TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: DIDPET TEXT
Author: Diderot (ou d'Holbach), Denis
Title: Au petit Prophête de Boesmischbroda; au grand Prophête Monet; à tous ceux qui les ont précédés et suivis, et à tous ceux qui les suivront
Source: Au petit Prophête de Boesmischbroda (Paris, 1753; reprint ed. in La Querelle des Bouffons, Genève: Minkoff, 1973), 1:413-428.

[-1-] Semper ego auditor tantùm?

[-3-] Au petit Prophête de Boesmischbroda; au grand Prophête Monet; à tous ceux qui les ont précédés et suivis, et à tous ceux qui les suivront.

SALUT.

J'Ai lû, Messieurs, tous vos petits Ecrits; et la seule chose qu'ils m'auroient apprise, si je l'avois ignorée, c'est que vous avez beaucoup d'esprit et beaucoup plus de méchanceté. Ce jugement vous paroîtra sévere, j'en suis sûr; mais je le suis bien davantage que vous n'en serez point offensés. Ne vous accordai-je pas le titre important pour votre vanité, le titre par excellence, le titre que rien ne remplace et qui supplée [-4-] à tout, l'unique qualité dont il me semble que vous vous souciez. Mais après vous avoir laissé faire les beaux esprits et les inspirés, tant qu'il vous a plu, pourroit-on vous inviter à descendre de la sublimité du bon mot et à vous abaisser jusqu'au niveau du sens commun?

Nous avons reçu de vous toutes les instructions, toute la lumiere qu'il étoit possible de tirer de l'ironie et même de l'invective. Vous nous avez suggéré des règles fort utiles sur la maniere dont il convient aux gens de Lettres de se traiter, sur le respect qu'ils se doivent et dont ils ont raison de donner l'exemple aux gens du monde, et sur le rôle indécent qu'ils joueroient, si, semblables aux animaux féroces que les Anciens exposoient dans leurs amphitéatres, ils s'entre-déchiroient impitoyablement, pour servir de passe-tems et de risée à ceux qu'ils [-5-] devroient instruire, ou peut-être mépriser. Mais ces règles ne font rien à l'état de la question présente.

Il s'agissoit de sçavoir quelle est des Musiques Italienne et Françoise, celle qui l'emporte par la force, la vérité, la variété, les ressources, l'intelligence, et cetera et depuis deux mois que vous vous piquotez, de quoi s'agit-il encore? De la même chose. Continuez, Messieurs, sur ce ton pendant deux ans, pendant dix; les Oisifs auront beaucoup ri, vous vous en détesterez infiniment davantage, et la vérité n'en aura pas avancé d'un pas.

Je sçais que des espéces d'Ecrivains qui n'ont ni Philosophie dans l'esprit, ni connoissance de la Musique, tels qu'il y en a malheureusement plusieurs parmi vous, ne feront jamais rien pour elle. Mais n y a-t-il pas assez long-tems que ceux qui ne valent rien du tout, et ceux qui valent infiniment, sont à peu [-6-] près sur la même ligne? Jusques à quand faudra-t-il que dure l'honneur usurpé des uns, la sorte de dégradation des autres, et le ridicule d'une querelle ménagée si mal-adroitement, qu'il y a tout à perdre pour les raisonneurs, et tout à gagner pour de méchants petits plaisants?

Que les insectes cachés dans la poussiere soient enfin dispersés par un combat plus sérieux, et ne soient apperçus dans la suite qu'aux efforts qu'ils feront peut-être encore pour piquer les pieds des Luteurs. Songez que ce n'est ni à l'aiguillon ni au bourdonnement, mais à l'ouvrage, qu'on reconnoîtra parmi vous qui sont les guêpes et qui sont les abeilles. Je m'adresserai donc à celles-ci, de quelque Coin qu'elles soient, et je leur dirai, Voulez-vous qu'on vous distingue? Faites du miel.

Si vous n'attendiez que l'occasion, je vous la présente. Voici deux grands [-7-] morceaux. L'un est François, l'autre est Italien; tous deux sont dans le genre tragique. La Musique du morceau François est du divin Lulli; la Musique du morceau Italien n'est ni de l'Atilla, ni du Porpora, ni de Rinaldo, ni de Leo, ni de Buranelli, ni de Vinci, ni du divin Pergolese. L'un comprend les trois dernieres Scènes du second Acte de l'Opéra d'Armide, Plus j'observe ces lieux, et plus je les admire.... Au tems heureux où l'on sçait plaire.... avec le fameux Monologue Enfin il est en ma puissance.... L'autre est composé du même nombre de Scènes. Ces Scènes sont belles et dignes, j'ose le dire, d'entrer en comparaison avec ce que nous avons de plus vigoureux et de plus pathétique. Elles se suivent, et la premiere est connue par ces mots, Solitudini amene, ombre gradite, qùi per pochi momenti lusingate pietose i miei tormenti.... [-8-] Les situations des Héroïnes sont aussi semblables dans ces deux morceaux qu'il est possible de le désirer. Celui d'Armide commence par le sommeil de Renaud; celui de Nitocris, par le sommeil de Sésostris. Armide a à punir la défaite de ses guerriers, la perte de ses captifs et le mépris de ses charmes. Nitocris a à venger la mort d'un fils et d'un époux. Toutes les deux ont le poignard levé, et n'ont qu'un coup à frapper pour faire passer leur ennemi du sommeil au trépas; et il s'éleve dans le coeur de l'une et de l'autre un combat violent de différentes passions opposées, au milieu duquel le poignard leur tombe de la main.

L'Opéra d'Armide est le chef-d'oeuvre de Lulli, et le Monologue d'Armide est le chef-d'oeuvre de cet Opéra; les défenseurs de la Musique Françoise seront, je l'espere, très-satisfaits de mon choix: cependant, ou j'ai mal [-9-] compris les enthousiastes de la Musique Italienne, ou ils auront fait un pas en arriere, s'ils ne nous démontrent que les Scènes d'Armide ne sont en comparaison de celles de Nitocris, qu'une psalmodie languissante, qu'une mélodie sans feu, sans ame, sans force et sans génie; que le Musicien de la France doit tout à son Poëte; qu'au contraire le Poëte de l'Italie doit tout à son Musicien.

Courage, Messieurs les Ultramontains, picciol giro, mà largo campo al valor vostro; ramassez toutes vos forces; comparez un Tout à l'autre; des parties semblables à des parties semblables; suivez ces morceaux mesure à mesure, tems à tems, note à note, s'il le faut. Et vous, mes compatriotes, prenez garde. N'allez pas dire que la Musique d'Armide est la meilleure qu'on puisse composer sur des paroles Françoises. Loin de défendre [-10-] notre mélodie dans ce retranchement, ce seroit abandonner notre langue. Il faut s'attacher ici rigoureusement aux sons. Il ne s'agit pas de commettre Quinault avec le Métastase. Les transfuges du parti François ne sont déja que trop persuadés que ce Quinault est leur ennemi le plus redoutable. Il s'agit d'opposer Lulli à Terradellas, Lulli, le grand Lulli, et cela dans l'endroit où son rival même, le jaloux Rameau, l'a trouvé sublime. Peut-être le morceau de Nitocris n'a-t-il pas, comme celui d'Armide, le suffrage des premiers maîtres d'une Nation; mais n'importe, je connois les défenseurs de la Musique Italienne, ils se croiront assez forts pour négliger ce désavantage.

Si le défi est accepté d'un côté avec la même franchise qu'il est proposé de l'autre, j'espere que bientôt la face du combat changera, que les raisons succéderont aux personnalités, le sens [-11-] commun à l'épigramme, et la lumiere aux prophéties. C'est alors que le Public, devant qui les titres auront été comparés sans indulgence et sans partialité, pourra décider avec connoissance et sans injustice.

Si du Milieu du Parterre, d'où j'éleve ma voix, j'étois assez heureux pour être écouté des deux Coins et que la dispute s'engageât avec les armes que je propose, peut-être y prendrois-je quelque part. Je communiquerois sans vanité et sans prétention ce que je puis avoir de connoissance de la langue Italienne, de ma langue, de la Musique et des beaux Arts. Je dirois ma pensée, quand je la croirois juste, tout prêt à rendre grace à celui qui me démontreroit qu'elle ne l'est pas. Eh, qu'avons-nous de mieux à faire que de chercher la vérité et que d'aimer celui qui nous l'enseigne? S'il a de la dureté dans le caractère, comme il arrive [-12-] quelquefois; pardonnons-lui ce défaut, quand il nous en dédommagera par des observations sensées et par des vues profondes. La Nature ne nous présente la plus belle des fleurs qu'environné d'épines, et le plus délicieux des fruits qu'hérissé de feuilles aigues. Ceci est une leçon que je me fais d'avance à moi-même, afin que si quelqu'un se croit offensé par cet Ecrit et me répond avec aigreur, rien ne m'empêche de profiter de ses raisons.

Au reste, Messieurs, vos Brochures étant toutes anonymes, j'ai parlé jusqu'à présent sans avoir personne en vue. Pour inviter à se taire, s'il est possible, ceux d'entre vous qui ignorent les deux langues et qui ont à peine une teinture de Musique, il n'étoit pas nécessaire que je m'exposasse à commettre la double injustice d'attribuer à quelqu'un en particulier un Ouvrage qu'il rougiroit peut-être [-13-] d'avoir fait, ou de lui en ôter un dont il se félicite sans doute d'être l'Auteur. Je n'ai qu'un but, et j'y aurois atteint, si par hazard cette mauvaise Lettre occasionnoit un bon Ouvrage. Je suis, et cetera....

Messieurs,

Votre, et cetera

A Paris, ce 21. Février 1753.


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