TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
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Author: Ménestrier, Claude-François
Title: Des Representations en musique anciennes et modernes
Source: Des Representations en musique anciennes et modernes (Paris: René Guignard, 1681; reprint ed. Genève: Minkoff, 1972) ff.air-eiiijv, 1-155.
[-f.air-] REPRESENTATIONS EN MUSIQUE ANCIENNES ET MODERNES.
A PARIS,
Chez René Guignard, ruë Saint Jacques, au grand saint B<.>sile.
M. DC. LXXXI. Avec Privilege du Roy.
[-f.aijr-] A MONSEIGNEUR HOTMAN CHEVALIER, SEIGNEUR DE FONTENAY VERNANCES ET AUTRES LIEUX, CONSEILLER D'ESTAT ORDINAIRE ET INTENDANT DES FINANCES DE FRANCE.
MONSEIGNEVR,
Les spectacles ingenieux ne sont pas indignes de l'attention et de l'application des Sages, et je me persuade, que pour delasser vôtre esprit des occupations continuelles que vous donne une Charge [-f.aijv-] considerable dans l'Etat, vous ne refuserez pas quelques heures à la lecture de cét ouvrage, où je traite des actions en Musique, et des divertissemens où elle a la meilleure part. Vous avez un goût delicat pour tout ce qu'il y a de spirituel dans le commerce des Lettres, comme vous avez un juste discernement pour tout ce qui porte le Caractere de cette Antiquité sçavante, qui nous doit servir de Regle dans les ouvrages d'esprit. La nouvelle Historique du Voyage du Vallon tranquille, où vous étes l'un des principaux Acteurs parmy des personnes du premier Ordre en ces sortes de connoissances, me l'avoit déja appris, mais j'en ay beaucoup plus découvert en ces Entretiens où vous donnez accez à vos Amis, et à ceux qui ont l'honneur de vous approcher, la liberté de penetrer dans cette étenduë de genie qui vous est si naturelle. C'est là, MONSEIGNEVR, que vous [-f.aiijr-] soûtenez toute la dignité de l'honnête homme, aussi bien que la haute reputation que vous avez aquise dans les grandes affaires, et dans les Emplois importans. C'est avec cette penetration, et cette facilité de genie que vous voyez dans les choses les plus difficiles, ce que peu de personnes y pourroient appercevoir, et sans vous laisser éblouïr de l'éclat de la Fortune, vous donnez tout à la Raison dans les jugemens que vous faites, parce que dans ces jugemens vous n'avez égard qu'à la Iustice.
C'est à ce Tribunal que je presente la discussion que je fais de la Musique des Anciens, et l'Histoire de son retablissement sur le Theatre. Ie conduis ces Representations jusqu'à leurs premieres Sources, à ces Sources pures et claires, qui vous sont si connües, que c'est de cette connoissance que vous vient l'inclination que vous avez pour les gens de Lettres, et pour [-f.aiijv-] leurs ouvrages. Vous n'aimez pas moins les beaux Arts, et entre ces Arts la Musique a des Charmes qui vous touchent d'autant plus, qu'ils sont plus spirituels. L'Harmonie de ces Concerts a tant de rapport avec celle des mouvemens de vôtre Ame, qu'il est aisé de connoître ce qui vous la fait si fort aimer. C'est sur quoy j'ose me flatter, que cét ouvrage trouvera auprés de vous la protection que je vous demande, et que vous me permettrez en méme-temps de publier que je suis avec autant de passion que de respect,
MONSEIGNEVR,
Vôtre tres-humble, et trés-obeïssant Serviteur
[-f.aiiijr-] PREFACE.
SI les Spectacles publics font une partie de la Philosophie des Images que je me suis proposée comme la fin de mes études, lorsque j'étois attaché à enseigner les lettres humaines, je ne dois pas omettre entre ces spectaclcs ingenieux les actions en Musique, qui expriment si naïvement les affections de l'Ame, et font si agreablement la peinture de nos moeurs pour nous appendre à les regler. Ces Representations ont deux Parties, le Chant, et les Mouvemens Harmoniques du corps, et ce sont ces deux parties qui font le Caractere de la Musique Dramatique. Il y a dans l'Histoire-Sainte des exemples [-f.aiiijv-] frequens de l'une et de l'autre; Tous les anciens Poëtes en ont parlé, et c'est à ces deux sortes d'Exercices, que Virgile fait occuper ceux qui jouissent du repos éternel dans les Champs Elysiens.
[6. Aeneid. in marg.] Pars pedibus plaudunt choreas, et carmina dicunt.
Nec non Threïcius longa cum veste Sacerdos
Obloquitur numeris septem discrimina vocum,
Iamque eadem digitis, jam pectine pulsat eburno.
Les Choeurs de l'ancienne Tragedie unirent ces deux especes de Representations pour exprimer l'harmonie du Ciel, et les mouvemens des Astres. [Marius Victorinus. in marg.] Car pour philosopher sur ces Mysteres dont les Grecs firent autrefois une partie de leur Religion, et de leurs Ceremonies, ce fut [-f.avr-] autour des Autels, et au milieu des Sacrifices qu'ils commencerent à chanter les loüanges de leurs fausses Divinitez, et à representer par des mouvemens harmoniques de droit à gauche, et de gauche à droite les mouvemens du Ciel et des Planetes. Ils donnerent le nom de tour ou de Strophe au mouvement de droite à gauche et celui de retour ou d'Antistrophe au mouvement de gauche à droite. Puis se tournant vers les Images de leurs Dieux, et chantant sans se mouvoir, ils representoient la fermeté de la Terre par celle de tous les Acteurs, et donnerent à ce chant le nom d'Epode.
Cette Musique Dramatique est selon Horace, le plus ancien des Spectacles de la Grece. Puisque Thespis fut le premier qui fit voir ces actions qui n'étoient alors que des Chansons à boire propres du temps de la Vendage.
[-f.avv-] [Horat. in Art. Poët. in marg.] Ignotum Tragicae genus invexisse camenae
Dicitur et plaustris vexisse poëmata Thespis,
Quae canerent, agerentve peruncti foecibus ora.
S'il falloit juger de la Musique des Anciens par ces premiers commencemens, j'avoüe qu'elle seroit bien imparfaite, et qu'elle ne meriteroit pas que l'on y fit attention. Cependant tous les autres Arts ont commencé de cette sorte, et la Poësie Epique aussi bien que la Dramatique qui furent si parfaites chez les Grecs, ne furent pas moins imparfaites quand on commenca à les cultiver. Horace a décrit la naissance et le progrés de ces actions en Musique. Les ouvrages Grecs qui nous restent, nous font voir jusqu'où alla cette nation sçavante, qui a eu le bonheur de perfectionner presque [-f.avjr-] tous les Arts, si elle n'a pas eu l'avantage de les inventer. Comme on raisonneroit mal si on disoit que cette Nation n'a pas connu l'Architecture, parce qu'elle a été quelque temps sans avoir les trois Ordres, qui font encore aujourd'huy ce qu'il y a de plus parfait en cét Art, il ne faut pas juger de sa Musique par les premiers essais qu'elle en fit.
[Atthen. Lib. 8. Ch. 11. in marg.] Athenée à qui nous devons la connoissance d'une infinité de choses qui étoient en usage parmy les Grecs, dit que Phanius le Peripateticien écrivoit au second livre des Poëtes, que de son temps on tenoit que Stratonique l'Athenien avoit le premier ajouté plusieurs Chordes au Luth, et que non seulement il avoit trouvé la diversité des accords, mais encore inventé le moyen de les noter pour la diversité des parties. Le Trepied harmonique [-f.avjv-] qu'Artemon a si bien decrit, et dont le méme Athenée fait mention, [l. 4. Ch. 9. in marg.] nous est une preuve evidente des Contreparties de la Musique des Grecs, puisqu'étant composé de trois Violons attachez à un méme corps, on les faisoit tourner sur un pivot avec tant de vitesse, que l'on pouvoit joüer trois modes differens en méme temps, comme si autant de personnes avoient joué de trois Instrumens differens sur divers tons, pour faire divers accords. Philochore au troisiéme livre de son Atthys dit, que ce fut Lysandre le Sicyonien, qui changea la maniere simple des Instrumens, et qui enseigna le moyen de les accompagner de la voix, la faisant enfler pour la faire entendre avec les Instrumens. Il fit les accords du Violon et de la Flûte, et des voix avec ces Instrumens. Il enrichit la Musique, la rendit incomparablement [-f.avijr-] plus douce, et plus sçavante qu'elle n'étoit, inventa les Duo, les Trio, et les quatre parties, les fugues, et le contrepoint, le jeu de Flûtes, et le Magadis, et fit mieux chanter les voix qu'elles ne chantoient avant lui. Il nommoit le chant de plusieurs parties le chant de sons contraires. Les Grecs avoient aussi une double Tablature, l'une pour les Instrumens et l'autre pour la voix, et parce que l'une des deux étoit toûjours le Dessus et l'autre la Basse, ils leur donnoient ces deux noms. Il s'est perdu plusieurs livres semblables à ceux de Philocore, dont nous tirerions de grandes connoissances si ces livres étoient venus jusqu'à nous. Enfin on peut dire qu'il en est de la Musique des Anciens, comme des autres Arts, tandis qu'ils ont été imparfaits, plusieurs en ont écrit pour chercher les moyens de les perfectionner, [-f.avijv-] et quand ils ont été plus connus on a cessé d'en écrire, les Grecs ayant toûjours eu cette reserve, de ne pas rebattre sur les mémes matieres quand elles étoient suffisamment éclaircies.
Aux representations en Musique, j'ay joint les Festins, les Sapates, et les autres Fêtes, où la Musique a la meilleure part, parce que ce sont comme des suites de ces representations. Herodote a observé au neuviéme Livre de son Histoire, que c'étoit la coûtume des Rois de Perse de faire tous les ans pour le jour de leur naissance des Fêtes publiques que l'on appelloit du nom de Tycte, c'est à dire Fêtes completes, parce que rien n'y manquoit pour l'abondance des Viandes, les Jeux, les spectacles, et la Musique.
Alexandre apprit des Persans à faire de semblables Fêtes aux Nopces de ses amis, et Chares [-f.aviijr-] qui les a decrites au dixiéme Livre de ses Histoires, parle d'une Sale prodigieuse de trois Stades de tour soûtenuë de plusieurs Colonnes de vingt Coudées de hauteur, couvertes de Lames d'Or et d'Argent, de cent lits à manger disposez autour des Tables ou la Richesse des Tapis et des Etoffes d'Or et de Soye, les Tapisseries de paysages, de Chasses, et d'Animaux, et le Lit du Roy dont les pieds étoient de fin Or, égaloient la Magnificence des Peuples qu'il aveit vaincus; et dont ces meubles prétieux étoient les riches dépouilles. Il y eut à ces Festins des Spectacles de toutes sortes, des Ballets, des Jeux de Flûtes, des danseurs de Corde, des Actions en Musique, des Tragedies, des Comedies, et des presens, dont Chares fait un détail si exact, qu'il nomme les sujets de ces actions, les principaux Acteurs, [-f.aviijv-] et ceux qui joüoient des Instrumens.
[Socrat. Rhod. L. 3. belli civilis. in marg.] Marc Antoine étant à Athenes, fit à l'honneur de Bacchus, une de ces Fêtes sur un vaste Theatre de Verdure, qui representoit la Grotte de ce Dieu, avec tous les ornemens des Jeux qui se faisoient à son honneur, ce fut de Cleopatre qu'il apprit à faire ces Fêtes accompagnées de Musique. Chaque Pays a ses usages. L'Italie a retabli les actions en Musique, les Ballets sont plus en usage parmy nous, les Espagnols ont leurs courses de Taureaux, et leurs Parejas. La Cour de Savoye les Sapates, et les Fêtes pour le jour de la naissance de ses Princes. En Allemagne les Wirschafts sont en usage; et sont des pieces composées de Mascarades, de <B>allets, de Chansons, et de Festins. Cét usage s'est introduit comme celui des anciens Tournois que [-f.eir-] l'Empereur Henry surnommé l'Oiseleur institua pour exercer la Noblesse en temps de Paix, pour la tenir unie et pour terminer ses differends dans ces assemblées de Fêtes et de réjouissances. Le Wirschaft eut une semblable Origine, et le prince chez qui se faisoit l'Assemblée pour recevoir plus agreablement ses Hôtes, faisoit de son palais une Hôtellerie dont il faisoit luy-méme l'Hôtelier, et pour ôter toutes les occasions de querelles et de demêlez pour les rangs et les preseances, on tiroit au sort les personnages que chacun devoit representer, affectant d'y aller deguisez en pelerins, et en peuples de diverses Nations, ou en Bergers, en Artisans, en Docteurs, en Medecins, en Marchands et cetera. Quand la Princesse de Danemarck fut mariée au Duc de Holstein il y eut un de ces Wirtschafts ou de ces Hôtelleries [-f.eiv-] Le sort y donna au Roy le personnage de Seigneur polonois la Reine eut celui de coupeuse de Bourses, le Prince de Danemarck qui regne à present, y fit le personnage de Garçon Barbier qui vouloit raser tout le monde, le Duc de Holstein, de Marchand de Toile, l'Ambassadeur de Hollande, de Capitaine de Vaisseau, et c'est ainsi que l'on prend plaisir de se deffaire de tous les airs de grandeur pour se divertir plus agreablement et sans contrainte sous ces figures de divers états et des emplois les plus vils et les plus plaisans.
La Musique n'est pas essentiellement attachée à ces divertissemens, elle en a fait neantmoins assez souvent un des principaux Ornemens. Il y a des Wirtschafts et des Sapates sans Musique. Lorsque le feu Duc de Savoye voulut reconnoître les services de Monsieur le Marquis [-f.eijr-] de saint Maurice son Ambassadeur en France, il lui envoya deux Sapates, l'un pour ce Seigneur, et l'autre pour la Marquise sa Femme. C'étoient deux grands paquets où l'on trouvoit diverses choses à mesure qu'on les developpoit, avec des Vers et des Devises propres aux choses qu'ils developpoient, et capables d'exciter la curiosité, jusqu'à ce qu'enfin il trouva dans le fond du Paquet l'Ordre de l'Annonciade, que ce Prince lui envoyoit, et la Marquise trouva dans le sien des lettres de Dame d'Atour de Madame Royale.
Il n'y a guere de Cours en Europe où l'on ne fasse aujourd'hui quelques-unes de ces Fêtes, ce qui m'a fait croire que l'on seroit bien aise d'en apprendre et l'origine et les Regles. Cette étude de ma jeunesse sur la philosophie des Images, étoit conforme à mes emplois, quand j'y [-f.eijv-] donnay mes premieres applications, et ces remarques, pouvant servir à ceux qui sont occupez à de semblables emplois, on a crû que je ne devois pas les supprimer en un temps où des études plus serieuses m'attachent à d'autres fonctions. Ces connoissances portent avec elles un Caractere d'erudition, qui peut étre de tous les âges, et ce qui s'ecrit Historiquement et critiquement de quelque matiere que ce soit peut s'écrire en tous les temps. Le Traité des Ballets fera la seconde partie des Representations en Musique, aprés quoi je pourrai donner tous les autres Spectacles, les Illuminations et les Feux de joye, la reception des princes, les appareils funebres, les decorations sacrées, les processions accompagnées de Machines et de Representations. J'ay déja donné les Carrousels, les courses sur la Neige et sur [-f.eiijr-] la Glace, et les divertissemens qui se font sur l'eau, car je reconnois trois sortes d'Images, dont je compose tout le corps de mon ouvrage. Des Images de la parole et du discours qui sont l'Histoire, la poëtique, et la Rhetorique, ou l'Art de persuader. L'Histoire peint les choses qui se sont faites pour les representer à la memoire. La poësie qui n'est qu'une faiseuse d'Images, travaille pour l'Imagination. Et l'Art de persuader qui a ses Figures et ses Images pour la persuasion, travaille à gagner le coeur et la volonté. La philosophie peint pour l'esprit, comme ces trois autres Arts travaillent pour la memoire, l'imagination, et le coeur.
Les Spectacles sont les Images d'action. Et enfin les Hieroglyphiques, les Medailles, les Emblemes, les Devises, les Armoiries, les Symboles, et les [-f.eiijv-] Enigmes sont les dernieres Images sçavantes, desquelles je compose le grand Corps de la philosophie des Images, dont ce Traité est une partie, aussi bien que huit on dix autres que j'ai déja rendu publics.
[-f.eiiijr-] ERRATA
Les principales fautes à corriger, sont dans le Grec, des accents, des liaisons de mots, et quelques lettres changées, que les Sçavants connoîtront aisemont.
PAge 12, Mensaschim, lisez Menaschim.
page 48. l' e Capitano, lisez e'l Capitano,
62. contracter, lisez contraster.
page 134. ou disputa, lisez on disputa.
page 202. qu'ils vouloit en immoler. Lisez qu'ils vouloient immoler.
page 297. Femme à Pierron le Poivre, il est ainsi dans l'Historien, au lieu et Femme de Pierron.
Les autres fautes sont peu considerables.
[-f.eiiijv-] Extrait du Privilege du Roy.
PAr grace et Privilege du Roi, en date du 2. Fevrier 1679. signé le Normant, seellé. Il est permis au Pere Menestrier, de la Compagnie de Jesus, de faire imprimer par qui bon lui semblera, en un ou plusieurs Volumes, La Philosophie des Images qui traite des Spestacles, de l'Histoire, et de l'usage des Devises Hieroglyphes, Blasons, et cetera en tel Volume, Marge, Caracteres, et autant de fois que bon lui semblera, pendant le temps et espace de six années consecutives, à commencer du jour que chaque Volume sera achevé d'être imprimé. Et defenses sont faites à tous Libraires, Imprimeurs et autres, d'imprimer ou faire imprimer, vendre, et distribuer ledit Livre sous quelque pretexte que ce soit, sur peine de Confiscation des Exemplaires contrefaits, amande arbitraire, dommages et cetera comme il est plus au long porté par ledit Privilége.
Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, le 19. Avril, 1679. suivant l'Arrest du Parlement du 8. Avril 1613. et celui du Conseil privé du Roy du 27. Fevrier 1668.
Signé Couterot Syndic.
Ledit Pere Menestrier a cedé au Sieur René Guignard ce Privilege pour l'Impression des Representations en Musique, anciennes et modernes, qui font partie de son grand ouvrage de la Philosophie des Images.
[-1-] DES REPRESENTATIONS EN MUSIQUE ANCIENNES ET MODERNES. ENtre les Spectacles publics, que le seul plaisir semble avoir introduit dans le monde pour le divertissement, les représentations en Musique doivent tenir le premier rang, parce qu'elles sont d'une institution plus ancienne, que la pluspart des autres spectacles, que les Grecs et les Romains inventerent pour réjoüir le peuple, et pour servir en même-temps à la magnificence de leurs Festes et de leurs ceremonies. Il est vrai que c'est le dernier de tous les divertissemens que nôtre nation ait receu, parce qu'ayant toûjours fait profession [-2-] d'une vertu mâle et guerriere, elle a preferé les exercices militaires, et les spectacles heroïques des Combats, et des tournois à ces paisibles divertissemens de la Musique. Il n'y a guere plus de vingt ans, que ces représentations ont commencé à paroître sur les theatres de France, et comme elles sont moins connuës en ce pais, qu'en Italie, où elles sont frequentes depuis plus d'un siecle, je crois que l'on sera bien aise d'en apprendre l'origine, la nature, et les caracteres en un temps où ces actions commençent à avoir du succez.
Je n'entre point dans le mauvais usage que l'on en peut faire. Le theatre a cela de commun avcc quantité de choses, qui d'elles-mêmes sont indifferentes, qu'il peut être innocent comme il peut être criminel, et si l'instruction de la jeunesse la pû rendre utile pour la declamation, et pour former aux actions publiques ceux qui recitent dans les Tragedies, ces spectacles pathetiques pourroient servir à purger l'Ame des passions les plus violentes, si ceux qui composent ces actions, les faisoient servir aux moeurs, comme ils les font servir aux plaisirs. On ne sçauroit trop condamner les Spectacles scandaleux, [-3-] dont Tertulien a fait la peinture en un de ses traités. Bien loin de vouloir donner credit à des actions de cette sorte, je suis persuadé qu'on les doit fuir comme un poison d'autant plus à craindre, qu'il passe plus facilement dans l'ame sous les appas du plaisir. Le Pape Urbain VIII. qui eut tant de commerce avec les Muses, se plaignoit du mauvais usage qu'on faisoit de la Poësie, [Poësis probis et piis ornata documentis primave decori restituendae C'est le sujet d'une Elegie, qui est à la teste de ses Poësies Latines. in marg.] ce fut ce qui l'obligea d'inviter les Poëtes de son siecle à rétablir un si bel Art, dans l'honneur qu'il avoit eu sous tant de Peres de l'Eglise, qui l'avoient fait servir à l'instruction des Fideles et à la reformation des moeurs. Un Poëte de son tems lui ayant osé presenter un ouvrage, dont le sujet, la conduite et les vers êtoient indignes d'un Chrétien, il lui reprocha avec tant de chaleur son impudence, que ce miserable en mourut de douleur et de confusion. Il loüa au contraire la modestie du Chiabrera, dont les Muses étoient si chastes, et l'invita par un Bref plein d'estime et d'amitié à l'année Sainte, qui se celebroit à Rome l'an 1625. pour avoir occasion de revoir ce Poëte, qu'il avoit aimé dés sa jeunesse, autant pour l'innocence de ses moeurs, que pour la [-4-] beauté de son esprit et de ses compositions. Ce méme Pape peu d'années aprés exhorta son neveu le Cardinal Antoine, à cultiver cette poësie honnéte, qui n'a rien que d'innocent et d'agreable, ce qui fut cause, que ce Cardinal fit representer en Musique durant le Pontificat de son Oncle, saint Alexis, saint Boniface, et sainte Theodore, faisant voir à toute l'Italie, que des spectacles de cette sorte peuvent avoir toutes les beautez des plus agreables divertissemens sans offenser les bonnes moeurs.
Le Pape Clement IX. étant Nonce en Espagne, composa une action de Baltazar qui fut mise en Musique, et peu de temps aprés son Exaltation au souverain Pontificat, ses Neveux la firent representer dans son Palais avec un applaudissement universel. Si tout ce qui paroist sur les Theatres étoit de la nature de ces representations, il n'y auroit pas lieu de déclamer contre des actions où tout est grave et serieux, mais les moeurs ne sont pas toûjours aussi reglées, et souvent on a raison de deffendre le Theatre, et les spectacles qu'on y represente, aux personnes qui font profession d'une vie un peu reguliere.
[-5-] J'écris pour ceux, qui bien loin d'en abuser s'en servent pour instruire la jeunesse et pour la former; et je dis pour justifier ces representations, ce qu'un Poëte des plus polis et des plus délicats de ce siecle a dit lors qu'invitant un Archevêque à une Tragedie de saint Nicephore Martyr, il lui envoya ces beaux Vers.
[Jo Commirus illust Eccles. principi. Joanni de Montpezat de Carbon. Archiepisc. Bi<>uric. in marg.]
Te spectante decet mites proponere Musas.
Si faciunt ludos, ludi sunt praesule digni,
Christiadumque oculis dat sacrae nobile scenae
Argumentum ipsi, praefert qui nomine Palmas.
Fors et erit quondam ut juvenes crescentibus annis
AEmula succendat virtus, mortisque decorae.
Ambitio et quem nunc imitando effingere gaudent,
Illum aequare velint similesque referre triumphos.
Intereà Mores, etiam cum ludimus, aequum est
Informare pios; magnisque in fortia facta
Ducere Imaginibus, Christique accendere amorem.
[-6-] [Du Chant in marg.] Le Chant qui fait la partie principale de ces representations, n'est guere moins naturel à l'homme, que la parole. La nature ayant voulu nous donner cette espece de soulagement dans les peines de cette vie. Ce qui a fait dire aux Espagnols en forme de proverbe, que ceux qui chantent étourdissent leur douleur s'ils ne la guérissent pas.
Quien canta su dolor espanta.
Qui est la même chose que Petrarque a dite en une de ses chansons.
[1. Part. cant. 4. in marg.] Cantando il duol si disacerba.
[Agricola assiduo primùm lassatus aratro cantavit ce<>to rustica verba pede. Tibull. Eleg. 1. l. 2. Cantat et innitens limosae pronus arenae, adverso tandem qui trahitamne ratem. Quique [-7-] refert pariter lentos ad pectora remos. in numerum pulsâ brachia versat aquâ. Fessus ut incubuit baculo, saxo que resedit. Pastor arundineo carmine mulcet oves. Ovid. in marg.] Les Voyageurs chantent quand ils sont seuls pour s'addoucir les fatigues du chemin; les Laboureurs au milieu des champs, les Matetots sur la mer, les Bergers en gardant les troupeaux, les Artisans dans leurs atteliers, et les uns et les autres cherchent par ce moyen à s'ôter une partie de l'ennuy, que la continuation d'un même travail a coûtume de causer. Cet usage du chant que la nature sembloit n'avoir introduit dans le monde, que pour addoucir les chagrins et les peines de cette vie, devint insensiblement parmi les premiers peuples un signe de réjoüissance. On chanta à la naissance des Princes, à leurs noces, à leurs entrées solennelles dans les [-7-] Villes, dans les festins, et dans les Temples, aux triomphes et aux funerailles, n'y ayant point de passion, ny de mouvement de l'ame, que la Musique n'affectât d'exciter, ou d'appaiser par la diversité du chant, ou même de les exprimer pour le plaisir comme les autres arts qui imitent la nature.
C'est ce qui fit parmi les Grecs tant d'especes de Poesies et de Chants qu'ils nommerent Odes, Parodies, Epodes, Strophes, Antistrophes, Eglogues, Georgiques, Epithalames, Dythirambes, Idiles, Nenics, Epicedes, et cetera. Enfin la Poesie et la Musique furent parmi ces anciens peuples, deux Soeurs si inseparables l'une de l'autre, que les noms de Poetes et de Musiciens furent communs à ceux qui chanterent, et à ceux qux firent des Vers.
[De la Musique. in marg.] C'est du nom des Muses qui Président à la Poesie qu'on a tiré le nom de la Musique, et Apollon qui est leur Pere, et le Dieu des faiseurs de Vers a toûjours la Lyre à la main. Linus, Orphée, Terpandre, Philemon, et Demodocus, qui furent les premiers faiseurs de Vers sont nommez indifferemment et Poetes et Musiciens. Les deux [-8-] premiers chanterent eux-mêmes les Hymnes qu'ils avoient faits à la loüange de leurs Dieux, et l'un d'eux fut si celebre par la douceur de ses chants, que l'on crût qu'il se faisoit suivre des forests et des animaux, et qu'étant descendu jusqu'aux Enfers pour en retirer son épouse, il avoit addouci au son de sa voix, et de sa Lyre, ce qu'il y a de plus farouche, et de plus terrible dans une demeure si sombre. Terpandre composa des airs sur les vers qu'il avoit faits, et les deux derniers de ces Poetes que je viens de nommer, chanterent la naissance de Latone, et de Diane, et la ruine de Troye.
Les Grecs ne portent guere plus loin l'origine de leur Musique et de leur Poesie, qu'au temps de la fondation de Thebes, et de la ville de Troye, dont ils veulent que l'une ait été bâtie au son du Luth d'Amphion, et l'autre au son de la Lyre d'Apollon. La Musique et la Poesie des Egyptions sont plus anciennes, [Musique des Hebreux. in marg.] et il y a quelque apparence que ce fut des Hebreux qu'ils apprirent l'une et l'autre, aussi bien que l'Astrologie, et la pluspart des autres sciences.
[Iste coepit invocare nomen [-9-] Domini. Gen. 4. Ipse fuit Pater canentium cythara et organo. Ibidem. in marg.] On ne parle parmi les Hebreux, que de Vers et de Cantiques. Les livres sacrez [-9-] en sont pleins, et depuis Henos qui commença le premier à chanter les loüanges de Dieu, que l'on se contentoit auparavant d'adorer par des voeux et des Sacrifices, et Jubal qui inventa les instrumens de Musique, cette Nation sainte se servit de ces deux sortes d'harmonies jointes ensemble, [Cur ignorante me fugere voluisti; nec indicare mihi ut proseque rer tecum gaudio et canticis, et Tympanis et cytharis. Gen. 31. in marg.] ou separées pour rendre ses ceremonies, et ses Fêtes plus solennelles. Laban se plaint à Jacob son Gendre, de ce qu'il est sorti sans bruit de sa maison, et a comme enlevé ses Filles qu'il lui avoit données pour épouses, sans lui laisser la consolation de leur dire adieu, et de les accompagner au son des chansons et des instrumens.
Aprés le passage de la Mer Rouge, Moyse et les Enfans d'Israel delivrez de la crainte des Egyptiens qui les poursuivoient, et qui furent submergez dans les eaux, chanterent à Dieu un Cantique de reconnoissance. C'est le plus ancien Cantique que nous ayons, et la plus part des Interpretes de ce Cantique veulent, que ce soit la premiere composition en Musique qui ait paru plus de trois cens ans devant la naissance de Linus et d'Orphée, que les Grecs font Peres de leur Poesie. Ce Cantique est [-10-] purement narratif, mais celui que nous avons au trente-deuxiéme chapitre du Deuteronome, a toutes les beautés de la Poesie et de la grande éloquence. Dieu commanda à Moïse d'écrire ce Cantique un jour avant sa mort, pour servir de condamnation au peuple Juif dont l'ingratitude étoit allée jusqu'aux derniers excez. Ce fidele ministre des volontés de Dieu ne se contenta pas de l'écrire, mais il le chanta, et si l'Autheur du livre des merveilles de l'Ecriture inseré parmi les ouvrages de saint Augustin a crû, que Dieu avoit fait un miracle à l'égard du premier de ces Cantiques, ayant inspiré tout le peuple à le chanter avec une juste harmonie, et un concert reglé de tant de voix sans aucune confusion, quelques interpretes sont persuadez, que Dieu fit un autre Miracle à l'égard du second, donnant à Moïse une voix assez forte, et assez étendüe pour se faire entendre de tout le peuple, quelque éloignée que fut de lui une grande partie de cette prodigieuse multitude.
Philon qui étoit bien instruit des concerts de sa nation, sçavoit ce qu'il disoit quand il assuroit, que Moïse étoit sçavant en Musique, et il parle si [-11-] clairement en cette occasion d'un concert à plusieurs parties, que j'aime mieux le croire, que recevoir les visions d'un homme qui s'avise aprés tant de siecles, sur la foi de sa seule imagination de nous dire, que les anciens n'ont pas eu la Musique à contrepoint et à plusieurs Parties.
[Quod libet iuxta melodia suam, ut erat nota apud illos. Erat enim sapientia magna, quae et animam sapientiae excitat: unde et inter artes illas exteras connumeratur. in marg.] Rabbi David Kimhi l'un des plus sçavans Rabbins expliquant le Pseaume 4. et le Chapitre 15. du premier livre des Chroniques, qui est comme le supplement des quatre Livres de l'histoire des Rois nous apprend, qu'il y avoit d'excellens maîtres de Musique, et d'excellens joüeurs d'instrumens qui sçavoient tous les accords. Car, dit-il, c'étoit en ce temps là une science singuliere de bien entendre les concerts des voix et des instrumens capables et toucher, et de faire impression sur les esprits. Il parle des quatre mille Musiciens ou joüeurs d'instrumens qui furent établis par David, [Vincenti in melodiis. Videtur quod Menazeach fuerit appellatus, qui constitutus fuit super [-12-] cantores et quod per Menaschim dictati fuerint Psalmi, qui posteà dabant eos his, qui modulabantur et cantillabant. Ex his erant qui strenuè exequebantur, similiter scribitur. I. Paralip. 15. Iehiel, et Asaziachu ludebant, in citharis super octavam triumphantes. in marg.] dont les uns chantoient seulement, les autres accompagnoient de la voix les instrumens dont ils joüoient, et divisez en plusieurs choeurs tantôt ils se répondoient les uns aux autres, tantôt ils chantoient tous ensemble, et tantôt ils se taisoient pour laisser joüer les [-12-] Prêtres de leurs Trompettes d'argent. Il donne en sa langue le nom de Mensaschim à ceux qui composoient les diverses parties pour les Pseaumes, et qui les distribuoient aux Chantres. Il assure, que quelques-uns excelloient en ces compositions. Comme il y avoit des Chantres qui les executoient admirablement, et faisant le dénombrement des instrumens dont ils se servoient, il en remarque les modes, et les accords, ausquels il donne les noms de Neginoth, Schminith, Haschirim, Hanigunim, Hatephilloth, Alamoth, Mascil, Michtan, Sigaion, Nechiloth, Schigionoth, Githith, Asor, Ugaf, Minim, et il ajoute quodlibet juxtà suam melodiam, ut erat notum apud illos: habuit enim unum quodque suum distinctum tonum, sive melodiam, sicut fuit notum apud peritos hujus artis. Il n'auroit pas parlé de cette sorte s'ils avoient tous chanté sur un même ton, ou fait simplement des bourdons, puisqu'il ne faut pas une grande science pour chanter de cette sorte.
David qui institua ces Chantres, fut Roi, Prophete, Poëte, et Musicien. L'histoire des Rois lui fait chanter des Hymnes et des Cantiques à Dieu en action de grace des victoires qu'il [-13-] avoit remportées, et des bien-faits qu'il avoit reçeus. Ses Pseaumes sont autant de Poesies qu'il accompagnoit du son de sa Harpe. On remarque en quelquesuns les caracteres de la Poesie Dramatique, c'est à dire de representation, car ce mot Grec signifie action, et est la méme chose que le nom d'Opera, que les Italiens ont donné à ces actions de Theatre, parce que les Anciens nommoient parties operantes ce que nous appellons Acteurs.
C'est ainsi que David dans ces Pseaumes tantôt parle à Dieu, et tantôt c'est Dieu qui lui parle. Il se parle à soi-méme, il parle aux Juifs, il les fait parler à Dieu, et raconter les uns aux autres les merveilles de Dieu. Enfin ce Prophete prie, menace, commande, avertit, pleure, demande, remercie, et exprime en divers temps tous les mouvemens de l'Ame, que la Poesie Dramatique a coûtume de representer.
Le livre de Job est selon la pluspart des Interpretes une espece de Poeme epique ou narratif. C'est un ouvrage écrit en vers, et l'entretien de Dieu avec Satan, qui fait le commencement de cette narration, est une invention poetique qui n'ôte rien à la verité de l'histoire, [-14-] et qui sert seulement à la rendre plus agreable. Quelques-uns ont crû, que Moïse étoit l'Auteur de ce Poeme, et qu'il l'avoit composé pour consoler le peuple Juif au milieu des maux, que ce peuple souffroit des Egyptiens, comme on dit que l'ancienne Tragedie ne fut inventée, que pour former les hommes à la compassion, et à la crainte, ou plûtôt pour les preparer aux fâcheux évenemens que ces deux passions peuvent causer dans le monde.
Dire que Moïse étoit sçavant en Musique peut-être avec la méme probabilité que quelques-uns ont dit qu'il sçavoit la Chimie, c'est prendre plaisir à douter des choses dont on ne veut pas s'instruire, car le nom de Prophete que Philon le Juif lui donne plusieurs fois en cet endroit où il parle du Cantique qu'il chanta avec tout le peuple, est le méme que celui de sçavant en Musique selon les manieres de parler de l'Ecriture sainte qui donne le nom de Prophetes aux excellens Musiciens, qui sçavent les differences des tons et des accords. Ainsi le livre des Chroniques parlant de Chonenias qui étoit le premier des Levites, et le chef de tous les concerts, dit qu'il présidoit à la Prophetie pour entonner [-15-] les accords, parce qu'il étoit sçavant en l'art de chanter. [1. Paralip. 15. in marg.] Chonenias autern Princeps Levitarum, Prophetiae praeerat ad praecinendam melodiam, erat quippè valdè sapiens. Qui ne sçait, dit Quintilien, que la Musique étoit non seulement si parfaite en ces premiers temps, mais encore dans une si grande veneration que l'on donnoit le nom de Prophetes et de sages aux Musiciens, c'est à dire de sçavans [Lib. 1. Instit. c. 10. in marg.] Quis ignorat Musicam tantum jam illis in antiquis temporibus, non studii modò verùm etiam venerationis habuisse, ut iidem Musici, et Vates, et Sapientes judicarentur.
Il est dit dans le même livre des Chroniques que David et les Chefs de l'armée, choisirent les fils d'Asaph, d'Heman, et d'Iditun, pour faire des concerts avec divers instrumens, [1. Paralip. c. 25 in marg.] chacun selon sa partie, leur donnant cet emploi à titre d'office. Igitur David et Magistratus exercitus segregaverunt in ministerium filios Asaph et Heman, et Idithun, qui prophetarent in citharis, et psalteriis, et cymbalis secundum numerum suum dedicato sibi officio servientes.
[Fuit autem numerus eorum cum fratribus suis qui [-16-] etudiebant canticum Domini, cuncti doctores ducenti octoginta octo. ibid. in marg.] Il y eut de ce choix deux cent quatrevingt et huit maîtres de Musique, qui sont dits sçavants en cet art. Heman [-16-] eut quatorze fils et trois filles, à qui ce Pere distribua à chacun leur partie pour accompagner les Instrumens, et faire le Choeur le plus proche du lieu, où étoit le Roi quand on offroit les Sacrifices, particulierement le Sacrifice de Loüange qui étoit si agreable à Dieu, comme il en rend témoignage quand il dit au Pseaume 49. [Dedit Deus He man filios quatuordecim, et filiastres universi sub manu Partis sui ad cantandum in templo Domini distributi erant in Cymbalis, et Psalteriis et Cytharis, in ministeria domus Domini juxtà Regem Ibid. Sacrificium laudis honorificabit me. Lib. 1. Paralip. c. 25. in marg.] Le Sacrifice de loüange m'honorera. Ce fut aussi pour rendre ce Sacrifice perpetuel, que ce grand nombre de Musiciens qui servoient au Tabernacle se divisa en vingt-quatre choeurs, pour se succeder les uns aux autres durant les vingt quatre heures dont le jour civil est composé.
La méme sagesse divine qui instruisit Beseléel et Ooliab pour faire avec tant d'addresse toutes les choses necessaires pour l'usage du Tabernacle, [Exod. 31. in marg.] inspira ces Musiciens et leur enseigna ces accords, et ces Concerts merveilleux, que l'histoire Sainte nomme des secrets, parce qu'ils n'étoient pas sçeus de tout le monde. [In nablis arcana cantabant 1. Varal. c. 15. in marg.] Elle distingue ceux qui chantoient le dessus, et l'octave en haut, de ceux qui chantoient la basse et les autres parties en méme temps. [In citharis pro [-17-] octava canebant Epinicion. Ibidem Hebr. hal. has minith. idest incentissimo sono et clarissima voce. in marg.] Philon a [-17-] parlé de ces accords de diverses parties et de contrepoint au second livre de la vie de Moïse à l'occasion du Cantique qu'il chanta avec sa soeur. C'est mal entendre l'Ecriture Sainte, que de dire que cette soeur de Moïse ne sçavoit pas le fin de la Musique, lorqu'elle fit un concert de Tambours avec les autres Dames de l'armée qui sortirent de la mer Rouge. Car n'<>n déplaise à ces nouveaux Interpretes des Oracles de l'Ecriture, quand la soeur de Moïse et ces Dames prirent des Tambours, ce ne fut pas pour chanter, mais pour danser, parce que ces Tambours leur servoient à marquer les cadences et à les rendre plus agreables, comme le pratiquent encore aujourd'hui sur les Quais de Venise les filles des Gondoliers avec tant de grace, que tous les étrangers en sont charmez, et comme nous voions encore que les danseurs de sarabandes prennent des Castagnettes, pour accompagner de leur bruit les concerts des Violons, ce qui a fort bonne grace. C'est pour cela que l'Ecriture Sainte ne parle guere de ces Tambours qu'elle n'ajoûte la Danse. [Egressae sunt omnes mulieres [-18-] post eam cum Tympanis et Choris, quibus praecinebat dicens cantemus Domino in marg.] In Tympana et Choro, parce que c'étoit pour la Danse que ces Tambours étoient faits plûtôt que pour la [-18-] Musique. Ainsi ce fameux Cantique qui fut chanté aprés le passage de la mer Rouge, fut mélé de chant et de danse, comme les representations en Musique sont au jourd'huy composées de Recits et de Ballets.
Quand on ajoute, que les autres Musiques qui furent faites depuis, comme à l'entrée de Saül et de David aprés la defaite des Philistines, n'étoient gueres mieux concertées; Que les Tambours et les Cimbales que l'on emploioit dans ces Musiques, ne faisoient un guere meilleur effet, que des cresserelles et des grelots, et qu'avec tout le respect qu'on doit à la Musique qui se faisoit au chant des Pseaumes de David, il est difficile de s'empécher d'avoir mauvaise opinion d'une Symphonie où les cors de chasse, les Tambours et les Cymbales étoient mélées aux Harpes et aux Psalterions, quand, dis-je on parle ainsi, on fait voir que l'on ne s'est guere donné le tems de lire l'Ecriture-Sainte et ses anciens interpretes, pour entendre quelle étoit la Musique des Hebreux dont on parle si décisivement sans la connoître. Ce peuple qui honoroit Dieu sous le titre de Dieu des armées, et qui commença à lui offrir des Sacrifices sous des Pavillons et des Tentes de guerre, avant que [-19-] Salomon eut fait bâtir le Temple de Jerusalem, méloit des instrumens militaires à ses concerts, [Quid videbis in sulamite nisi choros Castrorum? in marg.] mais c'étoit par reprises et par intervalles, en telle sorte qu'aprés un verset chanté par des voix accompagnées de Luths, de Harpes, et de Clavessins, on faisoit une Musique guerriere de Tambours, de Tymbales, et de Trompettes, comme on a chanté souvent des Te Deum en Italie, et en Alemagne entrecoupant les versets de ce Cantique d'action de graces du son tumultueux de ces instrumens militaires dont on fait de sçavans accords. Comment auroit-on entendu les Harpes, les Luths, les Clavessins et les voix mêmes avec le son de ces instrumens qui font tant de bruit, qu'il n'est point de voix qu'ils ne couvrent? Ils avoient des Flûtes, des Musettes et des Cornets plus propres à méler avec les voix, et nous apprenons, que tous leur concerts furent reglez par David qui étoit excellent Musicien, et par Gad et Nathan deux autres Prophetes. Car c'est ainsi, que les Chroniques sacrées le disent expressément, quand elles parlent du soin que prit le Roi Ezechias de rétablir les ceremonies. [2. Paralip. 29. in marg.] Constituet quoque Levitas in domo Domini, cum Cymbalis et Psalteriis, [-20-] et Cytharis, secundùm dispositionem David Regis, et Gad videntis, et Nathan Prophetae: si quidem Domini praeceptum fuit per manum Prophetarum ejus. Un peuple instruit de Dieu par le moyen de ces Prophetes devoit faire une autre Musique, que celle des grelots et des cressrelles, pour laquelle les enfans mémes n'ont pas besoin d'instruction. L'Historien sacré continuë à raconter l'ordre avec lequel on chantoit, et comme on diversifioit le chant du son des Trompettes, et des accords de divers instrumens par intervalles durant tout le temps des Sacrifices.
Le Rabbin David Kymhi l'un des plus sçavans en sa langue a excellemment fait ces distinctions, montrant que les seuls Prétres joüoient des Trompettes, et les Levites des autres instrumens, que les Chantres accompagnoient de leurs voix: que les Trompettes étoient separées de ces choeurs de Musique, que tout le peuple chantoit quelquefois ensemble pour accompagner les Trompettes. Aprés la captivité de Babylone quand ce peuple retourna en Judée avec la permission de Cyrus Roi de Perse, de quarante deux mille trois cent soixante qu'ils étoient avec sept mille [-21-] trois cent trente sept Esclaves, [Esdras. 1. cap. 2 in marg.] il ne se trouva plus que deux cent Musiciens ou Musiciennes capables de chanter leur partie, parce que de douleur de se voir éloignés de leur chere Jerusalem, ils cesserent de chanter, et de joüer des instrumens, et refuserent plusieurs fois de donner ce plaisir au peuple dont ils étoient les prisonniers, comme il est dit au Pseaume 136. que Monsieur Godeau Evêque de Vence a rendu en ces beaux Vers.
Assis sur les bords de l'Eufrate
Dont le fier et rapide cours
Baigne les orgueilleuses Tours
De qui Babylone se flate,
Objet de la fureur des Cieux,
O Sion ô chere Patrie,
Le triste souvenir de ta gloire fletrie
Nous mit les larmes dans les yeux.
Nos Harpes toutes détenduës,
En cet état où nos douleurs
Ne vouloient de nous que des pleurs,
Etoient aux Saules suspenduës,
Mais en cette captivité
Nos maîtres pleins de violence
Ne nous permettoient pas de garder le silence,
[-22-] Ni de pleurer en liberté.
Reprenez vos Harpes muettes,
Disoient ces vainqueurs inhumains,
Chantez-nous ces Cantiques saints,
Qu'apprit Sion de ses Prophetes.
Ce discours accrût nos douleurs,
Il nous vint de honte confondre,
Et dans nôtre transport nous n'y pûmes repondre
Que par des soûpirs et des pleurs.
Comment ferions nous cet outrage,
Aux Hymnes sacrés de Sion.
Qu'une barbare nation
Entendît leur divin langage?
Quel Sacrilége que des chants
Faits pour celebrer les louanges
Du Monarque éternel des hommes et des Anges
Charment l'oreille des méchans?
Les Persans qui avoient le goust si fin et si delicat, n'auroient pas pressé ce peuple de leur chanter des airs de réjouissance, et les Cantiques sacrez qu'ils chantoient sur leurs Harpes, et leurs autres instrumens, quand ils étoient dans la Judée, s'ils n'avoient dû entendre qu'un amas tumultueux de [-23-] voix, et une confusion de plusieurs instrumens qui n'auroient rien eu de concerté et qui n'auroit fait un guere meilleur effet, que les Cresserelles et les Grelots.
C'est en verité nous en vouloir faire accroire, et plaisanter un peu trop facilement sur un sujet aussi serieux que celui de la Musique des Hebreux dont les livres sacrez parlent avec tant de respect. Ce peuple qui eut des concerts à plusieurs choeurs pour les ceremonies les plus saintes, eut aussi une Musique recitative pour les representations. Salomon nous apprend luy-méme, qu'il se donna ce plaisir et ce divertissement, et qu'il eut pour cela dans son Palais des voix delicates d'hommes et de femmes. [Feci mihi Cantores, et Cantatrices, et delicias filiorum hominum. Eccles. 2. in marg.] J'ai eu, dit-il au second chapitre de l'Ecclesiaste, où il fait le dénombrement des magnificences de sa Cour, pour en reconnoître la vanité, des Musicienes et des Musiciennes, et tout ce qui fait les delices des enfans des hommes.
C'est avec ces Musiciens qu'il fit representer cette celebre action, qu'il composa lui-méme pour la solemnité de ses noces avec la fille de Pharaon. [Le Cantique des Cantiques est une resentation en Musique. in marg.] C'est le Cantique des Cantiques à qui Origene et saint Jerome donnent le nom [-24-] d'Epithalame et de chant nuptial. Le premier qui a fait sur ce Cantique quatre sçavantes Homelies, que saint Jerome a traduites, dit en la Preface qu'il a mise à la tête de ces Homelies, que c'est une Pastorale ou une action de Theatre, où sous les personnages allegoriques d'un Berger, et d'une Bergere, les Noces de ce Prince sont representées. Il ajoûte que c'est une action qui a été chantée, et non pas simplement recitée. Le nom de Cantique des Cantiques qu'on lui a donné, en est une preuve évidente, aussi bien que celui de Canticum dramatis qui signifie un chant d'action, ou une action en Musique: mais rapportons ici les propres termes dont ce Pere s'est servi, et alleguons les, selon la traduction de saint Jerome, puisqus nous ne sçaurions emploier de meilleur témoignage pour établir cette verité, que les sentimens de ces deux Peres de l'Eglise si sçavans, et si éclairez.
Epithalamium Libellus, id est, nuptiale carmen in modum mihi videtur dramatis à Salomone conscriptus: quem cecinit instar nubentis sponsae. Origene dit clairement, que c'est une representation en Musique, Carmen in modum dramatis, et pour faire voir qu'il l'entend d'une de [-25-] ces actions composées de plusieurs Scenes, et de plusieurs personnes qui chantent et qui recitent, il ajoûte peu de lignes aprés. Drama enim dicitur muliarum personarum cantilena, ut in Scenis agi fabula solet, ubi diversae personae introducuntur, et aliis accedentibus, aliis etiam discedentibus à diversis, et ad diversos textus narrationis expletur. Je ne sçai si l'on pourroit faire une definition plus juste de ces actions de Musique: c'est, dit ce Pere, le chant de plusieurs personnes semblable à ces pieces de Theatre, où selon les diverses Scenes il y a des personnes qui entrent, et d'autres qui se retirent, et des rolles differens de diverses personnes qui composent le corps de l'action en traitant les unes avec les autres. Il y avoit donc au temps d'Origene des Representations en Musique, de la nature de celles que nous avons aujourd'huy, et sur le rapport de ce Pere le Cantique des Cantiques est une de ces representations. Ce Pere va plus avant, et ne se contentant pas d'avoir dit en general, que c'étoit un chant de plusieurs personnes distingué par Scenes et par recits, il apprend quelles sont ces personnes, quand il dit que c'est l'épouse qui parle, ou plûtôt qui recite en chantant [-26-] à l'Epoux, et à ses compagnes, l'Epoux qui s'entretient avec l'Epouse ou avec ces amis. Fit ergo sermo ab ipsa, il parle de l'Epouse, non solum ad sponsum, sed ad adolescentulas; et rursum sermo, non tantummodò ad sponsam, sed etiam ad amicos dirigitur sponsi: Et hoc est quòd supra diximus, carmen nuptiale in modum dramatis esse conscriptum. Il repete encore une fois la même chose dés le commencement de la premiere Homelie où devant que d'expliquer les paroles de l'Epouse ou de Sulamite à Salomon, il dit qu'il faut se souvenir de ce qu'il a dit en sa Preface, que ce livre sacré est composé à la façon des actions de Theatre, où diverses personnes se parlen et se succedent les uns aux autres avec des changemens continuels qui sont de l'essence de ces actions. Meminisse oportet illud quod in praefatione praemonuimus: quia libellus hic Epithalamii habens speciem, dramatis in modum conscribitur. Drama autem esse diximus ubi certae personae introducuntur, quae loquuntur, et aliae interdùm superveniunt, aliae recedunt, aut accedunt: et sic totum in mutationibus agitur personarum.
Tout autant de fois que ce Pere touche le sens literal de ce Cantique en ses [-27-] sçavantes Homelies, il lui donne toujours le nom de Drame, ou d'action, ainsi devant que d'expliquer d'une maniere allegorique les paroles de l'Epouse qui demande un baiser de son Epoux, et louë la douceur de son haleine, il dit qu'il faut auparavant considerer dans cette representation, que l'Epouse s'addresse à Dieu, pour demander par ces paroles le retour de son Epoux. Intellige priùs quasi in historiae dramate sponsam elevatis ad Deum maribus orationem fudisse ad Patrem, et orasse ut jam veniret ad eam sponsus, et ipse ei osculum propriè oris infunderet. Il reconnoît en divers endroits les changemens de Scene, et les diverses personnes, à qui la Bergere parle. Ainsi expliquant ces paroles: vôtre nom est aussi doux à mes oreilles, que l'odeur d'un parfum répandu est agreable, il dit qu'elle parle encore seule comme elle parloit au commencement jusqu'à ce qu'il se fasse un changement de Scene, comme l'ordre de ces pieces le demande. Historica quidem expositio eadem quae in superioribus percurrit etiam in praesenti loco, donec fiat aliqua mutatio personarum. Ita quippe ordo Dramatis qui à nobis in hac expositione receptus est, poscit.
Au commencement de la seconde [-28-] Homelie expliquant ces paroles Je suis brune, mais je suis belle, il dit que c'est l'Epouse qui parle, non pas à ses compagnes comme auparavant, mais aux filles de Jerusalem, qui ne la trouvoient pas aussi belle qu'on la leur avoit representée. Rursus in hoc persona sponsae loquentis introducitur. Loquentis autem non ad illas adolescentulas, quae cùm ipsâ currere solent: sed ad filias Jerusalem quibus tamquam his quae derogaverint foeditati ejus, respondere videtur, et cetera haec continet historicum drama, et propositae fabulae species. C'est en cette même Homelie qu'il distingue l'ordre des Scenes, disant que l'Epouse a parlé à Dieu en la premiere, c'est à dire qu'elle a parlé seule addressant à Dieu sa demande, qu'en la seconde elle a parlé à son Epoux, en une autre à ses compagnes, et qu'entre deux il y a eu des personnages et des Scenes Episodiques qu'il appelle des demy choeurs ou des entre choeurs, comme on a coûtume d'en faire dans ces ouvrages dramatiques pour la liaison des Scenes, et la conduite de l'intrigue. Cuncta quae dicta sunt verba sunt sponsae. Sed primò sermo ejus ad Deum factus est, secundo ad sponsum, tertio ad adolescentulas: inter quas et sponsum media quaedam et ut se dramatis hujus species habet, quasi [-29-] Mesochorus <>ffecta: nunc ad ipsum, nunc ad filias Jerusalem respondent, verba dirigit.
Le sujet de cette piece est, qu'un Prince chassant autour du Parc du Liban qui étoit assez proche de Jerusalem, y trouve une fille, qui selon la coûtume de ces temps là gardoit des Vignes et des Brebis, et se plaignoit à ses compagnes de la dureté de ses freres, qui l'ayant obligé de garder les Vignes, étoient cause qu'elle étoit toute hâlée des ardeurs du Soleil, et moins belle qu'à l'ordinaire. Ce jeune Prince charmé de la beauté de cette fille, qui toute hâlée qu'elle étoit, ne laissoit pas d'étre extremement bienfaite, desire d'en faire son Epouse, lui promettant de riches presens et un état conforme à sa naissance si elle vouloit consentir à ces chastes desirs. Elle est tellement ravie de la proposition que lui fait ce Prince, que comme si elle étoit prise de vin, elle en souffre une douce langueur, et une espece d'évanoüissement, demandant à ses compagnes un prompt secours de fleurs et de fruits, dont l'odeur la puisse faire revenir, et passant de cette langueur à un tranquille sommeil, le Prince commande aux Bergeres qui sont accouruës pour la secourir, de la laisser reposer [-30-] sans s'inquieter tandis qu'il se retire pour aller poursuivre sa Chasse. Cette Bergere revient de son sommeil et de son évanouïssement, et pleine des réveries, que cet agreable sommeil lui a causées, elle croit le Prince encore present, elle le cherche autour du lit de gazon sur lequel elle a reposé, et comme si elle voyoit la troupe de Chasseurs qui étoient avec lui, elle les prie de chasser aux Renards qui gâtent les Vignes qu'elle garde. Enfin revenant de son erreur, et voyant que le Prince n'y est plus, elle se leve, et le va chercher dans les Villages voisins, où l'ayant enfin trouvé elle ne le quitte point qu'elle ne l'ait mené dans la maison de sa mere. Toute occupée de la passion et des recherches de ce Prince, elle se retire de ses compagnes pour s'entretenir sans inquietude dans une si douce pensée, tandis que ses compagnes admirent la magnificence du char du Prince. Ce Prince arrive là dessus et tout penetré de la beauté de cette fille qu'il n'a veuë encore qu'en passant, il en fait la description, et compare ses yeux à ceux des Colombes, ses cheveux au poil delicat des tendres Chevreaux, ses dents, aux dents des Brebis, dont la blancheur est plus [-31-] belle que l'yvoire, et ses levres à des rubans d'écarlate, et pour avoir l'avantage de voir plus souvent cette Bergere, il invite les habitans de ce lieu, et les compagnes de Sulamite, c'est le nom de la Bergere, de mener paître leurs troupeaux sur les collines de Sion dont la vallée voisine est comme un jardin fermé La nuit étant venuë, ce Prince va frapper à la porte de Sulamite qui s'étoit déja retirée. Elle fait difficulté de lui ouvrir, parce qu'elle est déja couchée, et pour s'excuser à ce Prince elle lui fait entendre, qu'elle n'est pas en état de le recevoir. Il persiste à demander qu'elle lui ouvre, parce qu'il est exposé au serain de la nuit, et voiant qu'elle ne repondoit plus, li se retire. Cependant la Bergere se leve, et s'étant habillé assez promptement, elle ouvre la porte, et ne trouvant plus le Prince qu'elle craint d'avoir rebuté par ses refus, elle sort pour le chercher. Elle est rencontrée par les Gardes de la ville qui faisoient la ronde dans la campagne, ils lui ôtent son manteau, et la blessent sans la connoître; elle ne laisse pas de passer outre, et s'informant par tout si l'on n'a point veu son Bien-aimé, elle en fait la peinture, disant qu'il a le teint blanc agreablement [-32-] mêlé de rouge, les cheveux noirs, une coeffure de drap d'or, et la taille fort droite. Cependant le jour vient, et le Prince étant sorti pour jouïr des beautez de la campagne, trouve sur ses pas la Bergere dont il louë la beauté, lui découvrant la passion qu'il a pour elle. Elle le prie d'entrer dans un jardin voisin où il y a de grandes allés, pour y estre plus à couvert, et pour y voir avec plaisir toutes les beautez de la campagne. Le Prince y donne des avis à la Bergere, lui demande son amitié, et son consentement pour l'alliance qu'il veut faire avec elle, enfin l'un et l'autre y reçoivent les assurances d'un amour constant.
Voilà l'Argument de la piece, en voici la conduite, car Origene a distingué l'un et l'autre, appelant l'argument Historicum Drama, et la conduite propositae fabulae species. La conduite suppose toute cette Histoire, et les conclusions du Mariage prises et arrêtés. Ainsi la Bergere commence d'abord, comme a remarqué Origene, par le desir ardent de voir son futur Epoux, elle parle à lui ensuite, se louë des empressemens qu'il a pour elle, et de la grace qu'il lui a faite de lui faire voir son Palais, elle parle aux [-33-] filles de Jerusalem sur la couleur de son teint, qui leur paroît un peu brûlé, pour avoir été exposée aux ardeurs du Soleil à la campagne. Elle demande aprés au Prince où il passe les ardeurs du midy, afin qu'elle ne s'éloigne pas du lieu où il a coûtume de reposer. Il lui indique le lieu où elle peut aller avec son troupeau, louë sa beauté, et lui promet de riches ornemens pour la parer, ravie de l'odeur des parfums et des habits de ce Prince qui s'étoit assis auprés d'elle pour l'entretenir, elle en parle avec ses compagnes, quand ce Prince arrive lui-même et louë la beauté de la Bergere: et cetera.
Les Interpretes qui ont écrit sur ce Cantique, conviennent tous que c'est une piece de Theatre composée en Vers avec toutes les beautez de la Musique recitative, mais tous ne conviennent pas du nombre de ses parties, ni de leur disposition, quelques-uns ne lui en donnent que trois, d'autres quatre, et quelques uns cinq. Entre ces derniers, le Pere Corneille à Lapide dispose ainsi cette action.
Il fait le premier Acte de tout le premier Chapitre jusqu'au Verset sixiéme du second. Il étend le second Acte jusqu'au Verset sixiéme du troisiéme Chapitre. [-34-] Le troisiéme Acte contient le reste du Chapitre troisiéme, tout le quatriéme, et jusqu'au deuxiéme Verset du cinquiéme. Le quatriéme Acte s'étend depuis ce second Verset, jusqu'au troisiéme au Chapitre sixiéme, et le dernier Acte contient tout le reste de ce Cantique. Il a suivi cet ordre des Actes en ses interpretations, et les appliquant mystiquement aux divers âges de l'Eglise, il commence ainsi le premier.
In primo dramate inducitur Saloman in libano monte vicino eoque amaenissimo et fertilissimo obambulans, vel venationi indulgens incidisse in puellam nobilem sed more aetatis illius Pastoritiam, quam ob formam insignem tùm corporis tùm animi, ut sponsam sibi despondit.
Secundum Drama quod incipit c. 2. v. 6. Sponsa à Sponso ineunte vere evocatur in agros et vineas, ut Ficuum grossis et vineis florentibus uterque pascatur, mox jubet capi vulpeculas quae vineas demoliuntur. Subducit se Sponsus, Sponsa anxie requirit, sed frustrà. Tandem ipsum invenit, nec dimittit donec introducat eum in domum matris suae.
Tertium Drama incipit c. 3. v. 6. ubi dicitur Sponsa ascendere per desertum sicut [-35-] virgulam fami, et Ferculum Sponsi aureum describitur, denique forma Sponsae celebratur.
Quartum Drama incipit cap. 5. v. 2. ubi Sponsa Dormiens Sponso nocturno rore madido ostium pulsante, cum ei tardaret aperire, luit hanc tarditatem: nam eum abeuntem deindè requirens à custodibus urbis vulneratur, et pallio spoliatur, et cetera.
Quintum Drama incipit c. 6. v. 3. ubi Sponsa describitur, mox Sponsus descendit in hortum nucum. Denique cap 8. sponsa optat Sponsum deducere in domum matris suae eique intimè semperque conjungi.
Cette piece tient en même temps de la nature des Epithalames, des Eglogues, et des Georgiques. Des Epithalames, parce que c'est une representation faite pour le Mariage de Salomon; des Eglogues, parce que ce sont des Bergers, et des Bergeres qui chantent; et des Georgiques parce qu'on y parle que de ce qui se fait à la campagne. Disons donc, que ces representations de la maniere dont nous les avons aujourd'hui, commencerent parmy les Hebreux, se perfectionnerent parmi les Grecs, se perdirent insensiblement parmi les Latins dont la langue est [-36-] moins propre pour le chant que la langue grecque, qui est naturellement faite pour la Poesie et pour la Musique. Pour la Poësie à cause de les metaphores, et pour la Musique à cause de la diversité de ses accens, qui font une espece de Musique.
[Musique des Grecs. in marg.] Les Grecs n'eurent point de Poësie qui ne fût chantée. Non seulement la Lyrique se chantoit sur les instrumens, ce qui la fit nommer Melique. Mais l'Epique dont le style étoit narratif, se chantoit, c'est pour cela qu'Homere invite sa Muse à chanter la fureur d'Achille dés le commencement de son Iliade [[Menen aeide thea.] in marg.] et il n'est aucun de ces Poëmes, où l'invocation et la proposition ne parlent de chanter. Hesiode en sa Theogonie, qui est un Poëme de la genealogie de leurs fausses Divinitez, debute par ce Vers.
[[Mousaon E'likoniadon archo meth'aeidein dein] Commençons à chanter des Muses d' Helicon.
Leurs pieces de Theatre se chanterent aussi comme il sera aisé de justifier.
C'est pour cela qu'ils eurent trois sortes de Musique, l'une naturelle ou diatonique pour les Poësies recitatives, une autre figurée ou chromatique pour les Poësies Lyriques, qu'ils accompagnoient [-37-] du son des instrumens, et une autre Enharmonique propre à exciter les passions; et les mouvemens de l'Ame pour la Poësie dramatique; car ils distinguoient ces trois especes de chants à l'egard de leurs Poësies comme ils distinguoient le Parler, le Lire et le Chanter. Le parler demande, disent-ils, une voix soûtenuë, qui sans s'arréter aux tons hauts et bas, va presque toûjours d'une même teneur. Le chant au contraire éleve la voix, et la distingue par muances, selon le nombre et la cadence qu'il veut lui donner. La lecture ou pour mieux dire la recitation des Vers tient le milieu entre le parler, et le chant. C'est ainsi qu'un Sçavant explique ce que Quintilien a dit au premier livre de ses Institutions, où il dit, que la lecture des Vers doit être ferme, et mêlée d'une douceur que la gravité accompagne, non pas comme on liroit de la Prose, qu'il ne faut pas aussi que l'on chante, puisqu'il ne s'agit que de lire. Sur quoi il remarque le reproche que Cesar faisoit à un Poëte de son temps, à qui il disoit. Vous chantez mal si vous prétendez de chanter, et si vous prétendez de lire, vous ne lisez pas, mais vous chantez.
[-38-] [Sit autem lectio virilis, et cum suavitate quadam gravis, nec Prosae similis, quia carmen est, nec tamen dissoluta in canticum, de quo genere optimè Caesarem praetextatum adhuc accepimus dixisse. Si cantas, male cantas: si legis, cantas. Quintil. Inst. l. 1. in marg.] Les Poemes Epiques ne se chantoient donc pas absolument d'une maniere figurée comme les autres poësies, mais ils avoient seulement quelques inflexions de tons comme les Epîtres, et les Evangiles que l'on chante à la Messe, et les Leçons de l'Office qui se chantent d'une maniere qui tient plus de la lecture que du chant. La pluspart des Religieux lisent de cette maniere durant leur refection. C'est pour cela que nous donnons le nom de Leçon à ce chant Lectio Epistolae beati Pauli Apostoli. Lectio Jeremiae Prophetae, Lectio sancti Evangelii, et cetera. Un Scholiaste Grec dont le nom n'est pas connu, expliquant la Rhetorique d'Aristote dit, que ces Lecteurs doivent imiter la nature des choses, et la qualité des personnes par le ton de leur voix, prononçant d'une voix haute et ferme, et comme d'un ton fier ce que disent les Souverains, et les personnes passionnées, et d'un ton plus modeste et plus bas ce qui est dit par les personnes qui ne sont pas de naïssance, ny dans de grands emplois. Il ajoûte que cela s'observoit ainsi aux Leçons qui se chantoient dans l'Eglise du saint Sepulchre de Jerusalem.
[-39-] [outoi de eisin epitedeioi eis to anaginoskein oi apomimoumenoi ta orosopa e ta pragmata en to anaginoskein. kai ei men to prosopon esi turannikon kai thoumoumenon, kai autos aphiesi phonen ageian; ei de tapeinon esi to prosopon kai e phone autou esi upheimene, osper poiousi kai oi tas metaphraseis anaginosk<o>npes ei te agia soro,]
Schol. Arist. in Rhetor. p. 69. b. l. 16.
C'est de cette sorte que l'on chante encore aujourd'huy dans plusieurs Eglises la Passion de Jesus-Christ. Le Prêtre qui represente esus-Christ, et qui ne chante que les paroles que le Fils de Dieu prononça, chante à voix basse pour marquer la modestie, et l'humilité du Sauveur. Le Diacre qui represente l'Evangeliste prend un ton narratif, et le choeur qui represente Judas, Pilate, et les Juifs, chante d'un ton fort haut, et d'une maniere fiere.
Ce qui fait voir, que les Juifs avoient ces manieres de chants Dramatiques, que l'Eglise a retenus, est ce jeu des petits enfans, dont le Fils de Dieu parle dans saint Mathieu et dans saint Luc, lorsque reprochant aux Juifs qu'ils ne profitoient ny de ses instructions, ni de celles de saint Jean Baptiste, il dit à [-40-] ceux qui l'écoutoient: [Cui similem aestimabo generationem istam? similis est pueris sedentibus in foro, qui clamantes coaequalibus dicunt: cecinimus vobis et non saltastis; lamentavimus, et non planxistis. Matth. 11. 17. Luc 7. 32 in marg.] à qui dirai je que ce peuple est semblable? Il est semblable à ces enfans qui sont assis dans la place, et qui crient à leurs compagnons, et leur disent: Nous avons joüé de la Flute devant vous, et vous n'avez point dansé, nous avons chanté des airs lugubres, et vous n'avez point pleuré. C'étoit un usage parmi les Juifs dans leurs Fêtes, de se partager en deux troupes, l'une joüoit des instrumens, et l'autre dansoit au son de ces instrumens. On faisoit quelque chose de semblable aux Funerailles, on chantoit des airs lugubres, que les parens des défunts accompagnoient de leurs larmes et de leurs cris.
Les enfans qui naturellement imitent toutes les choses qu'ils voyent faire, méme les plus saintes, et les plus religieuses, firent parmi eux une espece de jeu de cette Dance et de ce chant de Festes, et de funerailles, et reprochoient à ceux qui ne répondoient pas à leurs accords joyeux ou tristes, ce que le Fils de Dieu reprochoit aux Juifs de son temps.
L'Eglise a retenu cet usage du chant à deux choeurs. Il est ancien, puisque saint Ambroise l'introduisit dans l'Eglise de Milan, et saint Augustin dans [-41-] celles d'Afrique sur l'exemple de celle de Milan: [L. 5. Ep. 17. in marg.] Sidonius Apollinaris en reconnoît l'usage dans l'Eglise de Lyon dés le cinquiéme siecle, et faisant l'Epitaphe de Claudien Mamert frere de ce saint Mamert Evêque de Vienne, qui institua les Rogations; il le loue d'avoir entonné excellemment les Pseaumes que l'on chantoit à deux choeurs, et d'avoir instruit les Ecclesiastiques qui servoient son Frere de la maniere dont il falloit chanter à reprises dans ces deux choeurs.
[L. 4. Epist. 11. in marg.] Psalmorum hic modulator, et Phonaschus
Antè altaria gratulante fratre
Instructas docuit sonare classes.
[Amant alterna camaenae Virg. Egl. 3. in marg.] Les Eglogues des Grecs se chantoient ainsi par reprises de l'un à l'autre, et l'on disoit que les Muses aimoient ces chants de reprises.
Les Antiennes que l'on entremêle au chant des Pseaumes, sont comme des Preludes de chant dont on se servoit pour preparer au ton sur lequel on devoit chanter le Pseaume qui suivoit cette Antienne ou Antiphone, comme la nommoient les Grecs. Plutarque au discours du silence des Oracles, dit que Mardonius ayant envoyé un de ses [-42-] domestiques consulter l'Oracle d'Amphiaraus pour apprendre ce qui lui devoit arriver, ce serviteur songea durant son sommeil, que le ministre du Dieu qu'il alloit consulter, lui crioit de ne pas approcher, et que ne laissant pas de s'avancer, il l'avoit repoussé de la main, et enfin lui avoit jetté une pierre assez grosse à la tête, ce qui étoit, dit Plutarque comme un présage de ce qui devoit arriver à Mardonius et pour exprimer ce présage d'une chose future, il se sert du mot d'Antiphone [antiphona ton mellonton], parce que l'Antienne est le Prelude de ce qu'on va chanter aussitôt aprés. Ce qu'on a imaginé là dessus des enfans de choeur et des Chappiers qui chantent ensemble un méme sujet est sans fondement, parce que l'on n'avoit pas cet usage au commencement de l'Eglise.
A ces preludes des chants de l'Eglise repondent les Preludes des Poëmes Epiques, qui sont ces invocations, ou ces propositions que l'on chante d'un ton qui sert de Prélude au chant narratif du Poëme. C'est ainsi que Virgile fait des Préludes et dans les Eglogues, et dans ses Georgiques, aussi bien que dans son Eneide. Et par tout il parle de [-43-] chant. Melibée dit à Tityre qu'il chante sur son Chalumeau à l'ombre d'un Hêtre.
Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi
Silvestrem tenui Musam meditaris avenâ.
Quand il veut chanter la naïssance de Saloninus il invite les Muses de Sicile à chanter d'un ton plus haut.
Sicelides Musae paulo majora canamus.
Ce qui donna occasion à Monsieur Chappelain dans l'Ode qu'il addressa au Cardinal Mazarin, originaire de Sicile, de commencer par ces beaux Vers.
Sçavantes Nymphes de Sicile
Dont les Eloquens Chalumeaux
Jadis à l'ombre des Ormeaux
Inspirerent le grand Virgile.
Ce Prince des Poëtes latins ne dit-il pas au commencement des Georgiques qu'il va chanter la maniere dont il faut cultiver la terre pour la semer, comment il faut façonner les vignes, nourrir le bestail, et élever les Abeilles.
Quid faciat laetas segetes, quo sidere terram
Vertere Maecenas, ulmisque adjun<>ere vites
Conveniat, quae cura bo<>m, qui cultus habendo
[-44-] Sit pecori, atque apibus, quanta experientia parcis,
Nunc canere incipiam.
A l'égard de l'Eneïde qui est son grand Poëme, il commence par ces beaux Vers.
Je chante les combats, et cét homme pieux
Qui des bords Phrygiens conduit dans l'Ausonie
Le premier aborda les champs de Lavinie.
[Constituit, ut Psalmi David. 150. antè Sacrificium Antiphonatim de cantarentur. Socrat. l. 6. c. 8. in marg.] On se servit aussi du mot d'Antiphone pour exprimer le chant à deux choeurs qui se pratique dans l'Eglise. Ce fut le Pape Celestin I. qui ordonna que les cent cinquante Pseaumes de David se chantassent de cette sorte devant la Messe. On croit que ce fut saint Ignace le Martyr qui en introduisit l'usage dans l'Eglise Grecque. On se servoit aussi de ces mots Levare Antiphonam pour dire prendre le ton, ou élever le ton, puisque le Moine de saint Gal parlant de ce Saint qui prit le ton de l'Evangile de la hauteur que l'on vouloit, et le chanta fort bien, dit Antiphonam praeoptatam ipse in Evangelium levavit, et clarè percantavit.
[Poesies chantées in marg.] Les Poëmes Epiques ou narratifs qui commencent par des Préludes, où [-45-] le Poëte invite les Muses à chanter, ou dit qu'il va chanter lui-méme, se chantoient effectivement, non seulement par les Poetes, mais par des Chantres que l'on conduisoit dans les armées, pour chanter durant la marche, les combats et les belles actions des Heros, afin que les Chefs et les Soldats excitez à bien faire par le chant et le recit de ces belles actions combatissent plus vigoureusement. Les Cavaliers eux-mémes apprenoient ces chants narratifs, ce qui fit mettre en Vers et en Chansons tant de Romans il y a cinq ou six siecles. Le Roman de Rou parlant de la bataille d'Hastings donnée par Guillaume le Conquerant dit
Taillefer qui moult bien chantoit
Sus un Cheval qui tôt alloit,
Devant eux alloit chantant
De l'Allemagne et de Rollant
Et d'Olivier, et des Vassaux
Qui moururent en Rains chevaux.
Hesiode sur le premier qui chanta sur un Theatre son Poëme, et l'on dit que ne sçachant pas jouer des instrumens pour accompagner sa voix, il se servoit du sifflement d'une baguette qu'il tenoit en main pour marquer les temps et les [-46-] pauses, ce qui fit qu'on donna le nom de Rapsodies ou de chants à baguette à ces sortes de Poësie. Je croirois plûtôt que cette baguette lui auroit servi à battre la mesure, et à regler les mouvemens de son chant, qu'à faire ces sifflemens qui auroient été desagreables, si je n'étois d'ailleurs persuadé que ces chants ne furent dits Rapsodies, que parce que c'étoient plusieurs airs cousus ensemble, ce qui convient mieux au mot de Rapsodie, que ce qu'on dit d'une baguette, qui les auroit plûtôt fait nommer Rabdodies que Rapsodies, ce fut dans les grandes assemblées de la Grece, qui se faisoient de cinq en cinq ans que l'on chantoit ces Poëmes, la Musique étant un des jeux, et des divertissemens de ces Fêtes, ou les Musiciens disputoient pour le prix aussi bien que les Luteurs, les Coureurs, et les meneurs de Chariots. Platon nous apprend, que ce fut Hipparchus fils aîné de Pisistrate qui le premier introduisit à Athenes l'usage de chanter les Vers d'Homere, et qu'il fit paroître le premier les Rapsodeurs dans les jeux Panathenaïques, où ils chantoient des Vers en Dialogues, et se succedoient les uns aux autres comme on faisoit encore de son temps. [[ta omeron protus ekomisen eis ton geon tauteni. kai enagkase tois rapsodois Ganathinaiois ex polepseos [-47-] efexes auta diienai, osper n<u>n eti oide poiousin] Plat. in Hipparcho. in marg.]
[-47-] Il n'est aucun de nos Poëtes Epiques, qui ne dise d'abord qu'il chante les actions glorieuses de quelques Heros, quoi que leurs Poëmes ne soient jamais chantez ny mis en Musique.
Je chante le Vainqueur des Vainqueurs de la terre,
Qui jusqu'au Capitole osa porter la guerre.
dit Scuderi au commencement de son Alaric.
L'Autheur de l'Art Poëtique en nôtre langue a divisé son ouvrage en quatre chants, comme il en a fait quatre du Lutrin. Cependant nul de ces Poëmes n'a été chanté jusqu'ici. Il n'en est pas de même des Poëmes d'Italie. L'Arioste et le Tasse se chantent de là les Monts. Ainsi ce n'est pas sans raison qu'ils distinguent par chants leurs Poesies Epiques, puisqu'en effet elles sont chantées; c'est ce qui les a fait assujettir aux huitains dans tous leurs Poëmes, afin qu'ils puissent se chanter sur les mémes mesures que l'Orlando et la Jerusalem.
L'Arioste chante les Dames, les Cavaliers, les Armes, les Amours, les Galanteries, et les Entreprises hardies, parce que son Poëme est un Roman, et que ce sont pour l'ordinaire ces sortes de choses qui en composent les plus agreables Evenemens.
[-48-] Le Tasse au contraire plus regulier que ce Poete Romancier se contente de dire qu'il chante les Guerres saintes d'un grand Capitaine qui alla delivrer des mains des Ennemis du nom Chrêtien, le Sepulchre de Jesus-Christ.
Canto l'arme pietose, l' e capitano
Che'l gran sepolcro liberò di Christo,
Molto egli oprò col senno, e con lamano,
Molto soffrì nel glorioso acquisto,
E in van l'Inferno vi s'oppose, et in vano
S'armò d'Asia e di Libia il popol misto
Che favorillo il Cielo, e sotto i santi
Segni ridusse i suoi compagni erranti.
Ces Vers, et tout le Poëme entier composé de vingt chants, se chantent sur un même air. On peut faire la méme chose du Poeme du Boïard, de celui de l'Achillini, du Conquisto di Granata de Gratiani, et de la plus-part des autres qui ont paru depuis un siecle, dont tous les Vers sont d'onze sillabes, et les chants distinguez par huitains, comme ceux-cy.
Toutes ces Poesies quoi qu'elles ayent été chantées ne sont pas des representations en Musique, parce que la Musique Dramatique comme les Grecs ont nommé [-49-] ces représentations, demande, que l'on joigne l'action au chant, et au recit pour exprimer par les mouvemens du corps qui accompagnent le chant et le recit, les passions et les mouvemens de l'ame.
La Tragedie et la Comedie des Anciens furent des actions de cette sorte, ces actions se chanterent. Nous en avons des preuves irreprochables dans Denis d'Halicarnasse, qui au traité qu'il a fait de la liaison des mots, nous apprend comment l'on chantoit certains endroits des Tragedies d'Euripide, et l'Auteur de l'Art Poetique en nôtre langue, a si bien décrit la naïssance de ces représentations en Musique, que je n'ai qu'à donner ici ses Vers pour en faire connoître l'origine, et ce qu'Horace en a dit, puisque c'est d'aprés cét original qu'il a fait une si belle copie.
La Tragedie informe et grossiere en naïssant
N'étoit qu'un simple Choeur où chacun en dansant,
Et du Dieu des Raisins entonnant les loüanges,
S'efforçoit d'attirer de fertiles vendanges.
Là le vin et la joye éveillant les Esprits,
Du plus habile Chantre un Bouc étoit le prix.
[-50-] Thespis fut le premier, qui barboüillé de Lie
Promena par les Bourgs cette heureuse folie,
Et d'Acteurs mal ornez chargeant un tombereau
Amusa les Passans d'un spectacle nouveau.
Eschyle dans le choeur jetta les personnages,
D'un masque plus honnête habilla les visages,
Sur les ais d'un Theatre en public exhaussé
Fit paroître l'Acteur d'un Brodequin chaussé.
Sophocle enfin donnant l'essor à son genie
Accrut encor la Pompe, augmenta l'harmonie,
Interessa le choeur dans toute l'action,
Des Vers trop raboteux polit l'expression
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine,
Où jamais n'atteignit la foiblesse latine.
[[Tragodia] Initium Tragaediae et Comaediae à rebus divinis est inchoatum quibus pro fructibus [-51-] vota solventes operabantur Antiqui. Nam incensis jam altaribus et amoto hirco id genus carminis quod sacer chorus reddebat Libero Patri. Tragaedia dicebatur, vel [apo ton tragou], hoc est ab hirco hoste vinearum et a cantilena, vel quod uter musti plenus solenne praemium Cantoribus fuerat, vel quod ora sua foecibus perlinebant scenici. AElius Donatus in Terent. [Tragou ooe]. in marg.] Les noms mémes de Tragedie, et de Comedie que l'on donna deslors à ces représentations, nous font voir clairement qu'elles se faisoient en Musique, et que c'étoit des chants. C'étoit un usage parmi les Grecs, d'offrir des Sacrifices aux Divinitez qu'ils croyoient presider à la culture des champs. Ils leur immoloient des Victimes, et c'étoit un [-51-] Bouc qui étoit pour l'ordinaire celle qu'on offroit à Bacchus au temps de la Vandange, parce que cét animal gâte les Vignes. On chantoit autour de l'Autel où la victime étoit brûlée, d'où vient que ce chant se nomma Tragedie ou le chant du Bouc, car c'est ce que veut dire ce mot Grec. D'autres au contraire disent, que le Bouc étoit le prix de celui qui avoit le mieux chanté dans les Fêtes solennelles consacrées à Bacchus. Horace le dit clairement, et l'Autheur de l'art Poetique en nôtre langue le dit aussi aprés lui.
[Carmine qui tragico vilem certavit ob hircum. in marg.] Du plus habile Chantre un Bouc étoit le prix.
Ce qui semble plus probable est, qu'on donnoit une Oudre pleine de vin à celui qui avoit le mieux chanté, et cette Oudre se nommoit un Bouc comme on les nomme encore parmi nous, parce qu'elle étoit faite de la peau enflée de cét animal. D'autres ont aussi avancé, que c'est du marc des Raisins dont on se barboüilloit le visage avant l'invention des Masques que l'on fit le nom de la Tragedie, [-52-] parce que les Vendangeurs s'êtant ainsi barbouïllez, montoient sur les Chariots de la vendange qui leur servoient de Theatres, et chantoient sur ces Chariots des Satyres sur les desordres publics avec une liberté que la simplicité des ces premiers siecles souffroit.
Thespis fut le premier qui barboüillé de Lie
Promena par les Bourgs cette heureuse folie
Et d'Acteurs mal ornez chargeant un Tombereau
Amusa les passans d'un spectacle nouveau.
La Ville de Dijon qui est un païs de Vendanges, et de Vignerons a vû longtemps des spectacles de cette sorte, qu'on nommoit la Mere-folie, ces spectacles se faisoient tous les ans au tems du Carnaval, et les personnes de qualité déguisées en Vignerons chantoient sur des Chariots des Chansons, et des Satyres, qui étoient comme la censure publique des moeurs de ces temps là: c'est de ces Chariots à Chansons et à Satyres, que vint le Proverbe latin des Chariots d'injures Plaustra injuriarum. Je ne sçai si ce ne seroit point Engelbert de Cleves Gouverneur du Duché de Bourgogne qui auroit introduit à Dijon cette espece de spectacle, car je trouve qu'Adolfe Comte [-53-] de Cleves fit dans ses Etats une espece de societé composée de trente six Gentils-hommes ou Seigneurs, qu'il nomma la compagnie des foux. Cette compagnie s'assembloit tout les ans au temps des Vendanges le premier ou second Dimanche du mois d'Octobre, ou ils mangeoient tous ensemble, tenoient cour pleniere, et faisoient des divertissemens de la nature de ceux de Dijon, élisant un Roi et six Conseillers pour présider à cette Fête. Voici les lettres de cette institution traduites sur l'Original Allemand.
Nous tous qui avons mit nos Sceaux à ces présentes lettres sçavoir faisons, et reconnoissons, qu'aprés une meure déliberation de nôtre bonne volonté, et pour l'affection et amitié particuliere que nous nous portons l'un à l'autre, nous avons resolu et conclu entre nous de faire une Societé qui sera appellée la societé du Fol en la forme et maniere qui s'ensuit. C'est à sçavoir que chacun de nous doit porter un Fol d'argent ou brodé, ou cousu à son habit selon sa volonté, et quand quelqu'un de nous ne portera pas journellement ce Fol, celui de nous qui s'en appercevra luy fera payer l'amande de trois vieux Tournois, qui seront donnez aux Pauvres à l'honneur de [-54-] Dieu. Et nous Associez devrons tous les ans faire une assemblée où nous nous trouverons tous à Cleves le second Dimanche d'aprés la saint Michel, et nul ne pourra partir de l'Hôtellerie, ni sortir de l'Ecurie, qu'il n'ait payé sa part de la dépense faite en ladite assemblée, dont nul ne pourra s'absenter, que pour cause de maladie, ou que sa residence ordinaire fut éloignée de plus de six journées du lieu de ladite assemblée. Si quelqu'un des Associez avoit quelque querelle ou inimitié avec un autre, la Societé les devra accommoder entre le lever et le coucher du Soleil le Jeudy. Deplus nous devons tous dans l'assemblée elire d'entre les Associez un Roy, et six Conseillers pour ordonner des affaires de la Societé, et particulierement pour regler la Cour de l'année suivante, et exiger les dépenses, dont les Chevaliers et Escuyers payeront également leur quo<>te part, les Seigneurs un tiers plus que les Chevaliers et Escuyers; et les Comtes un tiers plus que les Seigneurs. Le matin de la Feste de l'assemblée nous tous associez irons ensemble dans l'Eglise de nôtre-Dame de Cleves prier pour ceux de nos Confreres, qui seront decedez, et chacun y presentera son Offrande. En foy de quoy nous avons tout attaché nos sceaux à ces lettres l'an de [-55-] Nôtre Seigneur 1381. le jour de saint Rambert.
Ces Patentes sont séellées de trente cinq Sceaux en cire verte, qui étoit la couleur des foux. Celui du Comte de Cleves est en cire rouge. L'Original de ces lettres étoit conservé dans les Archives du Comte de Cleves.
Il y a tant de rapport entre les articles de cette institution, et la Mere folie de Dijon, qui avoit comme ceux de Cleves des statuts, un Sceau, et des Officiers, que je crois facilement que c'est de la maison de Cleves, que cette institution a tiré son origine, les Princes de cette maison ayant eu de grandes alliances avec les Ducs de Bourgogne, dans la Cour desquels ils étoient le plus souvent.
La pluspart des Villes des Pay-bas dépendantes des Ducs de Bourgogne avoient de semblables Fêtes, ou de semblables folies. Le Prince d'Amour de Lille se nommoit autrefois le Prince des Fols, et parce que la Musique faisoit une partie de cette Feste qu'on nommoit de l'Epinette, des Hautbois en étoient la marque, et ces Hautbois se mettent encore autour des Armoiries de la Ville en certaines occasions de [-56-] réjoüissance.
La troupe du Prince d'Amour de Tournay portoit le chapeau vert. L'an 1547. on celebra à Lille la Feste de la Principauté des Fols. Celle de Plaisance fut solennisée à Valenciennes l'an 1548. on faisoit à Doüai la Feste aux Asnes, à Bouchain celle du Prevôt des Estourdis. Doutreman a décrit ces Festes au Chapitre seiziéme de la seconde partie de l'histoire de Valenciennes. On fit il y a cent ans à Langres une Mascarade de la Mere-folie qui instruisoit de jeunes fols et qui leur apprenoit à chanter, et à danser un branle que l'on nommoit des Sabots, parce qu'on y faisoit de frequents tapemens des pieds en cadence avec des Sabots.
Il y avoit alors peu de Villes qui n'eussent de ces boufonneries, où l'on introduisoit des Musiques ridicules, tantôt c'étoient des Asnes qui chantoient, tantôt des Loups, des Singes, des Renards ou d'autres animaux joüoient de la Flute, tantôt on frottoit des Grils de fer avec des limes au lieu de Violons, et ces folies étoient les divertissemens les plus ordinaires du Carnaval, que des manieres plus graves ont enfin sagement abolis. Le mardy [-57-] gras l'an 1511. on joüa aux Halles de Paris le jeu du Prince des sots, et de la mere sotte où il n'y avoit rien de raisonnable qu'un Trio chanté par la mere Sotte, et deux jeunes Sots. Les paroles de ce Trio étoient,
Tout par raison:
Raison par tout:
Par tout raison.
La Comedie des Anciens qui fut comme leur Tragedie une representation en Musique, eut une origine presque semblable, avec cette difference que les Bergers faisoient à l'honneur d'Apollon, ce que les Vignerons faisoient à l'honneur de Bacchus. Et comme ces Bergers alloient chantant de Village en Village que les Grecs nommoient Comes, on nomma ces representations Comedies, comme qui diroit chant de Village qui devinrent avec le temps des actions reglées de Theatre aussi bien que les Tragedies, les unes et les autres ayant été distinguées par Scenes, et par Actes avec des ornemens de Theatre, et des habits propres des sujets qu'on representoit. C'est sur cét ancien usage que les Italiens ont rétabli les Pastorales qui sont si agreables, et ausquelles les mignardises de leur langue conviennent si bien [-58-] qu'ils n'ont guere de pieces de Theatre plus spirituelles, que le sont cinq ou six de ces Pastorales, Mairet et Racan les introduisirent avec succés en ce Royaume, mais ils n'ont pas eu des imitateurs, et la grande Tragedie qui parut en méme temps avec toutes les beautez de l'intrigue et de la Fable, et l'expression heureuse des sentimens Heroïques, et dignes de la grandeur des sujets que l'on traitoit, l'emporta sur les petites pointes dont la Silvie de Mairet, et les Bergeries de Racan étoient remplies à l'exemple de l'Aminte du Tasse, du Pastor Fido du Guarini, et de la Philis de Scyro du Comte Bonarelli.
Les Grecs n'eurent pas seulement des Tragedies, et des Comedies où les grandes Passions étoient représentées, et les intrigues ingenieusement conduites, ils eurent d'autres pieces de Theatre purement pour le plaisir, dont la Musique faisoit le principal ornement. Ils leur donnerent le nom de Nomes, ou de loix, peut-être parce qu'ils donnoient le même nom aux modes de leur Musique, ou parce qu'ils avoient accoûtumé de mettre leurs loix en chansons pour les rendre plus familieres, [Aristot. probl. 28.] et plus aisées à retenir par le plaisir de les chanter.
Cette pratique de mettre les loix en Vers et en Chansons, que l'Eglise a retenuë, pour les Commandemens de Dieu et les preceptes de l'Eglise est d'institution divine, puis que Dieu irrité contre les Israëlites pour leurs fréquentes désobeïssances, [Nunc itaque scribite vobis Canticum istud, et memoriter teneant, et ore decantent, et fit mihi carmen istud pro testimonio inter filios Israel. Deuter., 32. in marg.] commanda à Moïse le jour devant que ce Patriarche mourut, d'écrire un Cantique qu'il vouloit, que les Israëlites décrivissent, qu'ils l'apprissent par coeur, qu'ils l'enseignassent à leurs enfans, et qu'ils le leur fissent chanter, afin que les Commandemens qu'il leur faisoit dans ce Cantique, leur servissent de condemnation s'ils n'étoient pas fideles à les garder.
C'est cét admirable Cantique, où Moïse invite le Ciel et la Terre à l'écouter, et où rappellant le souvenir de toutes les graces que Dieu avoit faites à ce peuple ingrat, des dangers dont il l'avoit delivré, et des grandes promesses qu'il lui avoit faites tant de fois, [Veteres priusquam litteras scirent, leges cantabant ne eas oblivioni mandarent, quod temporibus suis [-60-] in more Agathyr sis fuisse Aristoteles scribit Car. Rhodig. Lect. ant. l. 9. c. 8 in marg.] il lui reproche ses ingratitudes, et le menace des maux dont il punira ses murmures, et ses desobeïssances. Toutes les autres Nations imiterent cette pratique de mettre leurs loix en Vers et de les faire chanter.
Les Chinois, qui ont parmi eux de [-60-] temps immemorial la plupart des choses qui sont en usage dans l'Europe, donnerent le nom de Musique à leurs Loix, et aux maximes politiques de leur gouvernement, dont les seules maisons regnantes avoient le secret et le chant. [Musique des Chinois. in marg.] Leur Histoire nous apprend que sous l'Empire de King fils de Ling, U qui fut Roi de la partie Australe de la Chine, voulant s'accommoder aux manieres du Païs, et s'instruire des loix et de la forme du gouvernement pour s'y conformer, [In Xantung ad Lu Regem legatos mittit qui studerent inibi familiae Chevae Musicam pernosce re Nomine Musicae quae penes Reges et familias Imperatrices esse dicitur intelligunt Sine guber nandi leges. in marg.] envoya à Xantung des Ambassadeurs au Roy Lu, afin que ces Envoyez pussent apprendre la Musique de la famille Cheve, qui est celle qui en a le secret, et qui l'enseigne aux Souverains, afin qu'en se divertissant ils s'instruisent de ce qu'ils doivent sçavoir pour la conduite de leurs peuples. Ce fut Yumhius qui fut l'Inventeur de cette Musique, qui étoit autrefois excellente s'il en faut juger par leurs livres, celle d'aujourdhui n'est pas fort estimée parmi eux, et ils ne la souffrent guere, que dans leurs Comedies, dit un Historien moderne qui a demeuré plusieurs années parmi eux.
Il est ainsi arrivé à la Musique de la Chine ce qui est arrivé à la musique des [-61-] Grecs, [Mart. Martinius l. 4. hist. sinicae. in marg.] et aux beaux Arts dans l'Italie durant la barbarie de sept ou huit siecles aprés les inondations des Goths et des Visigoths, qui perdirent tout par le mépris qu'ils firent de tout ce que les Anciens avoient fait de plus excellent. Mais il faudroit étre mauvais connoisseur en Musique et en Peinture pour croire que la Musique et la Peinture des Grecs n'ayent pas été autrefois meilleures que la Musiqne et la Peinture que les Chinois ont à présent. Ce qui nous reste des ouvrages de Sculpture, et d'Architecture de cette nation si sçavante et si polie nous fait voir évidemment qu'ils ont été les plus habiles Dessinateurs, que l'on ait encore vûs. Leurs bas reliefs nous apprennent qu'ils n'étoient pas moins habiles pour la disposition, et l'arrangement de leurs figures. Mais ceux qui n'en ont vû que quelques desseins mal gravez, et mal copiez, jugeant sur ces desseins, du peu d'addresse de ces anciens Maîtres, croyent qu'ils ne sçavoient pas la Perspective. Mais quantité de beaux morceaux qui restent encore des ouvrages de ces grands hommes et qui servirent de Modele à Raphael pour la belle disposition que nous admirons dans ses Tableaux, sont des témoignages [-62-] irreprochables de la sçience des Grecs dans cette partie de la Peinture. Nous voyons par leurs Camayeux qu'ils entendoient excellemment le mélange des couleurs, puis qu'ils se sont si bien servis des couleurs naturelles des Agathes, des Cornalines, et des autres pierres fines pour exprimer diverses choses. Si leurs ouvrages de Peinture avoient pû venir jusqu'à nous, comme leurs ouvrages d'Architecture, et tant d'admirables Statues, les Peintres n'auroient pas besoin d'aller à d'autre Ecole pour s'instruire. Il est merveilleux, que pour ôter à ces anciens Peintres la gloire d'avoir été d'habiles gens, on aille chercher dans Pline un Sosus qui ne travailloit qu'à des assemblages de piéces de rapport pour les pavez, et qu'au lieu d'admirer comme Pline, qu'avec des pieces de terre cuite vernies de diverses couleurs, il eut sçeu opposer l'ombre de la tête d'un Oiseau à l'éclat qui sortoit de l'eau qu'il avoit si bien représentée qu'elle sembloit se mouvoir et contracter avec cette ombre, qu'aulieu dis-je d'admirer cét artifice, on en veut tirer cette consequence, que la pratique du jour et des ombres étoit une chose peu connüe. Pourquoi s'arréter à ce jeu [-63-] d'Apelle et de Protogene, qui tracérent sur une table trois lignes plus deliées les unes que les autres, pour inferer de là que toute l'excellence de leur peinture consistoit principalement dans la propreté et la délicatesse du Pinceau? Où sont donc ces miracles de la peinture que Pline a si bien décrits dans ce méme chapitre, l'Helene, et le Marsyas lié de Zeuxis. Ces beaux Airs de tête que Parrhasius donnoit à ses figures, cette sage proportion, si correcte, et si élegante, et cette addresse des contours qui arrondissoient si bien les corps, que l'oeil sembloit voir du relief? Pourquoi taire cette Penelope de Zeuxis où les moeurs étoient exprimées, Alcmene et Amphitryon épouvantez à la vûe du petit Hercule qui étrangloit les Serpens dans son Berceau? Cette assemblée des Dieux où Jupiter assis sur le Trône présidoit avec tant de majesté? Ces deux hommes armez dont l'un courant au Combat, sembloit y attirer par sa posture, et la vigueur de son action, tandis que l'autre quittant les armes paroissoit comme essoufflé de lassitude aprés le combat, ne montroient-ils que la propreté et la delicatesse du Pinceau? L'Iphigenie de Timante, son Cyclope dormant dont [-64-] un Satyre mesuroit le poulce avec un Thyrse, et ce portrait d'un Heros, qui passoit pour un chef-d'oeuvre, étoient-ce des ouvrages moins considerables que la Colombe de Sosus? Cét homme qui avoit trouvé l'addresse de donner de l'ame et de l'esprit à ses ouvrages, et qui faisoit voir plus de choses qu'il n'en représentoit, ne faisoit-il rien de plus excellent, que ces trois lignes si délicatement tirées l'une sur l'autre?
Que l'on ne compare donc plus la Peinture des anciens Grecs avec celle des Chinois d'à present sur le tableau des trois lignes d'Apelle et de Protogene, et sur la Colombe de piéces de rapport de Sosus Les Chinois ne sçauroient avoir le bon goût de la Peinture, et de la Sculpture, parce que leurs corps n'ont pas la belle proportion de ceux des Grecs, et que ces peuples cantonnez aux extremitez de l'Asie ne sortant point de leur pays, ne peuvent peindre que des barbes effilées, des nez camus, et des pieds estropiez comme sont ceux de toutes leurs femmes.
L'air d'un païs et ses manieres contribuent beaucoup au succés des Arts et des Sciences. Les Italiens ont naturellement plus de genie et de disposition pour la [-65-] Peinture, la Sculpture, la Poësie, la Musique, et l'Architecture que les autres nations, parce qu'ils naïssent, et sont élevez au milieu de ces beaux Arts, et des choses qui peuvent le plus contribuer à les rendre excellens. On ne sçauroit trouver en France et en Allemagne, que difficillement ces beaux paysages que l'on voit en Italie, ce Ciel si clair, et si serain, que les Peintres paisagistes y admirent, et que le Poussin étoit dans l'impatience d'aller revoir, tandis qu'on le retenoit en France. Ou peut-on voir ailleurs ces ruines d'Amphitheatres, de Temples, de portiques, et de bas reliefs antiques dont il enrichissoit ses Tableaux? Ce beau sang qui fait un teint vif, frais, delicat, et composé naturellement de Lys et de Roses, comme disent les Poetes, ne se trouve guere qu'à Venise, ou le Titien, et Paul Veronese l'ont si bien imité. La plûpart des Peintres Flamans, qui ne sortent pas de leur pays, ou qui travaillent d'aprés des modeles pris dans ces pais là font des corps masses et pesans, parce que l'air, et la nourriture du pais leur donne cét embonpoint. Les paisages de la Chine ne sçauroient étre beaux, parce que la plûpart de leurs arbres ne le sont pas. [-66-] Ce sont de grands troncs secs, et ecotez comme les troncs des Palmiers, dont la figure n'est guere agreable quand on les peint naturellement comme ils sont. Leurs fueilles sont longues et rares, les fruits gros outre mesure. Nos yeux ne sont pas accoûtumez à leurs bâtimens de bois élevez à diverses étages sans avoir rien de l'ordonnance de la belle Architecture. Ainsi quel moyen de perfectionner parmi eux la peinture, si cét Art qui est une imitation de la Nature trouve peu de belles choses à imiter parmi eux.
Il n'en est pas de même des autres choses qui ne sont pas sujettes à ces defauts, ils pourroient exceller en la Musique, comme ils excellent en la Medecine, particulierement en la connoissance du battement des Arteres, par le moyen duquel non seulement ils jugent des diverses maladies, mais ils font un rapport fidele des accidens, et des Symptomes qui sont arrivez aux malades. Ainsi ne jugeons pas de la Musique des anciens Chinois par leur peinture d'à present, ny de la peinture des Grecs, d'autrefois par les peintures de la Chine, si nous ne voulons juger des manieres de la Cour d'Auguste par celles du Mogol, ou des Rois de Calecut.
[-67-] [Actions en Musique. in marg.] Les Actions à qui on donna le nom de Loix parmi les Grecs, se représentoient aux jeux Pithiens. Julius pollux est presque le seul Autheur qui en ait fait le caractere. Il donne cinq parties à ces représentations, et s'attachant uniquement à la mort du Serpent Pithon tué par Apollon qui étoit l'action dramatique que l'on représentoit aux jeux Pithiens, il nomme la premiere de ces cinq parties l'Essay, la seconde l'Attaque, la troisiéme l'Iambique, la quatriéme le Spondie, et la cinquiéme le chant de Triomphe. Il introduit dans la premiere partie Apollon qui reconnoît le lieu du Combat: dans la seconde il attaque le Serpent: dans la troisiême il combat, et c'est alors que la Trompette prend la place de la Flûte pour accompagner la voix, d'un air qui exprime le craquement de dents du Serpent. Toute la quatriéme partie est la victoire d'Apollon, et dans la derniere, ce Dieu victorieux danse une espece de Ballet.
L'an 1589 aux Nopces de Ferdinand de Medicis troisiéme Duc de Toscane, avec Madame Chrestienne de Lorraine, le Comte de Vernio Jean de Bardi fit un intermede agreable de ce Combat d'Apollon et du Serpent. Il fit d'abord paroître [-68-] une Forest au milieu de laquelle un Antre obscur servoit de retraite au Serpent. Les Plantes les plus voisines de la Grote ou il couchoit paroissoient foulées de ses longs replis, et gâtées de son écume. De l'un des côtez de cette Forêt s'avancerent comme en tremblant des hommes et des femmes vétus à la Grecque, qui ayant vû que le Serpent n'étoit plus couché sur cette herbe où ils l'avoient vû auparavant, se mirent à chanter au son de divers Instrumens ces Vers d'une maniere recitative.
<E>bra di sangue in questo oscuro bosco
Giacea pur dianzi la terribil fera
E l'aria fosca e nera
Rendea col fiato e col maligno Tosco.
Une autre Troupe d'Hommes et de Femmes venant d'un autre côté de la Forest, chanterent au son des mémes Instrumens.
Qui di carne si sfama
Lo paventoso serpe, in questo loco
<...>ita fiamma, e foco, e fischia, e rugge:
Qui l'erbe e i fior distrugge:
Mà dou' è il fiero mostro?
Forse aura Giove udito il pianto nostro?
[-69-] A peine eurent-ils achevé de chanter ces Vers, que le Serpent parut sortant du fond de la Caverne, et tous ces Grecs hommes et femmes de l'Isle de Delos saisis de frayeur se jettent à genoux, et levant les yeux vers le Ciel implorent le secours de Jupiter avec ces Vers chantez d'un ton lugubre, et mêlez de diverses passions de crainte, de desespoir, de priere, de confiance, de supplication, et de larmes.
Osfortunati noi
Dunque a saziar la fame
Natisarem di questo mostro infame?
O Padre! ô Re del Cielo
Volgi pietosi gli occhi
Allo' n felice Delo,
Ch'a te sospira, a te piega i ginocchi,
A te dimanda aïta, e piange, e plora:
Muoui lampo e saetta,
A far di lei vendetta
Contra l mostro crudel che la divora.
Le Serpent s'étant apperceu de cette Troupe, court à eux avec d'horribles sifflemens quand tout d'un coup Apollon descend du Ciel à leur secours, et reconnoist le lieu du Combat.
Il fait ensuite le defy pour la seconde partie.
[-70-] La troisiéme est le Combat à coups de Fleches, le Serpent les rompant de ses dents, et les arrachant de ses blessures d'ou sortoit du sang noir à chaque coup.
La quatriéme partie est la mort du Serpent et le triomphe d'Apollon qui enfin monte sur le Serpent et le foule aux pieds. Les Grecs qui avoient fui, reviennent pour voir le Serpent étendu, et pour couronner Apollon qui les en a delivrez. Ils lui chantent ce Madrigal.
O valoroso Dio
O Dio chiaro e sourano,
Ecco' l Serpente rio
Spoglia glacer della tua invitta mano
Morta è l'orribil fera
Venite a schiera, a schiera.
Venite Apollo e Delo
Cantando alzate o belle Ninfe al Cielo.
Cette defaite du Serpent n'étoit pas la seule action que les Grecs representoient en Musique. Ils avoient la Fable de Niobé, l'accouchement de Canace, Oreste, Edipe, Hercule furieux, la mort d'Hector, et plusieurs autres pieces de cette nature.
Je ne sçai ce qu'on veut dire, quand [-71-] on dit que la Musique et la Peinture nous peuvent toucher en trois manieres: "la Peinture par la vivacité du coloris, et par la delicatesse des traits, de méme que la Musique par la netteté, et par la justesse de la voix charme nos sens; la Peinture par la simple représentation des passions, de méme que la Musique par les accens et par les modes, ou guais, ou tristes nous cause des émotions de joye ou de tristesse; et la Peinture par l'ingenieuse et artiste représentation de ce qu'elle veut représenter, de méme que la Musique par le sçavant mélange, et par la belle suite des Consonnances contente l'esprit, et lui cause une admiration, où le coeur et les sens ont fort peu de part." J'avoüe que j'ai l'esprit si bouché, que je ne deméle pas bien ces trois effets de la Peinture et de la Musique, ny le rapport que l'on veut qui se trouve de l'un à l'autre.
Je distingue dans la Peinture la correction du dessein, la sage disposition des parties, et du tout ensemble, la discretion du coloris, la distribution des ombres et des jours, la justesse de la perspective, l'harmonie des mouvemens de l'ame avec les actions qui sont peintes, et une certaine bienseance, qui fait [-72-] que tout est traité avec art, et avec une sage intelligence, ce qu'on nomme le Costume. C'est ce que nous voyons dans les ouvrages de ces deux excellens hommes, qui font la gloire de la France, et l'honneur de ce siecle dans un si bel art; de l'un desquels j'ai dit autrefois en voyant ce qu'il avoit fait pour la Chappelle d'un grand Ministre, et pour le Palais du plus grand Prince du monde.
SONNET.
Qu'on peigne mille objets dans un même Tableau,
Que de l'ombre et du jour la sçavante imposture,
Fasse approcher de nous ou fuïr une figure
Et rassemble en un point le Ciel, la Terre et l'Eau.
LE BRUN porte plus loin le pouvoir du Pinceau
Sçavans ne dites plus qu'imiter la nature
Est le dernier effort de la docte peinture,
Plus d'honneur attendoit cét Appelle nouveau.
Il peint les Passions, il rend l'ame visible,
De la Divinité fait un ètre sensible,
Represente la grace, à la gloire il atteint.
Ce que l'oeil ne peut voir, son addresse l'exprime,
[-73-] Comme Paul il s'éleve au Ciel le plus sublime,
Il voit ce qu'il y vit, il fait plus, il le peint.
Un de mes amis charmé des belles choses qui sont peintes dens la Galerie de saint Cloud, en faisant les devises qui y devoient servir d'ornement, fit celle-cy, pour le Peintre qui s'est surpassé lui-méme en un si bel ouvrage. Le corps de cette devise étoit le miroir, qui est le Peintre le plus heureux et le plus pront qui soit au monde, et il l'accompagna de ce mot et de ces Vers.
AEQUARI STUPUIT NATURA
Je sçai par le secret d'un art ingenieux
Remplir et l'esprit et les yeux
De toutes les beautez que l'Univers étale
Je plais en tout également
Et la Nature avoüe avec étonnement
Si je ne la surpasse, au moins que je l'égale.
Comme je distingue dans la Peinture le dessein, la disposition, le coloris, les jours et les ombres, la perspective, les mouvemens et le costume, je distingue aussi dans la Musique la diversité des sons des Instrumens et de la voix, les consonances, et les dissonances, les [-74-] nombres, les temps, et les intervalles, les modes, les ornemens du chant, et les accords des parties.
Les Anciens qui furent si justes dans les choses qu'ils écrivirent de ces deux Arts Liberaux, ne s'aviserent jamais de comparer la vivacité du coloris, et la delicatesse des traits, avec la netteté, et la justesse de la voix, ny l'ingenieuse et artiste representation de ce que la Peinture veut representer, avec le sçavant mélange, et la belle suite des consonances. Ils n'appellerent jamais la Peinture des passions une simple representation, et ils ne dirent jamais que la belle suite des consonances, ny leur sçavant mélange fussent seulement pour causer de l'admiration à l'esprit, sans que le coeur et les sens y eussent part.
Pour comparer leur Musique, avec leur Peinture, ils firent trois especes de Musique, la Diatonique, la Chromatique, et l'Enharmonique. Ils comparerent la premiere avec le clair obscur, parce que la Musique Diatonique suit les tons naturels, aussi les degrez de couleurs par rapport à ce clair obscur se nommoient Tons en leur langne aussi bien que les gradations de la voix.
Ils comparerent avec le coloris la Musique [-75-] qui divise les tons, comme dans la Peinture on se sert des demy Teintes pour unir les couleurs, et les noyer les unes dans les autres, particulierement pour les Carnations, c'est ce qui fit donner le nom de Musique colorée à cette espece de Musique, que les Grecs nommerent en leur langue Chromatique du nom méme des couleurs. Enfin raffinant encore davantage sur ces partages de tons pour faire des accords plus surprenans et des consonances plus merveilleuses, ils donnerent le nom de Musique Enharmonique à celle dont les demy tons mémes étoient partagez, et la comparerent à cette espece de Peinture, qui joint à la delicatesse des traits, et à la vivacité du coloris l'expression des mouvemens, qui font l'harmonie de l'Ame. C'est cette expression que l'on ne doit pas appeller du nom de simple Representation, puis qu'il n'y a rien de plus vif, de plus sçavant, et de plus difficile à trouver. C'est cette partie de la Peinture qui a fait donner le nom de Divin à Titien, nul n'ayant mieux entendu que lui, l'union, les masses, et les corps des couleurs, l'harmonie des tons, et la disposition du tout ensemble, qui font reüssir les accords de ces beaux mouvemens [-76-] de l'Ame que peu de gens sçavent bien peindre.
Est-ce avoir bien penetré dans les secrets de la Musique, que de dire, que le coeur et les sens ont peu de part au sçavant mélange et à la belle suite des consonances, qui contente l'esprit? J'aurois crû que ces doux accords étoient faits pour flater l'oreille, et pour toucher le coeur. Je sçai bien que saint Augustin qui a écrit six livres de la Musique, dont le dernier est une espece de raisonnement physique sur la nature des nombres, demande quels sont les plus agreables, ou ceux des cadences articulées, ou ceux qui sont de simples portemens de voix, ou ceux qui sont des mouvemens du corps qui accompagnent le son, comme dans la danse et les Ballets; ou ceux qui s'impriment dans la memoire, y laissant les traces du chant, et des airs qu'on a entendus, ou ceux qui s'arrêtent dans l'esprit des maîtres capables de juger de la justesse des accords? Je sçai aussi que ce Saint s'est declaré en faveur de ces derniers, tant parce qu'ayant entrepris de prouver la spiritualité et l'immortalité de l'ame par le plaisir de la Musique, ces nombres sont les plus spirituels de tous, que parce que d'ailleurs la faculté [-77-] qu'ils touchent est plus noble que ne sont celles qui peuvent étre touchées des autres especes de nombres comme l'oreille, et l'imagination.
N'envions rien au goût de ceux à qui ces choses peuvent plaire, laisson leur le fade plaisir d'observer dans une belle composition toutes les finesses de contrepoint, au lieu d'entendre les Concerts dont le coeur et l'oreille peuvent estre agreablement touchez. Je trouve ce plaisir semblable à celui de ces Grammairiens, qui au lieu de remarquer dans une excellente piece de Theatre la conduite de l'intrigue, les Peripeties, le denouëment, les beaux Vers, les grands sentimens, et la justesse des Acteurs à exprimer les Passions, et à representer les choses, s'amusent à remarquer ou finit la Protase, ou commence l'Epitase, ou les rimes sont moins assonnantes, et les cadences plus rudes; en quoi je ne sçai avec Horace, si l'on doit plus admirer la patience de ces gens là ou l'inutilité de leur travail.
[Horat. in art. Poët. in marg.] Nimium patienter utrumque,
Ne dicam stultè mirati.
Le peu d'usage qu'eurent les Grecs de la Musique a plusieurs parties, ou de contrepoint, dans leurs pieces dramatiques, [-78-] a fait douter si leur Musique avoit été aussi parfaite que la nôtre, s'ils avoient eu ce mélange de parties, et si leur Musique avoit pû faire tous ces grands effets, dont leur Histoire parle avec tant d'admiration: surquoi j'ai trois choses à dire en faveur de leur Musique, la premiere que la Musique à contrepoint est moins propre pour les representations de Theatre que la Musique de recit. La seconde qu'ils ont eu comme nous une Musique à plusieurs parties, et que leur Musique étoit plus capable que la nôtre de produire ces grands effets que leurs histoires nous assurent qu'elle a produits.
Quant au premier je dis que le dessein des Grecs dans leurs actions de Theatre ayant été, comme Aristote l'a marqué, de moderer les passions, et de preparer les hommes à tous les fâcheux évenemens de la fortune en les apprivoisant s'il faut ainsi dire par ces spectacles avec la compassion et la crainte qui sont les effets ordinaires des changemens de la fortune; ils étudierent tout ce qui pouuoit faire cet effet sur l'homme, et ayant remarqué que les inflexions de la voix, le nombre et la cadence des paroles, les images des choses, et les caracteres des [-79-] sentimens pouvoient faire ces grands effets, ils s'y attacherent uniquement. C'est ce qui leur fit preferer les recits au contrepoint, ou aux choeurs de plusieurs parties, parce que cette harmonie où les parties s'entre-choquent, ne fait qu'un bruit confus où les paroles ne se distinguent presque point.
C'est pour cette même raison que nous avons été obligez de rétablir les recits dans la Musique, lorsque nous avons voulu la faire servir aux representations de Theatre, et quand on avoit crû que ces sortes d'actions ne reussiroient pas parmi nous, c'étoit moins un defaut de nôtre langue, que de nôtre Musique, qui étant à plusieurs parties, et mêlée de fugues, de portemens de voix, et de roulades à divers accords, accompagnez de plusieurs instrumens, est bien plus agreable pour les grands Concerts, que pour la recitation, où la multitude des voix, et le bruit de tant d'instrumens nuisent à l'articulation des paroles.
Les Latins ayant trouvé la declamation plus naturelle pour ces representations que le chant et la Musique, se contenterent pour leurs pieces de Theatre d'une simple recitation, et de faire chanter [-80-] dans les choeurs, qui étoient comme les intermedes de ces grandes actions. On se lassa même des choeurs des Comedies, parce que n'étant plus comme en leur premiere origine des Satyres sur les desordres publics ou l'on chantoit avec liberté ce que l'on vouloit, on ne prit plus de plaisir aux autres choses que l'on y chantoit, et l'on aima mieux les plaisanteries, et les bons mots des Acteurs, que ce chant fade des Musiciens. C'est ce qu'Horace a voulu dire, quand il a dit, que le choeur des Comedies n'ayant plus la liberté de médire et de nuire aux gens par ses ridicules boufonneries, on le fit taire, parce qu'il ne divertissoit plus.
Turpiter obticuit sublato jure nocendi.
Neantmoins Louïs de Benavente a renouvellé en Espagne cette ancienne liberté des Satyres des choeurs de la Comedie, ayant composé douze Intermedes en vingt-quatre chants, qu'il fit imprimer à Madrid l'an 1645. sous ce titre Burlas veras o reprehension moral y festiva de los desordenes publicos en doce entremeses representados, y veinte y quatro cantados, Railleries veritables, ou reprehension morale et plaisante des desordres publics representez en douze intermedes [-81-] et vingt quatre chants.
Il n'en fut pas de méme de la Tragedie, comme elle étoit grave et serieuse, on y conserva les choeurs, dont le chant, et la danse delassoient les Spectateurs, et détendoient leur esprit de ces grandes passions que les évenemens tragiques ont coûtume d'exciter dans l'ame.
Comme le principal effet de leur Musique dans ces representations, étoit d'exprimer les passions et les mouvemens de l'ame par les paroles, les inflexions de voix, les gestes, et les images des choses, ils prefererent les recits aux concerts de plusieurs parties. Ils eurent ainsi trois sortes de chants, des recits d'une seule voix que les Grecs nommerent Monodie, et les Latins Cantique; des Dialogues de deux ou de trois voix qui se répondoient l'une à l'autre comme dans les Eglogues, et des choeurs ou plusieurs chantoient ensemble. Les Hebreux firent la méme chose puisqu'au Cantique des Cantiques, il y a des endroits où Sulamite chante seule, et tantôt elle chante avec son époux, tantôt c'est l'époux seul qui chante, et tantôt c'est une troupe de Bergeres, ou une troupe de Courtisans de la suite du Prince. De méme dans les Pseaumes qui [-82-] tiennent beaucoup du caractere Dramatique, tantôt c'est David qui chante seul, tantôt il parle à Dieu, et Dieu lui parle, et tantôt c'est tout le peuple.
On a retenu dans l'Eglise ces trois manieres de chant, où celui qui entonne chante seul, les deux choeurs se répondent l'un à l'autre et s'unissent dans les Antiennes, et quand les Instrumens tiennent la place des voix, un seul chante ou recite le Verset qui est chanté par les instrumens.
Les Grecs et les Romains se servirent aussi des Instrumens pour leurs Intermedes, c'étoient ordinairement des flûtes, parce qu'il n'est point d'instrument qui approche plus de la parole, où l'air respirant par degré represente assez-bien les mouvemens du gosier qui articulent le souffle pour en former la parole De là vient que les Orateurs quand ils déclamoient leurs discours, avoient assez souvent des joüeurs de flûte derriere eux qui servoient à leur donner le ton, ou à le soûtenir, ou méme à le rétablir, s'il arrivoit qu'ils le perdissent dans la chaleur de la declamation. Ces joüeurs de flûtes n'aidoient pas moins aux inflexions de voix que devoient prendre les Acteurs dans les recits de la Tragedie et [-83-] des autres pieces de Theatre.
Quand il est dit si souvent dans les argumens des Comedies de Terence, que Claude Flaccus fils de Claude fit les Concerts avec les flûtes droites et gauches, pareilles, et non pareilles, il faut entendre que ces flûtes droites et gauches n'étoient ni de méme grosseur, ni souvent de méme longueur, comme j'ai remarqué en plusieurs bas reliefs Grecs et Romains. L'une de ces Flûtes plus courte, et plus mince faisoit une tierce sur la plus longue ou la plus grosse, et celui qui en joüoit des deux mains les faisoit accorder harmonieusement. Elles étoient semblables à ces longues Flûtes qui n'ont que trois trous, et que l'on accompagne du son d'un Tabourin qui sert comme de base à tous accords; on les lie avec une attache au petit doigt, et le tenant entre ce doit et celui que l'on nomme Medecin, on se sert des trois autres pour boucher et pour ouvrir les trois trous de cette Flûte. Ainsi il étoit aisé de les joüer ensemble toutes deux. Elles ont cela de singulier qu'ayant un long tuyau, la lumiere basse et étroite, elles sautent facilement, et naturellement à la quinte, quand on souffle un peu plus fort. Ainsi [-84-] si le ton naturel de ces Flûtes quand tous les trous sont bouchez, et quand on souffle doucement est G. Ut. en ouvrant le trou le plus haut des deux qui sont dessus, elles sonnent A Re. quand on leve le second elles sonnent B Mi, et quand on leve celui de dessus, elles sonnent C. Fa Ut. Puis venant à souffler plus fort en rebouchant tous les trous elles montent à la quinte, et sonnent D Sol re; en levant le doit le plus haut E La mi; en levant le second F, fa Ut; en levant celui de dessous G Re Sol Ut. Ainsi continuant à souffler encore plus fort à tout boucher, et à lever successivement les doigts, elles font plusieurs gradations de tons.
On les introduisit dans les Comedies, parce que les Comedies ayant commencé par des chants rustiques, et des representations champêtres, il n'y a pas d'instrument qui soit plus champêtre que celui-cy, ny plus familier aux Villageois, parce que sans autre artifice que d'une Canne, d'un Roseau, ou d'un Chalumeau coupé à certaine longueur, et percé à certaines proportions on fait des Flûtes. Les Pipeaux ont eu la méme origine, et le bruit que font les Haut-bois que l'on joüe avec ces Pipeaux [-85-] a je ne sçai quoi de guai et de sautelant qui est extrémement propre pour les nopces de Village.
Le son plaintif que l'on donne facilement aux Flûtes, les fit servir aux funerailles des Anciens, et des funerailles il fut aisé de les introduire dans les Tragedies, dont les Argumens ont toûjours quelque chose de lugubre par le changement de fortune qui est essentiel à ces representations.
Les Violons l'ont emporté parmi nous sur l'ancien usage des Flûtes pour les Intermedes des actions de Theatre, parce que les Violons font un Concert plus mélé et mieux soûtenu, que ne sçauroient faire les instrumens à vent, où il faut necessairement reprendre haleine; ce qui fait qu'ils sont moins propres pour les danses delicates, ainsi les Ballets étant devenus les sujets les plus ordinaires des Intermedes des actions de Theatre, on a substitué les Violons aux Flûtes dont se servoient les Anciens, et c'est en ces Symphonies que la multitude des Parties est fort agreable, parce que la diversité des tons s'y marque plus distinctement que l'on ne sçauroit faire avec d'autres Instrumens qui sont plus propres à accompagner les voix et les [-86-] recits, que le bruit de ces grandes Symphonies qui les étoufferoient entierement. Aussi les Anciens ne s'en servirent jamais dans leurs representations, de Musique.
Passons à la seconde verité et faisons voir les grands effets que la Musique des Grecs a produits, pour examiner en suite s'ils ont eu une Musique à plusieurs parties et de contre-point.
Les Grecs qui se flattoient d'exercer sur les esprits et sur les volontez des hommes une espece de souveraineté par le moyen de la parole et de la persuasion, pour établir cette souveraineté, employerent trois Arts ingenieux, la Poësie, l'Eloquence, et la Musique. La Poësie en peignant les choses que l'on veut persuader entre aisement dans l'imagination par le moyen des images et des figures, qui lui sont propres, et s'étant rendu maîtresse de l'esprit par ces charmes qui l'amusent et qui le divertissent, elle passe plus facilement jusqu'au coeur. La Rhetorique par ses artifices, et ses apparences de verité captivant l'entendement attache la volonté; et la Musique, s'insinuant par l'oreille jusque dans lame endort ces deux mémes facultez pour les conduire où elle veut. [-87-] C'est ainsi que les Grecs se rendirent maîtres de l'esprit et de la volonté des hommes, par les charmes innocens de la Poësie, de l'Eloquence et de la Musique, et c'est ce qu'ils representerent dans leurs Fables, par leur Protée qui prenoit toute sorte de figures, se déguisant comme il vouloit pour surprendre le monde; par leur Hercule qui enchaînoit les peuples, et les tenoit liez par les oreilles, et par leur Orphée qui se faisoit suivre des animaux et des Forets. Il y a tant de rapport entre ces trois Arts, que si c'est de la Poësie que l'Eloquence emprunte ses figures, l'une et l'autre a besoin de la Musique, pour joindre la beauté du chant et de la declamation à la peinture des choses, et à la delicatesse de leurs inventions pour la rendre plus efficace. Celle-cy a aussi besoin du secours de la parole et de la voix qui sont particulieres à l'homme, tous les autres animaux n'ayant qu'un son vague qui ne dit rien, quelque articulé qu'il puisse étre en certains Oiseaux, qui imitent la voix et la parole de l'homme: ainsi la langue est l'instrument dont la Poësie, l'Eloquence, et la Musique se servent pour s'insinuer dans les esprits. Aussi pour juger de l'excellence de la Poësie, [-88-] de l'Eloquence, et de la Musique des Grecs, il ne faut que considerer la structure de leur langue, qui est sans difficulté la plus juste, la plus abondante, la plus expressive, et la plus variée de toutes les Langues que nous connoissons.
Les sept Voyelles dont cette langue est composée, expriment naturellement les sept differences de la voix que les Anciens appelloient Septem discrimina vocum, Elle a presque autant de caracteres simples differens qu'il y a de sons. Nôtre langue a aussi cét avantage, d'avoir huit sons Voyels A, È, É I, EU, U, OU. outre l'E feminin qui n'a qu'un demi son. Nous avons aussi l'incommodité d'avoir bien des mots qui ne se chantent point comme Joye et les grands mots qui se terminent en ion, qui font un méchant effet dans le chant. Consideration.
Non seulement les sept Voyelles dont la langue Grecque est composée preferablement à toutes les autres, exprimoient les sept differences des sons naturels de la voix quand nous parlons, mais les unes étant longues, les autres breves, et quelques unes ambiguës, [-89-] elles servoient à marquer les differenrences de temps qui s'observent dans la Musique par des Notes longues et breves, et celles que nous distinguons par des Notes blanches et noires. Leurs Diphtongues qui sont les seules qui ont coupé les tons de voix par des Voyelles liées, dont le son se distinguoit, mais non pas d'une maniere aussi forte et aussi pleine qu'étoit celui des simples Voyelles, servoient à faire les passages et les diminutions qui sont la Musique si belle, quand elles sont bien ménagées. Que diray-je de tant de pieds dont ils distinguerent les mesures de leurs Sillabes, et de leurs mots? Il n'y a point de mots de deux Syllabes, de trois, de quatre, de cinq, et de six, dont ils n'ayent remarqué les differences. Ceux qui sont composez d'une Sillabe longue, et d'une breve, ou d'une breve, et d'une longue, de deux breves, de deux longues, d'une longue, et de deux breves, de deux breves et d'une longue, d'une breve entre deux longues, ou d'une longue entre deux breves, et cetera. Ils ajustoient leur Musique à toutes ces differences, et pour faire sentir que c'étoit pour leur Musique qu'ils observoient [-90-] ces differencces que l'on n'observe presque plus, ils donnerent le nom de Prosodie, c'est à dire, d'observations pour le chant à la mesure des Syllabes que les Latins nommerent Quantité. A ces observations ils ajouterent une grande diversité de vers, ou le choix des pieds, c'est ainsi qu'ils nommoient les Mesures des Syllabes, dont leurs mots etoient composez; le choix dis-je, des pieds faisoit un nombre et une cadence propre à exprimer dans l'ame certains mouvemens naturels accommodez à ces cadences, comme la corde d'un Luth ou de quelque autre instrument produit des sons differens selon qu'elle est plus lâche, ou plus tenduë, ou que le doigt qui la touche la touche plus haut ou plus bas. Les Vers Grecs ne furent pas de simples Vers comme les nôtres, qui n'ont point d'autres mesures qu'un certain nombre de Syllabes, avec un repos à l'hemistiche, et des rimes assonantes, qui rapportent ces Vers les uns aux autres; ce qui sert plus au plaisir de l'oreille, qu'à exciter les mouvemens. Les Pieds, les Mesures et les Vers des Grecs étoient distinguez par les mouvemens qu'ils pouvoient exciter dans l'ame, ils en avoient de doux, [-91-] de graves, de severes, de lâches, et de languissans. Et dans cette diversité de Vers Heroïques, Iambes, Sapphiques, Alcaïques, Gliconiques, Trochaïques, Anapestiques, et cetera. Il n'y avoit point de passion qui ne trouvât des mesures et des cadences propres à exprimer ses mouvemens. Il y avoit des Vers composez de Syllabes longues, et de Spondées pour les matieres graves. Les Vers Iambes étoient propres à exprimer les emportemens de la Tragedie. Les Vers Elegiaques étoient faits pour la douleur, et les plaintes, et l'inegalité de leurs cadences servoit à faire sentir ces mouvemens entrecoupez, qui sont propres de la tristesse quand elle veut se plaindre au milieu des maux qui l'accablent.
Les mots composez dont la Langue Grecque abonde quelle diversité d'Images ne representoient-ils pas à l'imagination avec une espece de nouveauté qui touchoit et qui surprenoit? la liberté des figures qui faisoient parler les Forêts, les Astres, et les Rivieres, la peinture des Passions, et des sentimens de l'ame, si aisée, et si naturelle à la Poësie Grecque, qu'étoient ce qu'autant de moyens de s'insinuer dans [-92-] l'ame de toute autre maniere que ne fait nôtre Eloqu<e>nce et nôtre Poësie, qui ne sont pas de beaucoup prés, ny si vives, ny si hardies? Où est la Langue qui ait aujourd'hui cette difference d'accents, de mesures, de pieds, d'intervalles et de cadences qu'avoit la langue Grecque? ou du moins où est la Musique qui les observe dans le chant avec la méme exactitude? a t'on égard aux mots de deux ou de trois Syllabes, dont les unes sont longues, et les autres bréves? Ne chante t'on pas sur les mémes mesures tous les Vers qui ont un pareil nombre de Syllabes, sans distinguer la difference des mots, et des Syllabes, ou des lettres dont ces Vers sont composez? Nulle langue n'a pris le soin de se perfectionner avec autant d'exactitude que la Langue Grecque, qui a eu l'avantage en même temps de perfectionner tous les Arts, et toutes les Sciences. Ce soin qu'elle a eu d'observer le son des moindres Syllabes, la diversité des accents et des pronunciations, fit que rien n'a jamais été aussi exact que sa Musique parce que la perfection de la Musique dépend de tous ces petits soins que les autres langues ont negligez. Il faudroit qu'un [-93-] Musicien fût excellent Grammairien pour bien composer en Musique, et c'est ce qu'ils sçavent si peu, que souvent ils coupent les mots, ils confondent les Voyelles, ils font sonner l'E comme l'A, l'I comme l'O, sans avoir jamais appris la diversité des sons qu'expriment naturellement ces lettres, ils repetent plusieurs fois une méme Syllabe sans autre raison que de faire des Fredons et des portemens de voix, Ils appuyent sur des lettres qui demandent d'être glissées par des diminutions, où il faut que la voix soit ferme, ils font des tremblemens. Ils font des Syllabes molles de celles qu'on doit soûtenir, et pourvû qu'ils trouvent des fugues, des roulades, et des passages pour rendre le chant agreable, ils les placent où ils veulent, et font souvent danser l'oreille par des tremoussemens precipitez, quand il faudroit entrer dans l'ame par des insinuations plus graves, et de plus de poids.
Parmy les Grecs c'étoient les Poëtes qui chantoient eux mémes leurs Vers, et comme ils affectoient de faire entendre les paroles, et de faire sentir la beauté de leurs compositions, plûtôt que de faire admirer l'étendüe ou la delicatesse [-94-] de leur voix, il leur étoit bien plus aisé d'exciter les passions, qu'à ceux qui ne chantent que pour chanter, et qui ne se mettent guere en peine de faire entendre les paroles de leurs chansons, parce que d'ailleurs leur Musique ne convient guere à ces paroles.
Le sçavant Traité que Denis d'Halicarnasse a ecrit de l'arrangement des mots, et ce que tant d'autres Grecs ont dit de la prononciation, nous fait voir combien ils étoient exacts dans leur chant.
C'est du choix des mots, de leur arrangement, de leurs mesures, de leur nombre, de leur cadence, de la nature des Vers, et du genie d'une langue que depend le succés du chant, pour produire ces grands effets que les Anciens ont admirez. Il ne faut que lire ce que Longin a dit au traité du sublime, de l'arrangement des paroles, pour être persuadé de l'excellence de la Musique, de la Poësie, et de l'Eloquence des Grecs. L'harmonie, dit ce grand homme, n'est pas simplement un agrément, que la nature ait mis dans la voix de l'homme pour persuader, et pour inspirer le plaisir: Mais dans les Instrumens mèmes c'est un moyen merveilleux pour élever le courage, [-95-] et pour émouvoir les Passions. Et de vray ne voyons nous pas que le son des Flûtes émeut l'ame de ceux qui l'écoutent, et les remplit de fureur, comme s'ils étoient hors d'eux-mémes? que leur imprimant dans l'oreille le mouvement de sa cadence, il les contraint de la suivre, et d'y conformer en quelquesorte le mouvement de leurs corps. Et non seulement le son des Flûtes, mais presque tout ce qu'il y a de differens sons au monde, comme par exemple ceux de la Lyre font cét effet. Car bien qu'ils ne signifient rien d'eux mémes: "neantmoins par ces changemens de tons qui s'entrechoquent les uns les autres, et par le mélange de leurs accords, souvent, comme nous voyons, ils causent à l'ame un transport, et un ravissement admirable." Cependant ce ne sont que des Images et de simples Imitations de la voix, qui ne disent et ne persuadent rien, n'étant s'il faut parler ainsi que des sons bâtards, et non point comme j'ai dit des effets de la nature de l'homme; que ne dirons nous donc point de la composition, qui est en effet, comme l'harmonie du discours, dont l'usage est natural à l'homme, qui ne frappe pas simplement l'oreille, mais l'esprit: "qui remuë tout à la fois tant de differentes sortes de noms, de pensées, de [-96-] choses, tant de beautez et d'élegances avec lesquelles nôtre ame a comme une espece de liaison et d'affinité: qui par le mélange et la diversité des sons insinuë dans les esprits, inspire à ceux qui écoutent les passions mémes de l'Orateur, et qui bâtit sur ce sublime amas de paroles, ce grand et ce merveilleux que nous cherchons?"
Peut-on aprés un témoignage si exprés et d'un homme si éclairé douter, que les Grecs n'ayent eu une Musique capable de produire de si grands effets, par ces accords admirables, plus naturels et plus sçavans que ne sont ceux de nôtre Musique, qui n'a pas tous ces rapports à la prononciation, à la mesure, et à la composition des mots, et qui souvent ne laisse rien entendre de la beauté des paroles et de la suite du discours. Disons donc avecque Longin, qu'il y auroit de la folie à douter d'une verité si universellement reconnuë, et dont l'experience fait foi.
En effet cette Nation sçavante qui connut si bien toutes les proportions du corps humain, qu'elle forma sur ces proportions les trois ordres d'Architecture dont nous lui devons l'invention, et la perfection; connut aussi si parfaitement [-97-] les mouvemens de ce même corps que ce fut sur l'harmonie de ces mouvemens qu'elle regla sa Musique. Elle observa que les corps d'une matiere solide, faisoient un plus grand son quand ils étoient creux, s'ils venoient à étre battus d'une maniere un peu forte, parce que l'air enfermé dans cét espace creux faisoit un plus grand nombre d'ondulations repliquées les unes sur les autres, venant à se rompre contre les bords de ce corps qui les faisoient refléchir, comme les ébranlemens des parties du corps solide qui étoit battu, leur faisoient faire des tremoussemens plus violens, et plus frequens. C'est ce qui leur fit choisir les Tambours et les Tymbales pour animer les Soldats par le grand bruit de ces instrumens militaires qui s'entendent de plus loin, et qui ébranlent le corps d'une mariere plus forte pour les mouvemens de la marche ou des actions militaires.
C'est ce qu'avoit observé ce fameux Herodore qui voyant que les Soldats de Demetrius étoient trop lents à remüer une machine de guerre qu'il falloit approcher de la muraille d'une place, prit deux Trompettes, et se mit en méme temps à les souffler toutes deux avec [-98-] tant de force, que les Soldats animez par ce son extraordinaire pousserent tout d'un coup leur machine, où Demetrius vouloit.
Comme les Grecs observerent que les corps fortement battus rendoient ces sons violens, et d'un grand bruit, ils remarquerent que les cordes deliées faites des intestins des animaux, ou d'un metail sonnant, rendoient un son aigu et delicat si elles étoient bien tenduës, et touchées avec une plume, ou pincées des doigts. Enfin ils apprirent, que l'air soufflé dans de longs tuyaux ouverts à certaines distances, faisoit de justes gradations d'airs et de tons en sortant par ces ouvertures. C'est ce qui les determina à composer leur harmonie de ces trois sortes d'instrumens que l'on bat,
que l'on touche, et que l'on souffle, et de donner en méme temps a leur Poësie et à leur Eloquence les accompagnemens de la Musique, que l'une et l'autre pouvoient recevoir. De là vint la diversité des accents aigus, graves, et circonflexes; des tons hauts et bas, aigres et durs, mols et languissans: des syllabes longues et breves, des pieds et des mesures de leurs Vers, et le tour de leurs periodes.
[-99-] Ils apprirent des instrumens que l'on bat les accents graves, de ceux que l'on touche les accents aigus, quand les cordes sont bien tenduës; et des tortillemens de l'air qui se font dans les instrumens que l'on souffle, les accents circonflexes.
Et comme enfin ils remarquerent sur les instrumens que l'on frappe la diversité des temps, des mesures et des repos, c'est aussi de ceux que l'on souffle qu'ils apprirent à regler les intervalles de leurs Vers, et les periodes que l'on peut reciter d'une haleine avec de petits repos, qui aident le recit, et la respiration.
Tout cela se trouve naturellement dans le corps de l'homme, le battement dans le coeur et dans les arteres; le souffle dans la respiration, et dans la parole qui est un son articulé, et les trémoussemens des cordes dans les muscles, les nerfs et les tendons. C'est ce qui a fait donner le nom d'harmonie aux mouvemens du corps de l'homme quand ces mouvemens sont reglez. Car comme la beauté d'un corps naît de la proportion, et de l'arrangement de ses parties, quand ces parties se rapportent exactement les unes aux autres dans une duë symmetrie, l'air et la grace qui animent cette belle proportion, naissent necessairement de la parfaite [-100-] harmonie des mouvemens interieurs avec les exterieurs, qui non seulement s'unissent avec les parties du corps, qui font cette symmetrie, mais les font agir avec un certain accord, et une cadence si juste, qu'il est aisé de voir que ce sont les mouvemens de l'ame qui font agir cette multitude d'organes si divers et si differens, dont le rapport et l'union entretiennent l'harmonie de l'homme exterieur. C'est pour cela, si je ne me trompe, que quelques-uns de leurs Philosophes dirent que l'ame étoit une harmonie, parce qu'elle est le principe de ces mouvemens si justes; et je ne sçai si ce n'est point pour cela méme que la celebre inscription du Temple de Delphes renvoyoit l'homme à la connoissance de lui-méme, parce que la méme sagesse qui a mis naturellement dans nos esprits les semences des disciplines, et leurs premieres notions, a fait de nos corps les modeles de la pluspart des Arts que l'homme peut exercer pour son utilité aussi bien que pour le plaisir. C'est ainsi que ces Sages profiterent, et firent de grands progrez dans l'étude des sciences, et la connoissance des Arts en refléchissant sur eux-mémes, et autant de fois que je considere les regles qu'ils nous [-101-] ont données sur l'art de penser, de persuader, et de raisonner, j'admire ces reflexions, qui ont quelque chose d'extraordinaire et de divin.
L'Eloquence et la Poësie de cette Nation ingenieuse, produisirent de grands effets, pour la persuasion, et pour les mouvemens de l'ame aussi bien que pour le plaisir, parce que l'une et l'autre avoient été comme formées sur les regles de la Musique, qui est capable de produire tous ces effets prodigieux. Et certes si le son des instrumens emeut naturellement le corps par les tremoussemens de l'air, et si imprimant dans l'oreille les cadences des mouvemens, ils nous portent à suivre ces cadences par le chant dont naturellement on accompagne le son des instrumens, pour peu de disposition que l'on ait à la Musique, ou méme par le mouvement du corps, qui a peine de s'empécher de danser, et de se tremousser quand on entend quelque Symphonie. Que devons nous dire de l'ame qui est le principe de tous ces mouvemens? sinon qu'il faut qu'elle soit emüe elle-méme, et comme ébranlée toute spirituelle qu'elle est, parce qu'il n'y a rien qui approche plus de la nature des esprits, que le son qui est un agitatation [-102-] de l'air. Disons que l'ame qui est liée au corps par des liens imperceptibles, qui la font agir sur ce corps, et qui font que le corps agit sur elle, prend, pour ainsi dire, diverses situations dans ce corps, selon les diverses dispositions des organes, comme elle change elle-méme les dispositions de ces organes quand elle veut agir sur eux avec plus d'attention. Et tout ainsi que nous voyons que les cordes d'un instrument qui sont montées à l'unisson, tremoussent et sont ébranlées quand l'une d'elles est touchée, parce que les ondulations de l'air qui sont faites par les tremoussemens trouvant les autres cordes dans une situation toute pareille, y font toucher l'air qu'elles poussent dans le méme sens, qu'il est poussé par l'autre corde. Le corps se trouvant donc de méme dans une disposition qui a du rapport à l'air que l'on joüe, en reçoit plus facilement les impressions et les fait passer jusqu'à l'ame, qui alors, s'il est permis de parler ainsi, se trouve comme en unisson avec l'instrument que l'on touche. C'est ce qui fait que quelques-uns ne sont émus que des airs gais, d'autres sont plus touchez de ceux qui sont mélancoliques et languissans. L'un se plaît à entendre la Trompette, un [-103-] autre la Flûte ou le Luth. Aujourd'hui nous aggréons un air, qui demain ne nous plaira plus. Tout cela se fait par les rapports qu'a la diverse disposition de nôtre esprit et de nôtre ame avec ces airs, et ces instrumens.
En effet nous remarquons trois especes d'harmonie, l'une qui frappe seulement l'ouïe comme le chant des oiseaux, qui n'exprime rien et qui ne laisse pas de plaire, par les gazoüillemens qu'ils font. L'autre qui n'est que de l'esprit, comme l'harmonie de lU'nivers, l'harmonie du corps humain, et l'harmonie d'un Etat, ou d'une Republique, qui consiste dans la juste proportion des choses, et dans l'arrangement des nombres sans le mélange d'aucun son. Et enfin celle qui frappe l'oreille, et qui passe jusqu'à l'ame. Il y a plusieurs personnes qui ne sont capables que de la premiere de ces harmonies; ils ont des oreilles pour entendre le chant, et comme ils ont d'ailleurs l'ame pesante, les accords ne les touchent point, ni les mouvemens de la Musique ne font point d'impression sur leur ame, et ils entendent les Concerts les plus sçavans, comme ils entendent le chant de plusieurs oiseaux, qui n'est qu'un gazoüillement qui n'a [-104-] rien de concerté. Ceux qui sçavent la Musique sont pleins d'une harmonie purement spirituelle, lors méme qu'ils ne chantent pas, parce qu'ils ont dans la memoire et dans l'imagination comme dit Saint Augustin, toutes les connoissances des accords et des consonnances. Enfin la Musique recitative qui accompagne de beaux Vers, et des sentimens bien passionez, et qui sçait prendre tous les tours et toutes les flexions, capables d'exprimer ces sentimens, passe de l'oreille dans l'ame, et c'est en cela que consiste l'excellence de la Musique dramatique.
C'est à quoi les Grecs ont principalement travaillé. Il ne faut que voir ce qu'ils ont écrit de la Musique pour en étre persuadé, aussi bien que des mouvemens de l'ame dont ils ont observé toutes les proportions, et les differences des tons pour parler ordinairement, pour exposer les choses, pour les soutenir avec vigueur, et enfin pour émouvoir. Denis d'Halicarnasse a remarqué que dans le parler familier nous montons naturellement à la Quinte quand nous prenons le ton affirmatif.
Les Italiens qui ont retenu ces differences de tons pour distinguer les talens [-105-] de leurs Predicateurs, disent de ceux qui exposent bien, et qui racontent agreablement, qu'ils excellent au premier ton; de ceux qui sont forts dans les preuves, qu'ils ont le second ton, et de ceux qui ébranlent les esprits, et qui touchent les coeurs par une declamation violente, qu'ils sont habiles au troisiéme ton.
Le Pere Edmond Auger Jesuite François, qui fut Confesseur du Roi Henry III. et l'un des plus celebres Predicateurs de son temps, ayant été élevé à Rome, où il fut receu par saint Ignace, remarqua cette difference de tons qu'avoient les Predicateurs Italiens, et étant retourné en France, où il travailla à former des ouvriers Apostoliques pour les opposer à l'Heresie qui faisoit de grands progrés, il composa une espece de petits discours, où il distingua ces trois tons, et exerçant de jeunes gens à déclamer une de ces formules qu'il avoit composée, à ce dessein on appelloit cét exercice faire les tons. Voicy la formule qu'il composa.
Premier Ton qui est simplement expositif.
Vous devez sçavoir que l'homme [-106-] étant tombé par sa faute en la disgrace de son Createur, et dans la tyrannie de Satan, il s'est trouvé en grande misere, et confusion, et que par le sang de l'Agneau immaculé il a été affranchi de ce pesant joug, et remis en l'amitié de son Dieu. Et partant, mes freres, vous devez bien penser, et attentivement considerer l'infinie bonté et demesurée benignité de nôtre Sauveur et Redempteur, qui étant Dieu s'est fait homme, aneantissant sa grandeur pour nôtre petitesse; qui a voulu pour toy, ô ingrate creature descendre des Cieux, et sortir du sein de son Pere, où il étoit aimé, servi, et adoré des Esprits bien-heureux, des Anges, des Archanges, des Principautez, et generalement de toute la Cour Celeste.
[Second Ton. in marg.] O Chrétien, regarde ton Seigneur comme pour toi il s'est fait serviteur! ô bonté infinie! ô tres-doux Agneau, qui vous a contraint de porter nos iniquitez, et d'endurer la mort, pour donner la vie à de miserables pecheurs?
[Troisiéme Ton. in marg.] O endormis et ensevelis au sommeil du peché, jusques à quand serez-vous insensez? Jusques à quand aurez-vous les yeux et les oreilles fermées, oyez la voix du Prophete Joël. Chantez, dit ce [-107-] divin Trompette, chantez en Sion, sanctifiez le Jeûne, assemblez le peuple, sanctifiez l'Eglise, assemblez les Vieillards, assemblez les petits et sucçans la mammelle, Canite tuba in Sion, sanctificate Jejunium, vocate coetum, congregate populum, sanctificate Ecclesiam, coadunate senes, congregate parvulos, et sugentes ubera. Ne voyez-vous point, ne voyez-vous point combien il y en a qui perissent? Pleurez, pleurez donc vos pechez et ceux du peuple, et ce faisant Dieu vous donnera sa grace en ce monde, et la gloire en l'autre.
Chaque nation a son caractere pour le chant et pour la Musique, comme pour la pluspart des autres choses, qui dépendent de la difference des genies, des usages et des coûtumes. Et si un excellent Musicien a dit, que les François chantoient, que les Espagnols abboyoient ou glapissoient, que les Italiens chevrottoient, et que les Allemans meugloient. Galli cantant, Hispani latrant, Itali caprizant, Germani boant; il auroit pû ajouter que les Anglois siffloient, et que les Turcs hurloient. Mais il seroit contraint de dire que les Grecs touchoient, et produisoient ces grands effets que leurs histoires ont décrits. Les François chantent [-108-] particulierement depuis trente ans, parce qu'il n'est guere de nation qui ait plus perfectionné le chant pour les petits airs et les Chansons par les finesses, et les delicatesses des ports de voix, des passages, des diminutions, des tremblemens et de tous ces ornemens du chant, qui font sentir à l'oreille tout ce qu'une belle voix peut faire sentir de plus doux, avec une admirable methode, qui passe toutes les regles ordinaires de la Musique. La gravité de la Musique Espagnole en fait une espece de jappement, comme la pleine Musique des Allemans avec leurs Serpens, et leurs Saqueboutes dont ils accompagnent leurs voix, approche fort du meuglement. Ce sont les roulades des Italiens Et leurs fredons trop frequens qui les font chevrotter. Mais leur langue est d'ailleurs admirable pour la Musique. Et comme leur Poësie, leur genie, et leur éloquence tiennent fort du caractere de ces anciens Grecs, qui furent les maîtres des Arts; il semble aussi que ces beaux Arts ayent passé de la Grece en Italie, comme nous commençons de juger par les choses que nous voyons qu'ils vont passer insensiblement de l'Italie en ce Royaume, où la Peinture, la Sculpture, les Gravures, la Musique [-109-] l'Eloquence, la Poësie, l'Histoire, et les Manufactures font voir depuis quelques années, ce qu'on peut trouver de plus beau. Il n'y a que l'Architecture, qui n'est pas encore si parfaite, parce qu'au lieu de s'attacher à ces beaux ordres des Grecs, qui ont épuisé la justesse de toutes les proportions, et la beauté des ordonnances, on s'amuse à chercher ce qu'on ne trouvera jamais.
Je ne puis m'empécher icy de témoigner ma surprise sur le dessein d'un Alleman, qui prétend avoir trouvé la veritable figure des parties du Temple de Salomon, et qui nous a donné la description de deux Colomnes, dont les lis faisoient le principal ornement. Il croit méme, que l'on pourroit inventer un nouvel ordre sous le nom d'ordre tres-Chrétien, en y mélant les Fleurs-delys, qui font les Armoiries de nos Rois, à qui ce glorieux titre a toûjours été donné depuis que Clovis eut embrassé la Religion Chrétienne. Je loüe le zele de cét Etranger, qui touché de la grandeur, et des vertus heroïques de nôtre Monarque, a eu des sentimens si avantageux pour la France, mais je ne sçaurois convenir avecque lui, que les ornemens du Temple de Salomon fussent faits comme [-110-] nos FleursdeLys, qui sont des Iris, et non pas des Lys de jardin, comme leur couleur et leur figure le font voir manifestement aussi bien que les Sceptres des anciens Sçeaux de nos Rois, où l'Iris est parfaitement bien formée.
Ce qui fait voir encore que les Lys, dont il est parlé si souvent en la description des ornemens du Tabernacle, et du Temple de Jerusalem, n'étoient pas semblables à nos Fleursdelys, est qu'il est dit expressément, que la Cuve d'airain, qui est appellée du nom de Mer au chapitre quatriéme du livre second des Chroniques, [Porro vastitas ejus habebat mensuram palmi, et labium illius erat quasi labium calicis, vel repandi li lii. 2 Paralip. c. 4. v. 5 in marg.] avoit le dessus à rebords comme un Lys ouvert, et ces sortes de coupes ou de Verres à qui on donne la méme figure, ce que nos Fleursdelys ne sçauroient faire. Les Lys qui servoient d'insertions aux branches du Chandelier dont Dieu lui-méme prescrivit la figure et les mesures à Moïse, étoient des Lys semblables à ceux de nos jardins. Les chapi<t>eaux des deux Colomnes mises à la porte du Temple étoient de la figure de la Mer d'airain, et l'Ecriture pour nous les décrire se sert des mémes termes pour l'un et pour l'autre au Chapitre vii. du livre troisiéme des Rois. Cét Autheur s'en devoit tenir aux soins laborieux [-111-] de Prado et de Villapand, dont tous les Sçavans ont admiré le travail, dans la curieuse recherche qu'ils ont faite de toutes les parties de l'Architecture du Temple, et de ses Ornemens. Mais quand méme nos Fleursdelis se seroient trouvées aux Ornemens de ce Temple de la maniere dont cét Alleman nous les a représentées, il ne s'ensuivroit pas de là qu'elles pussent faire un nouvel ordre. Ce ne sont pas les Ornemens qui font le corps d'une ordonnance, c'est le choix de ses Parties, leur arrangement, et leurs proportions dans une dûë symmettrie. C'est ce qui rend le Frontispice de l'Eglise de saint Gervais un chefdoeuvre d'Architecture, parce que celui qui l'a si sagement conduit, s'en est tenu aux trois ordres Grecs, qui sont ce que l'Architecture aura jamais de plus beau, et de plus exact. Si le changement des ornemens pouvoir faire des ordres nouveaux, à quoi tiendroit-il que l'on ne fit un ordre Imperial en faisant des Aigles à deux têtes, une espece de Chapiteau: de faire un ordre militaire d'un Casque garni de plumes, et cent autres de cette maniere, avec des G<>iphons, des Harpies, des Lions, et d'autres figures. Cependant comme on nous promet [-112-] la description, et la figure d'un ordre François, qu'un habile Architecte a inventé depuis peu, et qu'on nous assure ne pas ceder en beauté à aucun des autres ordres, [Journal des Sçavans du 26. Août 1680. in marg.] il faut attendre de le voir pour étre persuadé qu'on en peut inventer de nouveaux, et que les Grecs, quelque habiles qu'ils ayent été, n'ont pas épuisé les connoissances, qu'un si bel Art nous peut fournir, non plus que celles de la Musique que l'on prétend au ourd'hui étre incomparablement plus parfaite que la leur, quoi que nous ne lui voyons pas produire les mémes effets. Car où sont ceux que la Musique échausse aujourd'hui au Combat, comme la Musique Grecque y échauffoit tant de Heros? Où sont les Dames à qui elle inspire une vertu aussi sage qu'étoit celle de Penelope au milieu des recherches de tant d'assidus, dont elle ne demeura victorieuse, que par l'assiduité de son travail, et les charmes d'une Musique grave et serieuse qui lui inspiroit l'amour de la retraite, et des moeurs innocentes et reglées? Et parce qu'on croiroit peut-étre, que ces effets si merveilleux qu'ils ont attribué a leur Musique, sont de la nature des Fables de leur Arion, et de leur Orphée, ayons recours à des exemples authentiques, [-113-] et à des témoignages irréprochables, pour établir la verité de ces grands effets qu'a produits la Musique des Anciens.
David ne remettoit-il pas l'esprit de Saül autant de fois qu'il lui joüoit de sa Harpe, [1 Reg. c. 6. in marg.] et pour faire revenir ce Prince de l'humeur atrabilaire; qui étoit comme une espece de demon qui le possedoit de temps en temps n'avoit-on pas recours à ce jeune Musicien? Quand on vouloit que les Prophetes annonçassent leurs oracles, ces hommes inspirez de Dieu ne demandoient-ils pas souvent qu'on leur amenât des Musiciens, afin qu'excitez par le chant qui est capable d'agiter le corps, et d'émouvoir les esprits, ils pussent se disposer à recevoir l'Esprit de Dieu, dont ils avoient besoin pour prononcer ces oracles? [4 Reg. c. 3. in marg.] Elisée ne voulut point annoncer au Roi d'Israël ce qu'il avoit à faire pour délivrer son armée de la soif qu'elle souffroit, s'il n'étoit excité de cette sorte. Aussi plusieurs ont crû que ce fut par un mouvement de pieté et de Religion que David ordonna des Chantres, et des Joüeurs d'Instrumens pour les ceremonies du Temple et du Tabernacle, parce que [-114-] la Musique excite à la devotion. Le plain-Chant de l'Eglise fait tous les jours les mémes effets par la gravité de ses tons, aussi bien que par la majesté de ses paroles Le Miserere inspire des sentimens de penitence, le De profundis des sentimens de douleur, et de compassion pour les defunts. Le Magnificat et le Te Deum. des sentimens de joye. Les Hymnes font la méme chose selon nos divers mysteres, et les Offices de la Semaine sainte n'excitent-ils pas tous les ans dans l'ame de ceux qui y assistent les sentimens d'une veritable devotion autant par la gravité du chant de l'Eglise, que par la dignité majestueuse des saintes ceremonies dont ce chant est accompagné?
Ces effets que la Musique est capable de produire, firent dire aux Platoniciens que c'étoit une sage disposition de la Providence d'avoir fait du chant aussi-bien que de l'Etude, et de la science, des remedes aux maux de l'ame, afin que comme l'homme qui est composé de corps et d'esprit a des remedes pour le corps dans les plantes, dans les metaux, dans les animaux, dans les sucs et les liqueurs, qui sont des substances [-115-] materielles comme le corps, l'ame pût avoir les siens dans les choses spirituelles, comme sont les connoissances et les reflexions, et dans la Musique, dont les sons, les airs et les chants approchent de la nature des choses spirituelles.
C'est ce que les Grecs connurent si bien, qu'ils firent de la Musique particulierement de celle qui servoit aux representations un remede aux maux de l'esprit, et un honnête amusement pour appaiser les passions, et pour les exciter. [versibus impariter junctis querimonia primum Horat. in arte, Archilocum proprio rabies armavit Iambo. in marg.] Ainsi ils eurent des vers, et des chants pour la plainte et pour la douleur, pour la colere, et pour la joye, pour les choses serieuses, et pour la plaisanterie. Ils sçavoient exprimer le bruit des flots, le sifflement des vents, le craquement des dents des animaux, et plusieurs choses semblables, comme Pollux a remarqué. Ils avoient des voix douces, des voix fortes, des voix brillantes, ils accompagnoient des mouvemens de la tête, et des yeux, aussi-bien que d'un geste propre et naturel leurs cadences passionnées: enfin rien ne leur manquoit de la force, de la douceur, et de la legereté de la voix selon les diverses expressions qu'ils vouloient faire, [-116-] n'est-ce pas ce qu'il faut pour toucher le coeur, et pour produire dans l'ame toutes les impressions des mouvemens capables de l'ébranler?
Et certes s'il faut juger de la bonté de leur Musique par celle de leur Poësie, l'une et l'autre ayant tant de rapport ensemble, qu'il est presque impossible que l'une soit bien accomplie sans le secours de l'autre, ne faut-il pas avoüer qu'ayant eu la Poësie dans un degré de perfection où l'on n'est point encore arrivé, leur Musique n'a pas été moins parfaite?
Il est vrai qu'il faut distinguer divers temps à l'égard de cette Musique pour trouver sa perfection. Elle fut en ses commencemens assez imparfaite aussibien que les autres Arts, et il ne faut pas juger de ce qu'elle étoit au temps de Sophocle, et de Pindare, sur ce qu'elle avoit été au temps de Pythagore, où l'on commençoit seulement à reconnoître la nature des nombres harmoniques, et leurs proportions. Comme l'on jugeroit mal de la Poësie des Latins, si au lieu de la considerer dans les ouvrages de Virgile et d'Horace, on n'en jugeoit par ceux d'Ennius et de Pacuvius, qui n'avoient ny la delicatesse, [-117-] ni la majesté de ces deux Poëtes du siecle d'Auguste, on feroit un mauvais jugement de la Musique des Grecs, si l'on en jugeoit par ses premiers commencemens.
Voyons maintenant si les Grecs ont eu une Musique à plusieurs parties, et de contrepoint, qui est la derniere chose qu'il me reste à examiner des trois que j'avois proposées touchant la Musique des Anciens.
Pour le faire avec methode, il est necessaire de remonter jusqu'à l'origine de la Musique, pour en mieux connoître les differences.
Le son qui est l'unique objet de la Musique, et le sujet sur lequel elle s'applique pour faire ses Concerts, et ses accords, n'est autre chose que l'ondulation, ou les tremoussemens de l'air ou de quelque autre corps fluide, renfermé, rompu, et refléchi entre deux autres corps, dont l'un cause son mouvement, et l'autre le rompt, le contraint, et l'empéche de passer outre. Il faut donc trois corps pour faire un son parfait, et qui puisse étre entendu, un corps fluide qui soit mû et agité, un corps qui l'agite, et qui le remuë, et un autre corps, qui rompe, qui contraigne [-118-] et qui refléchisse les mouvemens ondoyans de ce corps fluide. Nous pouvons le remarquer dans le son de la voix, où le poumon pousse l'air dans la trachée, comme dit le Poëte Lucrece, et la langue et le palais venant à rompre cét air, et le faisant refléchir, l'articulent, et le rendent sonore, aussi bien que la contrainte qu'il trouve dans le Canal de la trachée semblable à celui d'une flûte.
Corpoream quoque enim vocem constare fatendum est,
Et sonitum, quoniam possint impellere sensus.
Praetereà radix vox fauces saepè, facitque
Asperiora foras gradiens arteria clamor.
Ainsi l'air qui forme le son et la parole dans l'homme est poussé, contraint, battu, rompu, et refléchi plusieurs fois pour faire un son articulé. Radit vox fauces saepè. Comme dans les Echos ce son articulé pousse l'air vers un rocher, ou un lieu creux, et les ondulations de cét air ainsi poussé portant le son de la voix le font refléchir. Ce qui a fait dire si sçavamment au Prince des Poetes Latins ces paroles qui expriment [-119-] exactement la maniere dont se forment les Echos.
Ubi concava pulsu
Saxa sonant, vocisque offensa resultat imago.
Le mot pulsu explique le mouvement du corps qui agite l'air saxa concava la cavité du lieu, qui reçoit cét air agité vocis imago la repetition du son articulé qui est porté avec l'air agité. offensa exprime la rencontre de l'air contre un corps qui le fait refléchir, et cette reflexion est exprimée par le mot Resultat, qui en méme temps exprime les tremoussemens et les ondulations de l'air, semblables aux trémoussemens et aux ondulations de l'eau quand on y a jetté un caillou ou quelque autre chose.
Ces agitations de l'air qui sont la cause du son, font que la Musique a trois sortes d'instrumens. Des instrumens que l'on bat et que l'on frappe comme les Tambours, les Tymbales, et les Cloches: des instrumens que l'on touche, comme les Harpes, les Violons, les Luths et les Clavessins; et des instrumens à vent, où l'air serré et comprimé exprime divers sons comme les Flûtes, les Orgues, les Hautbois, et les Flageolets.
[-120-] De ces instrumens les premiers ne rendent presque qu'un son uniforme, et d'un méme ton, et servent plus à marquer les divers temps de l'harmonie qu'à varier ses concerts. Cependant J. Vossius, qui a fait depuis quelques années un Traité latin du chant des Poëmes, et de la force du rythme ou du nombre de la Poesie, pretend que quoi que le tambour ne soit capable que de rendre un méme ton, il a diverses figures, et qu'il exprime tous les pieds de l'ancienne versification des Grecs et des Latins qu'il dit manquer à nôtre Poesie aussi-bien qu'à nôtre Musique. Il ajoûte qu'il a vû des personnes qui exprimoient non seulement des airs de Guerre par le battement du tambour pour exciter les soldats au combat, et pour leur donner du courage, mais qu'il n'y avoit rien de si tendre, de si doux, et de si touchant dans la Musique qu'ils ne pussent imiter joüant toute sorte d'airs à danser par les seuls changemens du Pata du pan et du frr, qu'ils mêloient si bien qu'ils changeoient les ïambes en trochées, et les Anapestes en dactyles par la transposition des battemens plus vîtes ou plus lents, plus forts ou plus sourds, [-121-] et le mélange sçavant des pauses et des repos, ce qu'il pense que nos Musiciens ne sçauroient faire avec tous leurs instrumens. Aussi veut il qu'un Musicien s'exerce long-temps à battre du tambour, ou des instrumens semblables jusqu'à ce qu'il ait appris toutes les differences des mesures, et tous les temps des battemens qu'il croit être d'un grand poids dans la Musique. Voici la maniere dont il en parle: Ad reducendam rythmicam haud parùm profuerit tympanotribas consulere. Inter illos quippè non desunt qui eam musicae partem quae ad movendos facit affectus longè melius intelligant, et exerceant quam ulli nostrae aetatis musici. Est quidem tympanorum pulsus [monotonos] non tamen [monoeides] cum certis, et rationi convenientibus sit adstrictus numeris, ïambis videlicet, anapaestis, poeonibus aliisque quibus adeò hodierna destituitur Musica, ut vix ullum audias cantum, cujus motus et numeri non sint adeò confusi et indistincti, ut neque formam, neque mensuram, neque ullam prorsus contineant significationem. Vidi qui adeò scitè tympanum tractarent, ut quibusvis etiam adstantibus modò bellicos modò languidos, et meticulosos incuterent motus, aliàs verò versâ vice ad [-122-] saltandum instigarent, idque solâ mutatione rithmi et transferendo pulsum fortiorem à fine in principium cujusque mensurae, mutando nempè iambos in trochaeos, anapaestos in dactylos, et poeonas quartos in poeonas primos. Si Musici nostri id ipsum praestare jubeantur, etiamsi cum omnibus suis occurrant instrumentis, erunt tamquam asini ad Lyram et nisi ipsos imitentur Tympanotribas, nihil omninò si sapiant audebunt. Illi ipsi tamen indignantur, si Musicis accenseantur Tympanotribae, in quo tantùm abest ut cum illis sentiam, ut potiùs existimem neminem esse bonum musicum, nisi idem quoque bonus sit Tympanotriba. Nec pictor dici meretur qui graphidos est imperitus, nec Musicus, qui omnigenorum temporum mensuras et momenta in numerato non habeat. Haec verò ut cognoscantur, utile in primis fuerit, ut qui Musicae sunt studiosi, priusquàm artem canendi profiteantur, exerceant sese in pulsandis Tympanis, testis, crotalis, similibusque instrumentis, et in his velut rudimentis tamdiù immorentur, donec omnium pedum, id est omnium motuum formas, et figuras adeò sibi familiares reddant, ut eas absque cunctatione exprimere et explicare possint quàm exactissimè.
Il faut être bien entêté du tambour [-123-] pour en parler de cette sorte, et mal connoître ce qu'executent tous les jours tant d'habiles Musiciens pour avoir si mauvaise opinion de nôtre Musique.
Il est vrai que le tambour est non seulement d'un grand secours dans les armées pour la marche des fantassins, servant de signe pour déloger, pour marcher, pour se retirer, pour s'assembler, et pour les autres commandemens qu'il seroit difficile de porter par tout en méme temps, et de les faire entendre de tant de personnes sans ce secours, mais il anime les soldats, et leur donne du coeur quand il faut choquer l'ennemi et le combattre. Les trompettes, les Tymbales, et les Hautbois font à peu prés le méme effet: car si les Trompettes animent la Cavalerie, et les chevaux mémes, on void par experience que les Hautbois font marcher les soldats plus gayement, et qu'ils vont animez par ce concert aux occasions, et au combat comme s'ils alloient à des nopces. Ils marchent comme en dansant au son de ces instrumens, et le battement des Tymbales qui tient du trepignement et de la marche des chevaux fait aussi que ces animaux marchent [-124-] avec une fierté plus noble.
Je crois que c'est ainsi qu'il faut entendre la danse militaire des Sybarites, et des Lacedemoniens quand on dit qu'ils alloient en dansant à la guerre, parce que le tambour qui regloit leur marche leur faisoit une espece de cadence, et d'harmonie reguliere pour leurs mouvemens Car quand il faut que plusieurs personnes marchent ensemble, et se suivent immediatement sans interruption, si elles ne marchent d'un pas égal elles s'incommodent et font la méme confusion, que nous observons presque toûjours dans les processions, quelque soin que l'on prenne de les ranger et de les faire marcher. Au contraire une compagnie de soldats marche dans un ordre toûjours égal par le moyen des tambours, parce que le battement des Tambours pour la marche des soldats contient sept temps, dont les uns sont marquez par les coups que l'on donne sur le tambour, et les autres sont retenus comme autant de pauses et de respirations. C'est pendant ces sept temps que les soldats font une passée de leur marche, parce qu'ils levent un des pieds sur le premier battement qui les determine à marcher, ils le tiennent suspendu durant [-125-] le second temps, au troisiéme ils posent ce pied, et commencent à remuer l'autre, sur le quatriéme ils le tiennent suspendu, ils l'appuyent sur le cinquiéme, sur le sixiéme ils l'affermissent, le septiéme est une pause, apres quoi ils recommencent. Ces sept temps sont differemment mêlez de battemens et de pauses selon les marches differentes des nations, mais il faut toûjours que le premier temps, le troisiéme et le cinquiéme soient battus et marquez, parce que le premier détermine à se mouvoir pour macher, et les deux autres marquent les affermissemens du pied, qui vont en cadence avec le battement sans qu'on y fasse de reflexion, par la seule accoûtumance de l'oreille.
Les Suisses qui ont naturellement la marche plus pesante que les François, commencent par trois battemens forts; qui sont suivis d'une pause, et d'un battement fort avec une autre pause c'est ce qu'exprime leur Colin tan-pon.
Les François qui sont plus lestes se remuent d'abord sur quatre breves, et appuyent sur une longue, suivie de deux pauses qu'exprime le Pata pata pan. Quand on fredonne apres plusieurs [-126-] battemens de cette sorte, c'est pour varier les tons de la marche. Ainsi tous les battemens sont naturellement, ou longs, ou brefs, ou plus brefs. Les longs sont les Pan, les brefs les Pata et les plus brefs les Frrr, que je ne sçaurois mieux exprimer que par ces lettres qui font un bruit semblable à celui d'une troupe de pigeons quand ils s'envolent tout d'un coup.
Les Espagnols qui sont plus graves en leur marche que les autres nations, ont des mesures plus longues, et des pauses plus entre-mêlées. Ainsi chaque Nation a son battement different. Il est viste et pressé quand on bat la charge pour le combat pour animer plus fortement les soldats par ces battemens précipitez, comme pour hâter le secours au temps des Incendies ou d'un attaque et de l'approche des ennemis, on sonne l'alarme par des mouvemens brefs, vîtes, pressez et reïterez.
Les Grecs sont de tous les peuples, ceux qui observerent le mieux la diversité des temps, et des mesures à l'égard des instrumens que l'on frappe. A cette connoissance de temps des pauses, et des mesures qui servent beaucoup aux accords et aux mouvemens, ils [-167 <recte 127>-] joignirent celle des impressions que pouvoient faire les battemens sur les corps capables de resonner, et celle de la durée de ces impressions: surquoi ils connurent qu'un corps fait en forme de Cloche renversée, ou comme un verre, s'il est d'une matiere sonore, fait naturellement l'octave, la quinte, la quarte, et la tierce quand il est frappé, parce que l'air agité ondoye dans une partie cinq, quatre, trois, et deux fois, tandis qu'il tremble une seule fois, dans une autre. Les grosses cordes d'une Viole font la même chose si on les touche doucement avec l'Archet, à cause des tremoussemens de l'air interne, qui fait toutes ces consonances; Elles se font aussi dans toutes les autres cordes que l'on touche, mais étant deliées, et les ondulations plus delicates, elles ne sont pas sensibles comme dans les grosses cordes. Les consonances de plusieurs parties s'offrent si naturellement à ceux qui joüent des Instrumens, particulierement quand on en mêle plusieurs ensemble, comme faisoient les Anciens, qu'il est étrange que l'on puisse dire qu'ils n'ayent point connu les accords du contre-point, et qu'ils n'ayent fait aucune mention de la division de la Musique en simple, et composée de plusieurs parties.
[-128-] [[kai moniamboi ge, kai pariambides nomoi kitariserioi ois kai proseuloun.] c. 10. in marg.] Il ne faut que lire sept ou huit Chapitres du livre quatriéme de Julius Pollux, pour étre pleinement persuadé de la multitude des parties de la Musique des Grecs, et de la diversité de leurs Concerts. Ce qu'il dit de l'harmonie des modes, des accords, et des modulations, et particulierement des Accords, à qui ils donnerent le nom de Lois pour la justesse de toutes les parties, particulierement quand on mêloit les Luths, [Mono<o>dia prosf<ooro>s] avec les Flûtes, ce qu'ils nommoient des Meniambes, et des Pariambides, pour exprimer les accords de ces contretons de diverses parties. Ne parle-t-il pas des Melodies simples, et des Mélodies composées, ne dit-il pas que la Flûte Egiptienne qu'il nomme Ginglare n'étoit bonne, que pour la simple mélodie, parce qu'elle gardoit l'unisson? [Sumphonian apoplountes] ne parle-t-il pas des deux Flûtes, l'une longue, et l'autre plus courte, dont la diversité des sons faisoit aussi un Concert à deux parties d'une Basse et d'un Dessus, dont on se servoit dans les Nopces. A quoi bon tant de Flûtes differentes pour chanter les Hymnes, les airs de Triomphe, les Dithirambes, les Chansons à boire, et celles qui servoient aux danses, et aux chants des filles, des garçons, et des [-129-] hommes, et aux Concerts de divers instrumens, sinon qu'elles servoient aux accords de plusieurs parties?
La disposition du Choeur Comique composé de vingt-quatre personnes rangées de quatre en quatre pour la diversité des parties, n'est-elle pas une autre preuve de cette verité? Les cinquante Musiciens qui remplissoient le Choeur des anciennes Tragedies jusqu'aux Eumenides d'Eschyle, chantoient-ils tous sur le méme ton? Le trop-grand bruit que faisoient tant de Musiciens, obligea de le reduire à un plus petit nombre, afin que les accords en fussent mieux remarquez, dit Julius Pollux.
De quoi auroient servi les Instrumens à tant de cordes, et les Orgues à tant de tuyaux dont ils avoient l'usage, s'ils n'avoient cherché dans cette multitude de cordes et de tuyaux les accords des contreparties, et du contrepoint? L'Instrument qu'inventa Epigone, étoit à quarante cordes. Le Simique en avoit vingt-cinq.
Enfin, la preuve la plus invincible de la perfection de la Musique des Grecs, est l'abondance de termes en leur langue pour exprimer tous les accords, tous les modes, toutes les consonances, tous les [-130-] ports de voix, les mesures, les differences de tons, et le choc méme des parties. Une langue n'a point de termes pour les choses qui ne lui sont pas connües. Ainsi les Barbares de l'Amerique, et des terres nouvellement découvertes, n'ont point de termes pour exprimer les Mysteres de nôtre Religion, les secrets de la Politique, ny les Regles de la Morale, parce qu'ils ne les ont jamais connus, et n'ont jamais eu d'occasion de les nommer. Il a fallu apprendre à ces peuples en langage Portuguais, ce qu'ils ne pouvoient exprimer en leur langue. Il n'y a dans la langue Latine, que des termes Metaphoriques, et empruntez d'ailleurs pour l'Artillerie et les Fortifications de la maniere dont on s'en sert aujourd'hui, parce que les Anciens ne connurent point ces manieres. Au contraire, parmi les Grecs il y a une infinité de termes pour marquer le contrepoint, et la diversité des parties de la Musique. Ils avoient des Modes et des Consonances de trois parties à qui ils donnerent les noms de trois de leurs Divinitez, de Jupiter, de Minerve, et d'Apollon, et ces accords étoient composez d'Iambes, et d'Iambides, et de Pariambides, [Jul. Poll. c. 4. l. 4. in marg.] c'est à dire de tons qui s'unissoient, et d'autres [-131-] qui se choquoient. [[Mer<> tou kitharodikou nomou terpandrou kataneimantes, metarka kata tropa, me naka ta tropa] Iul. Pol. l. 4. c. 4. in marg.] Terpandre divisa les accords du Luth en plusieurs parties qui faisoient des fugues et des accords. Que veulent dire tous ces autres termes de chanter le dessus, la basse, et le concordant, et de detonner ou de manquer à sa partie, de consonance, de plusieurs accords? Aristoxene, et Ptolomée parlent assez clairement de cette Musique à plusieurs parties, le mot de symphonie est en plusieurs endroits. Plutarque, Pline, Ciceron, Seneque, Macrobe, Boece, Cassiodore, et plusieurs autres Autheurs en ont dit assez pour ne plus laisser de doute sur cette matiere, mais c'est une étrange chose que de porter un esprit prévenu à la lecture des Autheurs, on n'y void que ce que l'on y veut voir, ou ce que l'on s'imagine d'y voir. [[Orosadein, epadein, upadein, sunadein, apadein, paramonion, paluarmonion.] in marg.] Le Fils de Dieu a eu beau dire clairement dans l'Evangile cecy est mon Corps, pour en établir la realité, les Heretiques prevenus d'une opinion contraire, ne laisseront pas de dire, qu'il n'a voulu parler que de la figure de son corps: de méme on aura beau citer cent témoignages évidens pour la Musique à plusieurs parties des Anciens, tout cela ne s'entendra que du Plainchant, de l'unisson, de l'Octave, des [-132-] Bourdons, ou des Consonances qui se suivent, parce qu'on ne veut pas qu'ils ayent eu d'autre Musique. Mais que deviendront tous les rapports ingenieux qu'ils ont fait de la Musique à plusieurs parties, avec l'harmonie du monde composé de tant de Spheres, et de tant de corps differens dont les mouvemens inégaux, les distances, les intervalles ne laissent pas de faire un concert si melodieux qu'un Roi Prophete et excellent Musicien a dit que c'étoit un Hymne perpetuel que Dieu a composé lui-méme à sa gloire, et à son honneur. Ne sont-ce pas autant de preuves de la perfection de cette ancienne Musique dont on regle les parties sur cét ordre de l'Univers? Diodore de Sicile ne dit-il pas expressement, que ce fut sur l'harmonie des Cieux, et des Planetes que Mercure forma les regles de l'harmonie du chant, et les proportions des nombres, des temps et des intervalles qui font les secrets de la Musique?
C'est sur la Musique que saint Denis a expliqué l'ordre des hierarchies celestes, et avant lui saint Jean l'Evangeliste n'a-t'il pas décrit l'ordre du Ciel empyrée, et toute la gloire des Saints sous l'image d'un concert à plusieurs parties? Les [-133-] choeurs des Patriarches, et des Prophetes, des Apôtres, et des Martyrs, des Confesseurs et des Vierges, qui font une harmonie de toutes leurs voix distinguées en plusieurs parties, et unies en un seul chant, font entendre la perfection où étoit la Musique des anciens dont tant de Peres de l'Eglise se sont servis pour exprimer la perfection de cette Eglise, et son admirable varieté.
Les anciens firent servir leur Musique à neuf emplois differens, et c'est de ces emplois qu'ils firent les noms de leurs Muses. 1. Ils s'en servirent pour chanter les loüanges de leurs Dieux, et pour leur faire des prieres, ou des actions de graces. 2. Pour developper les mysteres de leur fausse Theologie, et les genealogies de leurs Dieux. C'est à cette Musique qu'ils donnerent le nom d'Hymnes, qui étoient d'un caractere grave comme nos chants sacrez. 3. Ils l'employerent à décrire les choses naturelles, le cours des Astres, et des saisons, la culture des champs et des jardins, et le soin des troupeaux. 4. A chanter les loüanges des Heros, et à honorer leurs triomphes. 5. A pleurer leur mort ou les accidens de la fortune. 6 A representer les grandes actions, et les évenemens de [-134-] l'Histoire. 7. à badiner en exprimant des passions tendres, et les amours de leurs Dieux, ou les galanteries de leurs Heros. 8. Ils en firent un des ornemens de leurs Fêtes et de leurs réjouïssances, aux Nopces, aux naissances, aux festins. 9. Enfin elle fut un divertissement champétre des Bergers et des Bergeres, et dans les jeux solennels qui se faisoient dans la Grece les defys des Musiciens faisoient une partie de ces jeux. Ainsi Orphée chanta des Hymnes et des Cantiques aux Dieux, et un autre Musicien de méme nom, donna le nom de Parfums aux siens, en faisant comme autant de Sacrifices à ses Divinitez. Pindare loüa les Heros, Jopas chanta le cours des Astres, l'ordre des temps et des saisons, Hesiode la Theogonie, ou la Genealogie des Dieux, Homere des évenemens Historiques, Linus des lamentations funebres. Theocrite fit chanter des Bergers et des Bergeres, Eschyle et Euripide exprimerent les grandes actions. Aristophane badina, ou disputa pour le prix aux jeux Pythiens et Panathenaïques.
La Musique a divers Caracteres selon ces divers desseins, celui de la Musique Dramatique dont j'ai entrepris de traiter, [-135-] doit être d'exprimer les actions et les mouvemens de l'Ame d'une maniere naturelle. Car c'est en quoi réüssissent ces arts ingenieux dont le propre est d'imiter la nature, comme la peinture, et la Poësie. Il faut pour cela assujettir le chant et la Symphonie aux paroles, et aux vers dont les recits et les sentimens doivent être entendus dans ces actions de Theatre, qui ne doivent pas tellement être faites pour le plaisir, qu'elles ne servent en méme-temps à faire aimer la vertu, en chantant les loüanges des Heros, et en representant ce qu'ils ont fait de plus digne de l'immortalité. Ou il seroit à craindre qu'il n'arrivât bien-tôt à la Musique dramatique, ce qui est arrivé à la Tragedie sur la plûpart des Theatres, où au lieu des grandes actions, et des sentimens genereux, qui excitent le courage, la vertu, l'émulation, la compassion, la crainte, l'estime et l'admiration, on ne void presque plus par le mauvais goût du siecle, que des intrigues de galanterie, où des Heros effeminez font les pitoyables personnages d'Amans passionnez. C'est où en seroit bien-tôt reduite la Musique dramatique, si au lieu des sçavantes manieres d'exprimer [-136-] les grandes passions, en quoi les anciens excellerent, on ne faisoit que des chansons tendres, de petits airs, et de semblables bagatelles. N'y a-t-il plus pour les Dieux et pour les Heros que l'on introduit sur la Scene, que des foiblesses indignes de la majesté des uns, et de la grandeur des autres? Oû sont ces soins de la Providence, ces dispositions à faire du bien, ces marques de justice, et d'équité dans les recompenses des bons, et la punition des coupables? Oû sont ces grandes entreprises, oû le courage, l'émulation, les exemples des ancêtres, le desir de l'honneur, et la vertu Heroïque faisoient faire de si grandes choses? Hercule qui dompte les monstres, n'est-il pas un sujet plus digne des yeux des puissances de la terre, qu'un Hercule amoureux, qui file, et qui fait d'autres bassesses indignes de sa naissance, ne se souvenant plus qu'il descend des Dieux, et qu'il alpire à la gloire de se rendre immortel comme eux.
On avoit crû que nôtre langue, et nôtre versification n'étoient pas capables de soûtenir tous ces differens mouvemens que demande la Musique dramatique, [-137-] et Vossius en son Traité du chant des Poëmes, et de la force du nombre et de la cadence des vers, pretend que la rime à laquelle nos vers sont necessairement assujettis, est un grand défaut dans les vers par les assonnances continuelles qu'elle y fait, ce qu'il dit être un effet des langues Barbares, qui n'ayant pas les mesures et les distinctions des pieds des vers Grecs et Latins, ont voulu frapper l'oreille par la rencontre de ces sons.
Cependant les Vers des Hebreux avoient déja ces assonnances qu'il attribue aux langues Barbares, et ces cadences repetées ont fait assez souvent un ornement de l'éloquence des Grecs. Aussi n'avons-nous guere parmi nous de versification plus agreable que celle de nos Sonnets, a qui cette conformité de sons, et de cadences, et l'assonance de huit rimes dans les deux premiers quatrains ont fait donner le nom de Sonnets.
Parce qu'en ces quatrains de mesure pareille
La rime avec deux sons frappe huit fois l'oreille.
[-138-] Maynard qui voulut se delivrer de cette servitude de huit rimes, à laquelle le Sonnet est assujetti, n'a pas eu des Partisans pour établir cette licence et bien loin de voir condamner cette rencontre de deux sons qui frappent huit fois l'oreille, il l'a vû tellement établie, qu'elle est une loi indispensable à qui veut faire des Sonnets, ceux qui n'ont pas ces assonances ne passant que pour Epigrammes.
Par combien de faux raisonnemens prétend Monsieur Vossius que nôtre Musique est incapable de produire les grands effets, que produisoit l'ancienne Musique des Grecs, parce que nous n'avons pas dans nôtre Versification les mémes nombres, les mémes mesures, et les mémes cadences, comme s'il n'y avoit qu'une seule sorte de mesure qui pût produire ces effets, et qu'une seule langue fût capable de toucher et de persuader. Chaque peuple a ses manieres, et ses usages differens, quoi qu'ils soient naturellement sujets aux mémes mouvemens de l'ame, et aux mémes passions. Ainsi, quoi que la nature soit la méme par tout, les divers climats la diverstifient si fort, que les moeurs ne sont [-139-] pas les mémes dans tous les pais. Ce qui excite un Turc à la vangeance, ny exciteroit pas un Alleman, parce qu'un Alleman ne se pique pas des mémes choses dont un Turc peut étre piqué. Ainsi quoi que les Passions soient toûjours les mémes par tout, les mémes choses ne servent pas par tout à les exciter également. Comme l'Appetit qui est le méme dans tous les hommes, et dans tous les animaux pout le desir de manger, ne se satisfait pas par tout des mémes viandes, et des mémes alimens. Il faut donc examiner soigneusement le genie et le caractere des langues que l'on veut faire chanter, et les mouvemens qui sont propres à chaque nation. Un François se met autrement en colere qu'un Espagnol, et comme l'un est presque toûjours emporté en ces mouvemens violens, l'autre affecte d'y conserver une fausse gravité, parce qu'il est accoûtumé à cette gravité étudiée, au lieu que l'autre est plus libre, et naturellement accoûtumé à ne point souffrir de contrainte, et à ne point se déguiser.
C'est ce caractere des Langues, des Usages, et des manieres de diverses [-140-] nations, qu'il faut étudier avec soin pour reussir dans ces representations, parce qu'il faut accommoder les beautez de la Musique, et les regles du chant aux servitudes de la langue et de la Poësie, qu'il n'est pas en nôtre pouvoir de changer, quoi qu'il y ait des sortes de Vers plus propres à certains mouvemens, et à certaines cadences, dont il faut faire le choix dans ces compositions. Ainsi quand Monsieur le Duc de Chaulnes étant Ambassadeur à Rome, fit representer dans son Palais pour la naissance du second fils de France. Gli accidenti d'Amore. Le Seigneur Giovan Teofili, qui en composa les Vers, voulant representer les empressemens de Lucidoro, qui voyoit une personne qui alloit se perdre au milieu des agitations d'une violente tempête, et qui demandoit du secours à ceux qui étoient sur le bord de la Mer, où sa Chaloupe ne pouvoit aborder à cause des vents contraires, il fit ces petits Vers en forme de priere et de conjuration aux Dieux, et à la tempête.
Procelle
Rubelle.
[-141-] Ch'il legno affondate,
Cessate
Cessate
O calme
Che l' alme
Ben spesso ingannate
Tornate,
Tornate
O numi dell' onde
Pietosi guidate
Il legno alle sponde
Deh più non tardate.
Tant s'en faut que ces rimes si souvent repetées dans ces petits Vers, qui ne sont presque que des rimes, soient un defaut dans le chant, qu'au contraire ils ont là une beauté singuliere par l'expression des mouvemens balancez des ondes, et des flots qu'ils imitent par cette uniformité de cadence, comme la cadence de ces autres quatre imite le sifflement des vents, et le bruit des flots d'une tempête.
D'Austro fremente
Horridi sibili
Tempeste horribili
Muouon nell' aque.
[-142-] Les R. frequentes avec les I. font merveille aux trois premiers Vers pour exprimer ce que le Poëte veut exprimer. Et le Signor Ercole Bernabei, qui fit la Musique de cette action Dramatique ajusta excellemment sa composition à celle du Signor Teofili.
Nôtre versification a ses beautez aussi bien que celle des Grecs, et des Latins, et si celle-là consistoit dans les mesures des Syllabes, et le nombre des pieds, la nôtre se trouve dans le choix et arrangement des mots, les repos, les cadences, et les rimes. Ecoutons ce que dit sur ce sujet l'Autheur de l'Art Poëtique en nôtre langue, qui apres avoir parlé de nos anciens Versificateurs, dit,
Qu'enfin Malherbe vint, et le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et reduisit la Muse aux regles du devoir.
Par ce Sage Ecrivain la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.
Les stances avec grace apprirent à tomber
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
Tout reconnut ses Loix, et ce guide fidele
[-143-] Aux Autheurs de ce temps sert encor de modele.
L'histoire de l'Academie Françoise nous apprend, que ce fut la Musique qui regla nôtre Versification, et qui fit trouver ces temps, et ces repos que l'on ignoroit auparavant, pour les stances de six et de dix vers.
L'emportement de Vossius contre les cadences rimées, est d'autant plus injuste que la chute des Vers Sapphiques par un petit Vers d'un Dactile et d'un Spondée, et le méme nombre des autres Vers ne doit pas étre moins importun à l'oreille que la rencontre d'une méme rime. Il en est des oreilles comme des yeux, il y a des modes qui choquent d'abord la vûe par la disposition bizarre des habits, enfin les yeux s'y accoûtument, et ce qui paroissoit bizarre, devient beau par cette accoutumance. Quand Vossius oppose la traduction Françoise d une Ode d'Horace à l'original, pour persuader que l'une ne sçauroit se chanter comme l'autre, parce que la mesure, à ce qu'il suppose, n'est pas la méme dans toutes les stances Françoises, dont les Vers n'ont pas des pieds mesurez, comme les Vers des [-144-] Strophes Latines, il faut avouer, qu'il n'est pas Musicien: car sur ce principe je lui demanderois volontiers si toutes les mesures d'une Strophe peuvent s'accommoder à une autre, parce que la quantité des Syllabes, est la méme. Ne faudroit-il pas que le nombre des Syllabes de chaque mot fut aussi le méme? Prenons cette Ode dont il parle.
Audivere Lyre, Dï mea vota Dï
Audivere, Lyce; fis anus, et tamen
Vis formosa videri,
Ludisque et bibis impudens,
Et cantu tremulo pota cupidinem
Lentum sollicitas. Ille virentis et
Doctae psallere Chiae
Pulcris excubat in genis.
Importunus enim transvolat aridas
Quercus, et refugit te, quia Luridi
Dentes, te quia rugae
Turpant, et capitis nives.
Comment feroit-il pour chanter, ces trois Strophes sur les mémes temps et sur les mémes mesures. Je veux qu'il chante tout d'un air et en un seul couplet
Audivere Lyce, Dii mea vota Dii Audivere Lyce.
[-145-] Comment chantera-t-il sur les mémes-temps.
Importunus enim transvolat aridas quercus.
Où il y a quatre syllabes moins au couplet? Y joindra-t-il Et refugit, et coupera-t-il le te pour le joindre avec Quia luridi dentes Comment fera-t il quadrer sur le méme chant Fis anus et tamen
Vis formosa videri,
Ludisque et bibis impotent
Avec ces paroles quia lu<r>idi
Dentes; te quia rugae
Turpant, et capitis nives.
Où les repos ne se rencontrent pas sur les mémes syllabes.
La versification Françoise n'a pas ces incommoditez. Les repos sont aux mémes endroits, et le sens d'un vers n'enjambe point sur un autre pour la situation des paroles.
Si cét Hollandois naturalizé en Angleterre connoissoit nôtre langue, et nôtre versification, et s'il avoit lû ce que Monsieur de Bacilly a écrit sur nos manieres de chanter, il auroit changé de sentiment, et il auro t vû que chaque païs ayant ses manieres, il n'y [-146-] a guere de langue, qui soit à present plus reglée que la nôtre, et qu'on a trouvé le moyen d'y ajuster la Musique avec tant d'art et de science, qu'il n'y a point de mouvemens que nôtre Poësie, et nôtre Musique, aussi-bien que nôtre éloquence, ne puissent exprimer et exciter quand elles veulent; et que si le son des Instrumens qui ne dit rien de positif, est capable de produire ces effets quand ce sont des mains sçavantes qui joüent de ces Instrumens, et qui entendent les divers rapports que ces sons peuvent avoir avec les differentes dispositions de l'Ame, il n'est point aussi de passion que la Poësie et la Musique ne puissent exciter en quelque langue que ce soit, quand les mouvemens de l'harmonie sont accommodé aux manieres de ces langues; ce que les habiles Maîtres font sans beaucoup de peine, quand ils entendent également et la nature des langues, et la perfection de la Musique.
D'ailleurs nôtre Musique Dramatique ne s'assujettir point à chanter plusieurs vers sur les mémes mesures d'un air.
La Musique s'y accommode à toutes les inégalités des mesures de la composition, [-147-] à la nature des paroles, aux
syllabes longues et breves, aux voyelles qui doivent sonner, aux diphtongues qui doublent le son, ou qui l'appuyent, aux consonances qui murmurent, qui grondent, qui se g<>issent dans le gosier, ou qui se poussent au dehors. Enfin je ne sçai s'il y a jamais eu de langue, je n'en excepte pas méme a Grecque, qui soit a<..>e à une plus grande delicatesse que va a jourd'hui la nôtre pour la declamation, et pour le chant. N'en déplaise à Monsieur Vossius, c'est moins la mesu e des syllabes que l'on observe dans le chant, que leurs accents, parceque es accents sont faits pour le chant, et les mesures pour le temps du chant. En ce vers de Virgile
Arma virumque Cano
La premiere syllabe du troisiéme mot est breve pour la quantité, et longue pour l'accent, parce qu'il faut que le chant appuye dessus pour faire entendre la syllabe suivante, ce qui se pratique en tous les mots de deux syllabes.
Si Monsieur Vossius avoit vû les sçavantes regles que Monsieur de Bacilly a données pour le chant des monosyllabes, [-148-] il ne se seroit pas si fort déchaî<n>é contre les langues où ils abondent. Car tant s'en faut qu'ils nuisent au chant et à la déclamation, qu'au contraire ils les rendent plus aisés en nôtre langue; et Monsieur Vaugelas en a fait cette remarque expresse parmi celles qu'il a faites sur nôtre langue. Ce n'est point une chose vicieuse en nôtre langue qui abonde en monosyllabes, d'en mettre plusieurs de suite. Cela est bon en la langue Latine qui n'en a que fort peu; car à cause de ce petit nombre, on remarque aussi-tôt ceux qui sont ainsi mis en rang, et l'oreille qui n'y est pas accoûtumée ne les peut souffrir. Mais par une raison contraire, elle n'est point offencée de nos monosyllabes François, parce qu'elle y est accoûtumée, et que non seulement il n'y a point de rudesse à en joindre plusieurs ensemble: mais il y a méme de la douceur, puisque l'on en fait des vers tout entiers, et que celui de Monsieur Malherbe, qu'on allegue pour cela est un des plus doux et des plus coulans, qu'il ait jamais faits. Voici le vers.
Et moi je ne voi rien quand je ne la vois pas.
Il ne faut donc faire aucun scrupule de laisser plusieurs monosyllabes ensemble, [-149-] quand ils se rencontrent. Chaque langue a ses proprietez et ses graces. Il y a des preceptes communs à toutes les langues et d'autres qui sont particuliers à chacune.
Maynard dont la versification est si belle, que Monsieur de Malherbe l'estimoit l'homme de France qui sçavoit le mieux faire des vers, en a un tres-bon nombre qui sont presque tous de monosyllabes, voici quelques-uns de ceux que j'ai remarqués.
Il est grand dans la paix, il est grand dans la guerre
Si le Roi que tu sers te fait son confident
Qui mit les Grecs dans un ch val de bois
Ses yeux depuis deux ans n'ont rien fait que pleurer
Il n'a devant les yeux que le bien de l'Etat.
Il a plusieurs hemistiches de monosyllabes.
Ce que ton bras a fait aux plaines de Rocr<>y
Et que j'<> fai des vers, qui plairont à la France.
Le vrai bien n'est qu'au Ciel, il le faut acquerir
Qui n'a plus sur le front une couronne entiere
[-150-] Mais je veux mal au Dieu qui m'en a tant app<>is.
Ont mis tant de frayeur au coeur de tant de Rois.
Je ne finirois point si je voulois recueillir tous les vers qu'il a faits de cette sorte.
Disons donc qu'il n'est point de langue plus ajustée à la Musique et aux déclamations que la nôtre, depuis les observations que l'on a faites sur l'art de bien chanter, puis qu'elle a comme la Musique des syllabes longues, plus longues, et tres-longues, de breves, et plus breves, et de tres-breves, comme il y a dans la Musique des Notes blanches, des Minimes blanches, des Noires, des Crochuës, et des doubles Crochuës. Que nous avons des mouvemens, et des temps differens pour les Voyelles, que nous exprimons toutes les Consones, et que par la diversité des accents, par les doublemens ou les glissades du gosier, les tremblemens, les ports de voix, et les diminutions, il n'est rien qu'une belle voix ne puisse faire dans nos representations.
Depuis que Monsieur Lully s'est [-151-] chargé de la Musique de ces representations, on a vû tout ce que l'art, le sçavoir, un genie heureux, et une longue experience peuvent produire de plus excellent. Il est né au païs des belles choses, et il s'est tellement accommodé à nos manieres par le long sejour qu'il a fait en France, qu'il a fait du caractere de l'esprit de sa Nation, et de celui de la nôtre ce juste mélange de l'un et de l'autre, qui plaît, qui touche, qui enleve, et qui fait avoüer, qu'il n'est rien, dont on ne puisse venir à bout, quand il faut servir un Prince, qui à le goût aussi fin, et le discernement aussi juste que l'a le Roi. Cadmus, Thesée, Alceste, Atys, Isis, Bellerophon, et Proserpine, sont les grands sujets qu'il a traités de cette maniere admirable; et si l'invention et les vers de Monsieur Quinaut ont rendu quelques uns de ces desseins inimitables, la Musique qui les anime, leur donne des charmes si beaux, que nous n'avons plus rien à envier à l'Italie, et que nous pouvons lui fournir des modeles à imiter.
Ces actions en Musique ne sont pas anciennes parmi nous, quoi qu'il semble qu'on ait cherché plusieurs occasions [-152-] de les y introduire comme je dirai cy aprés. Elles semblent y étre venües insensiblement et comme par pieces. C'est ce que l'Autheur de l'Art poëtique en nôtre langue a si bien reconnu en ces beaux Vers, où il parle de la Tragedie, et que je puis d'autant mieux appliquer à nôtre Musique Dramatique que les representations, dont il parle commencerent par des Chansons.
Chez nos devots Ayeux le Theatre abhorré
Fut long-temps dans la France un plaisir ignoré.
De Pelerins dit-on, une troupe grossiere
En public à Paris y monta la premiere,
Et o<tt>ement zelée en sa simplicité
Joüa les Saints, la Vierge, et Dieu par pieté.
Lesçavoir à la fin dissipant l'ignorance
Fit voir de ce projet la devote imprudence
On chassa ces Docteurs prêchans sans mission,
On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion.
Seulement les Acteurs laissant le Masque antique
Le Violon tint lieu de Choeur et de Musique.
[-153-] Il est certain que les Pelerinages introduisirent ces spectacles de Devotion. Ceux qui revenoient de Jerusalem, et de la Terre-Sainte, et saint Jacques de Compostelle, de la Sainte-Baume de Provence, de sainte Reine, du Mont saint Michel, et Nôtre-Dame du Puy, et de quelques autres lieux de pieté, composoient des Cantiques sur leurs Voyages, y méloient le recit de la vie et de la mort du Fils de Dieu, ou du Jugement dernier d'une maniere grossiere, mais que le chant et la simplicité de ces temps là sembloient rendre pathetique, chantoient les miracles des Saints, leur Martyre, et certaines Fables à qui la créance du peuple donnoit le nom de Visions, et d'Apparitions. Ces Pelerins qui alloient par troupes, et qui s'arrétoient dans les ruës et dans les places publiques où ils chantoient le Bourdon à la main, le Chapeau, et le Mantelet chargez de Coquilles et d'Images peintes de diverses couleurs, faisoient une espece de spectacle qui plût, et qui excita la pieté de quelques Bourgeois de Paris à faire un fond pour acheter un lieu propre à élever un Theatre, où l'on representeroit ces Mysteres les jours de Fête, autant pour l'instruction [-154-] du peuple, que pour son divertissement. L'Italie avoit des Theatres publics, où l'on representoit ces Mysteres, et j'en ai vû un à Veletri, sur le chemin de Rome à Naples, dans une place publique, où il n'y a pas quarante ans que l'on a cessé de representer les Mysteres de la vie du Fils de Dieu. Ces Spectacles de pieté parurent si beaux dans ces siecles ignorans, que l'on en faisoit les principaux ornemens des receptions des Princes quand ils entroient dans les Villes, et comme on chantoit Noël Noël, au lieu des cris de Vive le Roi, on representoit dans les ruës la Samaritaine, le mauvais Riche, la Passion de Jesus-Christ, et plusieurs autres Mysteres pour recevoir nos Rois. Les Pseaumes et les Proses de l'Eglise étoient les Opera de ces temps là. On alloit en Procession au devant de ces Princes avec les Bannieres des Eglises: on chantoit à leur loüange des Cantiques composez de divers Passages de l'Ecriture liez ensemble pour faire des allusions sur les actions principales de leurs Regnes. Un de nos Rois se plaisoit à composer lui-méme de ces Hymnes et de ces Cantiques, et l'on sçait l'addresse dont il se servit pour tromper [-155-] la Reine sa Femme, qui l avoit prié de faire un de ces Hymnes à sa loüange. La bonne Reine se nommoit Constance, et le Roi pour la contenter fit un Hymne à la loüange des Martyrs qui commençoit par ces mots! O Constantia Martyrum, qu'elle crut sur l'Equivoque du mot Constantia avoir été composé pour elle, n'entendant rien de tout le reste qui étoit écrit en une langue, qu'elle ne sçavoit pas.