TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: ROULEB TEXT
Author: Rousseau, Jean-Jacques
Title: Lettre à Monsieur le Docteur Burney, auteur de l'Histoire Générale de la Musique
Source: Oeuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des éclaircissements, 26 vols., ed. V. D. Musset-Pathay (Paris: P. Dupont, 1824), 11:249-259.

[-249-] LETTRE A MONSIEUR LE DOCTEUR BURNEY, auteur de l'Histoire Générale de la Musique.

Vous m'avez fait successivement, monsieur, plusieurs cadeaux précieux de vos écrits, chacun desquels méritait bien un remerciement exprès. La presque absolue impossibilité d'écrire m'a jusqu'ici empêché de remplir ce devoir; mais le premier volume de votre histoire générale de la musique, en ranimant en moi un reste de zèle pour un art auquel le vôtre vous a fait employer tant de travaux, de temps, de voyages et de dépenses, m'excite à vous en marquer ma reconnaissance, en m'entretenant quelque temps avec vous du sujet favori de vos recherches, qui doit immortaliser votre nom chez les vrais amateurs de ce bel art.

Si j'avais eu le bonheur d'en conférer avec vous un peu à loisir, tandis qu'il me restait quelques idées encore fraîches, j'aurais pu tirer des vôtres bien des instructions dont le public pourra profiter, mais qui seront perdues pour moi, désormais privé de mémoire et hors d'état de rien lire. Mais je puis du moins consigner ici sommairement quelques-uns des points sur lesquels j'aurais désiré vous [-250-] consulter, afin que les artistes ne soient pas privés des éclaircissements qu'ils leur vaudront de votre part; et, laissant bavarder sur la musique en belles phrases ceux qui, sans en savoir faire, ne laissent pas d'étonner le public de leurs savantes spéculations, je me bornerai à ce qui tient plus immédiatement à la pratique, qui ne donne pas une prise si commode aux oracles des beaux esprits, mais dont l'étude est seule utile aux véritables progrès de l'art.

Premier. Vous vous en êtes trop occupé, monsieur, pour n'avoir pas souvent remarqué combien notre manière d'écrire la musique est confuse, embrouillée, et souvent équivoque; ce qui est une des causes qui rendent son étude si longue et si difficile. Frappé de ces inconvénients, j'avais imaginé, il y a une quarantaine d'années, une manière de l'écrire par chiffres, moins volumineuse, plus simple, et, selon moi, beaucoup plus claire. J'en lus le projet, en 1742, à l'Académie des Sciences, et je le proposai l'année suivante au public, dans une brochure que j'ai l'honneur de vous envoyer. Si vous prenez la peine de la parcourir, vous y verrez à quel point j'ai réduit le nombre et simplifié l'expression des signes. Comme il n'y a dans l'échelle qne sept notes diatoniques, je n'ai non plus que sept caractères pont les exprimer. Toutes les autres, qui n'en sont que les répliques, s'y présentent à leur degré, mais toujours sous le signe primitif. Les intervalles majeurs, mineurs, superflus et diminués, ne s'y confondent jamais de position, comme dans la musique [-251-] ordinaire; mais chacun a son caractère inhérent et propre, qui, sans égard à la position ni à la clef, se présente au premier coup d'oeil. Je proscris le bécarre comme inutile: je n'ai jamais ni bémol ni dièse à la clef; enfin les accords, l'harmonie et l'enchaînement des modulations s'y montrent dans une partition avec une clarté qui ne laisse rien échapper à l'oeil; de sorte que la succession en est aussi claire aux regards du lecteur que dans l'esprit du compositeur même.

Mais la partie la plus neuve et la plus utile de ce système, et celle cependant qu'on a le moins remarquée, est celle qui se rapporte aux valeurs des notes et à l'expression de la durée et des quantités dans le temps. Cest la grande simplicité de cette partie qui l'a empêchée de faire sensation. Je n'ai point de figures particulières pour les rondes, blanches, noires, croches, doubles croches, et cetera; tout cela, ramené par la position seule à des aliquotes égales, présente à l'oeil les divisions de la mesure et des temps, sans presque avoir besoin pour cela de signes propres. Le zéro seul suffit pour exprimer un silence quelconque; le point, après une note ou un zéro, marque tous les prolongements possibles d'un silence ou d'un son. Il peut représenter toutes sortes de valeurs; ainsi les pauses, demi-pauses, soupirs, demi-soupirs, quarts de soupir, et cetera, sont proscrits, ainsi que les diverses figures de notes. J'ai pris en tout le contrepied de la note ordinaire; elle représente les valeurs par des figures, et les intervalles par des positions; [-252-] moi, j'exprime les valeurs par la position seule, et les intervalles par des chiffres, et cetera.

Cette manière de noter n'a point été adoptée. Comment aurait-elle pu l'être? elle était nouvelle, et c'était moi qui la proposais. Mais ses défauts, que j'ai remarqués le premier, n'empêchent pas qu'elle n'ait de grands avantages sur l'autre, surtout pour la pratique de la composition, pour enseigner la musique à ceux qui ne la savent pas, et pour noter commodément, en petit volume, les airs qu'on entend et qu'on peut désirer de retenir. Je l'ai donc conservée pour mon usage, je l'ai perfectionnée en la pratiquant, et je l'emploie surtout à noter la basse sous un chant quelconque, parce que cette basse, écrite ainsi par une ligne de chiffres, m'épargne une portée, double mon espace, et fait que je suis obligé de tourner la moitié moins souvent.

Deuxième. En perfectionnant cette manière de noter, j'en ai trouvé une autre, avec laquelle je l'ai combinée, et dont j'ai maintenant à vous rendre compte.

Dans les exemples que vous avez donnés du chant des Juifs, vous les avez, avec raison, notés de droite à gauche. Cette direction des lignes est la plus ancienne, et elle est restée dans l'écriture orientale. Les Grecs eux-mêmes la suivirent d'abord; ensuite ils imaginèrent d'écrire les lignes en sillons, c'est-à-dire alternativement de droite à gauche et de gauche à droite. Enfin la difficulté de lire et d'écrire dans les deux sens leur fit abandonner [-253-] tout-à-fait l'ancienne direction, et ils écrivirent comme nous faisons aujourd'hui, uniquement de gauche à droite, revenant toujours à la gauche pour recommencer chaque ligne.

Cette marche a un inconvénient dans le saut que l'oeil est forcé de faire de la fin de chaque ligne au commencement de la suivante, et du bas de chaque page au haut de celle qui suit. Cet inconvénient, que l'habitude nous rend insensible dans la lecture, se fait mieux sentit en lisant la musique, où, les lignes étant plus longues, l'oeil a un plus grand saut à faire, et où la rapidité de ce saut fatigue à la longue, surtout dans les mouvements vites; en sorte qu'il arrive quelquefois dans un concerto que le symphoniste se trompe de portée, et que l'exécution est arrêtée.

J'ai pensé qu'on pourrait remédier à cet inconvénient et rendre la musique plus commode et moins fatigante à lire, en renouvelant pour elle la méthode d'écrire par sillons pratiqués par les anciens Grecs, et cela d'autant plus heureusement que cette méthode n'a pas pour la musique la même difficulté que pour l'écriture; car la note est également facile à lire dans les deux sens, et l'on n'a pas plus de peine, par exemple, à lire le plain-chant des Juifs comme vous l'avez noté, que s'il était noté de gauche à droite comme le nôtre. C'est un fait d'expérience que chacun peut vérifier sur-le-champ, que qui chante à livre ouvert de gauche à droite chantera de même à livre ouvert de droite à gauche, sans s'y être aucunement préparé. [-254-] Ainsi point d'embarras pour la pratique.

Pour m'assurer de cette méthode par l'expérience, prévoir toutes les objections, et lever toutes les difficultés, j'ai écrit de cette manière beaucoup de musique tant vocale qu'instrumentale, tant en parties séparées qu'en partition, m'attachant toujours à cette constante règle, de disposer tellement la succession des lignes et des pages, que l'oeil n'eût jamais de saut à faire ni de droite à gauche ni de bas en haut, mais qu'il recommencât toujours la ligne ou la page suivante, même en tournant, du lieu même où finit la précédente; ce qui fait procéder alternativement la moitié de mes pages de bas en haut, comme la moitié de mes lignes de gauche à droite.

Je ne parlerai point des avantages de cette manière d'écrire la musique; il suffit d'exécuter une sonate notée de cette façon pour les sentir. A l'égard des objections, je n'en ai pu trouver qu'une seule, et seulement pour la musique vocale; c'est la difficulté de lire les paroles écrites à rebours, difficulté qui revient de deux en deux lignes: et j'avoue que je ne vois nul autre moyen de la vaincre, que de s'exercer quelques jours à lire et écrire de cette façon, comme font les imprimeurs, habitude qui se contracte très-promptement. Mais quand on ne voudrait pas vaincre ce léger obstacle pour les parties de chant, les avantages resteraient toujours tout entiers sans aucun inconvénient pour les parties instrumentales et pour toute espèce de simphonies; et certainement, dans l'exécution d'une [-255-] sonate ou d'un concerto, ces avantages sauveront toujours beaucoup de fatigue aux concertants et surtout à l'instrument principal.

Troisième. Les deux façons de noter dont je viens de vous parler ayant chacune ses avantages, j'ai imaginé de les réunir dans une note combinée des deux, afin surtout d'épargner de la place, et d'avoir à tourner moins souvent. Pour cela, je note en musique ordinaire, mais à la grecque, c'est-à-dire en sillons, les parties chantantes et obligées; et quant à la basse, qui procède ordinairement par notes plus simples et moins figurées, je la note de même en sillons, mais par chiffres, dans les entre-lignes qui séparent les portées. De cette manière chaque accolade a une portée de moins, qui est celle de la basse; et comme cette basse est écrite à la place où l'on met ordinairement les paroles, j'écris ces paroles au-dessus du chant, au lieu de les mettre au-dessous, ce qui est indifférent en soi, et empêche que les chiffres de la basse ne se confondent avec l'écriture. Quand il n'y a que deux parties, cette manière de noter épargne la moitié de la place.

Quatrième. Si j'avais été à portée de conférer avec vous avant la publication de votre premier volume, où vous donnez l'histoire de la musique ancienne, je vous aurais proposé, monsieur, d'y discuter quelques points concernant la musique des Grecs, desquels l'éclaircissement me paraît devoir jeter de grandes lumières sur la nature de cette musique, tant jugée et si peu connue; points qui néanmoins [-256-] n'ont jamais excité de question chez nos érudits, parce qu'ils ne se sont pas même avisés d'y penser.

Je ne renouvelle point, parmi ces questions, celle qui regarde notre harmonie, demandant si elle a été connue et pratiquée des Grecs, parce que cette question me paraît n'en pouvoir faire une pour quiconque a quelque notion de l'art, et de ce qui nous reste, sur cette matière, dans les auteurs grecs; il faut laisser chamailler là-dessus les érudits, et se contenter de rire. Vous avez mis, sons l'air antique d'une ode de Pindare, une fort bonne basse; mais je suis très-sûr qu'il n'y avait pas une oreille grecque que cette basse n'eût écorchée au point de ne la pouvoir endurer.

Mais j'oserais demander, premier si la poésie grecque était susceptible d'être chantée de plusieurs manières, s'il était possible de faire plusieurs airs différents sur les mêmes paroles, et s'il y a quelque exemple que cela ait été pratiqué. Deuxième Quelle était la distinction caractéristique de la poésie lyrique, ou accompagnée, d'avec la poésie purement oratoire? Cette distinction ne consistait-elle que dans le mètre et dans le style, ou consistait-elle aussi dans le ton de la récitation? N'y avait-il rien de chanté dans la poésie qui n'était pas lyrique, et y avait-il quelque cas où l'on pratiquât, comme parmi nous, le rhythme cadencé sans aucune mélodie? Qu'est-ce que c'était proprement que la musique instrumentale des Grecs? Avaient-ils des symphonies proprement dites, composées sans aucunes paroles? Ils jouaient des airs qu'on ne chantait [-257-] pas, je sais cela; mais n'y avait-il pas originairement des paroles sur tons ces airs? et y en avait-il quelqu'un qui n'eût point été chanté ni fait pour l'être? Vous sentez que cette question serait bien ridicule si celui qui la fait croyait qu'ils eussent des accompagnements semblables aux nôtres, qui eussent fait des parties différentes de la vocale; car, en pareil cas, ces accompagnements auraient fait de la musique purement instrumentale. Il est vrai que leur note était différente pour les instruments et pour les voix; mais cela n'empêchait pas, selon moi, que l'air noté des deux façons ne fût le même.

J'ignore si ces questions sont superficielles; mais je sais qu'elles ne sont pas oiseuses. Elles tiennent toutes par quelque côté à d'autres questions intéressantes: comme de savoir s'il n'y a qu'une musique, comme le prononcent magistralement nos docteurs, ou si peut-être, comme moi et quelques autres esprits vulgaires avons osé le penser, il y a essentiellement et nécessairement une musique propre à chaque langue, excepté pour les langues qui, n'ayant point d'accent et ne pouvant avoir de musique à elles, se servent comme elles peuvent de celle d'autrui, prétendant, à cause de cela, que ces musiques étrangères, qu'elles usurpent au préjudice de nos oreilles, ne sont à personne ou sont à tous: comme encore à l'éclaircissement de ce grand principe de l'unité de mélodie, suivi trop exactement par Pergolèse et par Léo pour n'avoir pas été connu d'eux; suivi très-souvent encore, [-258-] mais par instinct et sans le connaître, par les compositeurs italiens modernes; suivi très-rarement par hasard par quelques compositeurs allemands, mais ni connu par aucun compositeur français, ni suivi jamais dans aucune autre musique française que le seul Devin du village, et proposée par l'auteur de la Lettre sur la musique française et du Dictionnaire de musique, sans avoir été ni compris, ni suivi, ni peut-être lu par personne; principe dont la musique moderne s'écarte journellement de plus en plus, jusqu'à ce qu'enfin elle vienne à dégénérer en un tel charivari, que les oreilles ne pouvant plus la souffrir, les auteurs soient ramenés de force à ce principe si dédaigné, et à la marche de la nature.

Ceci, monsieur, me mènerait à des discussions techniques, qui vous ennuieraient peut-être par leur inutilité, et infailliblement par leur longueur. Cependant, comme il pourrait se trouver par hasard dans mes vieilles rêveries musicales quelques bonnes idées, je m'étais proposé d'en jeter quelquesunes dans les remarques que Monsieur Gluck m'avait prié de faire sur son opéra italien d'Alceste; et j'avais commencé cette besogne quand il me retira son opéra, sans me demander mes remarques, qui n'étaient que commencées, et dont l'indéchiffrable brouillon n'était pas en état de lui être remis. J'ai imaginé de transcrire ici ce fragment dans cette occasion, et de vous l'envoyer, afin que, si vous avez la fantaisie d'y jeter les yeux, mes informes idées sur la musique lyrique puissent vous en suggérer de meilleures, [-259-] dont le public profitera dans votre histoire de la musique moderne.

Je ne puis ni compléter cet extrait, ni donner à ses membres épars la liaison nécessaire, parce que je n'ai plus l'opéra sur lequel il a été fait. Ainsi je me borne à transcrire ici ce qui est fait. Comme l'opéra d'Alceste a été imprimé a Vienne, je suppose qu'il peut aisément passer sous vos yeux; et au pis-aller il peut se trouver par-ci par-là dans ce fragment quelque idée générale qu'on peut entendre sans exemple et sans application. Ce qui me donne quelque confiance dans les jugements que je portais ci-devant dans cet extrait, c'est qu'ils ont été presque tous confirmés depuis lors par le public dans l'Alceste français que Monsieur Gluck nous a donné cette année à l'Opéra, et où il a, avec raison, employé tant qu'il a pu la même musique de son Alceste italien.


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