs affecté les dissonances superflues et diminuées, et des sons soutenus et forcés dans le haut, pour exprimer les gémissements et les plaintes. Tout cela est bon et bien entendu en soi, puisque l'ouverture ne doit être employée qu'à disposer le coeur du spectateur au genre d'intérêt par lequel on va l'émouvoir. Mais il en résulte trois inconvénients: le premier, l'emploi d'un genre d'harmonie trop peu sonore pour une ouverture destinée à éveiller le spectateur, en remplissant son oreille et le préparant à l'attention; l'autre, d'anticiper sur ce même genre d'harmonie qu'on sera forcé d'employer si long-temps, et qu'il faut par conséquent ménager très-sobrement pour prévenir la satiété; et le troisième, d'anticiper aussi sur l'ordre des temps, en nous exprimant d'avance une douleur qui n'est pas encore sur la scène, et qu'y va seulement faire naître l'annonce du héraut public: et je ne crois pas qu'on doive marquer dans un ordre rétrograde ce qui est à venir comme déjà passé. Pour remédier à tout cela, j'aurais imaginé de composer l'ouverture de deux morceaux de caractères différents, mais tous deux traités dans une harmonie sonore et consonnante: le [-277-] premier, portant dans les coeurs le sentiment d'une douce et tendre gaieté, eût représenté la félicité du règne d'Admète et les charmes de l'union conjugale; le second, dans une mesure plus coupée, et par des mouvements plus vifs et un phrasé plus interrompu, eût exprimé l'inquiétude du peuple sur la maladie d'Admète, et eût servi d'introduction très-naturelle au début de la pièce et à l'annonce du crieur.....

Page 12. Après les deux mots qui suivent ce mot Udite, je ferais cesser l'accompagnement jusqu'à la fin du récitatif. Cela exprimerait mieux le silence du peuple écoutant le crieur; et les spectateurs, curieux de bien entendre cette annonce, n'ont pas besoin de cet accompagnement; la basse suffit toute seule, et l'entrée du choeur qui suit en ferait plus d'effet encore. Ce choeur alternatif avec les petits solo d'Évandre et d'Ismène me paraît un très-beau début et d'un bon caractère. La ritournelle de quatre mesures qui s'y reprend plusieurs fois est triste sans être sombre, et d'une simplicité exquise. Tout ce choeur serait d'un très-bon ton, s'il ne s'y mêlait souvent, et dès la seconde mesure, des expressions trop pathétiques. Je n'aime guère non plus le coup de tonnere de la page 14; c'est un trait joué sur le mot, et qui me paraît déplacé: mais j'aime fort la manière dont le même choeur, repris page 34, s'anime ensuite à l'idée du malheur prêt à le foudroyer.....

[-278-] E vuoi morire, o misera. Cette lugubre psalmodie est d'une simplicité sublime, et doit produire un grand effet. Mais la même tenue, répétée de la même manière sur ces autres paroles, Altro non puoi raccogliere, me paraît froide et presque plate. Il est naturel à la voix de s'élever un peu quand on parle plusieurs fois de suite à la même personne: si l'on eût donc fait monter la seconde fois cette même psalmodie seulement d'un semi-ton sur dis, c'est-à-dire sur mi bémol, cela eût pu suffire pour la rendre plus naturelle et même plus énergique: mais je crois qu'il fallait un peu la varier de quelque manière. Au reste, il y a dans la huitième et dans la dixième mesure un triton qui n'est ni ne peut être sauvé, quoiqu'il paraisse l'être la deuxième fois par le second violon; cela produit une succession d'accords qui n'ont pas un bon fondement et sont contre les règles. Je sais qu'on peut tout faire sur une tenue, surtout en pareil cas; et ce n'est pas que je désapprouve le passage, quoique j'en marque l'irrégularité.....

(Fin d'une observation sur le choeur Fuggiamo, dont le commencement est perdu.)

Ce ne doit pas être une fuite de précipitation, comme devant l'ennemi, mais une fuite de consternation, qui, pour ainsi dire, doit être honteuse et clandestine, plutôt qu'éclatante et rapide. Si l'auteur eût voulu faire de la fin de ce choeur une exhortation à la joie, il n'eût pas pu mieux réussir.....

[-279-] Après le coeur Fuggiamo, j'aurais fait taire entièrement tout l'orchestre, et déclamer le récitatif Ove son avec la simple basse. Mais immédiatement après ces mots, V'è chi t'ama a tal segno, j'aurais fait commencer un récitatif obligé par une symphonie noble, éclatante, sublime, qui annonçât dignement le parti que va prendre Alceste, qui disposât l'auditeur à sentir toute l'énergie de ces mots, Ah! vi son io, trop peu annoncés par les deux mesures qui précèdent. Cette symphonie aurait offert l'image de ces deux vers; Chi tolle alla mia mente luminare, si mostra; la grande idée eût été soutenue avec le même éclat durant toutes les ritournelles de ce récitatif. J'aurais traité l'air qui suit, Ombre, larve, sur deux mouvements contrastés; savoir, un allegro sombre et terrible jusqu'à ces mots, Non voglio pietà, et un adagio ou largo plein de tristesse et de douceur sur ceux-ci, Se vi tolgo l'amato consorte. Monsieur Gluck, qui n'aime pas les rondeaux, me permettra de lui dire que c'était ici le cas d'en employer un bien heureusement, en faisant du reste de ce monologue la seconde partie de l'air, et reprenant seulement l'allegro pour finir.....

L'air Eterni Dei me paraît d'une grande beauté: j'aurais désiré seulement qu'on n'eût pas été obligé d'en varier les expressions par des mesures différentes. Deux, quand elles sont nécessaires, peuvent former des contrastes agréables; mais trois, c'est trop, et cela rompt l'unité. Les oppositions sont bien plus belles et font plus d'effet [-280-] quand elles se font sans changer de mesure, et par les seules combinaisons de valeur et de quantité. La raison pourquoi il vaut mieux contraster sur le même mouvement que d'en changer, est que, pour produire l'illusion et l'intérêt, il faut cacher l'art autant qu'il est possible, et qu'aussitôt qu'on change le mouvement, l'art se décèle et se fait sentir. Par la même raison je voudrais que, dans un même air, l'on changeât de ton le moins qu'il est possible; qu'on se contentât autant qu'on pourrait des deux seules cadences, principale et dominante; et qu'on cherchât plutôt les effets dans un beau phrasé et dans les combinaisons mélodieuses que dans une harmonie recherchée et des changements de ton.....

L'air Io non chiedo, eterni Dei, est, surtout dans son commencement, d'un chant exquis, comme sont presque tous ceux du même auteur. Mais où est dans cet air l'unité de dessin, de tableau, de caractère? Ce n'est point là, ce me semble, un air, mais une suite de plusieurs airs. Les enfants y mêlent leur chant à celui de leur mère; ce n'est pas ce que je désapprouve: mais on y change fréquemment de mesure, non pour contraster et alterner les deux parties d'un même motif, mais pour passer successivement par des chants absolument différents. On ne saurait montrer dans ce morceau aucun dessin commun qui le lie et le fasse un: cependant c'est ce qui me paraît nécessaire pour constituer véritablement un air. L'auteur, après [-281-] avoir modulé dans plusieurs tons, se croit néanmoins obligé de finir en E la fa, comme il a commencé. Il sent donc bien lui-même que le tout doit être traité sur un même dessin, et former unité. Cependant je ne puis la voir dans les différents membres de cet air, à moins qu'on ne veuille la trouver dans la répétition modifiée de l'allegro Non comprende i mali miei, par laquelle finit ce morceau; ce qui ne me paraît pas suffisant pour faire liaison entre tous les membres dont il est composé. J'avoue que le premier changement de mesure rend admirablement le sens et la ponctuation des paroles: mais il n'en est pas moins vrai qu'on pouvait y parvenir aussi sans en changer; qu'en général ces changements de mesure dans un même air doivent faire contraste et changer aussi le mouvement; et qu'enfin celui-ci amène deux fois de suite cadence sur la même dominante, sorte de monotonie qu'on doit éviter autant qu'il se peut. Je prendrai encore la liberté de dire que la dernière mesure de la page 27 me paraît d'une expression bien faible pour l'accent du mot qu'elle doit rendre. Cette quinte que le chant fait sur la basse, et la tierce mineure qui s'y joint, font à mon oreille un accord un peu languissant. J'aurais mieux aimé rendre le chant un peu plus animé, et substituer la sixte à la quinte, à peu près de la manière suivante, que je n'ai pas l'impertinence de donner comme une correction, mais que je propose seulement pour mieux expliquer mon idée.

[-282-] [Rousseau, Fragment, 282; text: miei ne il terror che m'em pie il petto. (Ici vient le choeur des prêtres d'Apollon.)] [ROUFRA 01GF]

Le seul reproche que j'aie à faire à ce récitatif est qu'il est trop beau; mais, dans la place où il est, ce reproche en est un. Si l'auteur commence dès à présent à prodiguer l'enharmonique, que fera-t-il donc dans les situations déchirantes qui doivent suivre? Ce récitatif doit être touchant et pathétique, je le sais bien, mais non pas, ce me semble, à un si haut degré; parce qu'à mesure qu'on avance il faut se ménager des coups de force pour réveiller l'auditeur quand il commence à se lasser même des belles choses: cette gradation me paraît absolument nécessaire dans un opéra.

(Page 55.) Le récitatif du grand-prêtre est un bel exemple de l'effet du récitatif obligé: on ne peut mieux annoncer l'oracle et la majesté de celui qui va le rendre. La seule chose que j'y désirerais serait une annonce qui fût plus brillante que terrible; car il me semble qu'Apollon ne doit ni paraître ni parler comme Jupiter. Par la même raison, je ne voudrais pas donner à ce dieu, qu'on nous représente sous la figure d'un beau jeune blondin, une voix de basse-taille.....

(Page 39.) Dilegua il nero turbine

Che freme al trono intorno,

O faretrato Apolline,

Col chiaro tuo splendor.

[-283-] Tout ce choeur en rondeau pourrait être mieux: ces quatre vers doivent être d'abord chantés par le grand-prêtre, puis répétés entiers par le choeur, sans en excepter les deux derniers que l'auteur fait dire seul au grand-prêtre. Au contraire, le grandprêtre doit dire seul les vers suivants:

Sai che, ed ramingo, esule,

T'accolse Admetto un di,

Che dell' Anfriso al margine

Tu fosti il suo pastor.

Et le choeur, au lieu de ces vers qu'il ne doit pas répéter non plus que le grand-prêtre, doit reprendre les quatre premiers. Je trouve aussi que la réponse des deux premières mesures en espèce d'imitation n'a pas assez de gravité: j'aimerais mieux que tout le choeur fût syllabique.

Au reste, j'ai remarqué avec grand plaisir la manière également agréable, simple et savante, dont l'auteur passe du ton de la médiante à celui de la septième note du ton dans les trois dernières mesures de la page 39.....

et, aprés y avoir séjourné assez long-temps, revient par une marche analogue à son ton principal, en repassant derechef par la médiante dans la deuxième, troisième et quatrième mesure de la page 43: mais ce que je n'ai pas trouvé si simple à beaucoup près, c'est le récitatif Nume eterno, page 52.....

Je ne parlerai point de l'air de danse de la page 17 , ni de tous ceux de cet ouvrage. J'ai dit, [-284-] dans mon article Opéra, ce que je pensais des ballets coupant les pièces et suspendant la marche de l'intérêt; je n'ai pas changé de sentiment depuis lors sur cet article, mais il est très-possible que je me trompe.....

Je ne voudrais point d'accompagnement que la basse au récitatif d'Évandre, pages 20, 21 et 22.....

Je trouve encore le choeur, page 22, beaucoup trop pathétique, malgré les expressions douloureuses dont il est plein; mais les alternatives de la droite et de la gauche, et les réponses des divers instruments, me paraissent devoir rendre cette musique très-intéressante au théâtre.....

Popoli di Tessaglia, page 24. Je citerai ce récitatif d'Alceste en exemple d'une modulation touchante et tendre, sans aller jusqu'au pathétique, si ce n'est tout à la fin. C'est par des renversements d'une harmonie assez simple que Monsieur Gluck produit ces beaux effets: il eût été le maître de se tenir long-temps dans la même route sans devenir languissant et froid; mais on voit par le récitatif accompagné Nume eterno, de la page 52, qu'il ne tarde pas à prendre un autre vol.....


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