TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
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Fn and Ft: GANENT2 TEXT
Author: Gantez, Annibal
Title: L'Entretien des musiciens
Source: L'Entretien des musiciens (Auxerre, 1643; repr. ed. of Paris 1878 reprint, Genève: Minkoff, 1971), 129-260.
[-129-] XXV
MONSIEUR,
ENCORE que vous soyez tout rempli de belles qualitez, et qui vous font estimer d'un chacun, neantmoins je vous loüe de cela que vous haïssez mortellement les ignorans, c'est pourquoy je me veux joindre avecque vous et dire qu'il vaut mieux estre mendiant qu'ignorant et que l'ignorance est la source de toute erreur puisqu'ordinairement les ignorants sont témeraires et presque toujours mauvais. Mettez un ignorant dans la bonne fortune, c'est autant que de charger un grand fardeau sur les espaules d'un homme demy mort de foiblesse. Un homme ignorant est comme une statüe de bois et fort peu different des bestes. Terence dit, que la terre ne porte rien pire qu'un homme ignorant. Si l'ignorant est de bas estat, cela le rend encore moindre, et s'il est de bon lieu, il devient insupportable. Les ignorans ne connoissent le bien qu'après qu'ils l'ont perdu, ne sçauroient faire proffit d'un bon conseil; et ils ont toujours bonne opinion d'eux-mesmes: [-130-] dans la mauvaise fortune sont sots et dans la bonne fous. Ils sont ordinairement importuns et admirent toutes choses. Un ignorant arrestera un homme qui aura hâte, empruntera de celuy qui vient de perdre son procez; il mesdira des femmes en leur compagnie, invitera un homme lassé d'aller à la promenade, trouvera des remesdes après la chose faicte; il contera une mesme chose plusieurs fois; il sera prompt à ce qu'il ne faudrait pas faire et en toutes choses imprudent, incivil et impertinent. Un Maistre de Musique ignorant ne fera jamais recevoir dans un Chappitre quelque Chantre bien capable par la crainte qu'il aura d'avoir un compagnon et qu'il ne connaisse ou publie ses deffauts. Ceste mesme ignorance fera que dans une action, reprendra la Taille lorsque la Haute-Contre aura failli, et le mesme subjet luy fera donner des verges à un enfant de Choeur lorsque luy les auroit bien méritées pour n'y avoir pas sceu monstrer ce qu'il falloit faire. Ceste mesme cause fera qu'un Chappitre donnera la Maistrise à quelqu'un qui ne sçaura rien, mais seulement parcequ'on l'aura reconnu bon compagnon et bon drolle. Bref l'ignorance est la racine de tous les maux, parce qu'elle juge mal de toutes choses, ne sçauroit rien resoudre, ny de servir d'un bien present, elle ne [-131-] sçait ce qu'il faut faire ou laisser et toujours dans l'oubliance. Les ignorans ne parlent jamais de Dieu parce qu'ils ne le connoissent pas, car comme ceux qui ont la veüe foible ne peuvent voir la lumière du soleil, ainsi cette espece de gens ne sçauroit connoistre la verité. L'ignorant pensant faire justice tombera dans la severité; croyant faire le liberal, il deviendra prodigue. Il voudra fuir la superfluité et tombera en avarice. S'il a quelque appréhension de la divinité, il entrera en quelque superstition, et si son entendement ne peut comprendre qu'il y ait une nature souverainement heureuse il conclud incontinent qu'il n'y en a point. Doncques il faut dire avec Platon que l'ignorance est l'aveuglement de l'esprit. Ce misérable vice fera qu'un Chantre blasmera un Maistre et le taxera d'ignorance, parce que son sot esprit ne sera pas capable de connoistre la sublimité de l'autre, et le plus souvent parmy cette ignorance il y aura de la malice, car un Chantre fasché de ce qu'un Maistre ne le fera pas boire si souvent qu'il souhaiteroit, il dira par despit que dans le Mottet il y a des fautes et que le Maistre ne fait ordinairement que chanter la mesme piece, en telle sorte que bien souvent un pauvre Maistre aura plus de peine de contenter les Chantres que non pas tout le [-132-] Chappitre. Disons doncques que l'esprit ignorant est vilain et mal-heureux et qu'il vaudroit mieux ne point vivre que de vivre dans l'ignorance, et soyons du costé de Ciceron qui dit que celuy-là seulement vit et possede une ame, qui cherche de la renommée par quelque fait excellent. Car je trouve encore une grande ignorance à celuy qui sçait et ne produit pas son sçavoir. Puisque le proverbe dit que les choses ne valent que ce qu'on les fait valoir, et comme dit Socrates, qu'il vaut mieux laisser l'usage d'une chose que de n'en sçavoir pas user, comme d'avoir des yeux, des oreilles et de ne s'en pas ayder, il seroit meilleur que l'Ignorant fut serf que libre, car estant commandé par quelque honneste homme il pourra faire quelque bonne action: Mais se commandant lui-mesme, il ne faira jamais rien que vaille, puisqu'il est asseuré que comme l'ivrognerie engendre la rage, de mesme l'ignorance jointe à la puissance, font naistre la fureur et l'insolence. D'autre costé je vois que tant plus les ignorans sont eslevez et d'autant plus leurs fautes sont dommageables, parce qu'en faillant ils portent aussi préjudice à ceux qui en dépendent, ainsi qu'il arriva à Nicias, capitaine general des Atheniens, lequel pour la crainte qu'il eut de l'ombre d'une eclipse de lune, parce qu'il en [-133-] ignoroit la cause, attendit que l'ennemy le vint envelopper et fut deffait avec quarante mille hommes. De mesme un pauvre Maistre de Musique ignorant, ne sçachant discerner quelle difference il y aura entre la Triple de Sesquialtera de temps et de Hemiolia de prolation, il arrivera que en exerçant son office dans le Choeur il fera une telle esclipse dans son cerveau, que perdant la carte de naviguer, il ne sçaura là où il en est et sera incontinent investi de tous les Chanoines qui l'attaqueront en telle sorte, que bien souvent le congedieront et maltraicteront la pluspart des Chantres à sa consideration. D'ailleurs je considere qu'ordinairement les ignorans sont ambitieux, et sont presque toujours ingrats à l'endroit de leur bienfaiteur, ainsi qu'il m'est arrivé dans Paris, car ayant fait recevoir un certain quidam dans un notable Chappitre, et après en estant chassé par ses desportemens, par pitié je le fis recevoir dans une Eglise où j'estois Maistre, mais il n'y fut pas si tost qu'il conspira contre moy. Toutefois j'espere qu'il luy arrivera comme à Cleandre, qui de serf et esclave estranger, estant eslevé par Commode Empereur, et lequel l'avoit accomodé et relevé en des belles charges, fut neantmoins si ingrat et meschant qu'il tascha de parvenir à la dignité de l'Empire en deschassant [-134-] son Maistre. Neantmoins son dessein descouvert, eut la teste coupée, et je prie Dieu qu'il n'arrive pas pire à celuy-cy. L'Ignorance fait encore que dans l'adversité nous faisons des actions indignes de nostre condition, comme il arriva à Perseus lorsqu'il fut prisonnier de Paule-Emile. Mais en parlant de l'Ignorance j'ay peur de devenir ignorant, c'est pourquoy je veux cesser, après avoir dit que l'ignorance est bonne, pourveu que ce soit celle du vice, et que je voudrois bien estre Ignorant en Musique pourveu que je fusse capable de bien connoistre Dieu, car en ceste connoissance consiste toutes les autres, comme tout mon contentement gist en ce point-là que d'estre de tout mon coeur,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-135-] XXVI
MONSIEUR,
J'AY commis une incivilité d'estre party sans vous dire Adieu, mais en quelque façon je suis excusable, puisque c'est maintenant la mode de la Cour, et d'ailleurs entre camarades on ne doit point faire tant de ceremonies, toutesfois s'il vous en restoit quelque aigreur, ceste-cy supplerra mon deffaut, et vous asseurera que j'auray une eternelle memoire des faveurs et caresses que vous m'avez faictes. On dit qu'une main lave l'autre et que toutes deux lavent le visage, c'est pourquoy je tascheray de faire naistre l'occasion pour vous en tesmoigner mon ressentiment. Et pour commencer de vous rendre office d'amy, Je vous diray qu'avant mon despart j'ay oüy faire des discours à quelques Chanoines bien desavantageux pour vous, et sur tout se plaignent que vous estes perpetuellement au cabaret, et que par ce moyen les enfans de Choeur perdent leur temps et que l'argent que vous dissipez mal à propos dans la Taverne, est autant de retrenché de l'ordinaire [-136-] desdits enfans, outre que vous ne composez plus, n'ayant pour Greffe qu'une Pippe, et pour ardoise qu'une Table, et que tout cela est de mauvais exemple, tant pour vos Disciples, que pour le public. Prenez donc garde (cher amy): car comme les Princes doivent l'exemple au peuple, le Maistre le doit à ses escoliers, et plus movent exempla quam verba, les Chanoines qui n'entendent rien à la raillerie, vous donneront du pied au cu, lorsque vous y penserez le moins. Car en cela ils ressemblent à la Mort et les Larrons qui viennent lorsqu'on y songe pas, et ne vous fiez pas en leurs amitiez que tant que vous ferez bien, car on dit, Amour de grand, Cuillier de verre, et beau temps d'Hiver, santé de vieux homme, et foy de Gentilhomme, qui s'en fiera sera pauvre homme. Et vous sçavez qu'un Chappitre en corps est un grand Seigneur, et qu'en destail sont presque tous Gentils-hommes, ou gens de bonne condition, estant ainsi que la vraye Noblesse c'est la vertu, et que la pluspart sont gens de bien, ou fort doctes. Mais tels qu'ils soient, ne vous reposez pas là-dessus, puis qu'ils sont de la nature de la Glace, si vous ne voulez vous enfoncer. Des Chanoines et des Moines n'y a pas grande difference, et quand on parle d'eux on dit des Moines [-137-] Demonia. Et qu'il se faut guarder du devant d'une Femme, du derriére d'une Mulle, et d'un Moine de tous les costez. Tenez-vous donc au couvert de tous ces Messieurs, honorés les et sans familiarité, car ils font comme les lyons, lesquels en beau jouant ils devorent quelquefois leurs maistres. Vous avez moyen de passer vostre temps sans faire tant d'esclat, car les coups fourrez sont les meilleurs, et d'ailleurs, on ne prend pas Lievres avec le Tambour et quand un dessein est esventé il est facilement rompu; aussi bien qu'une mine qui a du vent, laquelle ne fait point d'effet. Il me semble que vous ne devriez pas tant mener du bruit pour boire, car lorsque je bois je ne sçaurois dire mot, et faictes suivant la Loy de Lycurgus qui deffent de prendre des Torches au partir des festins et l'on ne vous verra pas, et Si non casté, cauté. Toutesfois (cher amy) croyez que le plus beau secret est d'estre tels que nous voulons estre estimez, car de faire l'homme de bien et ne le pas estre, il faut s'asseurer qu'à la fin le pasté est descouvert, et que l'on ne sçauroit faire le feu si proffond que la fumée ne sorte. C'est pourquoy retranchez-vous du boire, puisque c'est la source de tous maux, et qu'il vous faira perdre vostre fortune, et observez le proverbe qui dit: Bonum [-138-] vinum acuit ingenium, moderate sumptum, et faictes revenir le temps passé que le vin se prennoit chez les Apoticaires et non pas aux Tavernes et vous ne serez pas repris. Car on croira que vous allez prendre Medecine, et de ceste sorte vous tromperez vostre ennemy sans lui faire du mal et à vostre proffit, et comme disoit Agesilaüs, non-seulement est juste de tromper nos adversaires, mais encore plaisant et proffitable. On dit que le vin estoit deffendu aux Roys d'Egipte, et n'en beuvoient qu'à certains jours de l'année et par mesure, or puisque vous estes Musicien et que vous battez journellement la Mesure, gardez-la donc. Enfin le vin est un autre poison puisqu'il tourne la cervelle, et par iceluy la sapience est empeschée, et la prudence obscurcie, et un ancien disoit que le premier trait que l'on boit doit estre pour la soif, le second pour la nourriture, le troisiesme pour le plaisir, et le quatriesme pour la fureur. Et Pithagore dit, que la vigne porte trois raisins, le premier desaltere, le second trouble, et le troisiesme hebete. Apres tant de raisons et d'exemples vous seriez desnaturé si vous n'en proffitiez, faictes-le donc (cher amy) puisque Dieu en sera content, vos amys s'en resjoüiront, et vous [-139-] en proffiterez, et moy j'auray plus d'occasion d'estre,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXVII
MONSIEUR,
CE voyage m'a pensé couster la vie, car au lieu d'arriver à Paris j'ay failli d'aller en Paradis. Mais puisque vous desirez sçavoir ce qui m'a obligé de faire cette course, Je vous diray que ce n'a esté que pour voir et pour oüyr, c'est à dire pour voir les bons Maistres, et pour oüyr leurs doctes compositions. Il est bien veritable que j'estois party de Marseille tout plein de bonne opinion, car le Proverbe estant que les Provençaux sont les plus naturels Medecins et Musiciens, je croyois faire la leçon à un chacun, et d'enseigner Minerve, mais je vous asseure que j'ay bien trouvé soulier à mon point et des gens qui ne se mouschent pas du pied, car il faut advoüer que ceux de nostre païs ont bien plus [-140-] d'air en leur Musique, mais ceux de cestuy-cy, ont plus d'art en la leur, encores qu'il me semble que l'un n'est pas bon sans l'autre, car en mariant l'art avec l'air, il y a de quoy contenter un chacun. Celuy que j'ay trouvé en ce païs le plus agreable en la Musique, c'est Veillot Maistre de Nostre-Dame, et celuy que j'ay rencontré le plus grave en la sienne c'est Pechon Maistre de Sainct Germain. Mais Haut-Cousteau Maistre de la Saincte Chapelle fait parfaitement tous les deux, car encores qu'on die qu'il ne tient ceste Maistrise qu'à la faveur du premier President, on doit pourtant dire qu'il n'a que ce qu'il meritte, et qu'on sçait bien que nous sommes en un siècle que bon droit a besoin d'ayde, [-141-] joint que si celuy qui l'a protegé n'estoit pas grand homme de bien, ne favoriseroit pas un homme incapable, mais au pis aller il y a toujours plus de gloire de tenir une Maistrise par faveur, que de l'avoir achetée, et j'ayme bien mieux avoir emporté celle de Sainct Innocent au prix, que si j'avois achetté celle de chez le Roy. Mais de quelle façon que ce soit, je vous asseure qu'ils sont tous trois, je veux dire tretous de braves gens, puisqu'il y a plus (proche d'eux) de quoy apprendre que de quoy prendre, car sur ma foy ils ne donnent rien, et à ce que je voy on n'attache pas dans Paris les Chiens avec des Saucisses comme l'on m'avait fait accroire. Toutesfois je remercie Dieu que je n'en ay pas eu besoin, ayant observé despuis que je suis en ceste ville ma devise mieux que partout où j'aye encore sejourné, sçavoir: Donner a tous, et ne rien prendre de personne. Mais pour ne me pas esloigner de mon subjet je vous diray que les Picards en ce païs icy sont les plus estimés en la composition approchant beaucoup de l'air de Provence, car comme l'on dit, que nous avons la teste proche du bonnet, on dit aussi d'eux, qu'ils ont la teste chaude, ce qui fut cause qu'un jour j'eus quelque prinse avec le susdit Maistre de Sainct Germain, car estant Picard [-142-] fut une fois si eschauffé de me dire que je n'estois pas Musicien, m'ayant obligé pour faire paroistre le contraire d'adjouster à une de ses pieces de prix, la sixiesme partie, non tant veritablement pour l'offencer que pour faire paroistre que j'estois ce que je ne voudrois pas estre. Au nombre de ces Picards il y a encore, Fremat, Cosset, Hautcousteau, et, je pense Gobert, à tout le moins il a esté Maistre à Peronne qui est du mesme païs, et de là fit un beau saut chez Monsieur le Cardinal, et un meilleur chez le Roy, puisqu'il est Maistre de sa Chappelle laquelle gaigna au prix. Bien que ses ennemys vueillent dire que c'est par la faveur de Son [-143-] Eminence, toutesfois on ne le doit pas croire, car à Paris ils sont mesdisans, puis qu'allors que je gaignai celle de Sainct Innocent, on m'en reprochoit autant, en disant que c'estoit par l'entremise de Monsieur de Roches à qui j'avois dedié ma Messe de Laetamini, et au contraire j'ay fait envers luy comme ce Chirurgien si niais et si courtois, qui faisoit la barbe à ses Chalans et encore leur donnoit-il à boire, et moy apres luy avoir dedié une oeuvre, je fus encore si fou que de luy faire des presens des choses les plus exquises, et cependant n'a jamais rien fait pour moy disant qu'il estoit malade lorsque je l'employois. Ceste consideration est cause que je ne veux plus dedier mes oeuvres aux Grands, car il faut dire qu'ils ne le sçavent pas reconnoistre et croient que cela leur est deu, et que nous ne faisons que nostre devoir. C'est pourquoy j'adresse ce petit oeuvre aux Musiciens, qui sont mes camarades et de qui je ne pretens autre chose que leurs bonnes graces, car il faut confesser qu'il n'y a rien qui fasche [-144-] plus un homme qui aura tant soit peu de coeur qu'alors qu'il se voit frustré de ses esperances, et particulierement par des gens qui peut estre ne seront pas tant à la fin que je suis dans ce commencement, puis que la vertu vaut plus, que toutes les faveurs du Cardinal Duc. De façon (cher amy) que je voy, j'entends, et j'apprends de si bonnes choses pres de ces Messieurs que je n'ay plus envie de les quitter, et je ne me soucie pas que je ne sois plus à Paris, pourveu que j'en sois proche, car leur vertu se fait bien entendre et retentir jusques dans Auxerre où je suis Maistre maintenant. De sorte que je seray comme Antisthene, lequel ayant oüy disputer Socrate, y print si grand plaisir, qu'il donna congé à ses disciples, disant que luy-mesme vouloit apprendre. Et encor comme Anaxagoras lequel ayant quitté sa maison et ses terres pour apprendre, en revenant, trouvant tout en friche, Il dit: si ces choses ne fussent peries, je serois pery. C'est pourquoy je pense que vous trouverez bon que j'aye quitté un bien pour en acquerir des plus grands, et que je sois eternellement
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-145-] XXVIII
MONSIEUR,
PUIS que vous estes capable, de bien regir une Maistrise vous gouverneriez bien un Royaume, estant asseuré que celuy qui dresse bien sa famille, sçauroit bien maintenir un estat. Et ne faudroit pas s'en estonner puis que les Maistrises avec les Royaumes ont quelque rapport de sympathie, car y ayant cinq especes de Monarchies, il y en a presque autant des Maistrises. Entre les Maistrises la première sorte est celles qui vivent en communauté avec les Prebstres, comme dans Sainct Paul à Paris, Thollon, Marseille, Aix, Arles, Aiguemortes, et Carpentras. La seconde est celle que les enfans ne vivent ny avec le Maistre ny en communauté, comme à Sainct-Jacques de l'Hospital de Paris, Valence, Grenoble, et le Havre de Grace. La troisiesme est celle où les enfans sont nourris avec le Maistre par Procureur, comme à Nostre-Dame de Paris, et Viviers en Vivarets. Et la quatriesme et la meilleure, est celle que le Maistre nourrit les enfans comme à Sainct Innocent de Paris, Auxerre, Montauban, Avignon et autres, [-146-] et j'estime que hors ceste dernière façon les autres sont gueuseries et subjections plustost que Maistrises, C'est pourquoy (ainsi que disoit Coesar) Il vaut mieux estre premier d'un village que second d'une bonne ville, et Maistre dans Auxerre que Valet dans Nostre-Dame de Paris. Et puis que je vous ay advancé qu'il y a autant et plus de differentes Monarchies que de Maistrises, je vous diray donc que la première et plus ancienne est la volontaire qui fut defferée autre fois volontairement par les peuples en ceux qu'ils jugerent dignes de les gouverner justement et droictement. La seconde est ditte Seigneuriale comme celle du Turc aujourd'huy, parce qu'il gouverne ses sujets comme esclaves, estant Maistre de corps et de biens. La troisiesme est celle où le Roy n'a point de puissance absolue comme anciennement en Lacedemone et maintenant en Angleterre. La quatriesme est celle qui est Elective, comme les Roys de Pologne, et l'Empire d'Allemagne. Et la cinquiesme espece et meilleure, est l'hereditaire comme celle de France. Or je veux dire que puisque Dieu vous a fait la grâce, de n'estre logé ny en Democratie, ny Aristocratie, mais plustost en Monarchie, et que vous gouvernez tout seul et sans contredit si bien vos enfans, [-147-] que je pense, que si vous estiez destiné pour le gouvernement de tout un peuple, vous seriez capable de vous en acquitter aussi dignement, que meritoirement je voudrois estre
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXIX
MONSIEUR,
IL faut advoüer que vostre curiosité est loüable tant par le desir que vous avez de voir le monde que de chercher les secrets de la Musique. Si vous continuez vous ne scauriez faillir de vous rendre grand personnage, car l'acquisition que vous ferez, jointe à ce que vous sçavez, vous rendront l'unique de nostre siecle. Mais je vous diray que cette curiosité sera bonne si vous suivez le dire de Pittaque, sçavoir: Fay tout par moyen. Rien trop. Rien plus qu'assez. Et de toutes choses la meilleure. Ce qui vous peut tromper, c'est que de nouveau tout est beau, mais n'est pas pour cela meilleur Car la [-148-] nouveauté fait, que l'on trouve par erreur de jugement, les choses non accoustumées, plus grandes et agreables, et que nous les achetons plus cherement que les meilleures, qui nous sont communes et familières. La nouveauté est la guide des curieux qui leur fair mespriser leur propre Ciel et terre, et hazarder tout, ce qu'ils ont de meilleur, pour occuper ce qui est d'autruy. Beaucoup de Philosophes pour estre trop curieux, ils sont tombez en telle impiété, que de vouloir trouver un autre commencement de tout, que Dieu: De quoy est venu ce Proverbe: De trois Phisiciens un Athéiste, et de cinq Musiciens quatre fous, pour rechercher de nouvelles inventions et des mouvemens à la mode au lieu de nous tenir dans les bons et proffonds preceptes de nos Anciens, comme Du Caurroy, Intermet et Claudin, et parmy ceux de nostre tems, Fremat, Hautcousteaux et Cosset. La curiosité rarement fait du bien, mais presque toujours du mal. Aristote [-149-] estant curieux de sçavoir d'où provenoit le flus et reflus, et n'en pouvant donner raison, mourut de desplaisir. Et Pline voulant sçavoir d'où procedoit ce grand feu du Mongibel, en fut suffoqué par les flammes et vapeurs. Voila pourquoy (cher amy) je vous conseillerois de vous contenter de ce que vous sçavez déja, car puisque maintenant vous estes estimé le plus hardy Compositeur de nos jours, lorsque vous en sçaurez davantage vous n'aurez pas meilleure reputation, et puisque ce que vous exposez à ceste heure surpasse nostre entendement, ce que vous fairiez cy après ne se pourra pas comprendre, seulement, souvenez-vous qu'il n'est pas riche qui a beaucoup, mais celuy qui a assez, et qu'il n'est pas capable celuy qui en sait trop, mais celui qui en a provision pour se passer. Pour ce qui est des voyages je vous en diray aussi mon opinion s'il vous plaist, et particulièrement du costé d'Italie qui est le plus mauvais païs que vous puissiez aller, particulièrement pour un Musicien, car on n'y donne point de passade, et l'on n'y reçoit point de Maistres, parce qu'ils disent que nous sommes fous, ne voulant pas considerer qu'un fou vaut bien mieux qu'un traître, qu'un Bardache, et qu'un empoisonneur comme ils sont. D'ailleurs qui fol va à [-150-] Rome, fol en retourne. Et bon cheval ny mauvais homme n'amanda d'aller à Rome. Après vous devez sçavoir qu'ils ont des Inquisitions aussi bien qu'en Espagne, et que les François courent risque à cause de notre liberté naturelle à parler, et parce que les choses qui nous sont deffendues sont les plus recherchées, vous vous feriez pendre comme un Hareng d'Hivert, ou comme un cervelas en Esté, ou bien on vous apprendrait à escrire avec des longues plumes qui vont de Civitta Vechia jusqu'à Marseille. On prend garde que tant que cette nation a eu le nez dans les affaires de France nous n'avons souffert que des mal-heurs, et que pour le bien qu'ils nous emportent, ils ne nous apportent rien que des finesses et des dissolutions. Si ceux qui traffiquent avec les estrangers s'enrichissent d'un costé, ils deviennent d'ailleurs fort pauvres en vertus, disoit Licurgue. L'Europe a bien vaincu l'Asie par armes, mais l'Asie a vaincu l'Europe par delices. Ce que tesmoigne aussi Ciceron escrivant à Atticus: où il dit, que ceux d'Asie se voulant venger des Romains luy envoyerent pour present cinq vices, sçavoir: faire des sepultures superbes, porter des anneaux d'or, user des espices aux viandes, refroidir le vin avec la neige, et porter des parfums et senteurs. [-151-] Un certain interrogé pourquoy ne vouloit voyager et particulièrement sur mer: il dit, la barque est folle car elle ne fait que remuer, le Marinier est fou car il n'est jamais de mesme opinion; l'Eau est folle, car elle n'a point d'arrest, et le Vent est fou, car il court toujours. Or puis que nous évitons un fou sur terre, pourquoy n'en fuirons-nous pas quatre sur mer. La pluspart de ceux qui voyagent c'est pour apprendre, et puisque vous sçavez desja, cela ne vous est pas necessaire. Il est temps d'user de ce que vous avez appris, et non de vous alambiquer la cervelle à de nouveaux secrets. La plus belle finesse pour vivre content, c'est de n'estre point si curieux. La curiosité de trop sçavoir fait que souvent on se mocque de nous, comme celuy qui vouloit sçavoir quel estoit le plus homme de bien de Paris, on luy dit: c'est celuy qui te ressemble le moins. Et un autre qui portoit quelque-chose, on luy dit: qu'est-ce que tu portes là enveloppé? respondit: c'est afin que tu ne le sçache qu'il est enveloppé. Bref (cher amy) je vous conseille de retrencher cette curiosité de trop sçavoir, puisque le plus souvent c'est nostre perte plustot que nostre advancement, aussi bien que le desir de voir des villes, qui vous consommeront vostre argent [-152-] aussi bien que vostre santé. Mais faictes bonne chere de ce que Dieu vous a donné chez vous. Imittez le bon Lievre qui meurt toujours dans son giste. Ne perdez point vostre Clocher de veüe, et croyez que je seray toute ma vie
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXX
MONSIEUR,
JE vous ay escrit souvent de brider un peu vos passions et neantmoins vous n'en faites point de compte, vous asseurant que vos avez acquis si mauvaise reputation qu'on ne vous estime rien moins qu'un Epicure et un Sardanapale. Ne sçavez-vous pas que l'intemperance rend l'homme stupide, et que par ce desordre il est rendu semblable aux bestes: et que Eusèbe dit qu'elle corrompt l'âme et perd le corps: parceque pour l'amour de la volupté, [-153-] elle contraint l'homme à faire des choses deshonnestes. L'homme desbauché et intemperant ressemble aux Maniacles, qui ont toujours devant les yeux les idées qui causent l'apprehension de leur furie, et s'arrestent en la vision de ce qui trouble le plus leur cerveau offencé. Un Musicien est metamorphosé en Magicien, lorsqu'il vit en desordre, car d'un office d'Ange, il en fait celuy d'un Demon. C'est pourquoy (cher amy) je vous prie songer à vous, et ne point deshonnorer nostre Ministere en cette façon, et faire mentir ceux qui disent que les Chantres n'ont rien de reglé que le papier de Musique, mais qu'en tout autre chose ils sont desreglez. L'intempérance fit qu'Héliogabale Empereur se voulut faire femme pour se marier à son mignon. Neron par le mesme vice, devint si cruel qu'il tua sa mère, son frère, sa soeur, deux de ses femmes, et fit mourir Senecque son precepteur. Commode, aussi Empereur, fut de mesme si lubrique par ce vice d'intemperance, que ne trouvant de quoy se satisfaire en trois cens Concubines, et autant de Bardaches qu'il avoit en son Palais, il fut encor incestueux de ses propres soeurs. Procule fut aussi si luxurieux, qu'il se vantoit d'avoir engrossé en quinze jours cent Vierges qu'il avoit fait prisonnières en [-154-] guerre. Chilpéric par le mesme vice, contraignit sa première femme de se faire Religieuse, fit estrangler la seconde, fit mourir deux de ses enfans, espousa une putain laquelle fut plus fine que luy, le prevint en le faisant tuer luy-mesme. Xercès fut si intemperant qu'il proposoit des prix à ceux qui pourroient inventer quelque nouvelle sorte de volupté. Et Sardanapale fut si effeminé par le mesme vice, qu'il ne bougeoit de toute la journée proche des femmes, et habillé comme elles, il filoit du lin et de la pourpre. Anthoine ayant quitté sa propre femme pour suivre Cleopatre, enfin se tua luy-mesme, et Cleopatre se fit mourir par la morsure d'un Aspic. Adrian Empereur devint si fou par l'Intemperance qu'il fit edifier un Temple à la memoire d'un homme duquel il avoit miserablement abusé durant sa vie. Un marquis de Malateste, Italien, s'efforçant de connoistre charnellement son fils, ledit fils enfonça son poignard dans le ventre de son pere. J'ay conneu un Maistre de Musique qui pour ce vice a esté chassé de deux Chappitres et perdu un Beneffice en l'autre, c'est pourquoy (cher amy) si vous ne revenez de vostre frenaisie, il est impossible que vous ne tombiez dans quelque precipice. Ayez doncques recours à Dieu, et fuyez l'excez des femmes aussi [-155-] bien que celuy du boire, si vous voulez esviter vostre malheur et que je sois
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXXI
MONSIEUR,
PUISQUE vous aymez tant la guerre je vous diray bien, qu'il y a quelque ressemblance entre un general d'armée et un Maistre de Musique, car croyés que si les gens de guerre ont un oeil au bois, il faut bien que les Musiciens en ayent un autre dans la ville. Toute la difference est que ces Messieurs chargent avec du plomb, et nous autres tirons sans balle, et tous leurs salves vont en fumée, mais dans les nostres il y a de la réalité. Or, comme le bien ou le mal d'une armée dépend du Chef, de mesme toute la grace d'un Mottet derive du mouvement et du bransle que luy donne le Maistre. Les soldats n'obeissent [-156-] pas volontiers au capitaine qui ne sçait pas bien commander, et les Chantres dedaignent le Maistre qui n'entend pas comme il faut sa charge. Il est requis qu'un General soit estimé des siens, autrement une armée est subjette à rebellion, et faut aussi qu'un Maistre soit en credit des Chantres, sinon les compagnons sont brusques à manier comme le cheval d'Alexandre. Le Chef qui commande en tremblant, il apprend à desobéir, et le Maistre qui flatte par trop un Chantre, il luy enseigne de ne point faire son devoir dans l'Église. En la Guerre on ne peut pas faillir deux fois sans quelque mauvaise consequence; et aussi dans le Choeur on ne sçauroit manquer doublement que cela ne soit d'une périlleuse suitte, tant parceque cela blesse l'oreille, et aussi pour le scandale, que pour la mauvaise opinion qu'on peut concevoir d'un Maistre. Une armée de Cerfs commandée par un Lyon, vaut mieux qu'une armée de Lyons commandée par un Cerf. Et de mesme, une compagnie de mauvais Chantres, conduitte par un bon Maistre, vaut plus que toute une bande de bons Musiciens conduitte par un ignorant. Il n'est pas raisonnable qu'un homme bien armé, obéisse à celui qui est désarmé, ny qu'une personne prenne le gouvernement d'une [-157-] Maistrise, et pretende de donner la loy aux Chantres, s'il n'en est capable. La faveur fait aujourd'huy recevoir des officiers dans les armées, et l'argent fait achetter les Maistrises, et particulierement à la Cour. Il est requis qu'un capitaine soit de belle et riche taille, et qu'un Maistre de Chapelle aye bonne façon ainsi qu'à Nostre-Dame-de-Paris, qu'ils ne veulent pas que leur maistre soit seulement capable, mais qu'il soit de bonne mine ainsi que Monsieur Fremat, qui ressemble à un Empereur. Ceux-là sont excellens en proüesse et justice, qui prefferent le salut des hommes à la victoire, et ce Maistre surpasse les autres en bonté qui desserre sa bourse à la nécessité d'un Chantre. Les plus grands Capitaines haranguent les soldats avant que de donner bataille, et le Maistre de Musique doit user de parolles de soye, s'il veut que les Chantres fassent merveilles dans l'occasion. Un vray General doit estre prevoyant tant pour les munitions que pour les vivres de l'armée, et le Maistre de Chapelle doit voir de loin ce qu'il faudra chanter dans une grande solennité, et faire provision de bons cervelats, andouilles et jambons pour faire mieux boire ses Musiciens. Un Capitaine ne doit jamais laisser son exercice oysif, et le Chef de la Musique doit faire [-158-] chanter souvent les Chantres, s'il ne veut qu'ils oublient et qu'ils apprennent à semitoner, outre qu'il est bien raisonnable de leur faire gaigner leurs gages. La guerre la plus courte est la meilleure, et aussi les Mottetz, c'est pourquoy on dit que briefve oraison penetre le ciel, et à grand Seigneur peu de paroles. Dans la guerre il faut prendre l'ennemy à son advantage, et dans le Choeur ne faire jamais chanter une pièce que les Chantres ne soient bien disposez, autrement on perd au soir la reputation qu'on s'estoit acquise au matin. Le premier chef-d'oeuvre d'un Capitaine est de se sauver affin de sauver les autres, et d'un Maistre de Musique de faire bonne chere dans la Psallette, s'il veut que les Enfans de Choeur eschapent et réüssissent avec luy. Il faut que dans les armées, le chef s'expose au peril, et qu'un Maistre de Chappelle prenne le parti des Chantres, lors que les Chanoines ou quelques autres du corps les traictent injustement. Dans le combat il se faut sauver des mains et non pas des pieds, et les bons Maistres se doivent aussi preserver par les mains, en tenant bien la mesure et s'en servant pour boire du meilleur. On dit qu'un bon Capitaine doit mourir de vieillesse, et aussi un bon Maistre, puisqu'ordinairement ne sont pas si desbauchés que [-159-] les Chantres. Un bon chef ne doit jamais faire l'acte d'un simple soldat s'il ne veut mettre son armée au hazard, ny un bon Maistre l'office d'un Chantre privé, s'il ne veut qu'on se mocque de luy. Un general doit avoir soin des gens de bien et vaillans hommes, et ne les exposer que dans la nécessité, et un Maistre doit aymer davantage un bon Chantre que ceux qui sont du commun, et ne les employer que pour les meilleures occasions. L'Empereur Anthonin disoit qu'il aymoit mieux sauver un citoyen que de faire mourir mille ennemys, et moy j'estime plus conserver un bon Chantre que si j'en faisois congedier cinquante mauvais. Toutes choses se doivent tenter à la guerre avant que de mettre la main à l'espée, et un Maistre doit sonder toutes sortes de moyens avant que de desobliger un Chantre. Il n'y a point de plus grande victoire que celle qui se recouvre sans effusion de sang, ny de plus grande gloire pour un Maistre qu'alors qu'il se fait obéir sans mespriser ses compagnons. Il ne faut jamais donner bataille que par nécessité; ny aussi fascher un Chantre que dans l'extremité. Ce n'est pas tout qu'un capitaine meyne ses gens au combat, s'il ne prevoit les moyens de les en retirer et sauver au besoin, comme aussi en un Maistre de faire chanter [-160-] un bon et difficile Mottet, s'il ne les sçait remettre lorsqu'ils auront failly. Un bon capitaine ne doit jamais dire je n'y pensois pas, et semblablement un Maistre doit si bien donner le ton, qu'il ne soit jamais contraint de dire en faisant le contraire, je ne le croyais pas. Ainsi que la chasse est l'image de la guerre, de mesme une fugue est la figure de la chasse, puisque l'un suit l'autre. Le secret doit estre bien gardé en l'armée, et celuy qui use d'un plus beau secret dans un Canon en musique, est estimé le plus sçavant. Quand il est question de se battre par nécessité, il ne faut pas tant chercher de raisons, mais il faut promptement tout hazarder, et lorsqu'il faut chanter il n'est pas besoin de faire tant de ceremonies et de complimens avec un Chantre qui sera fantasque, mais il luy faut arracher la partie des mains et la chanter vous mesme, ou la donner soudainement à quelque autre. Il faut qu'un vray General d'armée face le despartement des despoüilles entre les gens de guerre, et qu'un vray Maistre de Musique partage equitablement ce qu'on donnera pour chanter en quelque bonne action. Mais pour finir je vous diray que comme un genereux capitaine doit laisser le butin aux soldats et se contenter de l'honneur, que de mesme je laisseray [-161-] tout l'argent entre mes camarades, et je me satisferay de la gloire, d'estre toute ma vie,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXXII
MONSIEUR,
IL est véritable que je vous ayme, mais j'hays vostre humeur qui est mauvaise et dissimulée. Je pense que vous avez oüy dire le vieux Proverbe, que qui ne sçait dissimuler ne sçait regner; cette maxime vous trompera à la fin, et vous devez croire que la plus belle finesse c'est de n'en point avoir, et d'aller en toutes vos actions à la franche Marguerite, car puisqu'on dit, que si souvent va le pot à l'eau qu'il casse, de mesme vous userez tant de fois de vos surprises qu'à la fin on vous y attrapera, et parce que vous aymez tant les Canons en Musique on vous chantera celuy qui dit, fin contre fin n'est pas bon à faire doubleure, et ce sera plustot pour se mocquer de vous que pour vous donner du contentement. [-162-] C'est pourquoy, si par hazard vous ne me vouliez pas croire, je vous diray avec C ceron, que d'autant plus que l'homme est subtil et fin, d'autant plus il en est hay et suspect, ayant perdu la reputation de bonté. Estre dissimulé c'est imiter Satan, qui par sa subtilité et cautelle abusa de la simplicité de nostre premiere Mere, à la ruine de tout le genre humain. L'inventeur de la Musique est bien incertain, mais celuy de la dissimulation est asseuré, puisque ce fust le Diable. Estre dissimulé c'est estre seize fois Mulet, puis que dix et six Mulets font seize. Neron fut si sçavant en ce mestier, qu'il feignoit au commencement de son Empire une telle Benignité et Clemence, que lors que luy falloit signer la condamnation de quelque criminel, il s'escrioit: Pleut à Dieu que je n'eusse point appris à escrire! Je serois excusé de soubsigner à la mort de personne. Et cependant il ne tarda gueres de faire mourir sa Mere, son Precepteur, et beaucoup de gens de bien, contre tout droit et justice. Plusieurs croyent qu'il fist brusler Rome pour se donner du contentement, et les autres affin de la refaire plus belle, parce qu'auparavant elle estoit fort layde, mais ce ne fut que pour avoir pretexte de persécuter les Chrestiens en les faisant accuser d'avoir embrasé [-163-] la ville. Voila pourquoy cher amy suivez le dire de Nostre Seigneur sçavoir: Estote prudentes sicut serpentes, et simplices sicut columbae. Car il faut confesser qu'il n'y a point de plus belle qualité que d'estre franc, puisque par icelle on est bien venu en toutes compagnies, au lieu qu'alors qu'on voit venir un dissimulé un chacun se taist, et bien souvent on le laisse tout seul et chacun disparoit. Puis doncques que vous estes François de nation, vous devez estre franc en toutes vos actions, car d'en songer une et en dire une autre, c'est faire comme le chien qui mord et rit tout ensemble. Mais pour finir je vous diray que si ce vice la estoit bien seant à un chacun, il ne le seroit pas à un Musicien, car puisqu'on dit: In vino veritas, et que l'on nous fait accroire que nous en tenons toujours un peu, il faut que si ce subjet nous préjudicie d'un costé, qu'à tout le moins nous proffite de l'autre, et la gloire n'en sera pas moindre, non plus que d'estre toujours
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-164-] XXXIII
MONSIEUR,
PAR la vostre vous dittes que vous estes resolu de quitter tout à fait la Musique, et de vous addonner à la Philosophie, à cela je vous respondray que vostre dessein est loüable de vouloir embrasser cette belle science, mais de vouloir abandonner la Musique, vous ne scauriez faire plus mal, parce qu'elles ne sont pas incompatibles, et au contraire l'une vous aydera à l'autre, car puisqu'un ancien Philosophe a dit qu'il faut toujours mesler le plaisir parmy le proffit, vous sçavez qu'il n'y a rien qui resjouisse plus l'Esprit que la Musique, puisque par icelle David chassoit le Demon de Saül, et ne seroit pas raisonnable que maintenant que vous avez fait vostre fortune par ce moyen vous la quitassiez, ce seroit autant comme si alors que vous avez fait d'un amy, vous n'en faisiez plus d'estat. Je vous diray bien que la Musique sans les lettres est un corps sans ame, car la pluspart de nos Maistres pour ignorer le Latin, ils font mille absurditez dans leurs Mottetz, soit à la quantité, ou pour ne pas bien representer [-165-] le sens de la parole, faute d'en avoir l'intelligence; c'est pourquoy je croy que la Musique jointe à la science, est comme un diamant enchassé dans l'or, lequel en paroist bien plus beau. On en voit bien pourtant qu'ils reüssissent sans cet advantage, toutesfois c'est par hazard, comme Anne de Montmorency qui se rendit le plus grand de son temps sans sçavoir ny A. ni B. Mais comme une Yrondelle ne fait pas le Printemps, aussi cela n'arrive pas souvent. Doncques pourveu que vous ne laissiez pas la Musique, j'advoüeray vostre entreprise, car à la vérité, il n'y a rien pareil à la Philosophie, puisque c'est l'art de trouver la vérité des choses divines et humaines, et qu'elle nous enseigne d'adorer la divinité, et d'aimer l'humanité, estant asseuré que celuy qui possede cette science, fait volontairement ce que les autres ne font que pour la crainte des lois, et comme disoit Platon, estre Roy et Philosophe ce n'est qu'une mesme chose, puisqu'ils sont composez tous deux de Justice et de Prudence. C'est elle qui enseigne comme il faut bien commander, et comme il faut bien obeir. C'est elle qui chasse le vice de l'ame pour y loger la vertu, et d'autant plus que l'homme a de raison par la Philosophie, et d'autant plus il perd de sa superbe et de [-166-] son arrogance. Mais parce (comme nous avons dit) qu'il faut mesler le plaisir avec l'utilité, je vous diray que tous les Musiciens sont Philosophes, car s'ils ne sçavent pas la Phisique et la Metaphisique, ils sont parfaictement bien capables de la Logique, veu qu'ordinairement ils sont instruits de tous les bons logis de la ville. Puis doncques que vous avez envie de Philosopher, faictes comme ce Thebain qu'il laissa un Patrimoine de quatre mille et huit cens Escus pour estudier avec plus de liberté, car il est asseuré que rien n'empesche tant cet exercice que les commoditez. Quittez donc vostre Prebende, si vous voulez bien proffiter, autrement prenez garde que croyant d'avoir estudié en Philosophie, vous n'ayez estudié en fine folie. C'est ce que je voudrois qu'il ne vous arrivat pas, puisque je suis et seray éternellement
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-167-] XXXIV
MONSIEUR,
JE viens d'apprendre vostre maladie, qui m'a grandement estonné, et particulièrement quand on m'a dit qu'elle procédoit de trop manger. On peut dire que vous estes l'unique entre les Chantres qui a esté malade de cet excez, car on en voit beaucoup qui excedent de boire, et que par cette superfluité ils en tombent infirmes, mais pour la mangeaille, jamais. Si encor ce mal vous estoit arrivé pour quelque viande délicate, vous seriez excusable par le charme d'un si haut goust, mais on m'a dit que cet accident ne provenoit que pour avoir trop pris du fromage, fi, c'est une viande de Païsan et pour ceux qui se veulent provoquer à boire, mais (Dieu graces) vous estes assez altéré sans rechercher d'autres inventions, et vous ressemblez en cela, à celuy qui mangeoit du salé pour estancher sa soif, parce que disait-il que le salé fait bien boire, et en beuvant la soif se passe. Et ne scavez vous pas qu'on dit, du fromage le rivage, c'est-à-dire peu, parcequ'il est dangereux, et aussi que le fromage est bon qui est [-168-] donné d'une main avare? Ah Monsieur! Conservez-vous, vostre mere n'en fait plus. Qui peu mange, beaucoup mange, dit le Sage. J'ay aussi oüy dire que le fromage empesche que les Larrons n'entrent pas dans la maison. Car cette viande rend la personne flegmatique, et les voleurs n'ont garde de paroistre dans le logis lorsqu'ils entendent cracher. Ma grande mere m'a autres fois enseigné que le fromage est un remede à n'estre jamais vieux, parce disoit-elle qu'il fait mourir bien jeune. Mais de quelles viandes que ce soit, il en faut prendre avec moderation, car la sobriété est la mere de santé, et en cela les Asnes nous font leçon, car quand ils ont beu et mangé ce qui leur est necessaire, ils n'en prendroient pas davantage, quand on leur donneroit cent coups de bastons. Lors qu'un vaisseau est trop chargé, il faut qu'il descharge s'il ne veut aller à fond, et lors qu'un homme a trop mangé, il faut qu'il vomisse s'il ne veut crever. Un certain Proverbe dit: que trop gratter cuit, et trop parler nuit, et moy je dis que, trop boire cuit, et trop manger nuit, puisque si l'un nuit au corps, l'autre cuit bien à la bourse. Un Capitaine ancien chassa de son armée un grand mangeur, parce disoit-il que si tous estoient comme celuy-la ils mettroient la famine au [-169-] camp, et moy j'ay veu un homme qui fit gageure pour un bas de soye de manger sa hauteur de petits patez d'un sou: il l'executa veritablement, mais deux jours apres il en mourut. Enfin comme dit Erasme, il n'y a rien plus vil et pernicieux, que de vivre subjet aux plaisirs de la bouche et du ventre, et les hommes qui ont plus de soucy de nourrir le corps que l'Esprit, sont semblables aux bestes qui ne joüissent jamais des vrayes voluptés. Taschez donc (cher amy) à changer, car comme il y a de la honte d'aller de mal en pis, il y a de la gloire d'aller du mal au bien, et comme vous sçavez, Mal vit qui ne s'amande, et n'y a point de honte de tomber, pourveu qu'on se releve: Humanum est peccare, Diabolicum est perseverare. Tant y a qu'il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger, et le mesme disoit que la continence du boire et du manger, estoit le fondement de bien sçavoir, car l'esprit est bien meilleur quand les effets du cerveau ne sont pas empeschez par les vapeurs que la superfluité des viandes y envoient. Un de nos Roys disoit qu'il falloit bien vivre et se resjouyr, mais il y a grande difference entre bien, et somptueusement vivre, car l'un provient de temperance et frugalité, et l'autre d'intemperance et luxure, l'un est suivy de loüange [-170-] et l'autre de vitupere. J'ay conneu un Maistre de Musique qui ne faisoit qu'un respas mais qu'il duroit toute la journée, et ne composoit jamais que la bouteille à son costé, mais enfin mourut d'un mal chaud qui couroit en Languedoc: sa mort fut plainte car il estoit un excellent homme. Les Hebreux et les Grecs le ressembloient en cela mais d'une autre façon, car ceux-cy ne faisoient que souper et les autres se contentoient de disner, et Platon estant interrogé qu'est-ce qu'il avoit veu de nouveau en son voyage de Sicile, respondit, j'ay trouvé un monstre qui mangeoit deux fois le jour. Il disoit cela pour Denys le Tyran, car ça esté le premier qui en a mené la coustume. Enfin ne faut pas s'amuser à contenter le ventre, puis qu'il est si ingrat que pour des bonnes choses, il ne rend que des puantes. Cesse-donc (cher amy) à te souler des viandes, puisque le plaisir de la vie est plustost au desir, qu'en la satiété, et toutes les fois que tu yras à table, pense que tu as deux conviés à recevoir, l'ame et le corps, que tout ce qu'on mettra au corps s'escoulera bien tost, mais ce qui entrera de bon en l'ame, demeurera eternellement. Cepandant pour finir je vous diray que vous avez imitté Platon, car ses plus grands festins estoient d'olives et de fromage; [-171-] mais vous en avez mangé pour tous deux puisqu'ils vous ont fait mal. Prennez donc garde une autre fois à vous, puis qu'il y va de la vie et de l'honneur, qu'il vous doit estre aussi cher, comme il m'est considerable d'estre toute ma vie
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXXV
MONSIEUR,
PAR la vostre vous me reprochez que je n'ay pas bonne memoire, puis que j'ay oublié d'effectuer, ce que vous m'aviez tant recommandé. Je vous asseure que la fatigue des chemins et le peu d'argent que j'avois durant mon voyage m'ont tellement détraqué, que je ne sçais pas encore où j'en suis. Mais en me reprochant le peu de souvenir, semble que vous m'accusiez d'ingratitude, pourtant vous ne le devez pas croire, puisque je tiens pour maxime qu'il ne faut pas avoir memoire du bien que nous [-172-] faisons, mais seulement de celuy que nous recevons. Ha! que c'est une pauvre chose de vicarier sans argent, puis que cela n'oste pas seulement la memoire mais encore le jugement. Vous asseurant que ma bourse ayant failly, il m'a fallu coucher au serein, crainte de laisser mon manteau au cabaret, et par ce moyen faire le noviciat des filoux lesquels font coucher sous la cape du ciel ceux qui veulent estre receus dans leur bande, affin de les accoustumer à la fatigue et à l'incommodité. Dans cet estat ce ne fust pas les puces qui m'empescherent de dormir, mais faute de n'avoir soupé, estant impossible de reposer si le ventre n'est satisfait. Toutesfois en cela les Musiciens sont heureux parcequ'ils ne craignent rien, car un Marchant n'en oseroit autant faire, vous protestant qu'en cette posture, je n'eus pas seulement memoire si dans les bois y avoit des Loups, ou dans les chemins des Volleurs. Mais pour achever je vous diray, que comme une disgrace ne vient jamais seule, le lendemain après avoir desjeuné chez un Curé, la pluye me saisit si fort dans ces montagnes du Lymosin, que je ne sçavois de quel bois faire flesches, ny à quel Sainct me recommander. Neantmoins estant esloigné des retraites, j'eus recours au ciel, et apres avoir dit toutes les prières [-173-] que je scavois par memoire, je composai en Musique un Pseaume de David qui me sembla venir à propos, Salvum me fac Deus, quoniam intraverunt aquoe usque ad animam meam, lequel je vous envoye, croyant que par iceluy vous comprendrez mieux en quelle douleur j'estois pour lors, que je ne vous scaurois jamais dire, puisqu'il n'y a que les petites douleurs qui parlent, et que les grandes sont muettes. Apres cela je pense que vous n'aurez pas le courage de me reprocher mon peu de memoire, puisque si mesme chose vous estoit arrivée peut-estre vous y auriez perdu la vie. Mais en cela j'ay fait comme la Palme et le Laurier qui resistent à la tempeste, et comme le Saffran que plus il est foullé, et mieux il croist, Dieu m'ayant assisté puisque je possede maintenant une des meilleures et plus honnorables Maistrises du Royaume, qui est celle d'Auxerre. Et puisque vous m'avez blasmé d'estre trop prompt, et que ceux qui ont cette imperfection ont ordinairement faute de memoire, il me semble que vous ne devriez pas me le reprocher, car vous scavez bien que les Medecins disent, que deux purgations à la fois, sont dangereuses en tout temps, et prennez garde qu'en me reprenant vous ne soyez tancé de mesme deffaut, puisqu'on dit que ceux qui ont beaucoup de jugement [-174-] comme vous, n'ont gueres de memoire; car si dans ce voyage vous m'eussiez offert vostre jument, comme j'eus la memoire de vous la demander, je m'en serois mieux servy que de tout vostre jugement. Mais je me console que nul ne peut estre parfait sinon que Dieu, et sur ce que dit Platon, que nous cesserions d'estre hommes et serions semblables aux Dieux, si la memoire pouvoit autant retenir que les yeux peuvent voir. D'ailleurs la memoire est bonne pour vous, qui avez ce desir de connoistre et sçavoir les noms et les qualitez d'un chacun, mais moy je vous diray que j'ay pris plus de peine à me faire connoistre de tout le monde, que de connoistre tout le monde. Et parce que je vous ay oüy dire autres fois, qu'un homme qui n'a pas de memoire ne sçauroit jamais estre sçavant, je vous veux faire voir que j'ay memoire, de ce que j'ay appris de la memoire. Car je sçais bien que la memoire est la mere des Muses, et le Thresor de la science, que c'est l'oüye des choses sourdes, et la veüe des Aveugles, que Mithridates Roy de vingt et deux nations, apprit toutes leurs langues et respondit aux Ambassadeurs par la fertilité de sa memoire, que Themistocles nommoit tous les citoyens d'Athenes par leurs noms, que Jules Coesar dictoit, lisoit et parloit des [-175-] choses differentes au mesme temps, et que Seneque recitoit deux mille noms divers pour les avoir oüy seulement prononcer; Mais moy je crois que j'auray bonne memoire, pourveu que j'aye memoire de bien servir Dieu, de ne plus vicarier à pied et sans argent, et que je n'oublie pas les faveurs que vous m'avez faictes, pour revenche desquelles je desire d'estre toute ma vie,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXXVI
MONSIEUR,
IL est veritable que vous estes un excellent Musicien, que vous maniez bien le manche d'un Luth et l'archet d'une Viole, ne croyant pas que le sieur Autheman qui est l'unique dans Paris pour cela, [-176-] vous fasse peur en toutes ces qualitez, mais l'humeur remuante que vous avez et les perpetuelles querelles que vous nourrissez parmy les Chantres, vous mettent en mauvaise estime et noircissent tout à fait vostre reputation. Helas mon Dieu! ne sçavez vous pas ce qu'on dit vulgairement, que la Paix de la maison vaut plus que celle de l'Eglise, et que Nostre Seigneur a tant fait estat de la Paix, que visitant ses Disciples il les aborde en disant: Pax vobis. Aussi sans la Paix toute richesse n'est que pauvreté: toute liesse que deuil: et toute vie que mort. L'Apostre dit: Tant qu'il vous sera possible, ayez paix avec tous hommes, et que la paix de Dieu gouverne en vos coeurs. La Musique est plus estimée [-177-] en temps de Paix que de Guerre, c'est pourquoy puis qu'on dit que bon sang ne peut mentir, vous ne devez pas degenerer du reste des Musiciens, lesquels ordinairement apres s'estre bien gourmez, font l'appointement avec chopine, et la Guerre des Maistres de Musique, ne doit estre qu'à bien contrepointer un mottet et de bien mesler ses parties. Je voudrois que vous eussiez esté du temps de Numa Pompilius, lequel aima tant la Paix, que pendant son regne n'y eût jamais Guerre, Sedition, Attentat, Inimitié, Envie, ny Conspiration contre sa personne, de sorte que le Temple de Janus demeura fermé l'espace de quarante ans, car (comme vous sçavez) entre les Romains c'estoit le signe de Paix. Je vois que la pluspart des peuples ne font la Guerre que pour avoir la Paix, mais vous ne faictes jamais la Paix que pour avoir une plus grande guerre. Vous n'ignorez pas qu'il ne faille preferer le repos au travail, et le bien au mal. La Paix est propre pour l'estude, parce qu'il requiert d'avoir l'esprit tranquille. Si vous estes Guerrier et de cette humeur bouillante, il vous faut aller à l'armée, et vous n'aurez pas si tost mangé six livres du pain de munition, et beu dix fois dans la Citroüille que vous abaisserez le cacquet, mais dans l'Eglise et de la condition que vous estes, cela n'est gueres [-178-] honorable que de faire tant l'entendu. Car tel parle avec la robe longue qu'il n'oseroit sonner mot avec le manteau court, et ne faut point donner subjet de dire, que la Sottane bien souvent, vous fait faire le Sot et l'Asne. D'ailleurs si vous continuez d'estre de cet humeur, un chacun vous fuira en telle sorte, qu'il vous faudra vivre seul, ainsi qu'il arriva autres fois dans la ville d'Anvers aux Anglois, lesquels pour estre incompatibles avec tous autres marchans, on leur bastit une maison toute particuliere pour eux. Bref croyez que c'est une belle Guerre que la douceur, et que vous aurez plus de contentement si vous usez de parole de soye envers vos ennemys, de mesme qu'Archidame, lequel estant loué pour avoir gagné quelque bataille, il dit, vaudroit mieux que nous les eussions gaigné de prudence que par force. Aussi je crois que celuy qui cause la paix en gagnant le coeur des ennemys par amour, meritte bien plus de loüange, que celuy qui obtient la victoire en respandant le sang par cruauté. Cependant prennez garde que en attaquant si souvent vos ennemys, vous ne les appreniez à vous battre, et que pensant accroistre vostre rang vous ne faciez diminution de charge, car au bout du conte, on n'ayme pas les broüillons dans les Chappitres, et tel de ces Messieurs [-179-] vous souffre aujourd'huy, qu'à la fin ennuyé de vos insolences sera le premier de proposer vostre congé. Vivez donc et laissez vivre, car j'ay toujours oüy dire, qu'il faut vivre avec les vivans et ne point courre sur les terres d'autruy. Et il n'est pas bon de faire une Guerre qui ne soit juste, c'est pourquoy l'Empereur Auguste disoit, que pour faire une bonne Guerre, faudroit qu'elle fut commandée de Dieu, et justifiée par les philosophes. Imitez-le donc, et en faisant comme cela je seray toujours
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXXVII
MONSIEUR,
CE n'est pas tout qu'un Maistre de Musique sçache bien composer pour exercer telle charge, il faut que ceux qui veulent faire cette profession ayent beaucoup d'autres qualités et qui sont autant necessaires comme d'estre courtois, civil et advenant, liberal et particulierement doux, soit envers les Chanoines [-180-] que Messieurs les Chantres, car nous en voyons qu'alors qu'ils font chanter dans une Eglise quelque mottet, outre qu'ils sont extremement rudes envers ceux qui viennent à faillir, ils n'ont point de contenance dans l'action et se battent de cul et de teste comme une Corneille qui abbat des noix, ce qui fait bien souvent despiter les Chantres et qui oblige quelque fois les auditeurs d'en rire; c'est pourquoy je vous conseille (cher camarade) qu'alors que vous battrez la mesure de ne pas remuer si fort, comme aussi de ne pas tant hausser le bras, et lors qu'il faudra remettre ceux qui auront manqué, de le faire sans en monstrer le semblant. Car pour faire tant d'extravagances ne croyez pas qu'on vous estime meilleur Maistre, au contraire on dira que vous estes ignorant, puisque ceux qui ne sçavent pas leur mestier ont toujours plus de peine et de fatigue, et qu'ils sont ordinairement empeschez comme un chat dans les estoupes, et Monsieur de Geneve dans son Introduction dit, qu'alors qu'un oyseau est pris dans le glu, s'il avoit l'esprit de se despaistrer peu à peu, il pourroit en quelque façon se deslivrer, mais pour y aller trop brusquement et avec violence il s'empaistre toujours d'avantage, tout de mesme lorsque les Chantres ont manqué, si vous croyez en faisant [-181-] tant de remuements les remettre, vous serez trompé, car vous les estonnez si fort que vous y faictes perdre la terre de veüe, mais il se faut approcher tout bellement comme si vous vouliez chanter avecque eux, et vous les remettrez tout doucement sans les scandaliser. En ce faisant vous aurez plus d'honneur, et les Chantres vous en estimeront davantage, car au bout du conte si vous despitez ces Messieurs, ils ne chanteront plus, et les uns diront qu'ils n'en sont pas obligez, et les autres qu'ils sont enrumez. C'est ce qui est cause qu'un jour l'Archevesque d'Arles m'ayant repris de ce que je n'avois pas remis un Haute-Contre qui s'estoit manqué aussi promptement qu'il estoit necessaire, je luy respondis qu'il y avoit plus de peine à gouverner une compagnie de Musiciens, qu'un Regiment de Cavallerie, parceque dans l'Armée lorsqu'un soldat a failly, le General le peut faire passer par les armes, mais qu'un Chantre apres avoir manqué, il se mocquera encore quelquefois d'un Maistre. C'est pourquoy luy dis-je, j'aymerois mieux estre General d'Armée que Maistre de Musique. Mais pour eviter tous ces accidens, il faut boire souvent avec eux, autrement quand vous seriez docte comme Orlande, et capable [-182-] comme Claudin, ils ne laisseront pas que de se railler, et de vous faire piece. Bref la science en toutes choses, c'est d'avoir de l'entregeant, et des paroles de soye, car la plus belle guerre du monde c'est celle de la douceur, et particuliérement envers les pauvres Enfants de Choeur que bien souvent les Maistres tourmentent comme de pauvres Ixions, ne faisant point de difference d'un Valet à un Disciple, voulant luy faire entrer par les fesses ce qu'ils ne sçauroient y remonstrer par la cervelle, ayant veu de mon temps un Maistre qui ne pouvant faire comprendre une notte à l'Enfant, l'arracha avec tout le papier pour la luy faire avaller, en luy disant que puisqu'il ne la pouvoit concevoir par raison qu'il la fourreroit par force dans la teste. He bien! ne sont-ce pas des cruautez indignes de gens de nostre condition, qui ne doivent estre que misericordieux et debonnaires, puisqu'un Maistre sans bonté, est comme un Temple sans Autel, et qu'ils se doivent picquer de se faire aymer plustost que craindre ou bien les deux ensemble. Ha! que si tels Maistres eussent esté du temps des Atheniens, ne fussent jamais entrez dans le Temple de Misericorde, puisque personne n'y estoit receu qu'il ne feût benin, et approuvé tel par ordre du Sénat. Bref celuy qui est [-183-] doux, attire les Estrangers à l'aymer, et les siens à le bien servir, et ne souffre jamais que l'innocence soit oppressée, mais s'il chastie en un temps, il sçait pardonner en l'autre, et n'use jamais de tout son pouvoir, à l'exemple des Anges qui montoient et descendoient l'Eschelle de Jacob, car ils n'alloient que de degré en degré et ils pouvoient bien voler puisqu'ils avoient des aisles. Je pense donc qu'apres que vous aurez consideré qu'il n'y a que ceux qui manient les verres qui les puissent rompre, vous serez plus discret envers les Chantres, et plus doux à l'endroit des Enfants de Choeur, et moy je seray jusqu'à la mort
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXXVIII
MONSIEUR,
IL est veritable qu'on ne sçauroit longtemps naviguer sur les rivières qu'enfin on ne rencontre la Mer, et je pense aussi que nul ne peut estre longuement splendide qu'au bout du conte il n'entre dans [-184-] les superfluitez. C'est pourquoy je desire maintenant vous entretenir, puisque par toute cette Ville on murmure de vos excez, tant en vos habits, au boire, que pour manger, qui vous porteront asseurement prejudice si vous n'y prennez garde. Car il n'est pas requis qu'un Maistre face tant de festins, estant asseuré, qu'en continuant au lieu de loger les Enfants de Choeur dans la Ville vous les mettrez dans le retranchement, et le trou qui est sous le nez vous fera porter des souliers percez, et vous faudra dire comme celuy là auquel le Medecin demandait d'où procedoit qu'il venoit du ventre si vert, il respondit que c'estoit parce qu'il avoit mangé tout son bien en herbe. D'ailleurs il n'y a rien qui porte plus un homme dans le delire que la superfluité, où estant une fois addonné vous aurez de la peine de vous en relever, parce que, Abyssus abyssum invocat. D'autre costé l'excez au boire et manger engendrent les maladies et les mesmes choses qui nous nourrissent nous tuent; c'est pourquoy Homere voulant preuver que les Dieux ne meurent pas, fonde son argument sur ce qu'ils ne mangent point. Car cela est honteux que bien souvent nous avons plus de peine de digerer ce que nous avons mangé, que nous n'avons eu de l'achetter ou de le recouvrer. Caton [-185-] dit que le ventre n'a point d'oreilles, doncques puisqu'une des belles qualitez du Musicien est d'avoir bonne oreille, il me semble qu'ils ne devroient pas tant aymer ce qui n'en a pas. Mais ce n'est pas tout, car il vous faut sevrer du vin, puisqu'il est encore plus dangereux de boire que de manger et suivre l'advis du Sage des Sages qui dit: A qui est le mal-heur? A qui est la douleur? A qui est la contention? A qui est la plainte? A qui les batteries sans causes? Et à qui la rougeur des yeux ? A ceux qui demeurent pres du vin, qui du commencement donne plaisir, mais à son issuë il point comme le Serpent, et envenime comme le Basilic. Le vin a autant de force que le feu, car tout aussi-tost qu'il a gaigné quelqu'un il l'assomme. Le vin, rend l'homme deux fois enfant, et comme les vents tourmentent la Mer, il fait encore pis, car il descouvre les secrets des ames, et trouble totalement l'esprit, fera que vous serez la mocquerie des Enfants de Choeur et la risée des Chanoines. Le vin arrive dans Paris par eau mais il en fait tourner et retourner beaucoup par terre. Bref cela est honteux pour nous qu'on publie que celuy-là n'est pas bon Musicien qui ne boit bien, et qu'un Chantre ne scauroit bien chanter s'il n'est auparavant enyvré, et qu'il soit dit qu'un Maistre batte [-186-] ses enfans lorsqu'il est pris de vin, comme Alexandre tua Clitus lorsqu'il eût bien beu. Si apres toutes ces raisons vous avez envie de continuer, je vous conseille de faire le souhait du Poëte Philoxene qui desiroit d'avoir le col comme une gruë, affin de joüir plus longuement de la douceur de ce goust, et en cela vous aurez quelque raison puisqu'on dit que les Poetes et les Musiciens sont cousins germains. Je vous diray encore que si vous avez envie de bien boire que vous ne prendrez jamais mal en bien beuvant, car bien boire signifie boire si bien qu'il ne vous puisse pas nuire; mais puisque nous en sommes sur la superfluité il faut que je vous die que l'Empereur Vitellius Spinter fut si superflu et excessif, que pour un souper il fit servir de deux mille sortes de Poissons, et de sept mille de Volatiles, mais son successeur le fit decapiter dans Rome. Et Muleasses Roy de Thunes, estoit si fondu en delices qu'il despensa jusques à cent escus pour apprester un Paon et pour mieux gouster le plaisir de la Musique, il se faisoit bander les yeux lesquels luy furent à la fin crevez par ses propres enfants. Mais si vous voulez tenir et continuer la vie que vous menez, je vous conseille de vous faire fermer les oreilles, pour n'entendre les discours desavantageux qu'on tient de [-187-] vous pour vos excez. Doncques, suivez l'advis d'Heraclite, en la ville duquel y ayant un jour eu sedition on luy demanda comme il se pourroit faire que telle chose n'arrivât pas, il monta dans la chaire, et là au lieu de parler, commença de manger un morceau de pain bis, et de boire un grand verre d'eau: puis sans mot dire, s'en retourna chez luy, voulant dire qu'aussi bien dans les familles que dans les Republiques, si vous voulez vivre en paix, il faut user de sobriété et retrencher les superfluitez. Apres cela il ne me reste plus rien à vous dire sinon qu'il n'est pas expedient d'estre si excessif en habits, car il faut qu'un chacun aille suivant sa condition et il n'est pas si seant de voir un Maistre mieux habillé qu'un Doyen, car au lieu d'estre estimé on s'en mocque comme d'un charlatan qui porte bien souvent l'habit d'un Prince. Mais suivez l'exemple d'Epaminonde, Capitaine General des Thebains, qui se contentoit d'une seule Robe toute l'année, et d'Agesilaus qui n'avoit jamais qu'un habit pour l'Hivert et pour l'Esté, comme font encore les Espagnols aujourd'huy, car encores qu'ils soient ennemys, il n'y a point de mal de les imiter en ce qui est bon, autrement (cher amy) vous ne scauriez subvenir à vos despences et on dira que vous estes de Courtezon, [-188-] joint que cela vous acquerra la hayne publique aussi bien que celle du Chappitre, ce qu'il faut esviter puisque vostre fortune depend de là, comme tout mon contentement consiste d'estre à jamais
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XXXIX
MONSIEUR,
Vous me faictes sçavoir par la vostre que Dieu vous a pourveu d'une bonne Maistrise, mais que vous desirez d'avoir de moy un secret pour vous y conserver longtemps, je ne vous feray donc pas tort si je vous traite comme moy-mesme, et si je vous dis qu'en cela, la plus belle finesse est d'estre liberal. Car quand vous seriez docte comme Zarlin, si vous ne paroissez splendide on vous tiendra pour un faquin, aussi (dit-on) qu'il n'y a pas tant de peine d'acquerir un Royaume comme de le conserver, et quand mesmes les Rois se veulent maintenir ils n'ont point de meilleure voye que la justice et la [-189-] largesse. Pour la justice vous ne la pouvez observer qu'à l'endroit de vos enfans, mais pour la liberalité, vous la devez garder envers vos Chantres. Car rien ne fait mieux pousser un Concordant ny entonner une Haute-Contre qu'une once de cette invention, et puis que la liberalité est le secours de plusieurs, il n'y aura rien qui donne une meilleure moüelle à vostre Musique que cette qualité. Les moyens sont comme les eaux vagabondes et flottantes lesquelles abondent pour un temps dans un endroit, mais refflottantes soudain elles s'en vont à d'autres, et n'y a que le Thresor de liberalité qui demeure à celuy qui le possede. Dum tempus habemus, operemur bonum, et cepandant que vous joüissez d'une bonne condition faites des amis par le moyen des dons, car il ne sera pas temps lorsque vous serez à Sainct Jacques de l'Hospital. Un jeune prince repris de son pere qu'est-ce qu'il avoit fait de son Argent, respondit qu'il l'avoit caché entre les mains de ses amys, et de mesme un Maistre ne scauroit mieux employer ses facultés que d'en faire participant les Chantres. On dit que la Pie lorsqu'elle a quelque viande de reste la cache dans un trou pour s'en servir au besoin, et nous pouvons bien serrer nostre argent pour en ayder nos amys dans la necessité. L'habit de liberalité [-190-] est un vestement qui ne vieillit jamais, et la charité est un ornement incorruptible. Neque avarus neque prodigus fueris, dit Caton, mais sois liberal. Un diamant est bien beau, mais enchassé dans l'Or il en esclatte davantage. Estre bon Maistre de Musique c'est une belle qualité, mais estant liberal il en est bien plus honneste homme. J'ay veu mille Chantres qui passant par Paris n'ont pas trouvé un verre de vin en trois bons Chappitres, et falloit que Sainct Innocent suppleat pour les autres, et de là vient que parfois les meilleurs Maistres ne sont pas connus au faux-bourg de leur demeure et que les moindres sont estimez par tout le Royaume, car rien ne porte plus la reputation d'un Maistre que sa liberalité envers un Chantre. Il est bien veritable que ceux qui sont pauvres doivent commencer la Charité par eux mesmes, mais si vous en avez assez vous devez en second lieu secourir ceux de vostre Eglise, et après les pauvres vicaires et passants. Il vous faut néantmoins bien prendre garde de ne rien donner aux vicieux, car celuy est plus meschant qui assiste les meschans. Il m'est arrivé une fois qu'ayant bien caressé et traicté un Chantre, après avoir bien beu il me querella, qui fut cause que dans la chaleur je jurai que jamais plus je n'en recevrois. Mais parce [-191-] qu'une Yrondelle ne fait pas le Printemps, je considérai depuis que pour un mauvais ne falloit pas que les bons souffrissent. Car encor bien qu'on nous calomnie tous, en disant: Dessus friand, glorieuse Haute-Contre, sotte Taille, et yvrogne Basse-Contre, je pense pourtant qu'il n'y a reigle si generalle qui n'aye quelque exception. Et seroit bon encor de prendre garde à beaucoup de passants qui s'attitrent Musiciens et pourtant ne le sont pas, c'est pourquoy il ne faut jamais rien donner que vous ne les ayez oüy chanter, affin qu'il ne vous arrive comme à un certain Evesque à qui un bon compagnon se presentant, le pria d'avoir pitié d'un pauvre Chantre. Ledit Seigneur l'ayant fait disner, il l'appella en apres pour le faire chanter, et ce drolle respondit: Monsieur vous ne devez pas estre fasché si je ne chante pas, puis que je suis si pauvre Chantre que je n'y sçais rien du tout. Ce n'est pas qu'un bien-fait ne soit toujours bien-fait en toutes personnes, mais c'est qu'il ne faut pas qu'un advanturier oste ce que peut estre vous ne pourriez pas apres donner à quelque plus merittant, vous asseurant que j'ay toujours regretté les presents que j'ay faits à ceux qui ne le merittoient pas, et lesquels ayant visités ne m'ont jamais offert un verre d'eau, c'est pourquoy j'ay [-192-] resoleu de ne jamais plus rien donner sans choix et qu'il ne soit bien à propos. Enfin il n'appartient qu'aux coeurs magnanimes de donner, puis que la liberalité est fille aisnée de la noblesse et qu'elle est descendue de tige Royalle. On dit que Cimon l'Athenien fit oster toutes les clostures de ses terres, affin que les passans y peussent cueillir des fruits selon leur necessité, et un bon Maistre doit toujours avoir sa cave ouverte pour le besoing des pauvres vicarians. Toutesfois vous devez prendre garde que pour paroistre liberal envers les Chantres vous ne soyez pas chiche du costé des enfans, car ce seroit contre raison d'oster aux uns pour donner aux autres et de descouvrir un Autel pour en couvrir un autre, puisqu'il n'est pas permis de faire un mal pour en faire du bien et que la liberalité est mauvaise qui provient de tirannie. Alexandre fut si liberal qu'ayant tout donné, on luy demanda qu'est-ce qu'il reservoit pour luy, respondit: l'Esperance. Il me semble que cet humeur s'accorde bien avec beaucoup de Musiciens, car la pluspart ne sont riches que d'Esperance. Tite Empereur fut si liberal, qu'un soir se ressouvenant de n'avoir rien donné ce jour là, il s'escria: O mes amys, nous avons perdu cette journee. Enfin il n'y a homme au monde si opulent que [-193-] celuy qui est liberal, lequel avec sa liberalité entretient ses amys, et amollit ses ennemys. Ptolemée le Thebain donna ses souliers à un soldat plutost que de l'esconduire faute d'autre chose, et me semble que de tels personnages fussent venus bien à propos à beaucoup de Chantres qui voyagent aujourd'huy, car ils marchent sur le chrestien faute de semblable charité. Bref je n'aurois jamais tout dit sur ce subjet, seulement je vous asseure que les richesses s'acquierent en donnant, et s'amassent en dissipant, et que je seray eternellement
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XL
MONSIEUR,
VOUS me sollicitez que je tire revenche de l'offence que ce Chantre me fit lors que j'estois à Paris, pour ce que vous dittes qu'autrement il y va de mon honneur, mais dittes moy, si un asne m'avait donné un coup de pied, voudriez vous que je presentasse [-194-] requeste? Ha! vrayment j'aurois beaucoup affaire si je me voulois arrester à toutes les pierres qui me heurtent et qui me font chopper. Et ne sçavez-vous pas que qui endure, dure, et qu'il y a bien plus de gloire et de vertu de sçavoir dissimuler une injure que d'en tirer raison, et qu'il ne faut jamais esveiller le Chien qui dort, ny avoir ressentiment de sang froid et de propos deliberé, et sur ce propos Louys douziesme ne disoit-il pas qu'il ne seroit pas seant à un Roy de France de venger les injures faictes à un Duc d'Orleans, et pareillement ne seroit-il pas honteux à un Maistre de Musique d'Auxerre de tirer raison des offences qu'on luy a faictes lorsqu'il n'estoit qu'à Sainct Innocent? Ha! cher amy ne sçais-tu pas qu'en nous voulant venger de nos ennemys, bien souvent nous faisons plus de dommage à nous mesmes, que nous pas à eux? Qu'il n'y a pas de la honte d'avoir esté offencés de ceux de qui nous ne voudrions pas estre loüez. Qu'il est aussi necessaire d'avoir des ennemys comme des amys, puisque les uns nous retirent du vice par leurs remonstrances, et les autres par leurs injures. N'avez-vous pas appris que comme l'Abeille tire du Thym le plus acre, le miel le plus doux, que de mesme nous devons cueillir le plus grand proffit de nos ennemys, [-195-] qu'il n'appartient qu'aux gens magnanimes, de mespriser les injures qui nous sont faictes par les meschans. Que l'ennemy est un Maistre qui ne nous couste rien, et par lequel nous apprennons ce qui nous peut grandement proffiter, et que nous ne sçavons pas. Que cela est commun aux animaux de tirer vengeance, et que l'homme qui est raisonnable ne le doit pas imiter. Que puisque la vertu consiste en choses difficiles, il y a de la gloire de nous vaincre en ce point. Que l'homme de bien ne doit jamais faire mal, et qui vaut mieux estre tué que de tuer: d'autant que l'un ne porte pas dommage à l'âme et l'autre est cause de sa perdition. Que c'est avoir plus grand coeur de pardonner, que de se venger. Que c'est une espece de vengeance, de donner la paix aux vaincus. Que celuy qui se venge fait deux maux, puisque en troublant son ennemy il se trouble luy mesme. Enfin qu'il faut prendre le conseil de Seneque qui dit: Si celuy qui t'a fasché, est plus faible, pardonne luy, s'il est plus puissant, pardonne à toy-mesme. Bref, si je me voulois venger je voudrois que ce feut de la façon de celuy qui vouloit tuer Promethée le Thessalien, auquel il donna un si grand coup d'espée sur une apostume qui le tenoit en danger de sa vie, que la luy coupant en deux luy [-196-] donna la guerison. De mesme le plus beau secret de tous c'est de tascher de rendre nos ennemys, amys, ainsi que les Venitiens lesquels ayant pris le Duc de Mantoüe prisonnier, au lieu de luy oster ses Estats en firent leur Capitaine General. Il est bien veritable que comme le Soleil ramollit la Cire, et endurcit la Fange, que bien souvent les biens-faits gaignent les bons, et irritent les meschans, mais aussi il n'y a si meschant homme que nous ne rendions nostre, si nous continuons à luy faire du bien. Un capitaine Samnite ayant surpris l'Armée des Romains, disoit qu'il la falloit tout à fait mettre en liberté ou les faire tous mourir. Car par l'un (dit-il) nous osterons une grande force à nos ennemys, et par l'autre nous les rendrons nos fidelles amys. Mais puis qui a le choix et prend le pire il est maudit de l'Evangile, j'aymerois toujours mieux donner la vie que la mort, et pardonner à tous que de me venger d'aucun. Il n'y a rien qui dure moins que la cholere d'un Musicien, car d'abord qu'il a beu il ne s'en souvient plus, et en cela faut juger de la force d'Esprit des Chantres, car au lieu que les autres font dix mille insolences apres avoir beu, eux en sont plus sages et retenus, et ne font presque jamais querelle au Maistre que devant desjeuné, car comme la faim et la soif [-197-] engendrent la cholere, c'est alors qu'ils font leurs pieces, mais en ce temps la si le Maistre est bien advisé les doit conduire à la Psallete, et terminer le combat à coups de verre. Je vous diray neantmoins qu'estant Maistre à Sainct Paul de Paris, un Chantre m'ayant griefvement offencé en presence du Sainct Sacrement, je le souffris pour l'heure, mais l'ayant attiré sous un beau semblant dans la Maistrise, apres avoir fermé la porte je luy demanda s'il vouloit maintenir en presence de mes enfans ce qu'il m'avoit reproché devant Dieu, il dit qu'ouy, et que tout Normand qu'il estoit il ne s'en dediroit pas pourtaut. Cette responce m'ayant doublement irrité, m'obligea de l'estriller. Monsieur le Curé qui est de mesme Païs (mais pourtant bien docte et grand homme de bien) l'ayant sçeu, me mande, et j'obeis: d'abort m'accuse de perfidie d'avoir appellé un homme chez moy sous des belles paroles et de l'avoir battu, je respondis que si cela estoit arrivé dans son logis seroit reprochable, parcequ'un Superieur ne doit battre ses Prebstres qu'avec la Saincte Escriture, mais moy qu'estant le Maistre de Musique c'estoit dans la Psallete que j'avois accoustumé de chastier ceux qui n'estoient pas sages, puis que de le faire dans l'Eglise fut esté sacrilege, dans la rue scandale, et que pour les [-198-] duels ils nous estoient deffendus. Sa bonté fut si grande qu'encor qu'il eust subjet de me chastier, il me pardonna, car apres m'avoir congedié et m'avoir laissé masché mon frein deux ou trois jours, il me remit en ma place, imitant en cela Alexandre que parmy la Justice il y mesloit toujours quelque trait de clemence. Doncques pour finir je vous diray qu'il faut souhaiter à nos ennemys tous les biens du monde, excepté la vaillance qui les pourroit rendre temeraires d'entreprendre sur nostre vie. Mais celuy pour qui je parle n'ayant pas cette qualité, je ne dois rien craindre ny par consequent me venger. Et puis que Denys l'Ancien, de deux hommes qui avoient mesdit de luy, il pardonna l'yvrogne et fit punir le sobre, parceque l'un le faisoit par le vin et l'autre de propos deliberé, j'en dois faire de mesme veu que mon ennemy ne dit mal de moy qu'à la Table et lorsqu'il boit. Or considerant que nous sommes Chrestiens, faut pardonner à tous et particulièrement aux Musiciens. C'est pourquoy priant Dieu qu'il le conserve, je veux estre son amy, et n'auray jamais rien dans mon gousset qui ne soit à son commandement, et à vous toute ma vie,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-199-] XLI
MONSIEUR,
JE me suis resolu de suivre le Proverbe, sçavoir: Que dans les mois qui n'ont point d'R, faut quitter la femme et prendre le verre. C'est ce que j'exerce maintenant et que j'ay envie de continuer toute ma vie, car de deux plaisirs, il vaut mieux prendre le plus grand et le plus innocent. C'est pourquoy j'ay fait un Air sur ce subjet que je vous envoye, et que je vous prie chanter pour l'amour de moy.
Cloris quand je vois ton visage
Je vois un asseuré presage
De la perte de quelque coeur,
Mais à l'approche des bouteilles
J'oublie toutes tes merveilles
Pour suivre un plus digne vainqueur.
Les soins que j'avois de te plairre
Se sont noyez dedans le verre.
Tu n'as plus pour moy de beauté,
Toutesfois voyant ces bouteilles
Je veux merveille des merveilles
Boire six coups à ta santé.
[-200-] Le contentement des femmes laisse des grands repentirs, mais à celuy du boire il ne succede que le plaisir. Le premier donne un souvenir honteux, et du second la memoire en est agreable. Les paillards ne peuvent rien pretendre au Royaume de Jesus-Christ, mais les beuveurs y peuvent aspirer. La femme ruine le corps, et le vin le restaure. Ce sale plaisir rend un homme lasche, mais le vin fait d'un Lievre un Lyon. Pour le contentement des femmes plusieurs Roys ont perdu leurs Royaumes, mais par le moyen du vin on a gagné beaucoup de combats. Apres les Victoires, ceux qui s'addonnent aux femmes se perdent, mais ceux qui embrassent la bouteille se conservent. Voila pourquoy j'ay fait cet Air:
Genereux foudre de la guerre
Noyez vos travaux dans le verre
Apres tant d'ennemys vaincus,
Saluez Mars à coups de brindes
A l'exemple du Dieu Bacchus
Lorsqu'il eût subjugué les Indes.
Alexandre apres ses victoires
Se plût au rapport des histoires
Dans la desbauche et les festins,
Vous dont la gloire a tant de charmes
[-201-] Ne suivrez-vous pas ces destins
Dans les pots cornme dans les armes?
Puisque toutes choses sont calmes
Arrousez les champs de vos palmes
Des vins les plus delicieux,
Aussi bien apres la conqueste
Le pot en main demeure mieux
Que ne fait pas le pot en teste.
Grand Due l'esclat de vostre gloire
Sur cette derniere Victoire
Vous appelle dans le repos,
L'Espagnol a quitté les armes
Baignez vous donc parmy les pots
Tandis qu'il se baigne en ses larmes.
Coesar pour joüir de Cleopatre pensa estre tué par un Eunuque, et se jettant du haut d'une tour en la mer fut contraint de boire beaucoup d'eau avant que d'estre en seureté. Et Appius pour l'amour de Virginia fut chassé de Rome, et contraint d'aller boire dans un Païs estranger, du vin qui estoit bien plus cher qu'en celuy-la. Teundezille Roy d'Espagne pour avoir forcé une femme de condition perdit la vie et le Royaume, ce qu'il ne luy seroit pas arrivé s'il se [-202-] fut amusé à forcer la bouteille. Bref il me semble qu'il vaut mieux que le flacon nous entretienne, que s'il nous falloit entretenir une femme. C'est pourquoy, puis que le vin nous preserve de tant d'accidens, il me semble que nous avons de grandes obligations à celuy qui en fut l'inventeur, doncques vous ne serez pas marry, puis que j'ay encore fait un Air à sa loüange et sur ce propos, que je vous en fasse part.
Mortels quel honneur vous devez
Aux bien-faits de ce Patriarche
Qui sauva le monde dans l'Arche,
Non tant pour vous avoir sauvez
Que pour cette faveur insigne
D'avoir vouleu planter la vigne.
Il beut un jour jusqu'à l'excez
Avant qu'entrer dedans le Temple
Pour nous bailler un bon exemple,
Et nous monstrer par le succez
Que si l'ame nous est ravie
Le vin nous peut donner la vie.
Galeas Duc de Milan, fut tué pendant qu'il estoit à la Messe par un jaloux, et s'il se fut amusé à courtiser la bouteille plutost que les Dames, cet accident [-203-] ne luy fut pas advenu. Du regne de Philippe le Bel Roy de France, deux freres Chevalliers furent escorchez tous vifs pour s'estre trop approchez de la Royne de Navarre, et de la Comtesse de la Marche, mais s'ils eussent fait la cour à la Reyne des verres qui est la bouteille, et à la Comtesse du Flacon, ce mal-heur ne leur seroit pas arrivé. C'est pourquoy (cher amy) je vous assure que vous entendrez plutost dire qu'on m'aura escorché dans un Cabaret pour l'amour de la bouteille, que d'ouyr dire que j'aye pelé pour une femme, car puis que je me suis sauvé à Paris qui est le plus dangereux pour ce subjet, je pense que je me garderay bien dans Auxerre, puisqu'il y faut estre homme de bien par force, comme volontairement je suis
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-204-] XLII
MONSIEUR,
PUISQU'ON dit qu'au besoin on connoist l'amy, vous devez bien juger que je suis le vostre, puisque je me suis despoüillé de ma Maistrise en vostre faveur, et cependant ayant imploré vostre secours, vous m'avez delaissé dans l'occasion et la necessité. Je sçais bien qu'un bienfait reproché est deux fois rendu, mais aussi quand celuy qui l'a reçeu en est mesconnoissant, il est quatre fois redevable et meschant. Vostre amitié est comme celle des Amoureux, qui n'aiment leurs Maistresses, que pour le contentement qu'ils esperent d'en tirer. Vous m'enseignez d'estre une autre fois plus sage à faire choix d'un amy, et de suivre le dire de Pithagore, qui enseigne qu'il n'est pas necessaire de toucher la main à tous. Je voy bien qu'il est bon d'avoir la bienveillance d'un chacun, mais seulement les gens de bien pour amys. Le Proverbe n'est pas faux maintenant qui dit: qu'avant que se fier à un amy, faut avoir mangé un muid de sel avec luy. Entre les Musiciens je ne pense pas qu'il s'en trouve un pareil, car tous ceux que j'ay conneus jusqu'a present sont [-205-] de bonne amitié et serviables fors que vous. Je trouve que Ciceron a raison lorsqu'il dit, qu'il ne faut faire eslection pour amy que de celuy de qui la Foy, l'Integrité, la Constance, et la Liberalité sont appreuvées d'un chacun. Il m'est arrivé ce que Monsieur d'Espernon dit un jour à Monsieur de Biron: qu'il jouoit bien, mais qu'il faisoit mal ses parties. La difference des bons et des mauvais amys, est la mesme qu'il y a entre les Ronces et les Raisins. C'est pourquoy dors en là je me rengeray du costé de ceux qui le merittent et j'abandonneray les indignes: aussi celuy-la n'est pas digne d'estre Musicien, qui ne tient pour le Raisin. Ha! que Bias avoit bon sens lorsqu'il disoit que celuy-la n'est pas bien sage, qui reçoit chacun en son amitié! Je voy bien par experience que les amys de ce temps sont du naturel des Melons, desquels il en faut choisir cinquante auparavant que d'en trouver un bon. Un vray amy doit estre avare de paroles et prodigue de ses oeuvres. Il faut faire des amys comme de l'argent, avant que de l'employer faut voir s'il est de mise. Theophraste disoit que nous devons espreuver les estrangers pour les aymer, et non pas les aymer pour les espreuver, et lorsque j'auray essayé dans un Choeur la vertu d'un Chantre le reconnoissant capable je l'aymeray, [-206-] comme je vous devrois hayr apres vous avoir recogneu. Je ne feray plus estat de ces amys de table et de prosperité. Neantmoins si je quitte cette amitié je ne vous porteray jamais préjudice, car je n'oblige pas pour ensuite desobliger. Je me contente que j'auray de la gloire de vous avoir mis là où vous estes, comme vous aurez du blasme de ne l'avoir pas cogneu. Si je vous avois employé pour quelque chose de mauvais vous auriez raison de m'avoir esconduit, mais estant pour une chose necessaire et irreprochable vous ne deviez pas me refuser, puisque la necessité n'a point de loy et que les bons offices entre les amys doivent estre mutuels. Si vous aviez leu Aristote il vous enseigneroit qu'il faut aymer l'amy plus que le bien d'iceluy, et que le nostre propre. Mais celuy-là est bien trompé dit Homere qui cherche un amy dans la Cour, et qui l'espreuve en un festin, car d'abort que ces courtisans vous apparoissent, ils vous crient du plus loin: tres humble, tres humble Monsieur! et cepandant ne vous presteroient pas une pistole au besoin. Cela fut cause qu'un jour que je fus à Sainct Germain-en-Laye pour me divertir, en ayant rencontré un qui me dit pour le moins cent fois qu'il estoit mon serviteur: je luy respondis, Monsieur! Je ne voudrois pas un tel serviteur que vous, [-207-] parceque vous voudriez vous mettre à table avec moy, et je ne serois pas bien servy, ayant espreuvé à mes despens que les amys de Cour sont comme les Corbeaux, qui ne volent que vers le lieu où il y a de quoy repaistre. Mais puisque ma disgrace en vostre endroit a esté ma fortune et que je suis dans la plus illustre Eglise du Royaume qui est la Metropolitaine d'Avignon, pour avoir esté le sejour des Papes: je diray comme Themistocle: Nous serions perdus, si nous n'avions esté perdus, et ainsi que Phalerée estant banny de son Royaume, qui disoit que la rencontre qu'il avoit faicte du Sage Crates, luy avoit osté la memoire de sa misere, je ne desisteray pas pourtant de continuer à vous honorer et de vous servir dans l'occasion comme j'ay fait, car j'ay appris qu'il faut aymer l'amy avec son vice, vous asseurant que si vous m'honorez de vos commandements, je vous serviray de personne, de biens, de consolation, et de conseil, et continueray d'estre suivant l'ordinaire
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-208-] XLIII
MONSIEUR,
IL est veritable que vous estes bon Soldat et que vous avez la force d'un Lyon, neantmoins comme la gloire d'un Roy ne consiste pas d'estre bon Musicien, aussi la loüange d'un Chantre n'est point d'estre grand soldat et d'exceller à coups d'espée, c'est seulement de bien composer et bien chanter. Et encores vous devez considerer que la force du corps n'est pas grand chose à un homme, puisque la pluspart des animaux nous surpassent en cela, mais l'excellence est en l'esprit. Car je dis que puis que nostre nature est differente de la leur par l'ame raisonnable, qu'aussi nous devons estre differens en eux par la force de l'entendement: joint que vous sçavez bien que ce qui fait le plus grand effort dans les Armées, ce n'est pas tant la force et impetuosité des Soldats, comme l'adresse, la finesse et l'invention de l'esprit du General. C'est pourquoy je vous diray qu'on appelle force ce qui peut resister et combattre contre les extremes miseres, et qui conduit les ames genereuses dans les choses plus mal-aisées et difficiles, [-209-] de parvenir au dessus de ses justes desseins. Ciceron dit qu'il faut appeller force, ce qu'on ne peut forcer par aucune force. Par cette qualité on ne laisse pas de faire le bien par la crainte du mal, et elle esleve nos esprits à ne tendre qu'à ce qui est bon et proffitable. La force est un bien immortel de l'âme, qui gist en la puissance et condition de l'esprit, fortifié et confirmé par l'estude de Philosophie, et qui fait que l'homme eslit et parfait toutes choses honnestes de sa propre volonté, et pour l'amour d'icelles. La force est une partie de l'honneste, dit Ciceron, et jamais la constance ne s'en esloigne, et Platon l'appelle la science de tout mal, comme aussi Aristote, la mediocrité à craindre et entreprendre. Les Stoiques ont dit qu'elle ne combat que pour l'equité et la justice. Ceux-la sont forts et magnanimes qui ne combattent pour la crainte d'estre repris, ou par force, ou incitez par autruy, ou par cholere, ou par l'ignorance des perils. C'est pourquoy il faut que tous ceux qui sont forts et genereux soient hardis: Mais non pas tous les hardis, forts, d'autant que la hardiesse vient aux hommes part art, courroux et ruse: Mais la force s'engendre en l'ame par la nature et saincte eduction. La force est de chasser la crainte et la tristesse, comme aussi de mespriser les [-210-] choses mortelles, veu que de là procede tout le repos de nos esprits. La puissance du corps n'est pas la vraye force, puisque Coesar tout maladif et delicat (tombant mesme du mal caduc) se fit si grand par la force de son esprit. Fabius par cette force se mocqua de ceux qui l'appeloient le Pedagogue d'Annibal puis que par cette vertu il le deffit. Pompée fit un trait de force, lorsque bravant la tempeste pour subvenir à la famine d'Italie, dit aux mariniers qui craignoient de lever l'ancre: Il est necessaire que j'aille, et non pas besoin que je vive. Par la mesme qualité Marius se mocqua de Publius son ennemy qui le provoquoit de sortir de son camp pour venir au combat, en disant: Si tu es si grand Capitaine comme l'on dit, Marius, sors du retranchement et viens à la bataille. Mais toy-mesme (luy respondit-il): Si tu es grand Capitaine comme tu crois, contrains moy d'en sortir, et d'aller au combat malgré moy. Agis, possedoit bien cette vertu, puisqu'il respondit aux Conseillers de Guerre qui le vouloient divertir du combat à cause que les ennemys estoient dix pour un: Il faut dit-il, que celuy qui veut commander à plusieurs, combatte aussi contre plusieurs: Nous sommes assez pour les meschans, et les Lacedemoniens n'ont pas accoustumé de demander en quel nombre [-211-] sont les ennemys, mais seulement où ils sont. Themistocle par le stratageme et force de son esprit sauva la Grece devant Salamis par la deffaicte de Xerces et de douze cens vaisseaux. Damindas menacé, respondit qu'on ne sçauroit faire mal à ceux qui mesprisent la mort. Anaxarque bravé par Alexandre le Grand qu'il le feroit pendre: Menace (luy dit-il) tes courtisans de cela, qui craignent la mort, car pour moy je ne me soucie de pourrir en terre, ou dessus terre. Quelqu'un disant à Socrate: N'as-tu pas honte de faire une chose laquelle te fera mourir? respondit: Mon amy, tu ne parle pas bien, si tu pense que l'homme vertueux doive faire aucun conte du danger ou de la mort, ou considerer autre chose en toutes les actions, sinon si elles sont justes ou injustes, bonnes ou mauvaises. Judas Machabée conseillé de se retirer en lieu de seureté pour n'avoir pas du meilleur dans la bataille, respondit: jamais n'advienne, que le Soleil me voye tourner le dos à mes ennemys: J'ayme mieux mourir, que de soüiller par une fuite ignominieuse la gloire que j'ay acquise par la vertu. Et en telle resolution il combattit en affoiblissant ses ennemys. Neantmoins il y mourut de lassitude, plutost que des playes. Leonide Roy de Sparte, avec trois cens Lacedemoniens, deffit trois [-212-] cens mille Perses. Mais luy et tous les siens moururent des playes reçeues au combat. Eumene reduit à l'extremité par Antigone, respondit neantmoins, que tant qu'il auroit son espée il s'estimeroit le plus grand, et il eschapa de ses mains. Bref la force d'esprit est qu'il vaut mieux vicarier ou voyager en mangeant de la vache enragée que de faire bonne chere dans un Chappitre et souffrir mille affronts de ceux qui nous surpassent en dignité plutost qu'en qualité. C'est pourquoy (cher amy) je vous conseille de ne pas tirer vanité d'autre force que celle dont la vertu vous fournit, et si vous craignez bien Dieu, vous serez plus fort que Samson, et j'auray plus juste subjet d'estre eternellement
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-213-] XLIV
MONSIEUR,
APRÈS avoir quitté mon Pais natal qui est Marseille, et m'estre exercé en la charge de Maistre de Musique aux meilleures villes de ce Royaume, et particulierement aux Eglises Metropolitaines d'Aix, Arles et Avignon, Villes capitales de nostre Province, Dieu a vouleu que je sois venu surgir à Paris pour y continuer la mesme proffession. Mais ny voulant pas demeurer oysif, j'ay creu qu'autant pour la gloire de Dieu, que pour le service du public, il ne seroit pas mauvais de mettre quelque piece au jour. De sorte qu'après l'approbation des plus cappables en cet Art, j'ay pensé que pour sa protection je ne pouvois pas faire un meilleur choix ny prendre un meilleur Patron que vous (Monsieur) dont les qualitez sont si Eminentes qu'elles ont gagné le coeur de son Eminence. [-214-] Vous vous estonnerez que le moindre homme de la terre se mette sous vos aisles, veu que le plus grand de l'Univers met la meilleure partie de ses affaires sous vostre conduitte, mais le rang que vous tenez dans la première Eglise de France, et où se faict la plus parfaicte harmonie de l'Europe m'a donné cette liberté. Recevez donc (Monsieur) ce petit eschantillon de mes oeuvres pour tesmoignage de ma bonne volonté, et puisque Nostre Seigneur se contente de cette partie lors que la puissance y manque, je croy que vous qui en estes un vray Disciple serez bien aise de l'imiter et d'aggreer la qualité que je prens de
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XLV
MONSIEUR,
PUISQUE vous voulez avoir de mes advis dans le regime de vostre Psallette, je vous diray, que parce qu'on dit, que qui instruit le Prince fait bien à tous, faut aussi que vous croyez que le Maistre qui [-215-] dresse bien ses enfants, honore le Chappitre, la Ville, et restaure toute une Province, puisque dans son Seminaire on se pourvoit de personnages capables de regir tout un Choeur. C'est pourquoy vous devez avoir l'oeil à n'y monstrer que des bonnes choses, et ne faire aucune action qui ne soit de bon exemple, estant ainsi, que ce qu'on apprend au berceau dure jusques au tombeau. D'ailleurs il ne faut donner aucun maniement à vos Disciples, et faire qu'ils ne s'accoustument pas à la frequentation des petites filles, parce que comme l'occasion fait le larron, il faut craindre qu'en joüant quelquefois ne prinssent l'occasion au poil. Vous devez estre matineux, parceque la matinée se fait la journée, et les Chanoines seront bien aises que vous suppléez quelque-fois à leur deffaut à Matines, outre que celuy qui a reputation de se lever matin, peut dormir jusques à disner. Il ne faut pas seulement bien dresser vos enfans, mais vous devez encor vous exercer en des bonnes oeuvres, car comme l'on repare les rivages pour empescher le cours des eaux, de mesmes faut munir l'esprit de bons preceptes pour eviter les accidens humains. Il faut faire une chere esgale à vos enfans, et n'estre pas tantost prodigue, tantost avare, car il n'y a rien de plus vilain dans une Maistrise que [-216-] de voir la marmitte renversée et de fermer l'estable quand les chevaux sont pris. Vous ne devez avoir aucun soin, que de composer et de bien monstrer à vos Disciples, ne vous amusant pas comme plusieurs d'estudier d'autres exercices et negliger celuy pour qui vous estes payé, car il n'est pas temps d'apprendre, lorsqu'il faut enseigner. Allez aussi tout bellement en vos affaires et particulierement aux pieces que vous produirez en public, puisqu'on se repend à loisir ce qu'on fait promptement, et que l'imprudence d'une heure cause un repentir bien long. Ne faictes pas recevoir des Chantres ny d'Enfans de Choeur par faveur, car puisqu'il est difficile de changer celuy qui est une fois esleu, il en faut doncques faire le choix avec meure consideration. Entretenez vous si bien avec les Chanoines et Chantres, que si vous veniez à quitter ayent subjet de vous regretter, Car celuy-là ne meurt pas, qui laisse bonne memoire de soy. Il faut qu'un bon Maistre tasche de faire des meilleurs Disciples et vivre en façon comme si apres luy n'y en devoit avoir de semblable, et eslever ses Enfans de sorte, comme s'il desiroit qu'ils le surmontassent en vertu. Si par hazard vous aviez quelque fils de grande maison pour Disciple, ainsi qu'il m'est arrivé à Paris, il le [-217-] faut sçavoir tancer sans faire honte, et loüer sans flatterie, puis qu'il n'y a temps plus propre de dresser et corriger un Prince, que lorsqu'il ignore d'estre Prince. Vous devez estre doux et benin envers vos escoliers, car la rudesse des Precepteurs, fait bien souvent prendre la vertu en hayne à leurs disciples. Donnez à la jeunesse de bonnes habitudes, en les faisant prier Dieu soir et matin, estant asseuré qu'il n'y a homme si bien nay, que par mauvaise nourriture ne se corrompe, et cet aage tendre est comme la cire molle, qui prend l'impression que l'on luy donne. En vostre particulier cherchez la vertu et fuyez le vice, veu que l'une est le seul bien, et l'autre le seul mal. Si vous avez envie d'estre sçavant, soyez seulement homme de bien, car le Philosophe et le Chrestien ne sont differens que de nom, puis que l'homme bien instruit en la pieté et vertu, est vrayment l'un et l'autre, et comme Platon dit que la Republique ne sera jamais heureuse que lorsque les Princes philosopheront, ou que les Philosophes regneront, de mesme je croy qu'un Chappitre est bien miserable lorsqu'ils ont un impie pour Maistre. Croyez vos amys et particulièrement ceux qui font gloire d'estre
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-218-] XLVI
MONSIEUR,
CELA est asseuré qu'une trop grande hardiesse passe toujours pour temerité, c'est pourquoy je vous conseille d'estre un peu plus retenu, en telle sorte que vous ne soyez pas lasche, mais que vous viviez dans une espece de peur, parce que j'ay toujours oüy dire que la deffiance est mere de seureté. Il se faut garder pourtant de faire quelque lascheté par la crainte du peril, et aussi ne faudroit pas se presenter dans le danger sans cause, veu qu'il n'y a rien de plus blasmable. Neantmoins il faut croire que la peur est bonne, mais c'est aux choses deshonnestes, voila pourquoy quand les Anciens ont voulu parler de la peur, ils l'ont fair double, l'une bonne et necessaire, et l'autre mauvaise et pernicieuse. En la ville de Sparte il y avoit un temple dedié à la Peur, parce qu'ils croyoient qu'il n'y avoit chose qui conservat mieux l'estat des Republiques. On dit pourtant que la peur toujours accompagne la honte, et cepandant les Sages disent qu'il faut toujours [-219-] craindre puisque la Paix est la veille de la Guerre. C'est pourtant sottise de vivre dans une vaine peur, et faut seulement avoir peur lors qu'on a fait quelque insigne meschanceté, et craindre de faillir en vostre partie comme aussi de faire scandale dans le Choeur. Plutarque parlant de la peur, l'appelle un des elemens et fondemens de vertu, et dit qu'elle est particulièrement requise à ceux qui ont authorité par dessus les autres, c'est pourquoy les Maistres de Musique en doivent faire provision. Phocion voyant que les Atheniens s'alloient perdre en concluant la guerre contre Alexandre, fut contraint de reprendre la charge de Capitaine General apres l'avoir esté desja quarante cinq fois, par la peur qu'il eût de la mauvaise issuë. Et comme Demosthene, qui conseilloit cette guerre, luy dit, le peuple te tuera s'il entre en sa fureur: Mais il te tuera toy-mesme, respondit Phocion, s'il entre en son bon sens. Lors que nous n'avons plus d'ennemys par la Ville ou dans le Chappitre, il faut craindre les domestiques, ainsi qu'a fait entendre Scipion Nasique, lequel oyant dire que Rome ne devoit plus rien craindre, puis que Carthage estoit desolee et la Grece saccagée: il dit, c'est tout le contraire, car lorsque nous ne doutons plus de personne, c'est en ce temps la [-220-] qu'il y a plus de peril par les guerres civiles. Il ne faut pas pourtant craindre tout et n'esperer rien, mais il faut vivre entre l'espoir et la crainte, car d'estre lasche, pusillanime, poltron et timide, j'aymerois mieux ne pas estre que d'estre de cette nature, et je croirois que le monde seroit un enfer pour moy. Voila pourquoy il faut seulement avoir une humble hardiesse, estre armé d'une bonne peur et se despoüiller de la mauvaise, laquelle n'est familière qu'avec la canaille et gens de peu, qui se deffient d'un chacun et redoutent toutes choses, car cette vilaine espece de peur a fait dire à un Ancien, qu'elle oste la memoire et l'effect des bons arts, comme aussi elle a fait quelque fois mourir des gens sans souffrir aucune violence. Alexandre n'estimoit pas une place forte lorsqu'il y avoit de telle sorte de craintifs, et faut dire que la fortune rend toujours les timides petits. Claude, le cinquiesme des Coesars, fut si stupide et si pusillanime, que sa mere disoit souvent de luy, que la nature l'avoit bien commencé mais non pas achevé. C'est pourquoy il faut dire qu'un homme sans coeur est un corps sans ame et comme un aveugle sans baston, et que: Audaces fortuna juvat. Il y a d'autres certains peureux qui ne craignent pas les hommes, les seditions, [-221-] les longs voyages, les pertes des biens et les maladies; mais ils s'espouvantent pour les songes, tremblent pour les phantosmes, adjoustent foy aux Devins, et redoutent d'une crainte esperdue les signes célestes. Or il me semble que telle façon de gens meriteroit bien un logement dans les petites Maisons à Paris, et un autre dans l'hospital du Chapeau verd à Rome, ainsi que Midas, Roy de Phrigie, lequel s'estant troublé pour quelque songe se desespera, et se fit volontairement mourir en beuvant du sang de Taureau. Et encor Aristodeme qui pour avoir veu un chien heurler comme un loup, il en eut telle peur, qu'il se deffit luy-mesme. De mesme un Gentil-homme de Padoüe lequel estant emprisonné, et entrant dans une vaine apprehension de mourir, pour une nuit son poil devint tout blanc. Mais Agamemnon faisoit si peu d'estat d'un couard et timide, qu'il dispensa un riche Bourgeois de la Guerre, pour une bonne jument. C'est pourquoy (cher amy) il faut conclurre que la peur est loüable pour eviter le mal, mais punissable si l'on ne fait le bien, et ne faudroit pas craindre Dieu à cause de l'enfer, mais parce qu'il meritte d'estre craint et aymé tout ensemble, autrement ce seroit une crainte servile et blasmee de Pithagore, puis qu'il dit, que [-222-] celuy-là est tres meschant, qui n'apprehende pas de faire mal, mais seulement à n'estre point puny. Neantmoins je vous conseille d'avoir peur, pourveu que ce soit à l'imitation des coureurs à la course, lesquels reculent pour mieux sauter, et comme ce capitaine auquel estant reproché qu'il avoit fuy, il respondit qu'il s'estoit seulement retiré, et que celuy qui faisoit comme cela pouvoit de rechef combattre. Bref ayez une telle peur, que la prevoyance vous fasse eviter la Penitence et que vous ne craigniez pas que je ne sois du plus proffond de mon ame
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XLVII
MONSIEUR,
JE suis bien aise que vous soyez content, et dans un Chappitre celebre comme celuy de Bourdeaux. Mais pour y subsister longtems il faut vivre en Paix avec les Chantres, car comme il n'y a rien qui ruine plutost une Republique que les seditions [-223-] et divisions domestiques, de mesme il n'y a chose qui mette si tost en desroute un Maistre aussi bien qu'un Chantre qu'alors qu'ils ne s'entendent pas, parce qu'un estranger considerant cela, peschera en eau trouble, et corrompant quelques Chanoines fera que l'on vous mettra tous deux dehors pour se loger luy mesme, avec son amy. C'est pourquoy un Ancien exortant ses enfans à l'union, il leur dit, tant que vous serez unis comme un faisceau de verges, on ne vous sçauroit rompre ny deffaire, mais incontinent que vous serez separez, on vous mettra en pieces. Toute discorde est mauvaise, encores qu'elle fut pout un bon subjet, et vaut mieux souffrir que d'estre cause d'un si grand mal. La nature (dit un grand Philosophe) n'a point de plus beau moyen pour destruire ses creatures que la discorde et la dissension. Et Thucidide preuve encor, que de ce mal, il en procede tous les autres. Par la division, un Chappitre congedie les Chantres, tantost l'un, tantost l'autre, mais tous les Chantres estant d'accord, ils font souvent la loy à celuy qui la donnoit. Neantmoins faut dire que le vray secret pour vivre dans la concorde, c'est d'estre bien d'accord avec Dieu. Si l'on tire quelque bien de la division, il n'est pas durable, et s'il vous en provient quelque mal il [-224-] est presque éternel. Par les discordes non-seulement les hommes se ruinent, mais les Villes, les Provinces, et les Royaumes. En voulant ruiner nostre prochain nous nous ruinons nous mesmes, et le plus souvent nous arrive ce que Demades reprochoit aux Atheniens, que jamais ils ne traictoient la Paix, sinon en Robes noires et apres avoir tout perdu. Les advantages que nous tirons de la deffaicte de nos compagnons est tousjours plus prejudiciable qu'avantageuse. C'est pourquoy Agesislaüs apres avoir gagné la bataille contre ceux de la mesme nation, il ne laissa pas de s'escrier: O pauvre Grece! que tu es mal-heureuse d'avoir tué de tes propres mains ce que tu avois fait, et qui estoit capable de deffaire un jour les ennemys de la Patrie. Par les seditions, le peuple Romain perdit la liberté, et furent cause de la grandeur de Coesar et Pompée, et la division de Pompée avec Coesar furent la perte du dernier, et la grandeur du premier, parce que l'un ne vouloit pas de superieur et l'autre point de compagnon. La division entre deux freres, l'un appellé Guelphe, et l'autre Gibellin out fait tremper toute l'Italie dans son propre sang. Les partialités de la Maison d'Yorch et de Lancastre, l'une portant pour couleur la Rose rouge, et l'autre la blanche, [-225-] ont pensé autresfois ruiner l'Angleterre. La Guerre civile entre Lothaire, Louys, et Charles le Chauve, fut cause qu'à la journée de Fontenay pres Auxerre, presque toute la Noblesse de France fut tuée. Les factions du Duc de Bourgogne et d'Orleans qui appellerent les Anglois au secours, furent cause qu'ils s'emparerent de cette couronne. Voila pourquoy (cher amy) il faut considerer que puisque la division ruine les plus grands, elle viendra bien plus facilement à bout des petits, et d'ailleurs vous sçavez bien qu'il est impossible de faire une bonne Musique avec des Chantres mescontens, car au lieu de dire Fa, ils diront Sol, et les auditeurs vous prendront pour un fat et pour un sot, encores bien que vous fussiez capable comme Bouzinac. Et de là arrivera que les Chanoines qui sont faciles à croire vous donneront un passeport. Ce qui me seroit bien sensible puisque j'ay tousjours esté et seray
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-226-] XLVIII
MONSIEUR,
VOUS m'apprenez par la vostre, que vous desirez abandonner vostre condition de Bretagne, à cause que vous n'estes pas dans la bonne opinion ny la bonne estime du peuple, et que vous seriez ravy que je vous trouve party dans Paris ayant fair voeu de ne demeurer ailleurs. Je pense que vous n'avez pas mauvaise raison et que vostre desir est honneste, mais sçachez (cher amy) qu'à Paris n'y demeure pas qui veut, et qu'il est tellement remply de gens de nostre condition, qu'on peut dire qu'une femme qui y a un Bouge et un homme qui y possede un petit Trou sont tous deux heureux. Encore bien que le contentement du séjour de Paris n'est pas si grand que beaucoup s'imaginent, quand ce ne seroit que ce grand embaras qu'à tout bout de champ vous arreste, et le risque qu'on court d'estre foulé par une infinité de carosses, vous asseurant que je croy que cette ville n'est heureuse que pour les Filous et les Courtisannes, car si les uns nous emportent la [-227-] Bourse par les ruës, les autres la ravissent dans la maison, et le peuple y est tellement madré et les habitans si desliez que si vous arrivez à Paris sage, ils vous font devenir fou, et si vous y venez fou, ils vous font rendre sage, et on y voit des Metamorphoses qu'Ovide n'en fit jamais de pareilles, et tel est dans son Enbonpoint que dans un moment est de la couleur de la plante des pieds, et n'y a Province ou la poste coure si viste qu'à Paris, puisqu'en moins de rien s'en va jusqu'à Bordeaux, qui ne laisse pas de vous couster autant et quelquefois davantage, et si par hazard on vient à se morfondre, ils ne vous frottent qu'avec de l'huile de Coterest, ce qui seroit bien sensible à des personnes si délicates que vous. Ce que j'en dis n'est pas pour vous en dégouster, mais pour vous dire la vérité, et encore qu'on die que: Veritas odium parit, je pense qu'elle ne me sera pas dangereuse en ce point icy. Pour ce qui est du voeu je vous en dispence, comme cette femme qui avoit voué que si ses enfans venoient en convalescence, elle les vouloit faire cardinaux, mais fut dispencée de ce voeu par le Pape. Toutesfois si vostre dessein estoit de vous opiniastrer dans ce voyage je vous diray que pour estre logé en cette ville, il ne faut pas estre le plus capable du monde, car despuis [-228-] que j'y suis j'ay remarqué que ce ne sont pas les plus entendus qui y tiennent les premières places, et aujourd'huy dans les Chappitres aussi bien qu'au Palais tout y va par faveur, et puis qu'on dit: A fol fortune et que vous n'estes pas le plus sage du monde (non plus que moy) vous y pourriez bien rencontrer ce que vous souhaitez, et vous prie pourtant de ne vous pas offencer, puisqu'entre amys tout est permis, et qu'entre freres les offences sont supportables. Et parce qu'il ne faut pas que je neglige rien de tout ce qu'il vous pourroit servir, je vous diray que vous trouverez en ce pays ce que vous cherchez, aussitost par faveur comme par merite, ainsi que ce peintre qui ne pouvant representer l'escume d'un cheval si bien qu'il desiroit, de despit jetta contre la toile le pinceau avec les couleurs, et rencontra par hazard ce qu'il n'avoit pu faire par art. Et moy qui vous parle j'ay tenu la maistrise de Sainct Paul par adventure, mais je gagnai celle de Sainct Innocent au prix, laquelle je preferai à cause qu'un Royaume acquis à la pointe de l'Espee, est bien plus honnorable que celuy qui ne vient que par succession. Neantmoins ayant appris à mes despens le martire qu'on souffre dans lesdites paroisses, je vous donne advis particulier de ne vous y pas loger, [-229-] car les Curez y font les Syres et les Prelats, vous asseurant qu'il vaut mieux souffrir de cinquante Chanoines que d'un Curé, puisque l'un est bien plus honnorable que l'autre, veu que lorsqu'un Curé est irrité contre vous, tout est perdu, mais si dans un Chappitre dix Chanoines estoient vos ennemys, il y en a tousjours au double pour vous soutenir. Et pour vous parler clair, j'ay eu l'honneur d'avoir esté mal-traicté du Curé de Sainct Paul aussi bien que de celuy de Sainct Innocent, neantmoins plus injustement de ce dernier que du premier. Car le premier le faisoit pour ce que je n'avois pas fait tant de bien qu'il euste desiré de moy, et ce dernier parce que j'en fis plus qu'il n'euste pas vouleu, qui fut de donner une Lampe d'argent au Sainct Sacrement, disant qu'il n'appartenoit pas à des Musiciens de faire de tels dons, comme si ceux de nostre profession estoient exclus et interdits à faire des bonnes oeuvres, mais il faut plutost croire qu'il se fascha, parce que luy n'en avoit jamais tant fait. Et voila (cher amy) comme l'opinion trompe tout le monde, et que de la clarté il en procede bien souvent les tenebres. Toutesfois je te diray que si alors que je fis ce bien-fait je l'eusse fait purement pour l'honneur de Dieu, peut-estre que cela ne seroit pas arrivé, [-230-] mais l'ayant fait en partie pour me rendre plus recommandable et pour me mieux asseurer dans ma condition, il faut croire que Dieu m'a voulu punir affin qu'une autre-fois je ne misse plus mon esperance qu'en luy. Je pense que vous me blasmerez de ce que je me confesse si librement, mais puisque Sainct Augustin me monstre le chemin et que dans ses Confessions il en dit bien encor plus, qui voudriez-vous que j'imite sinon qu'un si grand Sainct? Cependant je ne m'escarteroy pas davantage, et pour revenir à nos Moutons, je vous diray de prendre bien garde à ce que vous allez faire, car il ne sera pas temps de fermer l'estable quand les chevaux seront pris et de prendre conseil quand la pierre sera jettée. Vous sçavez ce que vous tenez, et vous ne sçavez pas ce que vous aurez, et quelque fois vaut mieux tenir un Moineau entre les mains qu'une Perdrix en l'air. Ne vous arrestez donc pas à des sottises, ny à toutes ces opinions populaires. Ne sçavez vous pas que le peuple est un sot, et que si tout yceluy n'avoit qu'une teste il la faudroit couper? L'opinion est comme un enfant qui est derriere une vittre rouge, il croit que tout ce qui est par de là est de la mesme couleur. L'opinion n'espargne personne et ne laisse rien d'entier que sa corruption, [-231-] ne pardonnant pas mesmes à la vertu. Car vous n'ignorez pas que les mauvaises opinions sont comme des Estrangers, qui s'estant par violence emparez d'une cité en chassent les naturels habitans. Mais il faut resister, car qui quitte la partie la perd, et s'il y a seulement un homme de bien en vostre ville il sçaura bien que sur le passe-port d'un jugement populaire, la bonne monnoye ne doit pas donner cours à la fausse, ny pour des mauvaises opinions condamner celles qui merittent qu'on les approuve. Croyez-moy et parce que j'ay haste je vous laisse tout court en me disant tousjours,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
XLIX
MONSIEUR,
ON dit qu'alors que nous voyons brusler la maison de nostre voisin nous devons prendre garde à la nostre, mais ce n'est pas tout, car la charité nous y doit faire porter le remede pour tascher de [-232-] l'esteindre. Or ayant appris que vous estes extremement affligé pour quelques accidens qui vous sont survenus avec Messieurs de vostre Chappitre, je croy que je ne me dois pas seulement contenter de me faire sage à vos dépens, mais que je vous dois encore consoler et conseiller sur ce sujet. Pour l'une je vous diray que la prevoyance vaut plus que la Penitence, car si vous eussiez preveu au mal qui vous pouvoit arriver, maintenant vous ne seriez pas si estonné, mais puisque la faucte est faicte il faut tascher de la reparer, et ne point faire comme ces coeurs lasches qui se perdent dans l'affliction. On sçait bien que si nous estions Magiciens comme nous sommes Musiciens, nous aurions plus de soin de l'advenir que nous n'avons pas, et prevoyant au mal futur, nous n'aurions pas des maux si presents: en cela (pourtant) nous sommes bons chrestiens, puisque nous n'avons pas soin du lendemain. Le remede en telle affaire est de chercher un autre party et de ne plus s'amuser à la moustarde, car plus on remuë la fange plus elle pue, et pource que les Chanoines sont inflexibles comme des Elephans, je ne vous conseille pas de les prier ny de les faire courtiser comme des belles filles pour vous arrester davantage. Ce seroit plutost à eux de deputer vers [-233-] vous puisqu'ils ont autant d'honneur que vous les serviez, comme vous de les servir. Quittez seulement et bien viste, car je vous asseure qu'il y a plus de chapeaux que d'hommes, et plus de Maistrises que de Maistres, et si vous craignez et doutez de ce que je vous dis, je me demettray plutost de la mienne en vostre faveur, car je n'en ay jamais eu faute, en ayant tenu jusques à present quinze, et des meilleures du Royaume, les unes par faveur, les autres par hazard, quelques-unes au prix, et les autres à force d'argent, car il m'importe pas de quelle façon on prenne une ville, soit par la Bresche ou par la Porte, pourveu qu'on entre dedans. Et quand Philippe de Macedoine ne pouvoit pas avoir une forteresse de force, il disoit que pourveu qu'un asne chargé d'or y peut entrer qu'il l'auroit bien. Celuy encore qui a dit qu'aux ennemys leur falloit faire un pont d'or avoit raison, car lorsque nous trouvons quelque ignorant qui tient une place, c'est nostre ennemy puisqu'il nous empesche d'entrer dedans. Voila pourquoy il n'y a point de mal de luy oindre les mains affin de le faire quitter, car telles gens ayment mieux tenir trois pistoles qu'une charge qu'ils ne sont pus asseurez de pouvoir garder. Mais si vous quittez et que vous souhaitiez que je [-234-] fasse pour vous quelque chose de bon, je vous prie d'estre plus prudent, car un Maistre de Musique sans prudence est comme un cheval sans bride, et vous sçavez que la prudence est entre toutes les vertus, comme la veuë entre les cinq cens de nature. Mais pour parvenir à ce degré il faut tascher de se rendre meilleur, car nul ne peut estre prudent, qu'il ne soit bon, et par ce moyen vous serez plus sage envers les Chanoines et plus advisé avec un chacun, estant bien asseuré que la prudence est en l'homme ce que le gouvernail est au navire, sans lequel s'en va de costé et d'autre et aussi tost contre un Rocher qu'en pleine Mer. La Prudence disoit un grand personnage a trois yeux, sçavoir, Memoire, Intelligence, et Providence, le premier regarde le passé, le second le present, et le troisiesme l'advenir. Car jamais un homme sage et prevoyant ne doit dire: Ha! je ne croyois pas que cela deut arriver. Doncques pour finir je vous diray que celuy qui est veritablement prudent ne craint rien, mais se confie en sa vertu, laquelle vous peut acquerir plus de conditions que vous n'en pourriez tenir, aussi bien qu'Alexandre et Coesar par cette qualité se sont acquis l'Empire de l'Univers, et moy je me contenteray [-235-] de posseder vos bonnes graces, et d'estre de tout mon coeur
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
L
MONSIEUR,
IL court un bruit par toute la Province que vous ne serez pas longtemps dans vostre Psallete, parcequ'on dit que vous n'avez pas assez de soin des Enfans de Choeur. Helas! Vous avez pris tant de fatigue, et employé tant d'amys pour l'avoir, et maintenant la laisseriez vous perdre mal à propos? Non, il ne faut pas qu'il soit dit que le trop aise vous aye mis hors de raison, mais il faut que la raison vous mette à vostre aise, c'est pourquoy pour y parvenir je ne vous conseille pas de vous amuser à courtiser Messieurs les Chanoines comme vous faictes, mais d'estre assidu à vostre charge, car il n'y a point de Prebandé qui ne vous ayme mieux au Choeur que dans sa cuisine, et dans la Maistrise que par les ruës, [-236-] et comme cela vous serez hors de crainte, car le Proverbe dit: Fac bene et non timebis regem, et celuy qui pisse clair fait la nique au Medecin. Une Maistrise est comme un petit Royaume, et celuy qui la sçait bien gouverner, s'acquiteroit bien de quelque plus grande charge. L'Apostre dit que celuy qui n'a soin des siens et principalement des domestiques, a nié la foy et il est pire qu'un infidele. Et quiconque ne sçait gouverner ses enfans (dit Homere) est indigne d'en avoir: Or vos disciples estant les enfans de vostre esprit, vous obligent au mesme droit. Il ne faut pas appeler une Maistrise bonne pour avoir beaucoup de revenu, mais parce que les Enfans y sont bien dressez et conditionnez. C'est pourquoy on dit: Talis Pedagogus, Talis Discipulus, Et comme de la teste derivent les nerfs qui sont instrumens du sentiment et du mouvement, et que par iceux ils envoyent l'esprit animal en toutes les parties du corps, sans lequel il ne pourroit exercer aucune faculté naturelle de sentir ny de mouvoir: ainsi du Maistre comme du Chef, les parties de la maison prennent ordinairement l'habitude des moeurs et conditions, et principalement quand il est sage. Voila pourquoy vous devez commencer le gouvernement de vostre logis par vous mesmes, paroissant [-237-] à vos escoliers, Prudent, Chaste, Sobre, Paisible, et sur toutes choses aymant et craignant Dieu, car on dit que comme le courroux estonne les enfans, aussi les bons exemples leur donnent courage de bien faire. Prenez doncques en bonne part mes advis. Soyez assidu. Ne battez point tant le pavé. Ne regardez les femmes que de costé. Ne soyez pas si souvent au Cabaret. Enseignez bien vos enfans. Beuvez souvent avec les Chantres. Honorez les Chanoines. Composez de temps en temps quelque nouvelle piece. Ne faictes plus de musique si triste. Contentez le public en meslant l'art avecque l'air. Menez à la promenade quelque fois vos Enfans. Monstrez leur la methode de bien chanter. Faictes leur apprendre quelque Air, et vous demandant pardon, je seray de tout mon coeur
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-238-] LI.
MONSIEUR,
VOUS ayant escrit dernierement de ne vous pas affliger par le mauvais rencontre que vous avez eu, et d'estre un peu plus Magnanime: Vous m'avez fait responce que vous estiez prest à vous resoudre à tous evenemens, et de suivre mon conseil: Mais que vous ne scaviez pas encor ce que c'estoit que d'estre Magnanime, et qu'apres que vous l'auriez appris par ma lettre vous estiez resoleu de suivre à la piste tous les advis que je vous donnerois. C'est pourquoy pour executer vos commandements, je vous diray, que celuy-la est magnanime qui ne s'afflige point pour les choses mortelles et perissables, qui fait du bien à tous, soit aux ingrats où aux ennemys, qui mesprise ce que les autres admirent, comme la force et la beauté, et qui desire ce que les autres craignent, ainsi que les hazards et la mort. Le vray Magnanime ne demande jamais la vie à l'ennemy, d'autant qu'en ce faisant il soumet le corps et le coeur à celuy, qui auparavant n'avoit que [-139 <recte 239>-] le corps en sa puissance. Caton d'Utique en donne un bel exemple lors qu'estant reduit à l'extremité par Coesar, il dit: Je me reputeray invincible tant que je seray plus puissant que luy en droit et justice, et entrant dans sa chambre il se tua, plutost que de se mettre à la mercy de son ennemy. Brutus fit un trait de magnanimité lorsqu'ayant perdu la bataille et qu'on lui conseilloit de fuyr, il dit, il faut fuyr veritablement, mais c'est avec les mains et non pas avec les pieds, Cassius plutost que de se livrer à l'ennemy, se fit couper la teste par un Esclave qu'il entretenoit proche de luy depuis longtemps pour une telle necessité. Et les Numantins après un siege de quatorze années aymerent mieux se brusler avec la ville que de se rendre à Scipion. Cette sorte de Magnanimité est pourtant meilleure parmi les Payens que entre les Chrestiens, car celuy qui craint Dieu et qui luy veut obeyr, il ne doit jamais precipiter ses jours: aussi Socrates l'a bien conneu, lorsqu'il dit, que nous ne devons permettre à nostre ame de partir de la sentinelle du corps, sans le congé de son capitaine. Et Alcibiade lequel oyant prononcer son arrest de mort: il dit, c'est moy qui laisse les Atheniens condamnez à la mort, car je m'en vay trouver les Dieux où je seray immortel, [-240-] et eux demeureront parmy les hommes tous subjets à la mort. Bref la Magnanimité est de prefferer une mort glorieuse à une vie honteuse. Fabrice consul Romain, fit preuve de Magnanimité lorsqu'il advertit Pirrhus (son ennemy) de l'offre de son medecin. Camille fit de mesme lorsqu'il livra aux Disciples le Maistre qui les avoit vouleu trahir devant le siege de Fallerée. Et un maistre de Musique sera vrayment genereux et magnanime lors que dissimulant les affronts des Chanoines, les injures des Chantres, et l'ingratitude de ses escoliers, il ne laissera pas de servir les premiers, supporter les seconds, et oublier les derniers, estant asseuré (cher amy) que cette vertu a tant de pouvoir qu'elle esleve les hommes au plus haut point d'honneur, et abbat le coeur aux ennemys, et bien souvent donne la victoire sans combattre. Voila tout ce que je vous en sçaurois dire, et encore que ce soit peu, ce sera assez si vous en faites vostre proffit et si vous me favorisez de croire que je suis
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-241-] LII.
MONSIEUR,
L'AMITIÉ que nous avons de long-temps contractée m'oblige de vous advertir que si vous voulez regner longuement en ce Chapitre, de n'estre pas si severe, mais de convertir cette humeur rebarbative en douceur, car autant Chanoines, Chantres qu'Enfans de Choeur redoutent de semblables humeurs. La severité estant l'imitatrice et le Cinge de l'injustice, vous la devez fuyr comme la peste. Ceux qui usent de trop grande severité, ils blessent plus qu'ils ne guerissent; voir un homme sevère, c'est voir un gibet dressé. Soubs pretexte de severité on commet ordinairement les plus grandes injustices. Elle est un vice plus propre d'une nature bestiale et sauvage, que non pas humaine. Il ne fait pas bon vivre sous les lois de ceux qui tollerent toutes choses, mais aussi je ne voudrois pas estre sujet de ceux qui ne permettent rien. Bien souvent la trop grande severité vous fera vergeter un enfant qui auroit merité recompense, comme Manlius Torquatus, Consul Romain, lequel fit trancher la teste à [-242-] son fils, pour avoir contre les Edits et hors de son rang, combattu l'ennemy corps à corps, encore qu'il eust esté victorieux. Et de mesme Pison Pro-consul Romain, lequel ayant veu un soldat qui retournoit seul au camp, le condamna à mourir, prejugeant qu'il avoit tué son compagnon. C'est pourquoy il faut conclure que la severité se change souvent en barbarie: pour ce, n'en usez plus puisqu'elle fait mal en croyant bien faire, mais seulement soyez si doux que vous puissiez toujours croire que je suis
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
LIII
MONSIEUR,
UN jour Nostre Seigneur se presente à ses Disciples il y dit: Quem dicunt homines esse filium hominis? Et vous desirez sçavoir de moy en quelle estime est vostre Musique et quelle opinion on en a en cette Ville, je vous rapporteray donc fidellement qu'au lieu que les oeuvres du Seigneur furent loüées les vostres sont mesprisées, parce qu'on dit que vous [-243-] en faites trop, et que la grande abondance des viandes oste le goust, qu'il vaut mieux peu et bon. Car comme ceux qui parlent tant ne scauroient esviter de dire quelque chose de desagreable, de mesme un Maistre de Musique qui travaille beaucoup et qui fait trop de pieces il lasse si fort son esprit que bien souvent la pluspart ne valent rien. C'est pourquoy vous devez remarquer dores en là, la responce de ce Peintre auquel on reprochoit qu'il n'exposoit pas si grande abondance de Tableaux comme son compagnon, parce, dit-il, que luy il ne travaille que pour un jour, et moy je peins pour l'Eternité. Aussi ne voyez vous pas en nostre temps des Maistres qui ont mis au jour une multitude de pieces desquelles on n'en fait presque point d'estat et qu'elles sont veritablement en lumiere puisque les Enfans de Choeur le plus souvent s'en servent pour allumer le feu, vous asseurant que j'ay veu mille fois nos servantes en faire des cornets d'Epices, et des Maistres qui en ont fait des passeports pour l'antichambre. Voila pourquoy (cher amy) je vous conseille à l'advenir de travailler à vostre ayse, tant pour la santé de vostre corps que pour vostre reputation, puis que pour vous precipiter au lieu que vous croyrez avoir acquis de l'estime vous n'aurez gagné que du [-244-] blasme. Et me semble qu'il ne seroit pas mauvais de faire comme les Chevres lesquelles apres avoir mangé ruminent assez longtemps, ainsy il n'y a point de mal de repasser six fois voire douze ce que vous voulez donner au public, car une fois que l'encre de Senlecque ou celle de Ballard y ont passé il n'est plus temps de les corriger, et moy qui parle, je ne suis pas exempt de cette calomnie, veu que pour avoir manqué un petit mot de quantité dans ma Messe de Laetamini, on en fit un quanquan dans Paris qu'il sembloit que j'eusse mordu la Lune. Mais en cela je fis responce que je tenois à gloire leur reprimande puis que ne pouvant s'attaquer à la mouëlle ils s'en prennoient à l'os comme les Chiens, et que si j'avois failly c'estoit pour les imiter, puis qu'on dit qu'il vaut mieux broncher avec les sçavans que bien faire avec les ignorans, et comme disoit un Ancien, qu'une faute faicte par conseil est une faute sagement faicte. Ayant cette satisfaction de n'avoir rien fait sans approbation, tant aux Airs que j'ay dediés à Monseigneur le Mareschal de Schomberg, qu'à la Messe que j'ay offerte à [-245-] l'abbé de Roches, qu'à celle que j'ay presentée à Mademoyselle de Sainct-Geran de laquelle j'eus trente pistoles de present, tesmoings les meilleurs Chantres de la Saincte Chappelle et de Nostre-Dame qui me firent l'honneur de m'assister le jour que je la luy fis entendre dans les Peres Minimes de la Place Royalle, où le Pere Mersene fut Auditeur qui est (comme vous scavez) un des Oracles de la Musique de ce temps, puisque sans le beau Livre qu'il a fait nous serions en queste de beaucoup de choses. Cepandant pour revenir à mon theme je vous diray qu'un jour j'ay oüy dire à un Grand, que pour gouster le vin avec delice il falloit boire plusieurs fois mais de petits coups, ainsi je vous diray que si vous desirez avoir de la satisfaction en vos oeuvres, il vous faut composer souvent mais peu à chaque fois, car sortant avec appetit de Table on a envie d'y plutost retourner, et la viande en proffite davantage, puisque l'on recule pour mieux sauter, et comme cela vous acquerrez une gloire qui sera perdurable et non passagere. Pour moy j'aymerois mieux qu'on ne m'eust jamais cogneu que si ceste cognoissance devoit finir en peu de [-246-] temps, et comme l'on dit du meschant: Periit memoria eorum cum sonitu, n'y ayant de plus glorieux que la reputation et particulierement celle qui est durable. C'est pourquoy Pompée ayant vaincu et fait prisonnier Tigrane Roy de Pont, il ayma mieux le remettre en son Royaume et le faire allié et confederé des Romains, que non pas de le retenir et mener en Triomphe avec luy dedans Rome, comme c'estoit la coustume d'user des ennemys et de leurs despoüilles, disant qu'il aymoit mieux la gloire d'un siècle, que celle d'un jour. Proffitez doncques de cecy et soyez plus avare de Musique, en vous souvenant que les choses rares sont précieuses. Cepandant excusez ma franchise et l'humeur Provençale qui m'oblige à tout dire, et particulièrement de publier que je seray jusques au dernier moment de ma vie,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
[-247-] LIV
MONSIEUR,
J'APPRENS tous les jours des nouvelles et l'on me confirme de plus en plus que despuis que vous estes dans cette Maistrise vous ne vous amusez qu'à thezauriser, au lieu de composer des nouvelles pieces et vous rendre toujours plus vertueux. Je voy bien que vous amassez pour lors que vous n'aurez plus de condition, mais cette consideration là, vous la fera perdre, car vous amassez une chose qui peut manquer, et vous ne faictes pas provision de ce qu'on ne vous scauroit oster, ainsi que répondit Stilpon au Roy Demetrius lorsqu'il saccagea Mégare, car l'ayant rencontré et le voulant favoriser luy demanda s'il n'avoit rien perdu du sien: Non dit-il Sire! Car la guerre ne scauroit piller la vertu. Pour moy je ne veux jamais rien avoir qui ne puisse nager avec moy, parce que j'ay espreuvé que par la vertu, les Gantez sont metamorphosez en Gigantez. Mes ennemys diront bien que c'est une Gasconnade, [-248-] mais je ne fais pas le Rodomont puisque je confesse que je n'ay rien de mon Estoc, et que sans icelle il y a longtemps que je serois reduit au petit pied. Par la Vertu Alexandre a merité le nom de Grand, et a plus acquis de Villes par cette qualité que par la force de ses armées. Par la Vertu on resiste à tous evenements aussi bien que la Palme et le Safran lesquels tant plus ils sont foulez, et plus ils se relevent. Par elle nous nous rendons formidables à nos ennemys, nous mesprisons les loüanges et les flatteries, et nous ne voulons autre prix que d'estre agreables à Dieu. La Noblesse n'est qu'un bien de nos ancestres: La Richesse se perd et fait perdre son possesseur: La Beauté est une disposition et une fleur de peu de durée: la Santé qui est si precieuse, se change facilement: Les forces se perdent par inconveniens: mais la seule vertu est une qualité immortelle. Socrate dit que si tous les biens du monde estoient d'un costé, ils ne monteraient pas plus qu'un atome au prix de la vertu. Mais parceque les Disciples veulent bien souvent rencherir sur leurs maistres, Platon son escolier dit bien davantage, car il confirme que si tous les biens de l'Univers estoient d'un costé et la vertu de l'autre, la derniere toucheroit le Ciel, et les premiers la terre. Vous devez estre content [-249-] que je vous donne cet advis, puisque je suis du plus proffond de mon ame
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
LV
MONSIEUR,
VOUS m'escrivez que vous estes maistres dans un des plus fameux Chappitre du Royaume en telle sorte que l'on y meurt de faim, et que vous n'y ferez pas long sejour, puisque les serviteurs ne sont jamais gueres riches là où les maistres sont pauvres. Prenez garde qu'ils ne fassent les souffreteux pour n'augmenter vos gages, car il est asseuré que quand les Chanoines auroient autant de Quadruples qu'un chien de puces en esté, ils ne s'en vanteront jamais. Ils n'espargnent que pour leurs parens, sans considerer que le bien d'Eglise est de la nature du Lierre, lequel avec le temps ruine la muraille où il est appuyé, outre qu'argent de doudaine si florit ne graine. Et d'ailleurs se soucient fort peu des Chantres, bien [-250-] ne seriez pas si capable, puisque rien n'empesche tant la vertu que les commoditez. Il faut nous contenter de ce que Dieu nous donne, et prendre le temps comme il est, les gens comme ils sont et les que nous fassions la pluspart de leurs charges dedans le Choeur. Neantmoins je ne vous conseille pas de quitter pour le subjet que vous dittes, puisque suivant quelques uns la pauvreté n'est un mal qu'en opinion; dont les pointes ne sont acerées que par la trempe de nos imaginations, et encore que plusieurs ayent dit qu'ils aymeroient mieux estre Ladres que Pauvres, faut aussi considerer que la pauvreté n'estant pas vice n'est pas aussi reprochable. Et vous sçavez bien qu'il n'y a point de pauvreté si souffreteuse qu'elle ne trouve de quoy vivre et que puisque Dieu a soin des oyseaux il aura bien soin des hommes. Ha! qu'il pleust à Dieu que nous fussions de l'humeur de nos anciens Peres lesquels ne cherchoient autres richesses que les fruits de leurs labourages. Mais despuis que l'homme a esté curieux d'ouvrir les flancs de la terre pour en arracher les Mines d'or et d'argent, la concupiscence et la division ont esté semées par tout, c'est pourquoy disoit Senecque les Dieux estoient plus propices et favorables quand il n'estoient que de terre que despuis [-251-] qu'ils ont esté d'or et d'argent. Proffitez donc (cher amy) de ce que je vous dis et croyez que celuy n'est pas riche qui a beaucoup, mais seulement celuy qui a assez, et que si vous aviez plus des moyens vous heures comme elles se trouvent. Agréez mes admonitions puisqu'elles partent de mon affection et du desir que j'ay d'estre toute ma vie
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
LVI
MONSIEUR,
IL est veritable ce qu'on dit par Proverbe, qu'il y en a qui battent le buisson et d'autres prennent les oyseaux, et comme il arrive au chien, lequel prend le Lievre et son Maistre le mange, de mesme j'ay fait un Air qui a passé pour bon et un Chantre du Roy en a eu la recompense, lequel l'ayant chanté devant Madame de Savoye il en eut cinquante [-252-] demy Louys de present. Je ne m'en fasche pas puisqu'il est de mes amys, mais j'ay regret que l'ayant despuis veu et visité, il a paru plus froid en mon endroit que de coustume. J'estime que vous ne serez pas de cet humeur, c'est pourquoy je vous en veux faire part, accompagné de quelques autres:
Dedans céte plaisant desbauche
A toy frere de ce vin bon
Moy boy de mon main gauche
Si tu donne à moy du Jambon,
Toy verra moy fredonner en cadence
Colimtampon
Vive bonne France et Louys de Bourbon
Colimtampon.
Grand mercy frere camarade
Moy va t'en faire la raison
De céte canonade
Et n'y a Suisse ny Grison,
Qui de bon coeur ne fredonne en cadence
Colimtampon
[-253-] Vive bonne France et Louys de Bourbon
Colimtampon.
Quand au combat on me resveille
Moy prend toujours pour gabion.
Le tour d'une bouteille
Et veux avoir le Morrion,
Si de bon coeur ne fredonne en cadence
Colimtampon
Vive bonne France et Louys de Bourbon
Colimtampon.
Il me semble que les Musiciens ne devroient chanter que des Airs à boire et laisser ceux d'amour pour les filles, puisqu'elles ne vont que sous l'Estandar de Cupidon comme nous autres soubs celuy de Bacchus; d'ailleurs les chansons d'amour attristent, et celles à boire resjouyssent. Voila pourquoy un Religieux m'en ayant un jour demandé, je luy dis: Mon Pere vous ne serez pas marry que je vous en donne à boire plutost que d'Amour, puis que l'un vous est deffendu et non pas l'autre: ce qu'ayant trouvé bon, j'ay pensé que vous auriez le mesme sentiment. Doncques pour cete raison là, je vous envoye encore cestuy-cy:
[-254-] Que ton esprit a peu d'adresse
De chercher le respos
Dans les doux yeux d'une Maistresse.
Puisqu'il habite dans les pots
C'est là dedans qu'on void des charmes
Qui ne demandent point de larmes
Que pour nous rendre plus dispots.
Ne vois-tu pas que le Caprice
Qui te rendoit resveur
N'a rien d'egal à ce delice
Dans lequel nage le beuveur
Et qu'un Ivrongne a plus de grace
Portant le feu dessus la face
Qu'un triste Amant dedans le coeur.
He bien! ne confesserez-vous pas que les Airs de Table ont autre grace que ceux du Lict, et que celuy-là n'est pas bon maistre en cette composition qui ne fait pas mieux les premiers que les derniers. On dit pourtant que Monsieur Boesset qui est [-255-] excellent en toutes les oeuvres, il n'en fait point à boire, de quoy ne se faut pas estonner (cher amy) car s'il avoit cette qualité il seroit parfait, et vous sçavez que Nemo perfectus nisi solus Deus. Toutes fois il faut confesser que Monsieur Moulinier fait bien tous les deux, puis que nous avons des Airs de sa façon de l'une et de l'autre espece qui ne se peuvent pas imiter. Ceux de Monsieur Lambert ne sont pas mauvais, puis qu'ils ont l'adveu des Dames de Paris, et lesquels Monsieur Bertaut chante de si bon coeur. Mais je n'y porteray point d'envie pourveu que vous ayez agreable ceux que je vous envoyeray, et particulierement cestuy-cy:
[-256-] Voici le meilleur Cabaret
Amis en deux coups de foret
A ce tonneau faisons saigner la playe,
Ha! que les vins de Sainct-Germain en Laye
Sont merveilleux et bons
D'avoir fait provigner la tige des Bourbons.
Que ces beaux jardins d'alentour
Font un agreable sejour
De qui l'objet fait mourir l'humeur noire,
Ha! qui seroit jamais lassé de boire
Dans ces grottes sans jour
Ou l'ennemy du vin s'accorde avec l'amour.
Icy sous ces pampres touffus
Parmy ces feuillages confus
Sylene apprit l'Art de l'Ivrognerie.
L'Air n'y ressent qu'un goust d'espicerie
Qui provoque à propos
Les pointes de la soif à bien vider les pots.
Le plus souvent lors que nous chantons des Airs d'amour proche d'une Maistresse, nous ne faisons que nous eschauffer et alterer tout ensemble, sans entirer aucun soulagement, mais alors que nous entonnons [-257-] un Air à boire pres de la Bouteille, si nous nous alterons ou eschauffons d'un costé, à tout le moins nous avons sans danger ny hazard de quoy esteindre nostre flamme de l'autre. C'est pourquoy (cher amy) j'ay resolu de garder deux choses inviolables, sçavoir, de ne point parler des femmes et de l'Estat, et comme dit l'Italien: Del tempo et de la Signouria, non li donare fantasia, et sur ce propos j'ay fait cet air:
Allons boire mon camarade
Tenons ferme contre ces plats
Qui sont remplis de cervelats,
Passons sur eux nostre boutade.
Mon Dieu! que je trouve de goust
Et de plaisir en ce ragoust.
Ne nous rompons donc plus la teste
De tous ces affaires d'Estat
Allons commettre un attentat
Contre un levraut qu'on nous appreste.
Mon Dieu! que je trouve de goust
Et de plaisir en ce ragoust.
Apres cela je ne vous sçaurois plus rien dire sinon [-258-] qu'ayant esté pourveu d'une Chanoinerie par Monseigneur l'Evesque d'Auxerre depuis ce matin, je pense que je ne suis pas seulement obligé de prier pour sa prosperité et de m'en aller le remercier, mais encore de boire à sa santé. Pour cet effect, je traite aujourd'hy à soupé tous mes camarades, où je vous laisse à penser comme nous en filerons. Je regrette de n'y estre assisté de vostre presence, mais ne se pouvant, je me contenteray pour à ceste heure d'estre,
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.
LVII
MONSIEUR,
ON dit que la vie du chrestien consiste toute en esperance, c'est pourquoy les Musiciens estant tels, lorsqu'ils veulent voyager ou vicarier, ils font ordinairement plus de provision d'Esperance que [-259-] d'Argent, parce que l'un est plus aisé à recouvrer que l'autre. Et puisque l'Esperance est tout à fait necessaire dans les affaires du monde, je pense qu'il sera bon d'en dire quelque mot. Doncques je vous feray entendre, que l'Esperance chasse le soucy. Elle fait entreprendre des choses les plus difficiles, distingue les Doctes (dit Bias) d'avec les Ignorans. Alexandre l'estima tant qu'il ne se reserva autre chose. Venceslaus, Roy d'Hongrie chassé de ses Estats, disoit que l'Esperance qu'il avoit en Dieu le remettroit dans son royaume, ce qui fut. Celuy-là espere en vain qui ne craint pas Dieu. Ciceron dit que celuy ne se faschera ny resjouyra outre mesure qui mettra son Esperance en sa propre Vertu. L'Esperance doit servir d'esguillon pour nous donner courage à poursuiure nos entreprises. Car par la nonchalance nous sommes bien souvent deboutez de nos pretentions. Nous devons toujours bien Esperer, mais il faut estre preparé à tous evenements. En Esperant il ne faut pas qu'il vous arrive de dire, je n'y pensois pas. L'Esperance d'un bien futur, addoucit les calamitez presentes. Il ne faut jamais perdre coeur pour les adversitez, mais chaque jour esperer des meilleures choses. Les calamitez à la fin se lassent elles mesmes; les vents ne soufflent pas [-260-] sans cesse, et les bien-heureux ne sont pas tousjours bien fortunez, mais celuy-là est homme de bien, qui est tousjours remply de bonne Esperance. Thales disoit que c'estoit la chose la plus commune, parce qu'elle demeure encore à ceux qui ont tout perdu. Il ne faut pas pourtant faire comme Pirrus, puisqu'il perdoit par Esperance, ce qu'il acquerroit par effetz, ny comme Coesar, lequel mené par des nouvelles Esperances contre les Parthes, n'estant pas encore content de l'Empire romain, il fut tué dans le Senat. Mais ayant une fortune mediocre il me semble qu'il ne faudroit plus esperer qu'en Dieu, puisque c'est en luy qu'est le port de salut et l'ancre de bonne Esperance, comme tout mon contentement est d'estre
Monsieur,
Vostre serviteur,
A. Gantez.