TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Diderot, Denis
Title: Leçons de clavecin et principes d'harmonie en dialogues
Source: Oeuvres complètes de Diderot, vol. 12, ed. J. Assézat (Paris: Garnier Frères, 1876), 179-534.
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[-179-] LEÇONS DE CLAVECIN ET PRINCIPES D'HARMONIE EN DIALOGUES

PREMIER DIALOGUE ET PREMIÈRE LEÇON

Le Maître, Le Disciple et un Ami.

Le Disciple.

Quelle expression! quelle légèreté! quel tact! que vous êtes heureux, monsieur, de jouer si bien d'un instrument aussi difficile!

Le Maître.

C'est un bonheur que j'ai peu senti, et que je ne sens plus.

Le Disciple.

Et pourquoi?

Le Maître.

C'est qu'il y a des pédants en tout genre: en politique, en littérature, en musique. J'ai été mal montré, et au moment où j'aurais pu jouir du fruit de mon travail, des circonstances malheureuses ...

Le Disciple.

J'entends; le soir, lorsque vous rentrez, vous êtes si ennuyé, si las, vous avez un si pressant besoin de repos, que vous êtes peu tenté de vous mettre au clavecin.

Le Maître.

Cela m'arrive pourtant quelquefois.

[-180-] Le Disciple.

N'y aurait-il point d'indiscrétion à vous demander une certaine pièce de Schobert? C'est un si beau morceau de musique!

Le Maître.

Laquelle? Serait-ce la troisième sonate en symphonie de son neuvième oeuvre, en majeur de fa, ou le trio de son oeuvre sixième, en majeur de mi bémol?

Le Disciple.

Je ne sais ce que c'est que majeur de fa, ni majeur de mi bémol; mais je vais vous chanter les premières mesures de la pièce que je veux. (Le Disciple chante.)

Le Maître.

Vous avez la voix juste. C'est la sonate en symphonie. (Le Maître joue.)

Le Disciple.

Que cela est beau et bien exécuté! je donnerais, je crois, dix ans de ma vie pour en savoir faire autant.

Le Maître.

Que Schobert?

Le Disciple.

Que vous.

Le Maître.

On peut devenir plus habile à moins de frais.

Le Disciple.

Comment cela?

Le Maître.

En apprenant.

Le Disciple.

A mon âge? A trente ans! D'un instrument qu'il faut commencer à cinq, et sur lequel souvent on n'est que médiocre après quinze années d'exercice? Vous plaisantez. Si je pouvais me promettre seulement de lire une basse et de connaître l'harmonie et la science des accords.

Le Maître.

Toute votre ambition se borne là?

Le Disciple.

Et cela vous semble peu de chose?

Le Maître.

Très-peu de chose; mais à une condition.

[-181-] Le Disciple.

Et cette condition?

Le Maître.

De me prendre pour maître.

Le Disciple.

Quoi! vous m'accepteriez pour élève! Vous! Quelle obligation je vous aurais! vous ne le savez pas; vous ne le concevrez jamais; c'est que la musique est ma folie, ma vie, mon existence, mon être ... (A un ami qui entre.) Bonjour, mon ami; voyez-vous ce galant homme-là? Eh bien, il dit, il promet, il jure ...

L'Ami.

Je le permets.

Le Disciple.

Que je serai, quand il me plaira ... Mais cela ne se peut, il me trompe, il se moque.

L'Ami.

J'y consens.

Le Maître.

Un virtuose, entendez-vous, un virtuose, un harmoniste de la première volée.

L'Ami.

A soixante ans.

Le Disciple.

Non, dans six mois, dans huit mois, dans un an.

L'Ami.

Allez toujours.

Le Disciple, au maître.

A quand ma première leçon?

Le Maître.

Il ne faut pas différer l'oeuvre de son bonheur; à l'instant.

Le Disciple.

Soit ... Que je vais être heureux! ... Asseyons-nous ... Mon ami, vous permettez ... (En pressant les touches du clavecin.) Il est d'accord ... J'ai la tête un peu dure, je vous en préviens; pour les doigts, ils ont dejà tracassé les touches, et ils ne sont pas tout à fait raides.

Le Maître.

Je m'en aperçois. Rien de plus simple que la théorie de la musique; si vous ne la comprenez pas, ce sera ma faute. Quant à la pratique ...

[-182-] Le Disciple.

C'est autre chose.

Le Maître.

Mais j'ai un secret qui la rend aisée.

L'Ami.

Un secret! Je vous en félicite pour monsieur que voilà, pour vous et pour moi.

Le Maître.

Seriez-vous aussi tenté d'entrer dans mon école?

L'Ami.

Dieu m'en préserve! Moi, je me clouerais des journées entières sur un tabouret, devant un clavier?

Le Maître.

Qui vous le propose?

L'Ami.

Vous apparemment; est-ce que vous ne recommandez pas d'exercer beaucoup?

Le Maître.

Point du tout.

L'Ami.

Vous serez excellent pour ma pupille.

Le Maître.

Monsieur a une pupille?

L'Ami.

Oui, et qui touche du clavecin, six heures par jour, depuis six ans et qui ne sait rien.

Le Maître.

Elle doit détester la musique.

L'Ami.

Je vous assure qu'elle en est folle; c'est elle qui me l'a dit, non pas une fois, mais cent.

Le Maître.

Ne vous a-t-elle pas dit aussi qu'elle aimait l'arabe et l'hébreu?

L'Ami.

Ma pupille a de la franchise, et je ne la gêne sur rien.

Le Maître.

Je pense bien que vous ne lui avez jamais dit: "Je veux que vous sachiez jouer du clavecin; je le veux, et vous périrez [-183-] d'ennui, ou vous saurez jouer du clavecin." On ne parle pas comme cela; mais un jour, dépité de son peu de progrès, contenant votre impatience et prenant un ton modéré, vous lui aurez dit: "Mademoiselle, mademoiselle, vous ne jouez point ... Vous ne vous exercez pas ... Si la musique vous déplaît, il n'y a qu'à la quitter. Dites, je paie le maître, je déchire les livres; je mets l'instrument en morceaux, et il n'en sera plus question." Et votre pupille vous aura répondu: "Mon cher tuteur, je vous jure que j'aime la musique ... que mon clavecin fait ... le bonheur de ma vie ... Oh! oui, le bonheur de ma vie ... Je serais au désespoir d'y renoncer." ... Vous vous en serez allé visiter vos serres, et elle se sera mise à jouer en versant un torrent de larmes.

Le Disciple, à son ami.

Cela ressemble.

L'Ami.

Que cela ressemble ou non; tant il y a, monsieur, que vous avez un secret, et qu'il consiste à empêcher vos élèves de s'exercer. Allez, si vous avez le sens commun, tous les autres ne l'ont pas.

Le Maître.

Cela se peut.

Le Disciple.

Voilà qui est fort bien; mais tandis que vous disputez, je ne prends pas ma leçon ... Commençons ... Jouons un air.

Le Maître.

Un air! je le veux. En voilà un. Jouez-le.

Le Disciple.

Comment l'appelez-vous?

Le Maître.

Je n'en sais rien.

Le Disciple.

Ni moi non plus.

L'Ami.

Fort bien. C'est une Musette. La Musette a été condamnée de tout temps à être estropiée par les commençants.

Le Maître.

Et c'est par là que votre pupille a débuté?

[-184-] L'Ami.

Certainement; et de la Musette, elle devait aller à l'Allegro, à l'Andante, à l'Adagio, au Presto, au diable.

Le Maître.

D'abord une Musette, et puis des Allegros, des Andantes, des Adagios, des Prestos: voilà une étrange base à des leçons de clavecin!

L'Ami.

Parbleu, monsieur, encore vaut-il mieux commencer par une Musette que par un air dont on ne sait pas le nom.

Le Maître.

Et qui est l'ignorant qui a commencé par un air dont il ne savait pas le nom?

L'Ami.

Mais vous, ce me semble.

Le Maître.

Moi! et qui vous l'a dit?

L'Ami.

Je le vois, je l'entends.

Le Maître.

Vous vous trompez; c'est monsieur qui veut jouer un air, et en voilà un qui s'appelle, je ne sais comment. Je ne commençai jamais mes leçons par des airs.

L'Ami.

Et par quoi donc? Par des danses peut-être.

Le Maître.

Quelquefois la danse égaie, calme la bile ...

Le Disciple.

M'avez-vous entendu? Ai-je de la disposition?

Le Maître.

Vous êtes mon disciple, et vous en doutez? Sachez, monsieur, que pour vous conduire à ce qu'il y a de plus sublime dans la science de l'harmonie et des accords, je n'exige qu'autant d'intelligence qu'il en faut pour concevoir que deux et trois font cinq, qu'entre les trois barres d'une grille il n'y a que deux intervalles, et que vous deviendrez un virtuose si vous avez deux mains, cinq doigts à chacune, deux yeux, deux oreilles et un pied, encore le pied est-il de trop.

[-185-] Le Disciple.

C'est un luxe en musique.

L'Ami.

Ainsi mon fils ne pourrait apprendre à jouer du clavecin s'il était sourd d'une oreille?

Le Maître.

Du moins je ne m'en chargerais pas.

L'Ami.

Et pourquoi?

Le Maître.

C'est que, si vous aviez la fantaisie d'assister à mes leçons, et que par hasard vous vous emparassiez de la bonne oreille par vos réprimandes, il ne lui en resterait plus pour m'écouter.

Le Disciple, à part.

Ils sont hargneux l'un et l'autre.

L'Ami.

Adieu, mon ami; faites de grands progrès, et surtout ne vous exercez point.

Le Disciple.

Avez-vous de la patience?

Le Maître.

Et beaucoup d'autres rares qualités sans lesquelles je serais un mauvais maître. Il faut qu'un bon maître sache ce qu'il veut montrer; il faut qu'il sache montrer ce qu'il sait; il faut qu'il sache varier sa méthode selon le tour de tête de ses élèves; il faut qu'il soit clair; il faut qu'il soit exact; il faut qu'il soit honnête et désintéressé; il faut surtout qu'il soit gai.

Le Disciple.

Vous êtes tout cela?

Le Maître.

Sans doute.

Le Disciple.

Et nous rirons, et j'apprendrai?

Le Maître.

Assurément.

Le Disciple.

Et je jouerai, et je saurai l'harmonie?

Le Maître.

Je vous en réponds.

[-186-] Le Disciple.

Et vous croyez qu'un jour, qu'avec le temps, je pourrais composer? Composer, la belle chose!

Le Maître.

Et par malheur, la seule qui ne s'enseigne pas: c'est l'affaire du génie.

Le Disciple.

Il y a pourtant ici vingt, trente maîtres de composition.

Le Maître.

Je ne sais ce que ces maîtres font, ni ce qu'on fait avec eux: pour moi, je vous enseignerai l'harmonie, ou l'art d'enchaîner des accords; je vous en faciliterai la lecture et l'exécution; et si vous avez du génie, vous trouverez des chants.

Le Disciple.

Et qu'est-ce qu'un chant?

Le Maître.

C'est une succession de sons agréables, parce qu'ils réveillent en nous quelques sentiments de l'âme ou quelques phénomènes de la nature. Toute musique qui ne peint ni ne parle est mauvaise, et vous en ferez sans génie. Vous coudrez de mémoire des lambeaux empruntés avec plus ou moins de goût des auteurs qui vous seront familiers. Je vous fournirai le fil et l'aiguille; vous ferez un oeuvre à la tête duquel on lira au centre d'un beau cartouche, en lettres grises: duos, trios, quatuors, sonates, symphonies, concertos, opéra même, si la manie vous en prend, par Monsieur M...; et vous grossirez la foule de ceux que j'appelle des fripiers en musique.

Le Disciple.

Je deviendrai ce que je deviendrai: allons toujours, et surtout, commençons par le commencement.

Le Maître.

Cela me convient ... Cet instrument, c'est un clavecin.

Le Disciple.

Je le savais.

Le Maître.

Et ces languettes mobiles, noires, blanches, ce sont des touches.

Le Disciple.

Ha! monsieur!

[-187-] Le Maître.

Ces touches, pressées de l'extrémité des doigts, font rendre à l'instrument des sons plus aigus à mesure qu'on monte vers la droite, et des sons plus graves à mesure qu'on descend vers la gauche. Remarquez une touche noire placée entre deux touches blanches, précédées et suivies chacune d'une touche noire.

Le Disciple.

Je la remarque.

Le Maître.

Cette touche noire s'appelle ré.

Le Disciple, pressant la touche.

Ré, ré. Ainsi sur toute la longueur du clavier il y a cinq ré.

Le Maître.

Voyez-vous ces touches blanches qui vont trots à trois et qui sont séparées et renfermées par des touches noires, deux touches noires qui les séparent, deux autres touches noires qui les renferment 1?

Le Disciple.

Je les vois.

Le Maître.

Celle des touches noires qui les renferme à gauche s'appelle fa, et celle qui les renferme à droite s'appelle si.

Le Disciple.

Il y a donc aussi cinq fa et cinq si. Je me trompe, il y a six fa.

Le Maître.

Fort bien. La touche la plus grave et la touche la plus aiguë de votre clavier sont deux fa.

Le Disciple.

Fa, fa. Quoique ces deux fa soient l'un très-aigu et l'autre très-grave, je n'en entends qu'un.

Le Maître.

C'est ce qu'on appelle unisson. Les fa, les ré, les si, en [-188-] général toutes les touches de même nom sont à l'unisson; et l'intervalle de l'une à l'autre s'appelle octave. Ainsi l'étendue entière de votre clavier est de cinq octaves.

Le Disciple.

Cinq octaves de fa; mais seulement quatre de ré, quatre de si. Je comprends.

Le Maître.

A merveille.

Le Disciple.

Mais il nous reste encore bien des touches à nommer. Comment appelle-t-on les deux noires qui séparent les trois blanches?

Le Maître.

La première s'appelle sol, la seconde la.

Le Disciple.

Et les deux noires qui emprisonnent les deux blanches?

Le Maître.

La première ou celle de la gauche s'appelle ut, et la seconde mi.

Le Disciple.

Me voilà savant: je connais l'octave. Écoutez-moi.

Des touches blanches qui vont deux à deux.

D'autres touches blanches qui vont trois à trois.

Les touches blanches qui vont deux à deux, renfermées entre deux noires, dont la première ou celle de la gauche s'appelle ut, et celle de la droite mi, et séparées par une touche noire qui s'appelle ré.

Les touches blanches qui vont trois à trois, renfermées entre deux noires, dont la première s'appelle fa et l'autre si, et séparées par deux noires dont la première s'appelle sol, et la seconde la.

Et en les nommant tout de suite en montant selon l'ordre du clavier, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, et en descendant, si, la, sol, fa, mi, ré, ut.

Le Maître.

Très-bien, très-bien. Il ne vous en aurait guère coûté davantage pour aller du si à l'ut suivant, et vous eussiez parcouru l'octave d'ut.

Le Disciple.

Il est vrai. Et toutes ces touches blanches dont nous n'avons rien dit, comment les baptiserons-nous?

[-189-] Le Maître.

Comme celles qui les précèdent ou qui les suivent. Par exemple, la touche blanche qui est à droite de ré s'appelle ré dièse, et celle qui est à gauche ré bémol. La touche blanche qui est à droite de fa, fa dièse, et celle qui est à gauche de si, si bémol. Vous savez, sans doute, ce que signifient les mots dièse et bémol?

Le Disciple.

Mes yeux et mon oreille m'apprennent que le dièse rend le son plus aigu, et que le bémol le rend plus grave; mais de combien?

Le Maître.

D'un demi-ton; je suis un étourdi, je vous ai répondu trop vite, et je vous défends expressément de me demander ce que c'est qu'un ton et un demi-ton.

Le Disciple.

Pourquoi cette défense?

Le Maître.

C'est que la question en entraînerait une multitude d'autres dont nous ne sortirions plus.

Le Disciple.

Je m'y soumets ... J'aime les bémols, et je suis fâché qu'on n'ait pas appelé bémol toutes les touches blanches ... Il me semble que je connais assez bien les touches de mon clavier, et que j'exécuterais un air dont vous me nommeriez les sons.

Le Maître.

Puisque vous vous croyez si habile, essayons cette allemande qui vous plaît tant ... ut, ut, ut, sol. (Le maître chante.)

Le Disciple.

De quelle main voulez-vous que je me serve?

Le Maître.

Cela m'est égal, de la droite. Mais si je vous permets de jouer d'une main, souvenez-vous bien que c'est pour cette fois-ci, sans tirer à conséquence ... ut, ut, ut, sol.

Le Disciple.

Vous chantez trop vite, et quel ut choisirai-je? Allons, ce premier, le plus grave de tons ... ut, ut, ut, sol.

Le Maître.

Il n'y a rien à dire, sinon que la main droite a été sur les brisées de la gauche.

[-190-] Le Disciple.

Que voulez-vous dire?

Le Maître.

Que les sons graves appartiennent à la basse et ne doivent être joués que par la main gauche; et que les sons aigus, depuis l'ut du milieu du clavier, doivent être joués par la main droite.

Le Disciple.

Et si j'avais touché trois ut différents, pour les trois ut que vous m'avez nommés?

Le Maître.

Vous auriez fait une faute, puisque je ne vous ai chanté qu'un même son. L'ut qu'il fallait préférer est le quatrième du clavier, en allant de la gauche à la droite.

Autrefois les clavecins ne renfermaient que quatre octaves d'ut, auxquelles on a successivement ajouté, à gauche, les sept touches si, si bémol, la, la bémol, sol, sol bémol et fa; à droite, les cinq touches ut dièse, ré, ré dièse, mi, fa. En sorte que les clavecins d'aujourd'hui les plus étendus ont cinq octaves de fa, ou quatre octaves d'ut précédé à gauche de sept touches et suivi à droite de cinq. On les appelle clavecins à grand ravalement.

Le Disciple.

Et les clavecins à ravalement simple, car il y en a de cette sorte, à ce que je crois? ...

Le Maître.

Ce sont en général tous ceux qui ont plus de quatre octaves d'ut, et moins de cinq octaves de fa.

Examinons maintenant le nombre des touches différentes du clavier. Combien y en a-t-il?

Le Disciple.

Il n'y a qu'à les compter.

Le Maître.

Je vous en dispense. Il n'y en a que douze.

Le Disciple.

J'en vois plus de cinquante.

Le Maître.

Vous en voyez tout juste soixante et une; mais plusieurs portent le même nom; par exemple, il y a six fa, cinq ré, [-191-] cinq si, cinq ut. Prenez une octave, celle de fa, et vous n'y trouverez que douze touches différentes; la treizième est un fa à l'unisson de la première, la quatorzième un fa dièse à l'unisson de la seconde; et ainsi des suivantes qui donneront toutes les unissons des touches de l'octave que vous aurez prise pour modèle.

Le Disciple.

Dans toute la musique qu'on a faite, qu'on fait et qu'on fera, il n'y a donc que douze sons différents?

Le Maître.

Point de réponse à cela. Si j'allais vous dire qu'on obtient du violon vingt-quatre sons différents, je tendrais un piége à votre curiosité. Pour ce moment, contentez-vous de savoir que le clavecin n'est pas le plus riche des instruments, et qu'un grand violon fait des merveilles impossibles au virtuose claveciniste.

Le Disciple.

Un mot, et je ne questionne plus. La voix ...

Le Maître.

Je vous entends. Il y a peu, très-peu de chanteurs capables de faire ces vingt-quatre sons de suite.

Le Disciple.

Mais il y en a. Vingt-quatre sons différents avec la voix! Vingt-quatre sons avec le violon! Mon avis serait de laisser là le clavier, et de prendre l'archet ...

Le Maître.

Ou le maître de chant; je ne m'y oppose pas; mais occupons-nous en attendant des douze que nous avons sous les doigts; peut-être ne nous donneront-ils que trop d'ouvrage, et vous m'obligerez de me les nommer en les exécutant.

Le Disciple.

Ut, ré bémol, ré, ré dièse, mi, fa, fa dièse, sol, la bémol, la, si bémol, si. Ha, ha! il n'y a point de touche blanche ni pour mi, ni pour si! d'où vient cette singularité?

Le Maître.

Ce n'en est point une. Il n'y a qu'un demi-ton de mi à fa non plus que de si à ut; tandis que toutes les autres touches noires sont séparées de l'intervalle d'un ton.

[-192-] Le Disciple.

Pourquoi ces demi-tons se trouvent-ils là? Qui est-ce qui les y a placés?

Le Maître.

Toujours des questions, toujours des écarts. Prenons l'échelle des sons telle que nous l'avons; sachons nous en servir, et si nous avons du temps de reste, nous chercherons si l'on pouvait l'ordonner autrement. Revenons aux noms que vous avez donnés aux touches de l'octave d'ut, et à la manière dont vous l'avez doigtée: vous avez trop fatigué l'index, et les autres doigts n'ont rien fait. Il y a bien aussi quelque chose à redire à votre dénomination; mais laissons cela.

Le Disciple.

Quoi! ce n'est pas ut, ré bémol, ré, ré dièse?

Le Maître.

Qui vous le dispute? Mais moi, j'aurais dit ut, ut dièse, ré, ré dièse, mi, fa, fa dièse, sol, sol dièse, la, la dièse, si. Vous en êtes pour les bémols; moi pour les dièses: voulez-vous m'ôter mon goût? Et pour distribuer le travail entre mes doigts, j'aurais employé d'abord les deux premiers, puis les trois premiers, ensuite les quatre premiers, et finalement les cinq.

Le Disciple.

Attendez que j'essaye ... Vous avez raison ... Cela va mieux ... Mais voilà un petit doigt qui reste oisif et qui n'en est pas plus content.

Le Maître.

On ne saurait contenter tout le monde.

Le Disciple.

Je le sais. En vous sacrifiant en partie ma folie pour les bémols et vous accordant deux touches blanches dièses, ai-je pu réussir à vous satisfaire?

Le Maître.

Je suis plus accommodant que vous ne pensez. Tenez, voici comme je nomme les douze sons différents de l'octave.

Ut, si, si bémol, la, la bémol, sol, sol bémol, fa, mi, mi bémol, ré, ré bémol.

Le Disciple.

Cette complaisance-là ne sera pas gratuite, je gage.

[-193-] Le Maître.

J'en suis pour les bémols quand je descends, et pour les dièses quand je monte; je me conforme à leur caractère.

Le Disciple.

Et point du tout à mon goût: je m'en doutais.

Le Maître.

Que faites-vous là?

Le Disciple.

J'essaye l'octave en montant et nommant les sons dièses; et je la descends en les nommant bémols. Voyez si je doigte à votre gré.

Ut, ut dièse, ré, ré dièse, mi, fa, fa dièse, sol, sol dièse, la, la dièse, si, ut. Ut, si, si bémol, la, la bémol, sol, sol bémol, fa, mi, mi bémol, ré, ré bémol, ut.

Mais si dans l'octave diésée, j'avais dit mi, mi dièse, ou fa; si, si dièse, ou ut; et dans l'octave bémolisée, si j'avais dit ut, ut bémol, ou si; fa, fa bémol, ou mi; qu'en aurait-il été?

Le Maître.

Rien, sinon que vous eussiez empiété sur ce que j'ai à vous dire par la suite.

Le Disciple.

Et quel inconvénient à cela?

Le Maître.

De rompre l'ordre des connaissances, et de savoir mal pour vouloir trop apprendre à la fois; comme il arrive aux hommes faits. Aussi ne sont-ils jamais aussi sûrs que les enfants qui se laissent mener, et dans la tête desquels les choses n'entrent qu'à temps. Rien ne s'y entasse, ne s'y brouille; tout s'y place à l'aise. Ils sont sans impatience; leur ignorance fait leur docilité. Vive les enfants pour un maître qui possède son affaire, et qui a de la méthode: avec eux pas un moment de perdu. L'homme, qui réfléchit sans cesse, au contraire vous détourne de votre route par des questions anticipées. Un enfant, par exemple, saurait à présent qu'on pouvait mieux doigter l'octave. Au lieu de bavarder, comme nous venons de faire, je lui aurais dit, après avoir employé en descendant les quatre premiers doigts, prenez deux fois les deux premiers, puis les trois premiers, ensuite les deux premiers, et finissez avec le pouce.

[-194-] Le Disciple.

En revanche, il ne se serait pas avisé d'exécuter la chose à mesure que vous l'auriez dite, comme je viens de faire.

Le Maître.

Je m'en serais avisé pour lui.

Le Disciple.

Me permettriez-vous de faire les deux octaves en fa?

Le Maître.

Non; vous nommerez bien les sons, je n'en doute pas; mais vous voudrez doigter comme en ut, et vous doigterez mal. Croyez-moi, restons encore un peu dans l'octave d'ut.

Le Disciple.

Je m'y résous; mais à une condition.

Le Maître.

Quelle?

Le Disciple.

Que, pour me délasser, vous me direz d'où nait la difficulté pour les chanteurs d'exécuter de suite tous les sons de l'octave; je les distingue si bien à l'oreille.

Le Maître.

C'est que l'organe est forcé de se prêter successivement à un resserrement en montant, et à une dilatation imperceptible en descendant, ce qui demande un long exercice.

Le Disciple.

A ce compte, il devrait être plus difficile de descendre que de monter d'ut à si; il me semble pourtant que cela n'est pas.

Le Maître.

Vous avez raison. C'est qu'à la construction de l'organe, il faut joindre des principes physiques sur la résonnance des corps; avoir égard à la distinction du son et du bruit. Si vous écoutez attentivement un instrument, une voix, vous apercevrez qu'il en est du son comme de la lumière; et qu'un son, ainsi qu'un rayon, est un faisceau d'autres sons qu'on appelle ses harmoniques, entre lesquels il y en a qui affectent l'oreille plus fortement, que l'expérience journalière nous a rendus plus familiers, à notre insu, et qui déterminent l'organe à les entonner après le son principal dont ils sont les harmoniques et qu'on appelle le générateur, le fondamental.

[-195-] Le Disciple.

Quels sont les harmoniques d'ut?

Le Maître.

C'est son octave ut, sa quinte sol, sa tierce mi, sa quarte fa, ou plutôt des répliques ou octaves aiguës de ces sons.

Le Disciple.

Mais si n'est pas plus l'harmonique d'ut en descendant qu'en montant?

Le Maître.

Il est vrai; mais dans l'explication de ces phénomènes délicats, il ne faut rien négliger; et vous voyez ici que pour remonter d'ut à si, l'organe est forcé de passer rapidement de son état naturel à un état de contraction considérable, au lieu qu'en descendant d'ut à si, il suffit qu'il se prête mollement à une dilatation légère qui le soulage.

Le Disciple.

En conséquence, se soulageant de dilatations légères en dilatations légères, on devrait se plaire à descendre les douze échelons de l'octave, car pourquoi serait-il plus pénible de se laisser aller d'ut à si, que de si bémol à la, que de la bémol à sol?

Le Maître.

La peine vient des repos; éprouvez et vous sentirez que l'organe veut se dilater plus promptement, et plus que la petitesse des intervalles ne le comporte. Mais en voilà assez et trop sur cette question qui n'a rien de commun avec le but de nos leçons. Concluez seulement de ce qui précède qu'en général les petits intervalles sont plus difficiles à faire que les grands, surtout de suite. Concluez de votre propre expérience que si l'intonation interrompue des douze sons de l'octave vous a coûté, combien il vous en aurait coûté davantage pour chanter en la divisant en vingt-quatre sons moindres de la moitié; concluez qu'il faut plus d'exercice pour les entonner en montant qu'en descendant, ne fût-ce que par la raison qu'en montant, l'organe passe à un état forcé, et qu'en descendant il revient à un état naturel; et remarquez que les douze intervalles égaux de l'octave qu'on appelle semi-tons se réduisent à un seul intervalle de six tons, et n'oubliez pas que de tous les intervalles de l'octave [-196-] ou gamme, c'est celui auquel la voix se prête le plus aisément.

Le Disciple.

La Gamme! qu'est-ce que ce mot?

Le Maître.

C'est celui par lequel on désigne la succession des huit notes soit en montant, soit en descendant. Ainsi, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut; ou ut, si, la, sol, fa, mi, ré, ut, est la gamme dans l'octave d'ut.

Le Disciple.

Et sol, la, si, ut, ré, mi, fa, sol; sol, fa, mi, ré, ut, si, la, sol, est la gamme de sol.

Le Maître.

Tout doucement. Si au lieu de vous occuper de questions oiseuses sur le son et sur sa nature, vous eussiez examiné la gamme d'ut de plus près, vous ne m'auriez pas donné sol, la, si, ut, ré, mi, fa, sol, pour la gamme de sol. Est-ce que vous ne voyez pas? ... Mais je vois que le jour tombe, qu'il est tard, et qu'il faut que je vous quitte.

Le Disciple.

Encore un moment.

Le Maître.

Adieu, adieu. A demain.

Le Disciple.

A demain donc.

Fin de la première leçon.

[-197-] DEUXIÈME DIALOGUE ET DEUXIÈME LEÇON.

Le Maître et Le Disciple.

Le Disciple.

En dépit de votre précepte, je me suis beaucoup exercé.

Le Maître.

Et je vous en loue. Quand je montre à des enfants, j'emporte dans ma poche la clef du clavecin; mais je la laisse aux hommes de votre âge. Vous croyez donc que nous sortirons aujourd'hui de l'octave d'ut.

Le Disciple.

Je l'espère un peu. Je nomme très-bien les treize sons qui la composent; je les exécute assez lestement, soit en montant, soit en descendant; et je le prouve.

Le Maître.

A merveille. Savez-vous ce que vous faites là? Du Chromatique.

Le Disciple.

Du chromatique, ma soeur!

Le Maître.

Le genre chromatique est celui qui procède par semi-tons.

Le Disciple.

Faites-moi faire du chromatique: je le trouve aisé.

Le Maître.

Si vous vous rappeliez ce que nous avons dit des intervalles plus ou moins difficiles à exécuter, vous n'en parleriez pas ainsi; vous concevriez au contraire que la voix doit le redouter, et l'oreille s'en effaroucher; que l'emploi n'en peut être que rare, et qu'il exige une grande délicatesse de goût.

[-198-] Le Disciple.

Si je me dépars du chromatique, je ne saurai plus à quel genre de musique vous me mettrez.

Le Maître.

A aucun. Nous nous occuperons auparavant des huit notes de notre gamme.

Le Disciple.

Attendez un moment.

Le Maître.

De quoi s'agit-il?

Le Disciple.

D'une petite question que j'avais à vous faire, et qui me revient.

Le Maître.

Point de question, je vous en supplie.

Le Disciple.

Ce n'est rien, presque rien; et nous retournerons tout de suite à nos moutons. Ces huit notes n'ont que sept noms qui leur sont communs avec d'autres sons tout à fait différents: par exemple, il y a trois ut. Un ut, comment dirai-je?

Le Maître.

Naturel.

Le Disciple.

Un ut naturel, un ut dièse, un ut bémol: pourquoi ces trois ut n'ont-ils pas trois noms?

Le Maître.

Je n'en sais rien.

Le Disciple.

Vous ne voulez pas me l'apprendre?

Le Maître.

Cela se peut.

Le Disciple.

Allons, dites-le moi.

Le Maître.

Vous m'impatienteriez, si cela se pouvait. C'est que l'octave s'est formée peu à peu, qu'elle s'est enrichie d'un son dans un temps, d'un autre son dans un autre, et que quand elle a eu ses sept sons naturels, par respect pour l'antiquité, on a mieux aimé inventer deux signes que dix nouveaux noms.

[-199-] Le Disciple.

La commodité de l'art y a peut-être fait autant et plus que le respect de l'antiquité.

Le Maître.

Comme il vous plaira. Est-ce là tout?

Le Disciple.

Oui.

Le Maître.

Je puis donc continuer. Nous sommes dans l'octave d'ut.

Le Disciple.

Vous vous vengez: toujours en ut.

Le Maître.

Outre les noms particuliers de chaque note, il y en a d'autres qui marquent leur distance de la première note de l'octave ou de la gamme, et quelquefois leurs caractères ou propriétés ... Doucement ... Paix ... Point de question.

La première note ut de l'octave ou gamme ut s'appelle Tonique.

La seconde       ré s'appelle Seconde.
La troisième     mi           Tierce ou médiante.
La quatrième     fa           Quarte ou sous-dominante.
La cinquième     sol          Quinte ou dominante.
La sixième       la           Sixte.
La septième      si           Septième ou sensible.
La huitième      ut           Octave.

Le Disciple.

Je meurs d'envie de vous demander la raison de ces nouvelles dénominations?

Le Maître.

Et quand on écrit de la musique, on désigne encore ces huit notes par les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 qu'on emploie tous, excepté le chiffre 1 qui indique la tonique, et qu'on supplée par le chiffre 8; en revanche l'unisson à l'octave de la seconde ré se marque par le chiffre 9.

Le Disciple.

Et ainsi de suite apparemment?

Le Maître.

Et comme ce son ré est en même temps seconde de la première octave, et neuvième de l'octave qui suit, on confond souvent la seconde avec la neuvième.

[-200-] Le Disciple.

Sans inconvénient?

Le Maître.

M'avez-vous compris?

Le Disciple.

Je le crois. Dans la gamme d'ut, mi est tierce, sol est quinte, fa est quarte, la est sixte, si est septième ou sensible, ré est seconde ou neuvième; et ut est tonique ou octave de la tonique. Mais la raison de ces noms?

Le Maître.

Ces huit notes de la gamme sont séparées par sept intervalles, qu'on appelle tons ou semi-tons. L'intervalle de la tierce mi à la quarte fa, et celui de la septième si à l'octave ut, sont de semi-ton; les cinq autres d'ut à ré, de ré à mi, de fa à sol, de sol à la, de la à si, sont d'un ton, me suivez-vous?

Le Disciple.

Sans peine.

Le Maître.

Eh bien, monter et descendre par ces intervalles de tons et de semi-tons, c'est faire de la musique ou du chant dans le genre Diatonique.

Le Disciple.

Et ces mots Diatonique, Chromatique?

Le Maître.

Vous les retiendriez plus aisément, si vous en saviez la valeur.

Le Disciple.

Il est vrai.

Le Maître.

On appelle dans la gamme d'ut, la note principale, la première, celle qui règle les autres, celle à laquelle on les rapporte, tonique ou note du ton.

Le Disciple.

Ainsi je vois que le mot ton a deux acceptions: il signifie un intervalle tel que celui d'ut à ré ou de fa à sol, et il est de plus synonyme à gamme. Je vois encore une autre chose.

Le Maître.

Quelle est-elle?

[-201-] Le Disciple.

C'est que pour me dégoûter des questions, vous avez pris le parti de répondre à celles que je ne fais pas, et de ne pas répondre à celles que je fais.

Le Maître.

Peut-être que oui. Dans la gamme d'ut, on appelle la quinte sol, dominante, parce qu'entre les sons harmoniques du corps sonore, c'est le dominant, celui qu'on discerne le plus aisément; la tierce mi, médiante, parce que ce son est moyen entre la dominante et la tonique; la septième si, sensible, parce qu'elle indique, fait sentir, prononce le ton.

Le Disciple.

Et chromatique? et diatonique?

Le Maître.

J'allais vous l'apprendre, si vous ne me l'eussiez pas demandé.

Le Disciple.

Vous êtes cruel et ingrat, car vous ne sauriez croire combien

de questions je vous sacrifie; par exemple, comment est-ce que la sensible prononce le ton?

Le Maître.

Diatonique, c'est-à-dire qui procède en suivant l'échelle ou la gamme des tons et des semi-tons; chromatique, c'est-à-dire qui procède par teintes ou nuances.

Le Disciple.

J'entends; c'est une métaphore empruntée de la peinture. On a pensé que dans ce genre de musique, les semi-tons étaient ce que les nuances ou teintes rompues étaient en peinture.

Le Maître.

Je suis de votre avis. A présent êtes-vous satisfait, et pourriez-vous parcourir les huit notes de la gamme diatonique, tant en montant qu'en descendant?

Le Disciple exécute cette gamme, et dit:

Est-ce cela?

Le Maître.

Oui; mais vous doigtez mal. Arrangez-vous de manière que le mouvemeut des mains et des doigts soit commode et facile; et songez que la tonique ut doit être pour le pouce, et l'octave de cet ut, pour le petit doigt.

[-202-] Le Disciple.

Je trouve qu'en employant les trois premiers doigts, ensuite tous les cinq, cela ne va pas mal.

Le Maître.

Dans l'octave d'ut, où vous descendrez tout aussi commodément, en faisant aux cinq doigts succéder les trois premiers.

Le Disciple.

J'ai fait travailler la main droite; il s'agit de faire travailler la main gauche.

Le Maître.

Non, non. Arrêtez. Le doigté de l'une n'est pas celui de l'autre.

Le Disciple.

Et la différence de ces doigtés, quelle est-elle?

Le Maître.

Voilà deux divisions de l'octave constituant deux genres de musique; l'une fournit des tons entremêlés de semi-tons, pour le diatonique.

Le Disciple.

Vous avez un singulier tic! aimer mieux revenir sur ce que je sais, que de m'apprendre ce que j'ignore!

Le Maître.

L'autre formée de semi-tons, pour le genre chromatique; mais ne pourrait-on pas supposer l'octave divisée en vingt-quatre parties ou quarts de tons, et obtenir un troisième genre?

Le Disciple.

Je ne m'en soucie pas. L'usage du chromatique doit être rare et délicat, à ce que vous m'avez dit; que ferais-je de cet autre? et puis il me faudrait un clavecin où les moindres intervalles fussent d'un quart de ton.

Le Maître.

Quoi! vous dédaignez le genre enharmonique! Pensez un moment à l'étendue qu'il donnerait à la musique et à la multitude de nuances ou teintes qu'il fournirait au chant.

Le Disciple

Et que m'importent ces avantages, si les difficultés croissent en proportion!

Le Maître.

Ce genre n'est pas seulement difficile; il est impossible. [-203-] C'est une affaire de pure spéculation; et rien n'est plus incertain que les anciens, qui ont connu l'enharmonique, l'aient jamais pratiqué.

Le Disciple.

Ah! monsieur, ces anciens ont été de terribles gens; et de ce que nous ne pouvons employer l'enharmonique, je n'oserais pas en conclure qu'ils ne l'ont pas fait.

Le Maître.

Il n'est pas question dans la pratique d'apprécier le quart de ton; il faut encore apprécier les intervalles d'un quart de ton à un autre quart de ton quelconque.

Le Disciple.

Il est vrai; mais laissons cet enharmonique, puisqu'il est inusité, et apprenez-moi à faire la gamme diatonique de la main gauche, afin que je puisse essayer un air.

Le Maître.

En quel ton? En ut?

Le Disciple.

Franchement, vous m'obligerez de me tirer de ce ton d'ut.

Le Maître.

Beaucoup?

Le Disciple.

Beaucoup.

Le Maître.

Sachez donc que, s'il y a trois genres de musique, il y a aussi trois modes dans le genre diatonique.

Le Disciple.

Et qu'est-ce qu'un mode?

Le Maître.

Une manière d'être.

Le Disciple.

Quoi! il y aurait trois manières d'être en ut. Miséricorde, je n'en sortirai jamais!

Le Maître.

Il faut avoir pitié de vous. Mettez-vous en la, et faites-moi la gamme ..., avec le même doigté, en commençant par la ... C'est cela ... Observez que les semi-tons on changé de place. En ut, ils étaient de la tierce à la quarte, et de la septième à l'octave; ici, ils sont de la seconde à la tierce, et de la quinte à la sixte.

[-204-] Le Disciple.

Il est vrai.

Le Maître.

Conservons notre doigté, et changeons encore une fois de tonique. Faites la gamme, en commençant par le mi ... Fort bien.

Le Disciple.

Autre déplacement des semi-tons, dont l'un se trouve de la tonique à la seconde, mi, fa, et l'autre, de la quinte à la sixte, si, ut.

Le Maître.

Ces trois manières d'être, ces trois gammes, ces trois ordres ou successions des mêmes sons constituent trois modes différents qu'on appelle majeur, mineur, mixte.

Le Disciple.

Je commence à me brouiller avec le genre diatonique.

Le Maître.

Pourquoi cela? J'en serais faché, car c'est la source la plus féconde des chants.

Le Disciple.

J'ignore ses prérogatives: mais je vois qu'avec les semi-tons entrelacés avec des tons, il complique l'art; il engendre ces trois modes qui me chiffonnent par la multitude des difficultés qu'ils me promettent; au lieu que dans l'octave ou gamme partagée en douze semi-tons égaux, quel que soit le son que je prenne pour tonique, tout reste comme il était; mais ce qui est fait est fait, et mon souci ne changera rien à la chose. Revenons donc sur ce que vous venez de me dire ... Dans le genre diatonique trois modes ... Gamme en ut, mode majeur ... Gamme en la, mode mineur ... Gamme en mi, mode mixte ... Gamme en ut et majeure où des deux semi-tons l'un est placé de la tierce à la quarte, et l'autre de la septième à l'octave ... Gamme en la et mineure, où des deux semi-tons l'un est placé de la seconde à la tierce, et l'autre de la quinte à la sixte ... Gamme en mi et mixte, où des deux semi-tons l'un est placé de la première ou tonique à la seconde, et l'autre de la quinte à la sixte ... Le chromatique n'a pas cette incommode famille. Mais à ce que je vois, nous ne fatiguerons guère les touches blanches qui n'entrent que dans ce dernier genre.

[-205-] Le Maître.

Vous êtes prompt dans vos goûts, dans vos dégoûts et dans vos jugements.

Le Disciple.

Pas trop; au reste je suis conséquent. Tenez, me voilà dans le mode majeur de si. Si, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, en montant; si, la, sol, fa, mi, ré, ut, si; à quoi m'ont servi les touches blanches?

Le Maître.

A rien.

Le Disciple.

Convenez donc qu'à moins d'y fourrer du chromatique, elles resteront oisives.

Le Maître.

Vous plairait-il de comparer cette gamme en majeur de si, telle que vous venez de me la jouer, avec la gamme en majeur d'ut, telle que vous la connaissez?

Le Disciple.

Pardon, monsieur, pardon. Je suis un idiot. Dans le mode majeur, l'ordre des sons est un ton de la première ou tonique à la seconde; un ton de la seconde à la troisième ou tierce; un semi-ton de la troisième ou tierce à la quatrième ou quarte; donc, en majeur de si, il faut si, ut dièse, ré dièse, mi.

Le Maître.

Continuez.

Le Disciple.

En majeur d'ut, un ton de la quatrième ou quarte à la cinquième, ou quinte, ou dominante; un ton de la cinquième, ou quinte, ou dominante à la sixième ou sixte; un ton de la sixième ou sixte à la septième ou sensible; un semi-ton de la septième ou sensible à la huitième ou octave. Donc en majeur de si, fa dièse, sol dièse, la dièse, et si, et l'octave ou gamme en majeur de si ...

Le Maître.

En majeur de si, dans le mode majeur de si, dans la modulation majeure de si, est très-bien dit, et non en si majeur, comme disent communément et mal les musiciens, car si, ni aucune autre note n'est majeure ou mineure.

[-206-] Le Disciple.

La modulation majeure en si, est si, ut dièse, ré dièse, mi, fa dièse, sol dièse, la dièse, si. Cinq dièses ou touches blanches, et réparation au genre diatonique et aux touches blanches. Je tâcherai dorénavant de penser avant que de parler.

Le Maître.

C'est le mieux, quoique ce ne soit guère l'usage.

Le Disciple.

Monsieur ... Un air ... Un petit air en majeur de si, avec un peu de chromatique, afin que je m'exerce aussi sur les touches noires ut, ré, fa, sol, la.

Le Maître.

Je le veux; mais choisissez le mode.

Le Disciple.

Dans le mixte ... Oui, dans le mixte: J'aime le mélange.

Le Maître.

Tandis que je vais rêver à votre air; de votre côté, pratiquez ce que vous avez appris.

Le Disciple.

Allons ... Je suis en majeur de si ... C'est en montant, si, ut dièse, ré dièse, mi, fa dièse, sol dièse, la dièse, si. C'est en descendant, si, la dièse, sol dièse, fa dièse, mi, ré dièse, ut dièse, si.

Le Maître.

Fort bien. Vous me demandez un air dans le mode mixte, et vous occupez mon oreille du mode majeur.

Le Disciple.

Apaisez-vous. Me voici dans la modulation mixte de si ... Mais voyons d'abord l'ordre et la marche de ce mode ... Un semi-ton ... Un ton ... Un ton ... Un semi-ton ... Un ton ... Un ton ... Un ton ... mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi ... Si, ut, ré, mi, fa dièse, sol, la, si. C'est cela.

Le Maître.

Toutes les notes en majeur d'ut, en mineur de la, en mixte de mi, naturelles.

Le Disciple.

Vous appelez les touches noires, notes naturelles?

Le Maître.

Non. J'appelle notes naturelles toutes celles qui ne sont [-207-] affectées ni d'un dièse, ni d'un bémol. Exemple: mi dièse devient pour la touche un fa; ce fa, touche noire, n'est plus une note naturelle; c'est une note dièse. Ut bémol devient pour la touche un si; ce si, touche noire, n'est plus une note naturelle; c'est une note bémol.

Le Disciple.

Voilà qui est fort bien; mais mon air ne se fait pas, et je ne sais plus ou j'en suis de ma gamme ... Recommençons ... En montant, si, ut, ré, mi, fa dièse, sol, la, si; en descendant, si, la, sol, fa dièse, mi, ré, ut, si ... Une seule touche blanche ... Mes doigts ont plus de prise sur les touches noires ... Monsieur, écoutez comme je me tire de cette gamme en mixte de si.

Le Maître.

Vous m'interrompez. Répétez ces modulations, ce qui sera beaucoup mieux que de vous entêter de la fantaisie de jouer un air.

Le Disciple.

Cherchez toujours mon air, tandis que je m'exercerai sur le petit clavier, afin de vous faire moins de bruit ... En si mixte; non en mixte de si, les semi-tons entre la première et la seconde, et entre la quinte et la sixte ... En majeur d'ut, les semi-tons entre la tierce et la quarte, et entre la septième et l'octave ... En mineur de la, entre la seconde et la tierce, et entre la quinte et la sixte ... Oui, entre la quinte et la sixte; je ne me trompe pas, cela fera dans la modulation mineure d'ut; ut, ré, ré dièse.

Le Maître.

Point de ré dièse; mais mi bémol.

Le Disciple.

La raison?

Le Maître.

C'est que dans l'ordre diatonique, il ne faut ni omettre une note dans la gamme, ni répéter la même.

Le Disciple.

Vous m'écoutez, vous n'êtes donc pas à mon air?

Le Maître.

Non, non; point d'air; je n'y ai pas même pensé. Mais je me suis promis de vous tirer aujourd'hui d'ut, et il faut que je me tienne parole. Suivez votre modulation mineure d'ut.

[-208-] Le Disciple.

Si les autres me coûtent autant que ce maudit ut, je ne suis pas à la fin de mes peines ... Ut, ré, mi bémol, fa, sol; et puis ... Et puis, la, si, ut; et voilà ma gamme trouvée ... Mais vous hochez de la tête. Est-ce que ce n'est pas cela? ... Non, il faut que la quinte ne soit distante de la sixte que d'un semi-ton ... C'est en montant, ut, ré, mi bémol, fa, sol, sol dièse; non, la bémol, si bémol, ut. Et en descendant, ut, si bémol, la bémol, sol, fa, mi bémol, ré, ut. Et vous allez voir comme je vous expédierai cette gamme.

Le Maître.

Doucement, doucement ... Comparons un peu la modulation majeure avec la modulation mineure; qui sait si nous n'en déduirons pas quelque propriété générale qui nous servira?

Le Disciple.

J'écoute. Voici du nouveau.

Le Maître.

La tonique ut, la seconde ré, la quarte fa, la quinte sol et l'octave ut ne changent point dans les deux modulations. La tierce, la sixte et la septième suivent seules la loi du mode auquel elles appartiennent. Ainsi dans la modulation majeure d'ut, la tierce est mi; dans la modulation mineure, mi bémol. En majeur la sixte est la; en mineur, la bémol. En majeur la septième est si; en mineur, si bémol; c'est-à-dire, ces trois intervalles d'un semi-ton plus grave en mineur qu'en majeur, tirez vous-même la conclusion.

Le Disciple.

Je vous ai prévenu que j'étais un peu obtus; et la preuve c'est que je ne conclus rien.

Le Maître.

Cependant il s'ensuit évidemment qu'il y a trois bémols de plus en mineur qu'en majeur.

Le Disciple.

Sans exception?

Le Maître.

Sans exception.

Le Disciple.

Et s'il y a cinq bémols dans une modulation majeure, il y [-209-] en aura huit dans la même modulation mineure? Cela ne se peut, il n'y a que sept notes.

Le Maître.

Aprés? Est-ce qu'une de ces notes ne peut pas être double bémol?

Le Disciple.

Un exemple, s'il vous plaît.

Le Maître.

En voici un fort simple. Vous conviendrez, je crois, qu'en majeur d'ut bémol, toutes les notes de l'octave ou gamme sont bémols.

Le Disciple.

Sans doute; car puisqu'on suppose la tonique ut baissée d'un semi-ton, il faut, pour que la gamme reste la même, que les six autres notes soient baissées d'un semi-ton.

Le Maître.

Nous aurons donc en majeur d'ut bémol, sept bémols.

Ut bémol, ré bémol, mi bémol, fa bémol, sol bémol, la bémol, si bémol, ut bémol. Et en mineur d'ut bémol?

Le Disciple.

Vous avez raison; la tierce, la sixte et la septième seront double bémol.

Le Maître.

Donc: ut bé, ré bé, mi bb, fa b, sol b, la bb, si bb; dix bémols.

Le Disciple.

Monsieur.

Le Maître.

Qu'est-ce qu'il y a?

Le Disciple.

Je crois que nous ferions bien de fermer le clavecin, et d'en rester où nous en sommes.

Le Maître.

Pourquoi?

Le Disciple.

C'est que cet art excède de beaucoup l'étendue de mon esprit. Comment? Si l'on me propose de préluder en majeur d'ut double bémol, me voilà embarqué dans quatorze bémols; et en [-210-] mineur d'ut double bémol, dans dix-sept bémols; quelle tête pourrait y suffire?

Le Maître.

La vôtre.

Le Disciple.

Vous lui faites trop d'honneur.

Le Maître.

Il y a un petit escamotage, qui n'est rien; dont je vous instruirai, quand il en sera temps, et qui vous débarrassera de tout ce fatras de dièses et de bémols. Vous pourriez le deviner.

Le Disciple.

J'entends passablement ce qu'on me dit; mais je ne devine rien.

Le Maître.

Continuons donc.

Le Disciple.

J'y consens; mais vous me promettez ...

Le Maître.

Oui, je vous promets, je vous jure tout ce qu'il vous plaira. Mais retenez que dans l'octave ou la gamme, la tierce, la sixte et la septième sont majeures ou mineures; et sachez que la septième en majeure s'appelle aussi septième superflue, et en mineur, simplement septième.

Le Disciple.

Et qu'est-ce d'être majeur ou mineur?

Le Maître.

De quoi parlez-vous? Du ton? Je vous l'ai dit. Des intervalles? Un intervalle est majeur, lorsque dans une gamme il a la même étendue que dans la modulation majeure d'ut; il est mineur, lorsqu'il a un semi-ton de moins que dans la même gamme majeure d'ut.

Le Disciple.

Et s'il avait un semi-ton de plus, ou deux semi-tons de moins que dans cette modulation, comment l'appellerait-on?

Le Maître.

Et voilà les questions qui reviennent. Ainsi l'intervalle d'une tierce majeure est de deux tons, ut mi; d'une tierce mineure, d'un ton et demi, ut mi bémol; d'une sixte majeure, de quatre tons et demi, ut la; d'une sixte mineure, de trois tons et de deux [-211-] semi-tons, ou de quatre tons, ut la bémol; d'une septième majeure ou superflue, de cinq tons et demi, ut si; d'une septième mineure ou simple, de quatre tons et deux semi-tons, ou cinq tons, ut si bémol. De la sensible à l'octave, il n'y a jamais qu'un semi-ton. A présent, vous pouvez examiner seul la modulation mixte.

Le Disciple.

D'abord il faut se la rappeler; mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi. Un demi-ton, trois tons, un demi-ton, deux tons; et en ut, ut, ut dièse ... Non, il ne faut pas nommer deux fois la même note dans le genre diatonique ... Ut, ré bémol, mi bémol, fa, sol ... Je vais d'abord jusqu'à la quinte; là, je reprends haleine ... Ensuite, la bémol, si bémol, ut ... Et la gamme entière, ut, ré bémol, mi bémol, fa, sol, la bémol, si bémol, ut, en montant; ut, si bémol, la bémol, sol, fa, mi bémol, ré bémol, ut, en descendant.

Le Maître.

Ainsi la tonique ut, la quarte fa, la quinte sol, et l'octave ut, immuables en mixte, comme en majeur et en mineur. La tierce, la sixte et la septième, comme en mineur; la seconde seule, en ne s'éloignant de la tonique que d'un semi-ton, le caractérise et le distingue du majeur et du mineur. La seconde en mixte, étant d'un semi-ton plus grave qu'en majeur et en mineur, concluez.

Le Disciple.

Que je conclue? à tout hasard, je conclus que ... une gamme, un ton, une modulation quelconque ayant trois bémols de plus en mineur qu'en majeur, la modulation mixte en aura quatre de plus qu'en majeur.

Le Maître.

C'est cela. Récapitulons. Vous savez parcourir l'octave d'ut chromatique et son octave diatonique suivant les trois modes, majeur, mineur et mixte. La différence de ces trois manières de moduler vous est connue. Les dénominations différentes des huit notes de la gamme vous sont familières. Il me reste à vous parler des noms qu'on donne aux treize sons de l'octave chromatique.

De ces treize sons, il y en a huit de communs à l'échelle diatonique, et à celle-là; et on les appelle de même.

[-212-] Dans l'octave chromatique d'ut, le son qui est au-dessus de la tonique ou le ré bémol, s'appelle neuvième diminuée.

Le son qui est au-dessus de la seconde ré, s'appelle seconde superflue, s'il est pris pour ré dièse; et tierce mineure, s'il est pris pour mi bémol.

Le son qui est au-dessus de la quarte, s'appelle quarte superflue ou triton, s'il est pris pour fa dièse; et fausse-quinte, s'il est pris pour sol bémol.

Le son qui est au-dessus de la quinte, s'appelle quinte superflue, s'il est pris pour sol dièse; et sixte mineure, s'il est pris pour la bémol.

Le son qui est au-dessus de la sixte, s'appelle sixte superflue, s'il est pris pour la dièse; et septième, s'il est pris pour si bémol.

La sixte la se prend aussi pour si double bémol; et alors ce son double bémol s'appelle septième diminuée.

Je vous ai dit comment on indiquait par des chiffres les huit notes de la gamme diatonique; je vais vous dire à présent ...

Le Disciple.

Un moment, s'il vous plaît. Pourquoi le son qui est au-dessus de la tonique ut, qui peut être ut dièse ou ré bémol, n'a-t-il pas aussi deux noms?

Le Maître.

Voilà une demande faite à propos, et qui sera répondue. En quelle octave sommes-nous?

Le Disciple.

En ut.

Le Maître.

Si cet ut pouvait être dièse, nous n'y serions plus; donc il ne peut avoir deux dénominations.

Le Disciple.

Cela est juste.

Le Maître.

Voici les caractères et les chiffres dont on se sert pour désigner les treize sons de la gamme chromatique.

Le premier se désigne par un 1 ou par un 8 ..... 1. ou 8.
Le second par un 9 barré ....................... [9/].
Le troisième par un 2 ou par un 9 .............. 2 ou 9.

[-213-] [Diderot, Leçons, 213; text: par un 2 suivi d'un dièse, suivi d'une croix, Le qutarième, 3 précédé d'un bémol, précédé d'un bécarre, par un bémol, par un bécarre, Le cinquième, précédé d'un dièse, par un dièse, Le sixième, 4 suivi d'un dièse, Le septième, 5 barré, Le huitiéme, Le neuvième, Le dixième, Le onzième, Le douzième, Le treizième, 6, 7, 8] [DIDLEC 01GF]

Le Disciple.

Quelle forêt de signes! Quand me seront-ils familiers?

Le Maître.

J'expose les difilcultés; c'est la pratique et le temps qui les lèvent. Tous les sons qui font avec la tonique des intervalles superflus sont suivis d'un dièse ou d'une croix; d'un dièse, s'ils sont en même temps notes dièses; comme dans l'octave chromatique d'ut, la quinte superflue sol dièse; d'une croix, s'ils [-214-] sont notes naturelles; comme la septième superflue si, dans la même octave.

Le Disciple.

Pourquoi tant de signes pour treize sons? Treize n'auraient-ils pas été suffisants?

Le Maître.

Non. Ce nombre, qu'on pourrait à la vérité diminuer, est la suite nécessaire du double emploi d'un même son. Dans l'octave chromatique d'ut, le son, qui est au-dessus de la quarte, peut-être ou fa dièse ou sol bémol.

Le Disciple.

Qu'importe, puisque c'est la même touche de mon clavier, le même son.

Le Maître.

Il importe si fort que, selon le nom qu'on lui donne, il appartient à telle ou telle modulation, il dérive de telle ou telle harmonie; l'accord qu'il portera sera différent; il sera le conducteur à certaines routes, et que c'est à ce nom que je reconnaîtrai le compositeur par principe et le compositeur de routine: mais vous m'avez fait enfreindre un serment.

Le Disciple.

Un serment!

Le Maître.

Oui; celui de ne jamais dire à mon élève ce qu'il n'est pas en état d'entendre. Avez-vous compris quelque chose à ce que je viens de vous répondre? Non? Il était donc inutile que je vous répondisse. Revenons à la raison des autres signes. Le quatrième son de l'octave chromatique en a sept.

Le Disciple.

Enrayons ici, de grâce; ma pauvre tête se perd là-dedans. Je m'en tiendrai pour le moment à exécuter ces treize sons chromatiques, de la main droite; à moins que vous ne fussiez assez honnête pour m'en apprendre le doigté de la main gauche.

Le Maître.

Si j'ai cette complaisance, j'en exigerai une autre.

Le Disciple.

Dites?

[-215-] Le Maître.

C'est de faire avec moi une petite tournée dans les octaves de la et de mi.

Le Disciple.

Volontiers.

Le Maître.

Remarquez que les notes de la modulation mineure en la sont toutes naturelles, ainsi que celles de la modulation majeure en ut.

Que les huit notes de la modulation mixte en mi sont aussi toutes naturelles.

Que cette qualité commune à ces trois modulations les a fait appeler relatives.

Que la modulation mineure en la est d'un ton et demi, ou d'une tierce mineure plus grave que sa relative majeure ut.

Que la modulation mixte en mi est de deux tons, ou d'une tierce majeure plus aiguë que sa relative majeure ut.

Que les relatives, mineure la et mixte mi, sont éloignées d'un intervalle de quinte; car mi est la dominante de la.

Que vous n'avez exécuté en la que la modulation mineure et que ce son a ses modulations majeure et mixte.

Le Disciple.

Je conçois; et ce sont ces deux dernières modulations en la que vous me demandez; il est aisé de vous contenter.

En majeur d'ut, deux tons, un demi-ton, un ton; donc en majeur de la; la, si, ut dièse, ré, mi.

En majeur d'ut, depuis la quinte jusqu'à l'octave, deux tons et un semi-ton. Donc, en majeur de la, fa dièse, sol dièse, la.

Et en montant, la, si, ut dièse, ré, mi, fa dièse, sol dièse, la.

En descendant, la, sol dièse, fa dièse, mi, ré, ut dièse, si, la.

Pas plus d'embarras pour la modulation mixte en la.

En montant, la, si bémol, ut, ré, mi, fa, sol, la.

En descendant, la, sol, fa, mi, ré, ut, si bémol, la.

Le Maître.

Et cela ne vous dit-il rien?

Le Disciple.

Attendez ... Oui ... Cela me dit que la modulation majeure a trois dièses de plus que la modulation mineure; cela est évident, [-216-] puisque la tierce, la sixte et la septième sont d'un demi-ton plus aiguës en majeur qu'en mineur.

Le Maître.

Bien vu.

Le Disciple.

Laissez-moi aller en mi; la modulation mineure en montant est mi, fa dièse, sol, la, si, ut, ré, mi; en descendant, mi, ré, ut, si, la, sol, fa dièse, mi.

Sa gamme majeure est mi, fa dièse, sol dièse, la, si, ut dièse, ré dièse, mi, en montant; mi, ré dièse, ut dièse, si, la, sol dièse, fa dièse, mi, en descendant.

Donc, la modulation mineure a un dièse de plus que la mixte.

Le Maître.

Donc, la mixte enchérit sur la mineure en bémols, et la mineure en dièses sur la mixte. Donc, si la modulation majeure a un bémol, la mineure du même son en aura quatre, et la mixte cinq.

Le Disciple.

Donc, si la modulation mixte a un dièse, la modulation mineure du même son en aura deux, et la majeure cinq. Qu'en dites-vous?

Le Maître.

Que vous vous arrêtez tout court, ou que vous galoppez. Puisque vous voilà parti, faites-moi la modulation majeure de sol.

Le Disciple.

Sol, la, si, ut, ré, mi, fa dièse, sol, en montant.

Sol, fa dièse, mi, ré, ut, si, la, sol, en descendant.

J'aime cette modulation: elle n'a qu'un dièse, qu'une touche blanche.

Le Maître.

Et qu'aura-t-elle en mineur, cette modulation qui vous plaît? Des dièses? Des bémols? Et combien?

Le Disciple.

Attendez, il faut que je raisonne ... Toute modulation mineure a trois bémols de plus que la majeure du même nom ... Ces trois bémols tombent sur la tierce, la sixte et la septième ... Il s'agit de sol ... La tierce si sera bémol, la sixte mi sera bémol, la septième fa sera bémol ... Mais en majeur, ce fa est dièse ... Le [-217-] bémol détruira le dièse. Le fa deviendra naturel; et en sol mineur, il y aura deux bémols; donc en sol mixte, trois.

Le Maître.

Grand logicien!

Le Disciple.

Ne plaisantez pas; je vous assure que ces combinaisons-là ont leur difficulté. Sept notes naturelles, sept notes dièses, sept notes bémols; et trois modes.

Le Maître.

Et la modulation mineure, la modulation mixte relatives à la majeure de sol, quelles sont-elles?

Le Disciple.

Nous savons que la mineure est d'une tierce mineure plus grave que la majeure; donc la modulation mineure relative de la majeure de sol est celle de mi, qui n'aura qu'un dièse, non plus que la majeure de sol: nous savons que la mixte relative est d'une tierce majeure plus aiguë que la majeure; donc cette mixte sera si. En vérité, je prends courage.

Le Maître.

Jusqu'à la première difficulté qui se présentera.

Le Disciple.

Déjà je connais trois modulations relatives naturelles; trois modulations relatives avec un dièse; je parcours l'octave d'ut diatoniquement suivant les trois modes; je suis sublime dans les octaves de la, de sol et de si; je me tire des modulations majeure et mixte; ce que j'exécute dans quelques octaves, je puis l'exécuter en toutes. Je ne parle pas de l'octave chromatique d'ut; vous en penserez de mon caractère ce qu'il vous plaira, mais j'ai pris en dédain un genre hérissé de noms et de signes. Par quelle octave voulez-vous à présent que je poursuive mes excursions diatoniques?

Le Maître.

Voilà une belle ardeur dont il faut se presser de profiter.

Le Disciple.

Se presser n'est pas obligeant.

Le Maître.

Ne vous fâchez pas d'une plaisanterie qui sera suivie d'un service important. Soyez soulagé du mode mixte.

[-218-] Le Disciple.

Ha, ce pauvre mode mixte!

Le Maître.

Oui, je le supprime; et pour que le mode mineur n'ait rien de commun avec ce monstre moderne, je donne une note sensible au premier ... Mais sérieusement, est-ce que vous boudez?

Le Disciple.

Et mon temps, et ma peine ...

Le Maître.

Et la mienne que je ne regrette pas? Comment! vous vous révoltez contre le genre chromatique, et vous ne pouvez souffrir que je fasse main basse sur le mode mixte!

Le Disciple.

La modulation mineure de la sera donc en montant, la, si, ut, ré, mi, fa, sol dièse, la; et en descendant?

Le Maître.

Tous les sons naturels, et vous direz, la, sol, fa mi, ré, ut, si, la.

Le Disciple.

Cette marche du mineur en montant est-elle bien selon la loi du genre diatonique? Au lieu d'aller par tons et semi-tons, sauter à la sensible par un ton et demi; cela est singulier. Et la raison de cette singularité?

Le Maître.

La meilleure que je sache, c'est que l'organe s'en accommode, et qu'il y a quelque principe physique de son indulgence qu'on découvrira peut-être un jour. Le croyez-vous plus secret que celui de l'intonation naturelle de la quinte, de la tierce et de la quarte de l'octave?

Le Disciple.

Vous m'avez déjà dit quelque chose de cette prédilection de la voix; mais je ne m'en rappelle plus rien; un mot seulement qui me remette sur la voie.

Le Maître.

Tout corps sonore, outre son propre son, en fait encore résonner sensiblement deux autres plus aigus, l'un à la quinte au-dessus de son octave; l'autre à la tierce majeure au-dessus de sa double octave.

[-219-] Le Disciple.

Qu'on appelle ses harmoniques.

Le Maître.

Le premier fair une douzième, et l'autre une dix-septième avec le corps sonore.

Le Disciple.

Quoi! quand je touche le second ut de mon clavier, le quatrième sol et le quatrième mi résonnent?

Le Maître.

Et en rapprochant ces deux sons de leur générateur, en les prenant au grave, on a la quinte et la tierce, deux sons que la tonique détermine, et qui préoccupent presque en naissant nos oreilles.

Le même ut fait frémir sa quinte au grave, et cette quinte, prise à l'aigu et rapprochée du générateur, est la quarte fa.

Ainsi dans ce cortége de sons, que la nature associe à la résonnance de tout corps, et qui l'accompagnent à plus ou moins de distance ...

Le Disciple.

Les plus familiers pour l'oreille et les plus faciles pour la voix sont l'octave ut ut, la quinte ut sol, la tierce ut mi, la quarte ut fa.

Le Maître.

D'où il s'ensuit que toutes les notes naturelles, ut, ré, mi, fa, sol, la, excepté si, produisent pour leur quinte des notes naturelles.

Le Disciple.

Pourvu que cela soit aussi vrai que facile à entendre. La quinte de si est le fa dièse.

Le Maître.

Que toutes les notes naturelles, excepté le fa, ont aussi des notes naturelles pour quarte.

Le Disciple.

En effet la quarte de fa est le si bémol.

Le Maître.

Que le fa dièse a pour quinte l'ut dièse.

Que l'ut dièse a pour quinte le sol dièse.

Le sol dièse pour quinte le ré dièse.

Le ré dièse pour quinte le la dièse.

[-220-] Le la dièse pour quinte le mi dièse.

Le mi dièse pour quinte le si dièse.

Le si dièse pour quinte le fa double dièse.

Que l'ut dièse suppose le fa dièse dans une modulation quelconque.

Le Disciple.

Que le sol dièse y suppose le fa et l'ut dièses.

Que le ré dièse y suppose le fa, l'ut et le sol dièses.

Que le la dièse y suppose le fa, l'ut, le sol et le ré dièses.

Que le mi dièse y suppose le fa, l'ut, le sol, le ré et le la dièses.

Que le si dièse y suppose le fa, l'ut, le sol, le ré, le la et le mi dièses, et ainsi de suite.

Le Maître.

Donc, s'il n'y a qu'un dièse dans une modulation, il doit être sur le fa.

S'il y en a deux, ils seront sur le fa et l'ut.

S'il y en a trois, ils seront sur le fa, l'ut et le sol.

S'il y en a quatre, ils seront sur le fa, l'ut, le sol et le ré.

S'il y en a cinq, ils seront sur le fa, l'ut, le sol, le ré et le la.

Le Disciple.

S'il y en a six, ils seront sur le fa, l'ut, le sol, le ré, le la et le mi; et ainsi de suite; et même raisonnement sur les bémols. Les dièses s'engendrent en montant de quinte en quinte, et les bémols en montant de quarte en quarte.

Le Maître.

Et comment cela?

Le Disciple.

Comment? ... Un peu de patience.

Le fa a pour quarte en montant ou pour quinte en descendant le si bémol.

Le si bémol pour quarte le mi bémol.

Le mi bémol pour quarte le la bémol.

Le la bémol pour quarte le ré bémol.

Le ré bémol pour quarte le sol bémol.

Le sol bémol pour quarte l'ut bémol, et cetera.

Donc, dans une modulation quelconque, le mi bémol suppose le si bémol.

[-221-] Le la bémol y suppose le si et le mi bémols.

Le ré bémol y suppose le si, le mi et le la bémols.

Le sol bémol y suppose le si, le mi, le la et le ré bémols.

L'ut bémol y suppose le si, le mi, le la, le ré et le sol bémols.

Le fa bémol y suppose le si, le mi, le la, le ré, le sol et l'ut bémols, et cetera.

Donc, toutes les notes de l'octave sont bémols en ut bémol.

Donc, s'il n'y a dans une modulation qu'un bémol, c'est le si.

S'il y en a deux, ce sont le si et le mi.

S'il y en a trois, ce sont le si, le mi et le la.

S'il y en a quatre, ce sont le si, le mi, le la et le ré.

S'il y en a cinq, ce sont le si, le mi, le la, le ré et le sol.

S'il y en a six, ce sont le si, le mi, le la, le ré, le sol et l'ut.

S'il y en a sept, ce sont le si, le mi, le la, le ré, le sol, l'ut et le fa.

Ce qui me ramène à la première conclusion que j'avais tirée sur l'octave ou gamme de fa.

Le Maître.

Bravo, bravissimo.

Le Disciple.

Il n'y a pas tant à se récrier sur ma pénétration; je n'ai fait que répéter mot pour mot sur les bémols ce que vous avez dit sur les dièses.

Le Maître.

Voici donc l'ordre des notes naturelles: Ut, ré, mi, fa, sol, la, si.

L'ordre nécessaire des dièses, selon moi: Fa, ut, sol, ré, la, mi, si.

L'ordre nécessaire des bémols, selon vous: Si, mi, la, ré, sol, ut, fa.

D'où vous voyez que l'ordre des dièses est l'inverse des bémols, et que le dernier dièse est le premier bémol et le premier dièse le dernier bémol ... A quoi rêvez-vous? ... Vous ne m'écoutez pas.

Le Disciple.

Je calcule ... Sept notes naturelles ... Sept notes dièses ... Sept notes bémols ... De bon compte vingt et un sons; et l'octave chromatique, qui renferme tous les sons, n'en a que treize, [-222-] même en y comprenant les deux unissons. Comment accordez-vous cela?

Le Maître.

Vous avez donc oublié que le ré dièse et le mi bémol ...

Le Disciple.

Je suis un imbécile ... Je trouve que nous avons beaucoup dit et peu exercé. Quelle est la modulation majeure de sept bémols?

Le Maître.

Combien y a-t-il de notes dans une gamme?

Le Disciple.

Sept.

Le Maître.

Toutes les notes en majeur d'ut ne sont-elles pas naturelles?

Le Disciple.

Toujours un imbécile. C'est le majeur d'ut bémol ... Voyons comment je m'en démêlerai ... Cette modulation est commode; point d'intervalles à combiner ... Tout est bémol ... Ut bémol, ré bémol, mi bémol, fa bémol ... Mais c'est, je crois, la même chose que la modulation majeure de si ... Oui ... Mais en majeur de si, il y a cinq dièses ... Ne me serait-il pas plus aisé de jouer avec cinq dièses qu'avec sept bémols?

Le Maître.

Et vous laisseriez là vos chers bémols?

Le Disciple.

Je prends mes aises où je les trouve.

Le Maître.

Voudriez-vous me chercher la modulation majeure en ut dièse?

Le Disciple.

Belle difficulté! toutes notes naturelles en ut; toutes dièses en ut dièse.

Le Maître.

Puisque vous dédaignez les choses faciles, dites-moi la modulation majeure en ré bémol.

Le Disciple.

Deux tons, un semi-ton, un ton ... ré bémol, mi bémol, fa, sol bémol, la bémol ... En voici bien d'une autre; ce sont les mêmes touches qu'en majeur d'ut dièse.

[-223-] Le Maître.

Et vous voilà revenu avec vos bons amis les bémols; car il y a sept dièses en majeur d'ut dièse, et il n'y a que cinq bémols en majeur de ré bémol.

Le Disciple.

Vous vous jouez de mon ignorance.

Le Maître.

Nous nous amusons l'un et l'autre. Nous trompons par un peu de gaieté la sécheresse de la matière. Mais puisque nous en sommes sur les dièses et les bémols, ne ferions-nous pas bien de les couler à fond?

Dans la succession nécessaire des dièses fa, ut, sol, ré, la, mi, si, ne voyez-vous pas que le dernier est toujours note sensible, en majeur?

Le Disciple.

Pas trop.

Le Maître.

Quel est l'intervalle de la sensible à l'octave?

Le Disciple.

Un semi-ton.

Le Maître.

Donc, en sol, c'est fa dièse; en ré, c'est ut dièse.

Le Disciple.

J'y suis. En sol, c'est le fa dièse, et il est seul: mais en ré, c'est l'ut dièse avec le fa dièse; en la, c'est le sol dièse avec le fa dièse et l'ut dièse ... Voilà sur les dièses une belle propriété! pourquoi ne me l'avoir pas indiquée tout de suite? Vous m'eussiez épargné bien de la peine, que je me suis donnée à les chercher.

Le Maître.

Et vous eussiez ignoré bien des choses que vous avez apprises en les trouvant.

Le Disciple.

Hélas! je ne sais rien, et le mois s'écoulera sans avoir eu la douceur de jouer un malheureux petit air.

Le Maître.

C'est votre faute, c'est la faute de votre ami; nous allions débuter par l'air: Je n'en sais rien. Je vous solfiais la belle allemande qui vous plaît; lorsque tout à coup vous faites des questions, [-224-] il vous faut des principes, vous courez après l'érudition musicale, vous vous livrez à toutes sortes d'écarts; et nous arrivons où nous en sommes, au lieu d'aller où vous vouliez.

Le Disciple.

Malgré votre haine pour les questionneurs et les questions, il faut pourtant que je vous demande si le dernier dièse est aussi la sensible en modulation mineure.

Le Maître.

Non. Vous voyez bien qu'en mineur de mi, fa dièse, le premier des dièses est la seconde de cette octave.

Le Disciple.

C'est peut-être le dernier bémol.

Le Maître.

Et pourquoi?

Le Disciple.

Pourquoi? Parce que les bémols vont au rebours des dièses.

Le Maître.

Méfiez-vous de ces analogies-là; et en général de toute analogie. Quel est le septième bémol dans la succession des bémols?

Le Disciple.

Fa bémol.

Le Maître.

Quelle est la modulation de sept bémols?

Le Disciple.

Ut bémol.

Le Maître.

Donc, le dernier bémol est quarte de la gamme.

Le Disciple.

Mais en sol mineur; je sais qu'il y a deux bémols, dont le dernier est mi, qui n'est pas la quarte de sol; donc, votre règle n'est pas générale.

Le Maître.

Vous parlez du mineur, et moi je parle du majeur; et ce mi, qu'est-il dans la gamme de sol?

Le Disciple.

Sixte.

Le Maître.

Concluez donc que le dernier bémol est quarte en majeur, et sixte en mineur, et non la note sensible.

[-225-] Dites-moi à présent quelle est la modulation majeure d'un bémol?

Le Disciple.

Puisqu'il n'y a qu'un bémol, ce bémol est si. Ce si est la quarte de la gamme. Donc la modulation est la majeure de

fa.

Le Maître.

Vous voyez ....

Le Disciple.

Ce que je veux voir à présent, c'est si tous vos principes s'accordent. Un seul bémol si; modulation en majeur de fa ... Mais la modulation mineure a trois bémols de plus que la majeure, vous me l'avez dit. Donc en mineur de fa, quatre bémols, si, mi, la, ré ... Mais le dernier est la sixte, vous venez de me le dire ... Le dernier est ré; en effet, sixte de fa ... Tout tient, vous pouvez continuer.

Le Maître.

Vous voyez que la modulation majeure d'ut a toutes ses notes naturelles; que la modulation majeure de sa quinte sol a un dièse, et que la modulation majeure de sa quarte fa a un bémol. Concluez.

Le Disciple.

Je conclus à jouer, soit en ut, parce que le naturel me plaît, soit en fa, parce que j'aime le bémol.

Le Maître.

Et moi, qu'en général si vous passez de la modulation d'un son à la modulation de sa quinte, vous aurez un dièse de plus, et à la modulation de sa quarte, un bémol de plus.

Le Disciple.

Comme il vous plaira; mais je n'y vois plus rien ... Je mens; je vois que votre conclusion est juste. Je sais qu'en majeur de la, il y a trois dièses, et qu'en majeur de mi, quinte de la, il y en a quatre. Donc, en majeur de si quinte de mi, il y en aura cinq; en majeur de fa dièse, quinte de si, il y en aura six; en majeur d'ut dièse, quinte de fa dièse, il y en aura sept; ce qui est évident; et ce qui ne l'est pas moins, c'est que le si dièse sera la note sensible, de même que dans la modulation majeure de six dièses, ou de fa dièse, le mi dièse sera pareillement la note sensible.

[-226-] Le Maître.

Et la modulation majeure de six bémols?

Le Disciple.

Succession des bémols, si, mi, la, ré, sol, ut ... Le dernier ut est la quarte .... Donc la modulation majeure de six bémols est sol et sol bémol .... Rien à gagner.

Le Maître.

Que dites-vous?

Le Disciple.

Que le fa dièse peut être pris pour le sol bémol, ou le sol bémol pour le fa dièse; mais qu'il y a six dièses d'un côté, et six bémols de l'autre.

Le Maître.

Je prends cette tonique pour fa dièse, lorsque j'y suis conduit par des dièses; pour sol bémol, lorsque j'y arrive par des bémols; et vous serez de mon avis dans la suite. A present, écoutez.

Le Disciple.

Si je puis.

Le Maître.

La modulation majeure de fa dièse a six dièses, et la modulation majeure de sol bémol a six bémols; six et six font douze.

La modulation majeure d'ut dièse a sept dièses, et la modulation majeure de ré bémol a cinq bémols. Sept et cinq font douze.

La modulation mineure de sol dièse a cinq dièses, et la modulation mineure de la bémol a sept bémols. Cinq et sept font douze.

Donc toujours douze pour la somme des dièses et des bémols de deux modulations majeures ou mineures, qui ont l'une et l'autre pour tonique la même touche, sous deux noms différents.

Le Disciple.

Je m'en réjouis pour le nombre douze. Mais je suis tellement excédé de dièses et de bémols, que je n'aurais pas la force d'exécuter une gamme, pas même le courage de vous demander un air.

Le Maître.

Je ne vous ai cependant entretenu que de sept dièses et sept bémols.

[-227-] Le Disciple.

Est-ce qu'il y en a davantage?

Le Maître.

Mais le fa, l'ut et le sol deviennent souvent des doubles dièses; et le si, le mi et le la, doubles bémols.

Le Disciple.

Et vous espérez m'engager dans ces doubles-là?

Le Maître.

Non; ce sera pour une autre fois; mais il y a une belle propriété du nombre sept, et très-analogue à celle du nombre douze.

Le Disciple.

Je m'en moque.

Le Maître.

Celle du nombre douze est relative à deux modulations majeures, ou à deux modulations mineures, prises dans une même octave ...

Le Disciple.

Je n'écoute plus.

Le Maître.

Celle du nombre sept est relative à deux modulations majeures, ou à deux mineures, prises dans deux octaves éloignées l'une de l'autre d'un demi-ton.

Le Disciple.

Je n'entends plus. Je suis sourd.

Le Maître.

La somme des dièses et des bémols de ces deux modulations est toujours sept.

Le Disciple.

Sept?

Le Maître.

Oui, sept.

Le Disciple.

Malgré ma lassitude, vous m'entraînez.

En majeur de fa, un bémol; en majeur de fa dièse, six dièses. Six et un font sept.

En majeur de sol, un dièse; en majeur de sol bémol, six bémols. Six et un font sept.

[-228-] En majeur de la bémol, quatre bémols; en majeur de la, trois dièses. Quatre et trois font sept.

En majeur de mi bémol, trois bémols; en majeur de mi, quatre dièses. Trois et quatre font sept.

En majeur de si bémol, deux bémols; en majeur de si, cinq dièses. Deux et cinq font sept.

... Toujours sept ... Non, cela n'est pas vrai; car en majeur de sol un dièse; et en majeur de sol dièse, huit dièses, à cause du fa double dièse. Huit et un font neuf.

Le Maître.

Oui, neuf dièses. Mais vous ai-je dit qu'il fallait prendre la somme des dièses ou des bémols des deux modulations, ou la somme de leurs dièses et de leurs bémols? Si l'une donne des dièses, ne faut-il pas, selon ma règle, que l'autre donne des bémols? Votre exemple la laisse donc intacte.

Le Disciple.

Il est vrai. C'est que je n'y suis plus. Ça, finissons. Parlez-moi du beau temps, de la pluie ... Je crois que les saisons sont dérangées; il y a dix ans qu'on n'a vu de printemps; et les étés, on ne sait ce qu'ils sont devenus ... Ah! qu'est-ce que ce bruit aigu?

Le Maître.

Ce n'est rien. C'est une corde de votre instrument qui vient de se casser; c'est l'effet de l'atmosphère qui relâche ou tend les cordes.

Le Disciple.

Et il en arrive ....

Le Maître.

Qu'elles se prêtent à cette tension, et rendent un son plus aigu, ou qu'elles s'y refusent et se cassent. Dans les temps secs et froids, elles se tendent et rendent un son plus aigu; au contraire, dans les temps chauds, humides et pluvieux, elles se relâchent et rendent un son plus grave.

Le Disciple.

Et cette tension, ce relâchement se fait-il proportionnellement sur toutes les cordes?

Le Maître.

Nullement.

[-229-] Le Disciple.

Mon instrumeut n'est donc jamais d'accord, les cordes étant soumises à la loi de l'atmosphère qui est dans une vicissitude continuelle?

Le Maître.

Non, à la rigueur. Il y a des instruments qui tiennent bien l'accord; il y en a d'autres où la caisse travaille sans cesse et qui le perdent facilement. Dans tous, les vieilles cordes sont moins sujettes à se tendre et à se relâcher que les neuves.

Le Disciple.

Quelle multitude de cordes, grosses, petites, longues et courtes! Il y en a ... ma foi, je n'en sais rien; et moins encore la raison de leurs effets.

Le Maître.

Elle est toute simple. Si l'on pince une corde tendue, elle rend un son; plus elle est grosse ou longue, plus le son est grave; plus elle est courte et menue, plus le son est aigu.

Le Disciple.

Mais il ne s'agit pas seulement de la faire résonner grave ou aigu; il faut qu'elle résonne à un certain intervalle, soit au grave, soit à l'aigu, d'une autre corde; et comment obtenir cet intervalle?

Le Maître.

L'art et l'oreille ont résolu ce problème. Ayez une corde tendue qui rende, par exemple, le son ut; coupez-la par moitié; et cette moitié rendra encore un ut, mais à l'octave aiguë du premier.

Prenez les deux tiers de la même corde entière; ces deux tiers rendront la quinte aiguë.

Prenez les quatre cinquièmes; et ces quatre cinquièmes rendront à tierce majeure.

Ainsi de divisions en divisions, vous formerez tous les sons de l'octave à l'aide d'un monocorde, ou d'une seule longue corde tendue entre deux chevalets fixes, sous laquelle vous promènerez à votre gré un chevalet mobile.

Le Disciple.

Et voilà le principe de la construction de tous les instruments connus. Je ne serais pas faché d'en trouver un nouveau.

[-230-] Le Maître.

Moi, je m'en soucierais assez peu; il y en a déjà tant et de si parfaits.

Le Disciple.

J'en voudrais du moins connaître l'étendue, comme je connais celle de mon clavecin.

Le Maître.

Vous connaissez donc bien votre clavecin?

Le Disciple.

Je le crois.

Le Maître.

De combien de cordes est-il monté?

Le Disciple.

Soixante-un sons; soixante et une touches; donc soixante et une cordes.

Le Maître.

Belle conséquence! Votre clavecin a cent quatre-vingt-trois cordes, dont on n'obtient que soixante et un sons; et le violon n'a que quatre cordes dont on tire près de cinquante sons chromatiques. Levez la barre qui couvre les sautereaux, et voyez.

Le Disciple.

Le clavecin est une machine plus compliquée que je ne pensais. On a fait de la musique longtemps avant la découverte de cet instrument?

Le Maître.

Assurément. Les premiers instruments étaient simples et de peu d'étendue. Chez les anciens Grecs, la lyre de Mercure n'avait que quatre cordes qui rendaient les sons de l'octave qui correspondent à si, mi, la, mi. L'octave des Chinois est de deux sons plus riche ... Je crois que vous avez quelque chose à me dire?

Le Disciple.

Je veux vous dire que je vous prends en défaut à mon tour. Et parce que les anciens Grecs n'avaient à leur lyre que les quatre cordes si, mi, la, mi; donc ils n'en tiraient que ces trois sons. Belle conséquence!

Le Maître.

C'est un fait. Leur gamme n'était pas encore formée.

[-231-] Le Disciple.

Tremblez.

Le Maître.

De quoi?

Le Disciple.

De la foule de questions qui me viennent: mais je ne veux pas vous arrêter. Quelles sont les six cordes des Chinois 1?

Le Maître.

Elles répondent à nos six sons, si, mi, la, ré, sol, si.

Les Grecs continuèrent à perfectionner leur octave et eurent un heptacorde, ou instrument à sept cordes, dont les sons étaient correspondants aux sons de notre gamme si, mi, la, ré, sol, ut, si; puis un octocorde dont les cordes résonnèrent nos sons si, mi, la, ré, sol, ut, fa, si. Enfin le célèbre, le grand, le fameux Pythagore composa son système qui comprit les sons suivants de notre gamme, si, mi, la, ré, sol, ut, fa, si bémol, si.

Les cordes de la lyre de Mercure étaient dans cet ordre mi, la, si, mi.

Les cordes de l'heptacorde, dans l'ordre mi, sol, la, si, ut, ré, mi.

Les cordes de l'octocorde, dans l'ordre mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi.

Les cordes du système de Pythagore, dans l'ordre qui suit: la, si, ut, ré, mi, fa, sol, la, si bémol, si, ut, ré, mi, fa, sol, la.

Les cordes de l'instrument des Chinois, dans l'ordre mi, sol, la, si, ré, mi.

Le Disciple.

Pourquoi les Grecs laissèrent-ils à Pythagore l'honneur d'introduire dans l'octave le si bémol? car l'art et l'oreille le leur inspiraient, l'art qui procédait par quinte tant en montant qu'en descendant. Cette fausse quinte si fa, ou ce triton fa si de l'octocorde m'interloque; car leur oreille frappée des harmoniques du corps sonore devait se porter naturellement au si bémol.

[-232-] Le Maître.

Vous avez raison; mais je n'en sais pas assez pour vous expliquer cette bizarrerie.

Le Disciple.

Et les autres bémols qui complétèrent l'octave chromatique, mi bémol, la bémol, ré bémol, sol bémol, quand les trouva-t-on?

Le Maître.

Je l'ignore. Le savant abbé Roussier prétend que la découverte en est très-ancienne, et que le grand système de Pythagore et celui des Chinois dont les cordes sont bémols, formant ensemble l'octave chromatique complète, il y a toute apparence que cette octave existait chez quelque peuple que les Grecs et les Chinois, ignorants et fripons, ont dépouillé; chacun emportant une pièce de la richesse étrangère dans son pays. Quoi qu'il en soit, on voit d'un coup d'oeil les échelons de ces différentes gammes se multiplier dans l'ordre des quintes, si, mi, la, ré, sol, ut, fa, si [rob], mi [rob], la [rob], ré [rob], sol [rob].

Le Disciple.

Ce qui inclinerait à penser qu'en effet les premiers hommes ont été entraînés par le plus sensible des harmoniques du corps sonore à procéder de cette manière.

Le Maître.

Cela se peut.

Le Disciple.

Pythagore chez les Grecs, ou un autre chez les Égyptiens ou ailleurs, à l'aide d'un grand monocorde, aura tâtonné d'oreille jusqu'à ce qu'il ait eu un son à la quinte de la corde entière; puis comparant la longueur qui résonnait la quinte avec la longueur de la corde entière, il aura vu, comme vous me l'avez dit, que l'une était les deux tiers de l'autre; il aura fait sur ces deux tiers ce qu'il avait fait sur la corde entière, et il aura eu la quinte de ces deux tiers, et ainsi de suite. Prenant donc la corde entière pour fa, et la divisant par deux tiers, et par tiers de deux tiers, il aura trouvé:

Fa, ut, sol, ré, la, mi, si, fa [x], ut [x], sol [x], ré [x], la [x], mi [x]. si [x], fa [x] [x].

Le Maître.

Et en continuant, une longue suite de sons qui, rapprochés, [-233-] se succédaient par des degrés imperceptibles, un genre enharmonique, qui a existé du moins dans la théorie; quand vous auriez lu l'Histoire de la Musique, vous n'auriez pas mieux dit. Il ne vous restait plus qu'une chose à apercevoir.

Le Disciple.

Quelle est-elle?

Le Maître.

Cela nous mènera loin.

Le Disciple.

N'importe. J'aime l'érudition, et j'ai la tête fraîche pour tout ce qu'il vous plaira, excepté les dièses et les bémols.

Le Maître.

Quel est le rapport de la corde entière avec sa portion qui rendrait la tierce majeure?

Le Disciple.

C'est, je crois, ses quatre cinquièmes.

Le Maître.

Comment vous y prendriez-vous pour avoir l'octave d'un son?

Le Disciple.

Son octave grave? ou son octave aiguë? Je couperais la corde par moitié pour celle-ci; je doublerais sa longueur pour celle-là.

Le Maître.

Fort bien. Soit la corde entière ut. Les quatre cinquièmes de cette corde résonneront mi; les deux cinquièmes encore mi; son cinquième, encore mi; son dixième, encore mi; son vingtième, encore mi; son quarantième, encore mi; et son quatre-vingtième, encore mi. M'avez-vous compris?

Le Disciple.

A merveille; et tous ces mi seront à l'octave aiguë les uns des autres.

Le Maître.

Me permettez-vous une autre question?

Le Disciple.

Oui; que je puisse y répondre ou non.

Le Maître.

Quelle est la portion d'une corde ut, qui résonnerait sa quinte sol?

[-234-] Le Disciple.

Les deux tiers.

Le Maître.

Et que résonnera la moitié de ces deux tiers, ou le tiers?

Le Disciple.

Il résonnera sol; et le tiers de ce tiers, ré; et le tiers de ce neuvième, ou le vingt-septième, la; et le tiers de ce vingt-septième, ou le quatre-vingt-unième, mi; et le tiers de ce quatre-vingt-unième ...

Le Maître.

Halte-là. Quoi! rien ne vous choque dans tout cela?

Le Disciple.

Non.

Le Maître.

En procédant par le rapport de la corde entière à sa tierce majeure ...

Le Disciple.

Je vois, je vois; j'y suis; j'ai trouvé que son quatre-vingtième sonnerait un mi; et en procédant par le rapport de la même corde entière à sa quinte, j'ai trouvé que le son mi serait le produit de son quatre-vingt-unième. Eh bien, savez-vous ce qu'il s'ensuit?

Le Maître.

Qu'à votre avis, il y a une des deux règles fausse; ce qui n'est pas.

Le Disciple.

Ce qui n'est pas?

Le Maître.

Non. On a apprécié le mi tierce majeure d'ut, à quatre cinquièmes, en se conformant peut-être à la résonnance du corps sonore; et le même mi quinte de la, en se conformant à la division des cordes.

Le Disciple.

Voilà donc deux lois contradictoires.

Le Maître.

Point du tout; mais il y a une loi pour la résonnance des corps sonores, et une loi pour la division des cordes vibrantes.

Le Disciple.

Est-ce qu'une corde vibrante n'est pas un corps sonore?

[-235-] Le Maître.

D'accord; mais deux expériences diverses ont donné deux résultats différents, en conséquence desquels il a fallu tempérer les instruments à touches fixes, comme le clavecin, fortifiant ou affaiblissant certains sons, de manière que le mi qui ferait la quinte de la fit aussi la tierce majeure d'ut.

Le Disciple.

Comment? Tous les intervalles de mon clavecin sont altérés?

Le Maître.

Ou à peu près.

Le Disciple.

Fi, le vilain instrument; ne m'en parlez plus, et vive le violon, où l'on promène ses doigts le long des cordes, et où l'on forme des intervalles aussi justes qu'il plaît à l'oreille. Je veux chanter.

Le Maître.

Chanter! j'y consens. La voix est sans contredit le plus beau des instruments; la musique vocale la plus belle musique; la musique instrumentale la plus parfaite n'est qu'une imitation inarticulée du cri animal. Je vous conseille de chanter. Mais avez-vous une voix?

Le Disciple.

Belle demande? Chacun a la sienne; et j'ai la mienne comme un autre.

Le Maître.

Et quelle est la vôtre?

Le Disciple.

Mais, c'est une voix.

Le Maître.

Une basse-taille, une taille, une haute-contre, un premier, un second dessus.

Le Disciple.

Je ne sais ce que c'est que tout cela.

Le Maître.

Eh bien, la première fois, nous fermerons le clavecin, et nous chercherons quelle voix vous avez.

Le Disciple.

En attendant, un air, s'il vous plaît; je veux essayer un air.

[-236-] Le Maître.

Si vous chantez, que vous servira-t-il de savoir jouer un air?

Le Disciple.

De rien, peut-être. Mais si je n'ai pas une voix, je ne chanterai pas et il faudra que je joue. Ainsi à tout hasard, un air: il y a assez longtemps que je soupire après.

Le Maître.

Je vous l'enverrai ce soir.

Le Disciple.

N'y manquez pas, je vous en prie; faites aussi qu'il ne soit pas difficile.

FIN DU SECOND DIALOGUE ET DE LA SECONDE LEÇON.

[-237-] TROISIÈME DIALOGUE ET TROISIÈME LEÇON.

Le Maître et le Disciple.

Le Maître.

Eh bien, l'air que je vous ai envoyé, comment le trouvez-vous? C'est un menuet de Filtz: il est charmant et facile; et vous devez le jouer à ravir ... Vous vous taisez ... Allons. Jouez donc ... Qu'est-ce qu'il y a ... Est-ce qu'il vous est arrivé quelque chose de déplaisant?

Le Disciple.

Très-déplaisant.

Le Maître.

Peut-on, sans indiscrétion, demander ce que c'est.

Le Disciple.

C'est de tourner le papier en tout sens, de n'y voir que des lignes horizontales coupées de petites barres perpendiculaires et parsemées de taches rondes à queue, et d'une quantité d'autres figures et signes dont vous auriez bien dû m'expliquer la valeur.

Le Maître.

Vous ne savez donc pas lire la musique?

Le Disciple.

Non.

Le Maître.

Et que diable ne le disiez-vous!

Le Disciple.

Vous ne me l'avez pas demandé, et je pensais que vous vous en apercevriez de reste.

Le Maître.

J'aurais pu vous montrer toute la science théorique et pratique [-238-] de l'harmonie sans m'en douter; cependant, pour suivre la route commune, au lieu de vous tourmenter sur les dièses, les bémols, les gammes, et cetera, j'aurais commencé par vous faire connaître les lettres, et vous apprendre à épeler; car la musique est une langue, et ces caractères dont vous dites que mon papier est barbouillé sont des lettres, une écriture; et l'air est une sorte de discours.

Le Disciple.

Ne vous fâchez ni contre vous, ni contre moi. Tout ce que nous avons dit jusqu'à présent ne supposait que du bon sens, et pouvait s'entendre sans aucune connaissance pratique de la musique, et sans vous donner le moindre soupçon de mon ignorance. Ne regrettez ni votre temps, ni votre peine: car ce qui est appris n'est plus à apprendre; et un peu plus tôt, un peu plus tard, il aurait toujours fallu y venir: d'ailleurs quand j'aurais quelque plaisir à lire la musique, je préfère de beaucoup la théorie de l'art à l'exécution.

Le Maître.

Je ne vous demanderai pas si vous persistez dans votre dédain du clavecin; ce que j'ai à vous dire ce matin vous servira également et pour la voix, si vous en avez une, et pour tout instrument.

Le Disciple.

Si j'en ai une! mais je me rappelle, lorsque je vous chantai les premières mesures de la sonate en symphonie de Schobert, que vous me dîtes que je l'avais juste; pour avoir la voix juste, il faut avoir une voix.

Le Maître.

L'expérience a prouvé que l'étendue ordinaire et franche de la voix n'excédait pas une octave et trois notes. C'est apparemment ce qui a déterminé les premiers instituteurs de l'art à se borner à cinq lignes horizontales. Elles leur suffisaient pour écrire les onze notes de la voix, cinq sur les lignes, quatre dans leurs intervalles, une au-dessus de la plus haute, une au-dessous de la plus basse. Ils ont distingué sept sortes de voix; depuis la plus grave jusqu'à la plus aiguë; et ils ont employé des signes qu'on appelle clefs, qui changeassent à discrétion le nom et la gravité du son écrit sur chaque ligne; et voilà ce que l'on peut appeler la croix de par Dieu de la musique.

[-239-] Le Disciple.

Je ne rougis point d'en être là. L'homme ignore avant que de savoir. Ignorer, apprendre et savoir; voilà la condition de tout âge.

Le Maître.

La voix la plus grave s'appelle basse, et son étendue est du second fa de votre clavier jusqu'au si inclusivement de l'octave suivante. Et c'est ce que l'on désigne par le signe que vous voyez sur la quatrième ligne, qu'on appelle clef de fa sur la quatrième ligne. Toutes les notes placées sur la ligne de cette clef se nomment fa; et par conséquent, la note écrite au-dessous de la plus basse est un fa; et la note écrite au-dessus de la plus haute est un si.

[Diderot, Leçons, 239,1; text: SI. FA. BASSE.] [DIDLEC 01GF]

La seconde voix s'appelle basse-taille, et son étendue est du second la de votre clavecin jusqu'au ré inclusivement de l'octave suivante; et c'est ainsi que cela s'écrit.

[Diderot, Leçons, 239,2; text: RÉ. LA. BASSE-TAILLE.] [DIDLEC 01GF]

Le Disciple.

La même clef de fa est descendue de la quatrième ligne sur la troisième; et toutes les notes placées sur cette troisième ligne vont apparemment s'appeler fa; et en montant de là, fa, sol, la, si, ut, ré; en descendant de la même ligne, fa, mi, ré, ut, si, la.

Le Maître.

La troisième voix s'appelle taille, et son étendue est du second ut de votre clavier jusqu'au fa de l'octave suivante.

Le Disciple.

Permettez que j'écrive cela de moi-même; ut au-dessous de la première ligne; en partant de là, ut, ré, mi, fa; et par conséquent, la clef de fa placée sur la seconde ligne, et descendue de la troisième qu'elle occupait.

[-240-] Le Maître.

Vous avez dû conjecturer ainsi; mais la chose est autrement. On a imaginé le nouveau signe que vous voyez sur la quatrième ligne. Il s'appelle clef d'ut sur la quatrième ligne; toutes les notes écrites sur cette ligne sont des ut; et par conséquent la note qui est au-dessus de la dernière des cinq est un fa; et celle qui est au-dessous de la première, un ut.

[Diderot, Leçons, 240,1; text: FA. UT. TAILLE.] [DIDLEC 01GF]

La quatrième voix s'appelle haute-contre, et son étendue est du second mi de votre clavier jusqu'au quatrième la ou le la de l'octave suivante; et c'est ce qu'on écrit ainsi:

[Diderot, Leçons, 240,2; text: LA. MI. HAUTE-CONTRE.] [DIDLEC 01GF]

Le Disciple.

Je vois; la clef d'ut descendue de la quatrième ligne sur la troisième, comme il est avenu à la clef de fa. Mais je persiste dans ma remarque. Au lieu de cette clef d'ut, on pouvait encore se servir de la clef de fa sur la première ligne. On n'aurait eu qu'une clef pour ces quatre voix; clef qu'on aurait fait passer successivement de la quatrième ligne à la troisième, à la seconde, à la première.

Le Maître.

La cinquième voix s'appelle troisième dessus, et son étendue est du troisième sol de votre clavier jusqu'à l'ut de l'octave qui suit. Ce qui se désigne ainsi:

[Diderot, Leçons, 240,3; text: UT. SOL. TROISIÈME DESSUS.] [DIDLEC 02GF]

La sixième voix s'appelle second dessus, et son étendue est [-241-] du troisième si de votre clavier jusqu'au mi de l'octave au-dessus; comme vous le voyez marqué.

[Diderot, Leçons, 241,1; text: MI. SI. SECOND DESSUS.] [DIDLEC 02GF]

L'étendue de la septième voix ou de la plus aiguë est du troisième ré de votre clavier jusqu'au sol de l'octave suivante inclusivement; ce que vous reconnaîtrez à ce qui suit:

[Diderot, Leçons, 241,2; text: SOL. RÉ. PREMIER DESSUS.] [DIDLEC 02GF]

Le Disciple.

Et le signe placé sur la seconde ligne se nomme clef de sol sur la seconde ligne, et toutes les notes de cette ligne sont autant de sol.

Le Maître.

L'étendue des sept voix est donc renfermée entre le second fa de votre clavier et le cinquième sol; ce qui forme trois octaves et une note, ou deux octaves d'ut précédées de quatre notes plus graves, et suivies de quatre notes plus aiguës.

Le Disciple.

Sachons à présent si j'ai une voix, et quelle elle est.

Le Maître.

Chantez, car votre voix de conversation n'est pas votre voix de chant. Faites le son le plus grave ou le plus aigu que vous pourrez. Essayez de vous mettre à l'unisson avec l'ut du milieu de votre clavier ... Vous êtes bien à l'unisson d'un ut; mais cet ut est d'une octave plus grave, et il est si net et si plein, que je crois que vous pouvez descendre à la quarte sol.

Le Disciple.

Sol, sol. Je crois que je peux encore descendre d'un ton. Oui. Fa, fa. J'ai donc une voix de basse; tant mieux; c'est une voix mâle.

Le Maître.

Vous faites le fa, mais il est sourd et maigre; votre sol est [-242-] même un peu peiné, et je vous rangerais plutôt parmi les basses-tailles que parmi les basses. Entonnez le la.

Le Disciple.

La, la.

Le Maître.

Il est bon. Vous faites le son le plus grave de la basse-taille; mais cela ne suffit pas pour décider votre voix; montez au sol ... Allez au la ... Ce la est déjà faible ... Faites le si ... Vous ne chantez plus, vous criez; vous n'avez donc pas une octave. Pour être basse-taille, il faudrait aller au ré, et vous en êtes éloigné d'une quinte.

Le Disciple.

Hé bien?

Le Maître.

Hé mal. Vous avez une voix à parler mais non à chanter.

Le Disciple.

Et serviteur à la musique vocale. J'en suis un peu consolé, ma poitrine se fatigue aisément. Mais croyez-vous que tous les chanteurs de ce monde aient une étendue de voix de onze notes?

Le Maître.

Je crois que la plupart n'ont pas huit sons nets et pleins. Ils s'imaginent aller à deux octaves, mais ils comptent les sons faibles, maigres ou faussets, les sons peinés; ils chantent avec plusieurs voix. D'autres, riches en étendue, ont les sons si durs, si secs, si désagréables, qu'ils font plutôt du bruit que du chant.

Le Disciple.

C'est dommage que je manque d'étendue, car j'ai du timbre.

Le Maître.

Oui, mais la poitrine ...

Le Disciple.

Serait meilleure si la voix était plus étendue.

Le Maître.

Erreur. Vous avez la voix dix fois plus sonore et deux fois plus étendue et plus forte que moi, et ma poitrine est excellente. Mais faites comme moi; jouez du clavecin. Les doigts ne sont pas sujets au rhume.

Le Disciple.

Allons, revenons donc à la musique instrumentale, et familiarisez-moi [-243-] promptement avec la clef de fa sur la troisième ligne, afin de faire d'une pierre deux coups, connaître une clef dont j'aurai besoin pour l'instrument et pour ma voix dont vous approuvez les sons dans le bas.

Le Maître.

Quelle est la première note de votre voix?

Le Disciple.

Dites de ma portion de voix; c'est le la, et sur la première ligne, le si, et sur les cinq lignes en montant, si, ré, fa, la, ut. Les notes sur les lignes montent et descendent par tierces.

Le Maître.

Et celles qui occupent les intervalles?

Le Disciple.

Pareillement, la, ut, mi, sol, si, ré.

Le Maître.

Vous venez de les faire sur le clavier; mais de la main droite, et c'est de la gauche qu'il fallait se servir.

Le Disciple.

Il est vrai, je m'en souviens. Ah ça, je connais les clefs, les notes des lignes, celles de leurs intervalles, et rien n'empêche que je ne joue un petit air.

Le Maître.

Mais les sons d'un air ne sont pas tous d'une égale durée; cette inégalité de durée se marque par des notes de différentes formes et valeurs, des rondes, des blanches, des noires, des croches, des doubles, triples, quadruples, quintuples croches; un air ne se chante pas toujours d'un chant continu, il y a des pauses d'une, de deux, de trois, de quatre, de cinq mesures, d'un soupir, d'un demi, un quart, un huitième, un seizième de soupir; ces silences ont leurs durées et leurs signes; les connaissez-vous? Toute la durée d'un air se partage en parties égales qu'on appelle mesures, et la durée de chaque mesure se sous-divise en d'autres moindres parties égales qu'on appelle temps. Connaissez-vous la diversité des mesures et leurs caractères, et la variété des temps propres à chaque mesure? Un air se chante sur une gamme ou sur une autre gamme; il est dans la modulation d'ut, ou la modulation de ré. Connaissez-vous les signes de chaque modulation? Sa modulation est majeure [-244-] ou mineure? Comment la distinguerez-vous? Il marche avec plus ou moins de vitesse; il a son caractère particulier, son expression; il est doux, tendre, pathétique, gai, affectueux. Qu'est-ce qui vous apprendra à discerner son mouvement, et le reste?

Le Disciple.

Et vous me ferez avaler tout cela; il faudra que je digère tout ce détail avant que de jouer un air.

Le Maître.

Si vous pouvez vous en dispenser, j'y consens.

Le Disciple.

Armons-nous de patience.

Le Maître.

Vous connaissez les clefs; les premiers signes qu'on voit après la clef, lorsqu'il y en a, indiquent la modulation; ils s'appellent dièses ou bémols, et ils ont cette figure #, [rob]. La première est le dièse; la seconde est le bémol; et si le musicien veut que la note dièse ou bémol cesse de l'être, il en avertit par ce caractère [sqb], qu'on appelle bécarre.

Le Disciple.

Ainsi des vingt-quatre modulations dont douze sont majeures et douze mineures; si le musicien a choisi la majeure de la ou la minere de fa dièse, il y aura trois dièses après la clef; mais qui m'indiquera que c'est la mineure de fa dièse, et non la majeure de la?

Le Maître.

La première mesure de l'air, et plus sûrement la dernière de la basse.

Le Disciple.

Passons à la mesure; car c'est le signe qui suit apparemment celui de la modulation.

Le Maître.

Il est vrai; mais vous ne le comprendrez bien que par la valeur des notes. Nos ancêtres s'imaginèrent ...

Le Disciple.

Voici de l'érudition. C'est mon autre folie.

Le Maître.

Qu'aucun son de la musique ne pouvait durer plus d'une seconde ou pulsation du pouls; et ils désignèrent ce plus long [-245-] de leurs sons par la figure qui suit, et qu'ils appelèrent une ronde. [1]

Ils partagèrent la durée de ce son en deux moitiés égales, d'une demi-pulsation chacune qu'ils nommèrent une blanche, et qu'ils figurèrent comme vous le voyez. [2]

Dans la suite, on divisa des sons de moindre durée; aujourd'hui on passe jusqu'à soixante-quatre sons et plus dans une pulsation.

La note d'un quart de pulsation, dont la durée est la moitié de la blanche, comme la durée de la blanche est la moitié de la ronde, qu'on nomme quart de note, s'appelle noire, et voici sa figure. [4]

La moitié de la noire s'appelle croche, et vous voyez une croche. [8]

A mesure que l'art fit des progrès, et que le gosier et les doigts s'exercèrent, on employa des sons de moindre durée, et l'on sous-divisa la croche en deux parties égales, qu'on appela doubles croches: la double croche en deux parties égales, qu'on appela triples croches; la triple croche en deux parties égales, qu'on appela quadruples croches; et il fallut autant de figures différentes qu'on fit de divisions et de sous-divisions.

Voici la figure de la double croche [6]

Celle de la triple croche [3]

Celle de la quatruple croche [5]

Si vous comparez la quadruple croche à la ronde ou note d'une pulsation, vous verrez qu'elle équivaut à un soixante-quatrième de la première, ou qu'il faut passer soixante-quatre quadruples croches dans une seconde.

Mais on n'a plus d'égard à ces durées fixes et absolues; c'est la mesure, le mouvement et le caractère de la pièce qui disposent de la valeur des sons.

Le Disciple.

Le goût est le vrai chronomètre.

Le Maître.

Autrefois on indiquait la mesure et le mouvement par les notes mêmes écrites après la clef; le nombre des temps par le nombre des notes; la durée de la mesure par la qualité de la [-246-] note. Ainsi pour une pièce à deux temps, après la clef, il y avait ou deux rondes, ou deux blanches, ou deux noires; et de même pour les autres mesures et leurs durées. Dans la suite, ou substitua des chiffres et d'autres caractères aux notes.

On marqua la mesure à deux temps par 2.

Ou par le signe suivant [Cdim]

Ou par un 2/4.

Ce 2/4 est plus expressif que les autres signes. Le 2 qui est au-dessus de la ligne marque le nombre des notes de la mesure, et le 4 qui est au-dessous en marque la qualité. Ainsi la mesure 2/4 est de deux sons, dont chacun est le quart de la ronde ou une noire.

Même méthode des anciens pour la mesure à trois temps; c'étaient après la clef, ou trois rondes, ou trois blanches, ou trois noires.

Même réforme des modernes. Ils ont désigné la mesure à trois temps par un 3.

Ou par un 3/2.

Ou par un 3/4.

Ce 3/4 dit aussi qu'il y a trois notes dans la mesure, et que chacune de ces notes est le quart de la ronde ou une noire.

Voulut-on que la mesure fût à quatre temps, et chaque temps de la durée d'une noire, on se servit du signe que vous voyez. [C]

Le nombre de nos mesures tant à deux qu'à trois et quatre temps s'est fort accru.

Nous avons à deux temps, comme les anciens, le 2 et le [Cdim] et 2/4

à trois temps, comme eux le 3 et le 3/2 et 3/4

à quatre temps, leur [C]

Et de plus qu'eux, à deux temps le 6/8

à trois temps, le 3/8 le 3/16 le 6/4 le 6/8 et le 9/8

à quatre temps le 12/8.

Et au lieu de cette durée de la mesure fixée par le pendule ou la pulsation du pouls, nous écrivons au-dessus ou au-dessous [-247-] des cinq lignes: Largo, Adagio, Andante, Andantino, Allegro, Presto assai, Molto, Poco, Prestissimo, Minuetto, Giga, Allemanda, et cetera, et pour l'expression: Cantabile, Vivace, Graziozo, Affettuoso, Triste, Lamentabile, et cetera ... Ce qui n'obvie pas à l'arbitraire du goût, mais ce qui le restreint dans des limites assez étroites pour que tout musicien expérimenté ait une notion assez juste de l'Adagio pour ne pas le confondre avec l'Andante, de l'Andante pour ne pas le jouer Allegro; et ainsi des autres mouvements.

Ce n'est pas tout; on met des points après les notes, et ces points en augmentent la durée de moitié; ainsi la durée de la ronde pointée [1.] équivaut à une ronde et une blanche [1 2].

On accélère la durée des sons en les renfermant sous un arc, et en écrivant le chiffre 3 sous l'arc en cette manière

[Diderot, Leçons, 247,1; text: 3] [DIDLEC 02GF]

ou sans chiffre en cette manière

[Diderot, Leçons, 247,2] [DIDLEC 02GF].

La durée de ces trois sons se réduit à la durée de deux sons de la même espèce. Pareillement les six notes ainsi liées

[Diderot, Leçons, 247,3; text: 6] [DIDLEC 02GF],

avec le chiffre ou sans le chiffre, n'en durent que quatre de la même espèce

[Diderot, Leçons, 247,4] [DIDLEC 02GF]

L'arc qui embrasse deux notes prescrit aussi quelquefois de ne chanter que la première dont on traîne la durée d'autant qu'on en aurait donné à la seconde. C'est ce que vous observerez dans les mesures suivantes:

[Diderot, Leçons, 247,5] [DIDLEC 02GF]

S'il arrive que le chant soit interrompu dans le courant d'une mesure, soit par goût, soit par disette d'imagination, ou quelque règle de l'art, on a des signes pour la durée de ces silences ou repos.

Si la durée du silence est d'une noire, voici son signe [4-], et on l'appelle soupir.

D'une croche, on l'appelle demi-soupir et on le marque ainsi [8-].

[-248-] D'une double croche, on l'appelle quart de soupir, et voilà son signe [6-]

D'une triple croche, on l'appelle huitième de soupir, et voilà son signe [3-]

D'une quadruple croche, c'est un seizième de soupir qu'on désigne ainsi [5-]

Si sa durée est d'une blanche, on écrit deux soupirs; d'une ronde, quatre; d'une demi-mesure quelconque, voilà comme on le désigne [2-]

d'une mesure entière; comme vous voyez [/_/]

de deux mesures; en cette manière [/-2/]

Voici la manière de marquer les pauses de trois, quatre, cinq, six, sept, huit mesures

[Diderot, Leçons, 248; text: 3, 4, 5, 6, 7, 8] [DIDLEC 02GF]

Mais vous me laisseriez parler jusqu'à demain, si je n'avais envie de pauser. A présent, voulez-vous essayer un air?

Le Disciple.

Pourquoi non! Voilà bien des choses à pratiquer, mais qu'importe? il faut en passer par là.

Le Maître.

Votre intrépidité marque du feu, de l'imagination, peut-être du génie. Qui sait si je ne brise pas la coque d'où sortira un compositeur de la première volée? Combien j'en serais fier! Un jour, je dirais: C'est moi qui lui ai appris ce que c'était qu'une ronde, une noire, un soupir; car tout père se glorifie des vertus de son fils; tout ami, des grands talents de son ami; tout maître, des prodiges de son élève; tout souffleur d'orgue, du jeu de son organiste. Mais pour écrire vos futures mélodies sublimes, il faudrait savoir lire et écrire la basse, la haute-contre, les premiers et second dessus, et les autres voix.

Le Disciple.

Soit fait ainsi qu'il est requis, et que la postérité reçoive [-249-] mes oeuvres et les admire; que ma nation me nomme, et se vante de moi. Les Pergolèse et les Hasse en ont été où j'en suis; partis du même point que moi, pourquoi n'irais-je pas aussi loin qu'eux? J'en accepte l'augure, et les difficultés disparaissent ... Où en étions-nous?

Le Maître.

A lire et à écrire les voix. La basse-taille est plus aiguë que la basse ...

Le Disciple.

Et même d'une tierce; bref, si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit de l'étendue des voix, la basse-taille est d'une tierce plus aiguë que la basse; la taille d'une tierce plus aiguë que la basse-taille; la haute-contre d'une tierce plus aiguë que la taille; le troisième dessus d'une tierce plus aigu que la haute-contre; le second dessus d'une tierce plus aigu que le troisième, et le premier d'une tierce plus aigu que le second ...

Le Maître.

Donc les cinq lignes ...

Le Disciple.

Laissez-moi aller; ne refroidissez pas mon enthousiasme. Vous avez dit assez longtemps, et j'écoutais. Il faut que vous écoutiez à votre tour, et que je dise:

Donc les cinq lignes de basse sont sol, si, ré, fa, la.

Les cinq lignes de basse-taille, si, ré, fa, la, ut.

Les cinq lignes de taille, ré, fa, la, ut, mi.

Les cinq lignes de haute-contre, fa, la, ut, mi, sol.

Les cinq lignes du troisième dessus, la, ut, mi, sol, si.

Les cinq lignes du second dessus, ut, mi, sol, si, ré.

Les cinq lignes du premier dessus, mi, sol, si, ré, fa.

Puisque je connais les notes placées sur les lignes, je connais aussi celles qui occupent leurs intervalles, et j'avais bien retenu la note la plus grave et la plus aiguë de chaque voix.

Le Maître.

Ajoutez que, pour jouer les voix plus commodément sur le clavecin, il faut retenir encore que le fa de la clef est toujours le troisième fa du clavier; l'ut de la clef, toujours le troisième ut du clavier, ou celui du milieu, et le sol de la clef, toujours le quatrième sol du clavier.

[-250-] Le Disciple.

Cela sera retenu, et même une autre chose que l'instrument me montre: c'est que la seconde ligne de la basse est la première de la basse-taille; la seconde de la basse-taille, la première de la taille; la seconde de la taille, la première de la haute-contre; la seconde de la haute-contre, la première du troisième dessus; la seconde du troisième dessus, la première du second dessus; la seconde du second dessus, la première du premier dessus.

Le Maître.

Et conséquemment que les premières lignes des sept voix, en partant de la basse, sont sol, si, ré, fa, la, ut, mi.

Le Disciple.

Je l'aurais deviné; et les cinquièmes lignes des sept voix, la, ut, mi, sol, si, ré, fa.

Je ne serais pas plus embarrassé de vous nommer les notes les plus graves de chaque voix. En partant du deuxième fa, le son le plus grave de la basse, et en allant vers l'aigu du clavecin par tierces, ce sont fa, la, ut, mi, sol, si, ré; et leurs notes les plus aiguës, si, ré, fa, la, ut, mi, sol. Ainsi plus de difficulté sur les lignes, les clefs et l'étendue des voix; je n'en chanterais pas les airs, car je pense qu'il faut une longue habitude pour former juste les différents intervalles des gammes; mais je les jouerais.

Le Maître.

Quelque habitude que vous eussiez, vous chanteriez tout au plus certains airs de basse-taille; mais votre voix ne se mettrait jamais à l'unisson vrai de la première ligne du second dessus. Voyez ce que vous pourriez faire? les notes des quatre dernières lignes de la basse; celles des trois premières de la taille; celles des deux premières de la haute-contre; la première ou la plus grave du troisième dessus; néant du second dessus et du premier, sous peine de fatiguer votre poitrine et d'écorcher nos oreilles.

Le Disciple.

Mais sur mon instrument, avec mes doigts?

Le Maître.

Vous trouverez certainement les sons de toutes les voix; mais les jouer, c'est autre chose; il faut de l'application, du travail et du temps.

Le Disciple.

J'ai peu de temps; mais j'en étendrai la durée par l'application [-251-] et le travail. Avoir peu de temps, et travailler beaucoup; avoir beaucoup de temps, et en travailler d'autant moins, c'est presque la même chose.

Le Maître.

C'est-à-dire que vous proposez d'aller en raison composée de la directe du travail et de l'inverse du temps; tant mieux. Et le doigté?

Le Disciple.

Le doigté des gammes de vingt-quatre modulations, de la main droite, de la main gauche, je conçois que c'est une affaire, et même une affaire qui ne se fera pas.

Le Maître.

La raison?

Le Disciple.

C'est que si je vous les demande, je ne les aurai pas, et que je ne les aurai pas davantage si je ne vous les demande pas. On ne sait comment faire pour obtenir quelque chose de vous. On s'y prend toujours trop tôt ou trop tard.

Le Maître.

Modérez-vous, je vais vous les écrire à l'instant; je débuterai par les gammes de l'octave d'ut, et je continuerai par quintes.

[Diderot, Leçons, 251; text: Gamme en majeur d'ut, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 03GF]

Voyez, lisez, exécutez.

[-252-] Le Disciple.

Tout de suite, et sans difficulté. Pour la main droite, clef d'ut sur la première ligne, clef du second dessus, et les notes des cinq lignes, ut, mi, sol, si, ré.

Pour la main gauche, clef de fa sur la troisième ligne, clef de basse-taille, et les notes des cinq lignes, si, ré, fa, la, ut.

Pour la mesure, il n'y a pas à s'y tromper, ce sont toutes noires; mais après la clef, point de signe qui m'indique si c'est à deux, à trois ou à quatre temps.

Quant aux chiffres écrits au-dessous des notes, c'est le doigté.

Le Maître.

Le chiffre 1 marque le pouce et le chiffre 5 le petit doigt. Je n'ai point déterminé de mesure; allez seulement avec retenue et égalité, et je serai content.

Le Disciple.

Occupons-nous de ces gammes ... La main droite, le pouce sur l'ut du milieu du clavier; car c'est l'ut de la clef ... La main gauche, le petit doigt sur le deuxième ut du clavier, et le fa de la clef tombera sur le troisième fa ... Je vais bien; votre visage riant me le dit ... Mais pourquoi les signes et les clefs de la musique vocale employés à de la musique instrumentale, à la leçon d'un instrument qui a une étendue de trente-six notes, dont dix-huit pour chaque main? Il me semble que ces dix-huit notes exigeaient neuf lignes.

Le Maître.

J'en conviens; mais vous avez voulu chanter; vous avez voulu jouer; vous avez crié comme un enfant, après un air; vous n'avez eu ni cesse ni repos que je ne vous eusse doigté des gammes. Je me suis tant hâté, que je n'ai pu penser à tout. Il faut, pour le moment, que vous vous en teniez à la clef du premier et du second dessus pour la main droite; pour la gauche, dans la suite, j'userai de la clef de fa sur la quatrième ligne ...

Le Disciple.

Clef et ligne de la basse.

Le Maître.

Et s'il se rencontre des notes plus graves ou plus aiguës que celles des cinq lignes, je les porterai sur d'autres lignes au-dessus et au-dessous de celles-ci. Passons aux gammes en sol.

[-253-] Le Disciple.

Un dièse à la clef et sur le fa, pour le majeur; deux bémols pour le mineur, l'un-sur le si, l'autre sur le mi.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 253,1; text: Gamme en majeur de sol, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 03GF]

Le Disciple.

Qu'est-ce que ces deux barres qui séparent la gamme qui monte de la gamme qui descend? Et ces notes? aux unes pourquoi la tête en haut, aux autres la queue?

Le Maître.

Les deux barres, vous l'avez dit, ne servent qu'à séparer les gammes. Quant aux notes dont les têtes et les queues sont tournées tantôt en haut, tantôt en bas, ce n'est que pour la netteté de l'écriture. Gammes en ré.

Le Disciple.

En majeur de ré, deux dièses à la clef, l'un sur le fa, l'autre sur l'ut; en mineur, un bémol sur le si.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 253,2; text: Gamme en majeur de ré, doigtée pour la main droite. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 04GF]

[-254-] [Diderot, Leçons, 254; text: Gamme en majeur de ré, doigtée pour la main gauche. mineur, droite, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 04GF]

Le Disciple.

Je suis perdu. Je ne sais plus ce que c'est que ces deux premières notes de la première gamme, plus graves que l'étendue des cinq lignes de la basse.

Le Maître.

Si les notes montent et descendent de tierce sur les lignes, la note placée sur la ligne la plus basse étant un sol, descendez d'une tierce, et vous aurez mi sur la ligne surajoutée: ou plus brièvement, vous êtes en ré, donc la première note, celle que j'ai écrite au-dessous de la ligne surajoutée, est un ré. Vous vous effrayez beaucoup de peu de chose.

Le Disciple.

C'est la tournure de mon caractère. Que voulez-vous? je suis inégal, et je ne m'en estime pas moins. Je vois qu'au-dessous du sol grave, il serait possible de tirer quatre autres lignes, mi, ut, la, fa. Mon embarras durera plus que ma crainte, je le prévois. Pourriez-vous me dire pourquoi, dans les gammes en mineur, ce dièse avant la septième note en montant, et point à la clef?

Le Maître.

C'est qu'il est accidentel. Son effet est de corriger par la sensible l'âpreté du mineur, en montant. En descendant, je l'ai supprimé. Mis après la clef, il eût régné sur toute la gamme. Gammes en la.

[-255-] Le Disciple.

En majeur de la, trois dièses, fa, ut, sol; en mineur de la, ni bémol, ni dièse, excepté celui de la sensible sol, en montant.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 255; text: Gamme en majeur de la, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 04GF]

N'avez-vous eu aucune peur de cette ligne surajoutée au-dessus, en majeur de la?

Le Disciple.

Nulle ... sol, si, ré, fa, la ... c'est un la sur lequel on pourrait faire grimper ut et mi par deux autres lignes plus élevées. Mais pourquoi ce doigté de la main gauche au rebours du doigté de la main droite? et puis un exemple ne suffisait-il pas pour les gammes ut, sol, ré, la, où tout se ressemble?

Le Maître.

Si cette uniformité vous ennuie, consolez-vous, elle ne durera pas. Gammes en mi.

Le Disciple.

En majeur de mi, quatre dièses, fa, ut, sol, ré; un dièse, fa, en mineur de mi.

[-256-] Le Maître.

[Diderot, Leçons, 256,1; text: Gamme en majeur de mi, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 05GF]

Gammes en si.

Le Disciple.

En majeur de si, cinq dièses, fa, ut, sol, ré, la; en mineur de si, deux dièses.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 256,2; text: Gamme en majeur de si, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 05GF]

[-257-] Le Disciple.

Monsieur le doigté change à la basse, pour la main gauche, tant au majeur qu'au mineur.

Le Maître.

Gammes en fa dièse.

Le Disciple.

En majeur de fa dièse, six dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi; en mineur de fa diese, trois dièses.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 257; text: Gamme en majeur de fa dièse, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 06GF]

Le Disciple.

Le doigté change encore ici; et peut-être changera-t-il aussi en ut dièse où nous allons. La pratique se complique diablement.

Le Maître.

Gammes en ut dièse.

Le Disciple.

En majeur d'ut dièse, sept dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si, en mineur d'ut dièse, quatre, fa, ut, sol, ré.

[-258-] Le Maître.

[Diderot, Leçons, 258,1; text: Gamme en majeur d'ut dièse, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 06GF]

Gammes en sol dièse.

Le Disciple.

En majeur de sol dièse, huit dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si; fa double dièse. En mineur de sol dièse, cinq dièses, fa, ut, sol, ré, la.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 258,2; text: Gamme en majeur de sol dièse, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 07GF]

[-259-] [Diderot, Leçons, 259,1; text: Gamme en mineur de sol dièse, doigtée pour la main gauche. 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 07GF]

Gammes en ré dièse.

Le Disciple.

En majeur de ré dièse, neuf dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si; fa et ut doubles dièses; en mineur, six, fa, ut, sol, ré, la, mi.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 259,2; text: Gamme en majeur de ré dièse, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 07GF]

Gammes en la dièse.

Le Disciple.

En majeur de la dièse, dix dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si; fa double dièse, ut double dièse, sol double dièse; en mineur de la dièse, sept dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 259,3; text: Gamme en majeur de la dièse, doigtée pour la main droite. 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 08GF]

[-260-] [Diderot, Leçons, 260,1; text: Gamme en majeur de la dièse, doigtée pour la main gauche. mineur, droite, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 08GF]

Gammes en fa.

Le Disciple.

En majeur de fa, un bémol si; en mineur de fa, quatre bémols si, mi, la, ré.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 260,2; text: Gamme en majeur de fa, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 08GF]

Gammes en si bémol.

[-261-] Le Disciple.

En majeur de si bémol, deux bémols, si, mi; en mineur de si bémol, cinq bémols, si, mi, la, ré, sol.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 261,1; text: Gamme en majeur de si bémol, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 09GF]

Gammes en mi bémol.

Le Disciple.

En majeur de mi bémol, trois bémols, si, mi, la; en mineur de mi bémol, six bémols, si, mi, la, ré, sol, ut.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 261,2; text: Gamme en majeur de mi bémol, doigtée pour la main droite. gauche, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 09GF]

[-262-] [Diderot, Leçons, 262,1; text: Gamme en mineur de mi bémol, doigtée pour la main droite. gauche, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 09GF]

Gammes en la bémol.

Le Disciple.

En majeur de la bémol, quatre bémols, si, mi, la, ré; en mineur de la bémol, sept bémols, si, mi, la, ré, sol, ut, fa.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 262,2; text: Gamme en majeur de la bémol, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 10GF]

Gammes en ré bémol.

Le Disciple.

En majeur de ré bémol, cinq bémols, si, mi, la, ré, sol; en mineur de ré bémol, huit bémols, si, mi, la, ré, sol, ut, fa; si double bémol.

[-263-] Le Maître.

[Diderot, Leçons, 263,1; text: Gamme en majeur de ré bémol, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 10GF]

Gammes en sol bémol.

Le Disciple.

En majeur de sol bémol, six bémols, si, mi, la, ré, sol, ut; en mineur de sol bémol, neuf bémols, si, mi, la, ré, sol, ut, fa; si double bémol; mi double bémol.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 263,2; text: Gamme en majeur de sol bémol, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 11GF]

[-264-] [Diderot, Leçons, 264,1; text: Gamme en mineur de sol bémol, doigtée pour la main gauche. 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 11GF]

Gammes en ut bémol.

Le Disciple.

En majeur d'ut bémol, sept bémols, si, mi, la, ré, sol, ut, fa; en mineur d'ut bémol, dix bémols, si, mi, la, ré, sol, ut, fa; si double bémol, mi double bémol, la double bémol.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 264,2; text: Gamme en majeur d'ut bémol, doigtée pour la main droite. gauche, mineur, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 11GF]

Le Disciple.

Monsieur, monsieur ...

Le Maître.

Qu'est-ce qu'il y a?

Le Disciple.

Je crois que vous écrivez de distraction.

Le Maître.

Sur quoi le croyez-vous?

Le Disciple.

Sur les doubles emplois que vous faites. Arrivé à dix bémols, rien ne vous empêche d'aller à cent, si cela vous convient.

[-265-] Le Maître.

Est-ce que vous m'auriez suivi jusqu'ici?

Le Disciple.

Assurément; je me suis même occupé à vous dicter tout bas les bémols et les dièses; et je ne vous aurais pas trompé une seule fois.

Le Maître.

Vous avez fait de vous-même ce que j'aurais dû vous prescrire.

Le Disciple.

Et j'ai remarqué que vous avez écrit les gammes d'ut bémol, de la dièse, de ré dièse, de sol dièse; et il m'a semblé que c'était peine perdue.

Le Maître.

Pourquoi?

Le Disciple.

C'est que je ne passerai jamais par la. Le plus court est d'aller par si, si bémol, mi bémol, la bémol.

Le Maître.

J'approuve ce chemin; mais ces gammes qui vous ont paru superflues, ne vous ont-elles rien présenté de nouveau?

Le Disciple.

Peu de chose ... Seulement, j'ai vu un bécarre devant la septième note en mineur.

Le Maître.

Vous savez que le bécarre supprime le dièse ou le bémol. S'il arrive donc que la note qu'il précède soit affectée ou d'un double dièse ou d'un double bémol, ce signe n'en laissera subsister qu'un.

Le Disciple.

Dans cette éternelle suite de gammes, n'avez-vous pas abandonné l'ordre que vous vous étiez proposé de suivre? ne deviez-vous pas aller de quinte en quinte, en partant d'ut; pourquoi n'en avez-vous rien fait?

Le Maître.

J'ai voulu épuiser les bémols, après avoir épuisé les dièses. Croyez-moi, ne dédaignez pas ces gammes. Vous les avez sous vos yeux; exercez-les beaucoup; ce travail fixera dans votre [-266-] mémoire le nombre de dièses et de bémols qui appartiennent à chaque modulation, vous familiarisera avec le clavier, déliera vos doigts, vous donnera le doigté, et vous disposera à des progrès rapides et faciles. Je ne cherche point à gagner du temps et à vous amuser. Si vous pouviez savoir aujourd'hui tout ce qu'il me reste à vous apprendre, demain vous n'auriez point de leçon. Je vais à présent vous enchaîner les modulations relatives.

Le Disciple.

Tous les jours nous avançons d'un pas.

Le Maître.

Et c'est ainsi qu'on finit la route la plus longue, sans se fatiguer.

[Diderot, Leçons, 266; text: Modulations relatives, majeure d'ut et mineure de la, doigtées pour la main droite. Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche. Modulations relatives d'un dièse, majeure de sol et mineure de mi, doigtées pour la main droite. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 12GF]

[-267-] [Diderot, Leçons, 267; text: Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche. Modulations relatives de deux dièses, majeure de ré et mineure de si, doigtées pour la main droite. Modulations relatives de trois dièses, majeure de la et mineure de fa dièse, doigtées pour la main droite. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 13GF]

[-268-] [Diderot, Leçons, 268; text: Modulations relatives de quatre dièses, majeure de mi et mineure d'ut dièse, doigtées pour la main droite. Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche. Modulations relatives de cinq dièses, majeure de si et mineure de sol dièse, doigtées pour la main droite. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 14GF]

[-269-] [Diderot, Leçons, 269; text: Modulations relatives de six dièses, majeure de fa dièse et mineure de ré dièse, doigtées pour la main droite. Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche. Modulations relatives de cinq bémols, majeure de ré bémol et mineure de si bémol, doigtées pour la main droite. Modulations relatives de quatre bémols, majeur de la bémol et mineure de fa, doigtées pour la main droite. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 15GF]

[-270-] [Diderot, Leçons, 270; text: Modulations relatives de trois bémols, majeure de mi bémol et mineure d'ut, doigtées pour la main droite. Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche. Modulations relatives de deux bémols, majeure de si bémol et mineure de sol, doigtées pour la main droite. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 16GF]

[-271-] [Diderot, Leçons, 271; text: Modulatious relatives d'un bémol, majeure de fa et mineure de ré, doigtées pour la main droite. Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 17GF]

J'ai des égards; je m'arrête où commenceraient les octaves qui vous déplaisent. Examinez celles-ci, et voyez s'il n'y a rien qui soit matière à question.

Le Disciple.

Non, rien ... ce dièse est accidentel; ce bécarre contremarque la septième en mineur ... Vous débutez par le majeur, vous finissez par le relatif mineur ... L'exécution de ces gammes ne me paraît pas même difficile ... Permettez que j'essaye ... cela vise à du chant.

Le Maître.

Ne négligez pas les gammes qui précèdent ces petits enchaînements de modulations relatives que je vais vous écrire sous [-272-] une autre forme, allant seulement à la quinte du majeur et du mineur; et continuant par quarte, marche qui produira tout de suite les bémols, et qui rompra un peu la monotonie de ce détail.

[Diderot, Leçons, 272; text: Modulations relatives naturelles, doigtées pour la main droite. Les mêmes, doigtées pour la main gauche. d'un bémol, de deux bémols, de trois bémols, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 18GF]

[-273-] [Diderot, Leçons, 273; text: Modulations relatives de quatre bémols, doigtées pour la main droite. Les mêmes, doigtées pour la main gauche. de cinq bémols, de six bémols, de cinq dièses, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 19GF]

[-274-] [Diderot, Leçons, 274; text: Modulations relatives de quatre dièses, doigtées pour la main droite. Les mêmes, doigtées pour la main gauche. de trois dièses, de deux dièses, d'un dièse, 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 20GF]

Écoutez. Je vais vous jouer ces dernières modulations relatives ... que vous ensemble?

[-275-] Le Disciple.

Cela dit quelque chose; mais ces exemples sont et plus courts et plus aisés que les précédents. Je voudrais montrer un peu plus d'habileté. J'aime le savant.

Le Maître.

Ou ce qui en a l'air, à la bonne heure; quoique la parade ne soit pas de mon goût, je vais vous satisfaire par une roulade qui enchaînera les modulations relatives, et qui, exécutée lestement tant de la main droite que de la main gauche, en imposera. Vous aurez parcouru toutes les modulations; et pour achever d'éblouir, nous donnerons à cela une mesure.

[Diderot, Leçons, 275; text: Enchaînement de modulations relatives, par quarte, doigtées pour la main droite. En Majeur d'ut. En mineur de la. fa. ré. si bémol. sol. mi bémol. la bémol. ré bémol. sol bémol. sol dièse. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 21GF]

[-276-] [Diderot, Leçons, 276; text: En Majeur de mi. En mineur d'ut dièse. la. fa dièse. ré. si. sol. mi. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 21GF]

Le Disciple.

Je vois que la roulade est finie, par le signe placé après la ronde ut, et par l'éclipse totale de dièses; mais ces clefs de la main droite, de la main gauche jetées pêle-mêle, qu'est-ce que cela signifie?

Le Maître.

Le mélange des clefs était nécessaire; si je n'en avais employé qu'une, il eût fallu monter au-dessus de la dernière ligne et descendre au-dessous de la première, au moins d'une demie douzaine d'autres lignes, et la lecture serait devenue difficile. Si la main droite empiète par-ci par-là sur le domaine de la gauche; cela est bien réciproque. Ces perpendiculaires si souvent répétées séparent les mesures; les notes renfermées entre deux de ces barres font une mesure; toutes les mesures sont complètes, excepté la première; car on peut commencer un chant en levant, ou par une portion de mesure, dont la dernière est le complément.

Le Disciple.

J'entends. Le signe qui suit la clef me dit que la mesure est à deux temps. La roulade commence par un quart de mesure; chaque temps a quatre croches ou la valeur d'une blanche; et le mouvement est ... Je n'en sais rien ... Est-ce adagio, andante, allegro, presto?

Le Maître.

Ce sera prestissimo, si vous voulez ou si vous pouvez; mon [-277-] avis, à moi, est que ce soit d'abord largo, adagio, andante, afin d'aller d'un mouvement égal et prendre l'habitude de jouer rondement, qualité essentielle qui n'est si rare que parce qu'on a commencé par jouer trop vite.

Le Disciple.

Comme mes doigts sont déjà dégourdis, je vais essayer allegro.

Le Maître.

Est-ce que vous savez ce que c'est qu'allegro? Je ne croyais pas la durée des mouvements déjà fixée dans votre tête.

Le Disciple.

Point de dispute; ce que je crois allegro ...

Le Maître.

Moins vite ... vous barbouillez ... si vous n'y prenez garde, vous vous accoutumerez à barbouiller ... Sagement, clairement, nettement, lentement, lentement ... comme cela ... fort bien ... mais afin que la main gauche ne chôme pas, tandis que la droite s'exerce, je vais vous écrire le même enchaînement de modulations relatives pour la gauche.

[Diderot, Leçons, 277; text: Enchainement de modulations relatives, par quarte, doigtées pour la main gauche. En Majeur d'ut. En mineur de la. fa. ré. si bémol. sol. mi bémol. la bémol. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 22GF]

[-278-] [Diderot, Leçons, 278; text: En Majeur de ré bémol. En mineur de si bémol. sol bémol. mi bémol. sol dièse. d'ut dièse. la. fa dièse. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 22GF]

Voilà du travail pour la main gauche.

Le Disciple.

Vous m'avez arrêté dans le plus beau chemin. Je tenais la première roulade presque jusqu'aux dièses. Allez votre train, et laissez-moi aller le mien.

Le Maître.

Voilà une ferveur, mais une si admirable ferveur, que je souhaite plus que je n'espère qu'elle dure.

Le Disciple.

Elle durera.

Le Maître.

Tant mieux ... tandis que vous étudiez, je continue à vous tailler de la besogne ... Autre roulade.

[-279-] Le Disciple.

Faites-en deux ... dans un instant, je suis quitte des précédentes. A quoi pensez-vous?

Le Maître.

A vous arranger les mêmes modulations relatives, mais enchaînées par quinte, afin de produire d'abord les dièses.

Le Disciple.

Souvenez-vous que j'ai deux mains.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 279; text: Enchaînement de modulations relatives, par quinte, doigtées pour la main droite. En Majeur d'ut. En mineur de la. sol dièse. mi. ré dièse. ré bémol. si bémol. fa dièse. d'ut dièse. la bémol. Passage chromatique. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 23GF]

[-280-] [Diderot, Leçons, 280,1; text: En Majeur de mi bémol. En mineur d'ut. si bémol. sol. fa. ré. 1, 2, 3, 4, 5] [DIDLEC 23GF]

Et d'un; passons à l'autre.

[Diderot, Leçons, 280,2; text: Enchaînement de modulations relatives, par quinte, doigtées pour la main gauche. En Majeur d'ut. En mineur de la. sol dièse. mi. ré dièse. si bémol. la bémol. fa dièse. d'ut dièse. ré bémol. 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 24GF]

[-281-] [Diderot, Leçons, 281; text: En Majeur de mi bémol. En mineur d'ut. sol. fa. ré. si bémol. Passage chromatique. 1, 2, 3, 4] [DIDLEC 24GF]

Voilà ma tâche faite, et la vôtre préparée.

Le Disciple.

Il a raison ... oui, c'est ainsi ...

Le Maître.

Je vous l'ai dit, et je vous le répéterai souvent encore, il faut d'abord faire mal, pour faire bien.

Le Disciple.

Je le tiens à la fin, ce maudit passage de six bémols ... oui, c'est cela! A celui de sept ... Point. Il a mieux aimé écrire cinq dièses ... Vous vous levez; vous me quittez dans un moment brillant ... Savez-vous qu'il faut aux hommes un approbateur?

Le Maître.

Demain, je suis aux ordres de votre vanité. L'heure me presse; tandis que je chercherai ma canne et mon chapeau, jetez un coup d'oeil sur ces dernières roulades; voyez s'il n'y a rien qui vous soit étranger, et vous reprendrez ensuite.

Le Disciple.

Enchaînement de modulations par quinte ... c'est l'inverse de ce que j'étudie ... Qu'est-ce que c'est que ces petites notes?

Le Maître.

Un passage chromatique non mesuré; il m'a servi à remonter le clavier de deux octaves. Vous vous en tirerez comme vous pourrez; le point important pour cette fois et pour toutes les [-282-] autres, c'est de faire les notes bien égales, quels que soient le mouvement et la mesure que vous choisissiez.

Le Disciple.

Qui est-ce qui vient m'interrompre ... Ah! c'est une invitation d'aller passer quelques jours à la campagne ... Dites que je ne saurais ... J'aime mieux rester ... Trois jours! ... Au bout de trois jours, j'aurai tout désappris.

Le Maître.

N'y aurait-il pas un clavecin à cette campagne?

Le Disciple.

Oui, mauvais, désaccordé; et je n'en perdrai pas moins trois leçons ... Dites que je ne saurais.

Le Maître.

Si pendant ces trois jours vous vous exerciez au point d'exécuter un peu couramment ce que je vous laisse, je serais content, et vous auriez raison de l'être.

Le Disciple.

J'irai donc ... Mais priez votre maître de ma part de faire accorder le clavecin, entendez-vous? ... Non, non; ne lui dites rien ... Il vaut mieux que j'écrive; c'est le plus sûr ... Il n'aurait qu'à oublier ma commission ou la faire de travers, comme c'est leur usage, il y aurait de quoi me désespérer.

Le Maître.

Il fait beau. Amusez-vous bien. Fatiguez le plus que vous pourrez vos pieds et vos mains. Promenez-vous beaucoup, et jouez d'autant.

Le Disciple.

C'est mon projet.

Le Maître.

Après les fêtes.

Le Disciple.

Après les fêtes.

Fin du troisième dialogue et de la troisième leçon.

[-283-] QUATRIÈME DIALOGUE ET QUATRIÈME LEÇON.

Le Maître, Le Disciple et Le Philosophe.

Le Maître.

Hé bien, comment vous trouvez-vous de votre campagne?

Le Disciple.

A merveille. Liberté, gaieté, bonnes gens, bon vin, jolies femmes, et belles promenades.

Le Maître.

Et par conséquent, nos gammes et nos modulations relatives bien oubliées.

Le Disciple.

Vous vous trompez.

Le Maître.

Tant pis pour vous. Nous sommes donc fort habile?

Le Disciple.

Les mains vont assez bien; mais la tête va mal.

Le Maître.

Qu'est-il arrivé à cette chère tête? En effet vous paraissez triste.

Le Disciple.

C'est que je le suis; mais laissons cela, et parlons d'autre chose. J'exécute la première roulade presque allegro de la main droite; pour la gauche ...

Le Maître.

Un peu andante. Faites-moi entendre cela?

Le Disciple.

Volontiers. Je ne regarde pas le livre.

[-284-] Le Maître.

Mais vous regardez le clavier, ce qui est pis ... Bravo ... Un peu trop vite. Ne vous pressez pas ... Encore une fois, allez lentemeut, sans quoi vous n'irez jamais également.

Le Disciple.

Je fais mieux quand je suis seul, parce que j'ai moins de prétention. Hier, je jouai cinq à six fois de suite la bonne partie des leçons précédentes devant un ami, et je jouai à ravir ... Tenez, le voilà qui entre; vous lui demanderez.

Le Philosophe.

Il est vrai ... Mais le voyage va diablement retarder vos progrès. Quand partez-vous?

Le Disciple.

Ce soir, et je m'en vais peut-être pour six mois. C'est une soeur que je n'ai pas vue depuis longtemps, qui habite une province éloignée, et qui s'avise de se marier à quarante ans. Qui sait quand je pourrai me tirer de là? Cela me contriste plus que vous ne sauriez croire.

Le Maître.

Vous êtes bien singulier, si une noce ne vous amuse pas plus que des leçons de clavecin.

Le Disciple.

Je déteste les noces, et j'ai pour la musique un attrait, mais un attrait! ... C'est un charme, mais un charme! ...

Le Philosophe.

Qu'on ne peut rendre; tant la langue est indigente dans grandes passions!

Le Disciple.

Pauvre clavecin! que vas-tu devenir? ... Vous riez ... Mon ami, voyez-vous cet homme-là avec son air ironique; personne n'entend mieux la théorie de la musique; il joue du clavecin comme un ange; deux mois d'exercice le mettraient sur la ligne des virtuoses; eh bien, il n'en veut rien faire. Y comprenez-vous quelque chose?

Le Philosophe.

Sans doute. C'est que l'enthousiasme que vous avez pour la musique, il l'a pour un autre objet.

[-285-] Le Maître.

Il est vrai.

Le Disciple.

Mais on n'en vient pas où il en est sans avoir beaucoup réfléchi, beaucoup travaillé. Comment donne-t-on tant de temps et de soins à un art qu'on n'aime pas?

Le Maître.

Et qui vous a dit que je ne l'aimais pas? A la vérité, je n'en suis pas fou.

Le Disciple.

On ne l'aime pas, quand on n'en est pas fou.

Le Maître.

Mais en revanche, je le suis de géographie, d'histoire, de mathématiques.

Le Disciple.

Écoutez-moi donc, philosophe ... Comme je vais! ... Quel regret de s'arrêter en si beau chemin! ... Maudits soient les mariages!

Le Philosophe.

Bizarres.

Le Disciple.

Non, tous.

Le Philosophe.

Il est certain que vos progrès n'ont nulle proportion avec le peu de temps que vous avez donné à cette étude ... C'est qu'indépendamment de votre goût et de vos dispositions naturelles, la méthode de monsieur est excellente.

Le Disciple.

Merveilleuse.

Le Philosophe.

Monsieur, vous allez perdre un élève; je vous en offre un autre, si cela vous convient.

Le Maître.

Vous, monsieur, peut-être?

Le Philosophe.

Non; mais ma fille. Elle se tire passablement d'Honavre, d'Eckart, de Schobert, de Wagenseil, et des autres; mais je la crois tout à fait neuve dans la théorie.

[-286-] Le Maître.

La fille de monsieur ... d'un homme aussi distingué! Quel honneur pour un maître dont les succès répondraient au nom du père et aux talents de l'enfant.

Le Philosophe.

Elle conçoit facilement.

Le Maître.

Elle en sait peut-être plus que moi.

Le Philosophe.

Rassurez-vous ... Autrefois j'ai été tenté d'apprendre l'harmonie. J'ai connu Rameau; j'ai parcouru ses ouvrages; et je suis resté convaincu que les vrais éléments étaient encore à faire ... Ces notions préliminaires qui remplissent vos premières leçons, ma fille les ignore ... Quant à son jeu, si vous acceptiez mon souper, ce soir vous en jugeriez.

Le Disciple.

Tout cela peut s'arranger. Nous dînerons ensemble. Monsieur nous parlera musique; nous le rembourserons en politique, morale, poésie; vous m'étourdirez un peu l'un et l'autre sur la peine que je souffre à vous quitter, et à six heures, je vous fais mes adieux ... Philosophe, allons; point de refus, point de mauvaises défaites. Nous vous tenons, et possession vaut titre.

Le Philosophe.

Je souscris à votre principe de droit, quoique l'usage ordinaire en soit moins honnête que licite ...

Le Disciple.

Et vous?

Le Maître.

Moi, j'ai des huîtres et du vin blanc qui m'attendent.

Le Disciple.

Vous vous moquez; est-ce que nous ne valons pas mieux que des huîtres, nous les plus graves philosophes de l'Europe? Pour du vin blanc, on peut vous en trouver de bon. Qu'en dites-vous, Philosophe?

Le Philosophe.

Une cloyère d'huîtres de Marennes! ... des entretiens philosophiques! ... Ma foi, au hasard de vous scandaliser ... c'est une bonne chose qu'une cloyère d'huîtres.

[-287-] Le Maître.

Et vous êtes d'avis qu'on tienne parole.

Le Philosophe.

Même aux huîtres.

Le Maître.

Permettez donc, monsieur, que je vous embrasse, et que je vous souhaite un bon voyage et un prompt retour.

Le Disciple.

Vous, Philosophe; vous me restez?

Le Philosophe.

Je vous reste. (Le Philosophe et son ami dînèrent ensemble. Monsieur B... alla à son rendez-vous, d'où il vint chez le Philosophe qui n'était pas encore rentré; mais il trouva sa fille qui le reçut.

Le Maître, L'Élève et Le Philosophe.

L'Élève.

Monsieur, mon papa est absent.

Le Maître.

J'attendrai, si vous le permettez.

L'Élève.

Vous pourrez attendre un peu longtemps.

Le Maître.

S'il vous plaisait de vous mettre à ce clavecin, peut-être, mademoiselle, m'apercevrais-je moins de l'absence de Monsieur votre père?

L'Élève.

Avec plaisir, monsieur, si cela peut vous désennuyer; mais je vous préviens que je ne suis pas très-forte. Mon papa m'aime; et il parle souvent de moi, non comme je suis, mais comme il me voudrait. Les talents ne sont pas héréditaires. Mais, monsieur, par hasard seriez-vous Monsieur B...?

Le Maître.

Oui, mademoiselle.

L'élève.

J'en suis fort aise. Rien de moins indulgent que les ignorants.

[-288-] Le Maître.

Et pourquoi, s'il vous plaît?

L'Élève.

C'est qu'ils n'ont aucune idée des difficultés.

Le Maître.

Et moins encore de la perfection. On les contente à si peu de frais.

L'Élève.

Cela se peut; mais ils louent et reprennent à tort et à travers; et ils offensent également et par leur éloge et par leur critique; inconvénient que je n'encourrrai point avec vous. Mon clavecin est bon; j'ai de l'excellente musique; il ne me manque que des doigts dociles. (Elle joue).

Le Maître.

Ces doigts-là en valent bien d'autres ... La pièce est belle, et à peu près jouée.

L'Élève.

Je ne débute pas avec vous par ce que je fais de plus mal.

Le Maître.

Da capo ... Bravo ... Ce passage-là, bien, bien; et il n'est pas trop aisé.

L'Élève.

C'est le mérite de mon doigté.

Le Maître.

Vous connaissez l'harmonie, sans doute; vous préludez; vous

accompagnez?

L'Élève.

Je ne sais ce que c'est qu'harmonie; je ne prélude point; j'ignore ce que c'est qu'accompagner. Tout mon savoir se réduit à ânonner, comme vous voyez, presque tous les auteurs.

Le Maître.

C'est bien quelque chose. Qui est-ce qui vous a montrée?

L'Élève.

Une femme charmante dans laquelle on ne sait quoi louer de préférence, l'esprit, le caractère, les moeurs ou le talent. Tenez, il faut que je vous joue une de ses pièces ... Ne convenez-vous pas que sa composition a de la facilité, de l'expression, de la grâce, du chant ...

[-289-] Le Philosophe, en rentrant.

Ah! ah! vous voilà à l'ouvrage: j'en suis charmé: vous êtes homme de parole, et cela me convient. Asseyez-vous, monsieur, point de cérémonie; vous êtes ici chez vous, et vous m'obligerez d'agir en conséquence. Continuez: si vous le permettez, j'irai me mettre à l'aise, et puis je vous reviens. Ma fille, joue à monsieur cette pièce d'Emmanuel Bach ...

L'Élève.

Elle est très-difficile.

Le Maître.

Eh bien, vous la jouerez mal; la première chose qu'il faut que je connaisse, ce sont vos défauts. J'en ai déjà remarqué quelques-uns.

L'Élève.

Ne vous lassez pas.

Le Maître.

Également, mademoiselle, également ... Et pourquoi sauter, comme vous faites, sur votre banquette? cela est déplaisant ... Bien cela, bien, très-bien ... Moins d'application; moins de contention. Il faut aux choses de pur agrément, de l'aisance, de la facilité, de la grâce. L'ombre de la peine dépare le plaisir: et l'on souffre du tourment d'un virtuose ...

Le Philosophe.

Vous l'avez entendue, qu'en dites-vous? Parlez-moi net, j'aime la vérité, et je l'écoute avec autant de plaisir que je la dis. Je mets beaucoup d'importance à la droiture de l'esprit, à la bonté du coeur, aux connaissances utiles; médiocrement aux talents agréables. Lorsque je trouverai mon enfant avec un bon livre à la main, jamais je ne lui dirai pourquoi n'êtes-vous pas à votre clavecin; il y a peu de grandes musiciennes, et peut-être encore moins d'excellentes mères de famille, surtout dans la capitale; et soyez persuadé que ma fille ne me sera pas moins chère, quand vous m'aurez appris qu'elle ne sait rien, et qu'elle ne saura jamais rien en musique.

Le Maître.

La piéce que Mademoiselle vient d'exécuter est belle et difficile; elle a les mains très-bien placées; il ne tiendra qu'à elle d'exceller. Sa physionomie vive annonce de la pénétration. Je ne sais si elle composera jamais; mais si elle compose, ce sera [-290-] de la musique forte; car je vois que son goût la préfère à la musique fine et délicate.

L'Élève.

C'est peut-être que je trouve celle-ci d'une exécution plus difficile.

Le Maître.

Son intelligence, son énonciation aisée promettent beaucoup d'agrément à un maître; et il ne dépendra pas de moi qu'elle n'acquière incessamment ce qui lui manque.

Le Philosophe.

Si l'on voit tant de femmes reléguer dans le garde-meuble l'instrument sur lequel elles ont eu si longtemps les mains étant filles, c'est qu'elles n'étaient pas assez avancées; et je pense que ce qu'elles out abandonné ne valait pas la peine d'être conservé: voici donc une question à laquelle j'espère que vous répondrez sans détour. Croyez-vous qu'en s'appliquant, ma fille puisse se mettre au-dessus de toute difficulté?

Le Maître.

Au-dessus de toute difficulté? Il n'y a peut-être personne qui en soit venu là; mais voici ce que j'ose vous assurer: c'est qu'elle resterait où elle en est, que son instrument fera l'amusement de sa vie; qu'il y a très-peu de musiciens qui lisent et exécutent avec la même promptitude qu'elle, et que moi-meme ...

L'Élève.

Vous pouvez, monsieur, me faire grâce des compliments; c'est la chose dont je sais me passer le plus aisément.

Le Maître.

Vous y êtes faite.

L'Élève.

Tout ce que je puis vous dire, c'est que je recevrai vos leçons avec le plus grand désir d'en profiter, et que si mes progrès ne répondent pas à vos soins, ce ne sera ni faute d'application, ni manque de bonne volonté. Ce que je veux, je le veux bien. Voyons, monsieur; par où commencerons-nous?

Le Philosophe.

Mon avis serait, monsieur, que vous lui écrivissiez les leçons que vous avez données à notre voyageur; elle les lirait. Je ne serais pas fâché moi-même de les lire: vous compteriez pour [-291-] rien ou peu de chose ce qu'elle sait, et elle aurait l'avantage de commencer par le commencement; ce qui lui faciliterait extrêmement l'intelligence du reste.

Le Maître.

Je ne me refuse point à cette tâche, quoique j'en sente très-bien la difficulté. Je vais m'engager dans une étude de la musique beaucoup plus réfléchie que je ne l'ai fait jusqu'à présent; il faudra que j'ordonne mes idées; que je cherche un plan, une méthode; mais ce travail que j'entreprendrai en faveur de mademoiselle, utile à moi-même, servira beaucoup aux autres élèves que j'aurai. Je rédigerai d'abord les trois premières leçons que j'ai données à votre ami: si mademoiselle y trouve des choses qui lui soient familières, elle les omettra.

Le Philosophe.

Non, non, elle n'omettra rien; on saisit mal un tout, quand on en néglige quelques parties.

Le Maître.

Nous passerons de là aux principes de l'harmonie; et lorsque nous aurons fini, j'espère, de mon côté, que vous ne me refuserez pas quelques-uns de ces moments dont vous êtes si prodigue envers les autres, pour revoir l'ouvrage entier.

L'Élève.

C'est un service que vous obtiendriez de mon papa, quand il n'aurait aucunement l'avantage de vous connaître.

Le Philosophe.

Je m'y engage, et je vous remercie d'avance du moyen simple que vous m'offrez de vous marquer une petite partie de ma reconnaissance.

L'Élève.

Il est donc convenu que monsieur écrira, que je lirai, que vous, mon papa, vous reverrez; que je suis déjà fort habile, et que je ne tarderai pas à l'être bien davantage, et là-dessus, allons nous mettre à table, car on a servi; d'ailleurs il ne sera pas mal que vous présentiez monsieur à maman qu'il n'a point encore vue.

Le Philosophe.

Tu as raison. Passons là dedans.

Fin du quatrième dialogue et de la quatrième leçon.

[-292-] CINQUIÈME DIALOGUE ET PREMIÈRE LEÇON D'HARMONIE.

Le Maître, L'Élève et Le Philosophe.

Le Philosophe.

Je ne sais, monsieur, si vous êtes satisfait de ma fille; mais depuis que vous lui avez remis vos premières leçons, c'est la plus belle diligence, l'application la plus suivie que je connaisse. Aujourd'hui levée entre cinq et six, elle avait deux bonnes heures d'étude avant mon réveil: gammes et roulades le matin, gammes et roulades l'après-dîner, gammes et roulades le soir. Que vous dirai-je? Sa mère, qui n'entend rien à cela et qui aimerait mieux une pièce bien jouée, en a presque pris de l'humeur.

Le Maître.

Il m'a paru que le temps avait été bien employé: mademoiselle exécute très-lestement les gammes et les enchaînements; elle parcourt diatoniquement et chromatiquement son clavier, comme si elle n'avait jamais fait autre chose; elle est aussi commodément en fa dièze qu'en ut naturel; et nous allons entamer l'harmonie.

Le Philosophe.

Fort bien. Mais ne négligeons pas l'exécution et la lecture des pièces; faisons marcher toutes les parties de l'art de front; et puis, mon enfant, de la mesure, de la précision, du goût; l'aplomb, entends-tu, l'aplomb. Monsieur, vous avez le tact excellent; voulez-vous qu'elle le prenne? mettez-vous sur la banquette; jouez, et qu'elle vous écoute.

Le Maître.

C'est mon dessein.

[-293-] L'Élève.

Quand je parle, s'il m'arrive de dire quelque chose de bien, c'est pour avoir entendu mon papa.

Le Philosophe.

Je vous laisse à votre affaire, et je vais à la mienne.

Le Maître.

Avant de nous occuper de la chose, faisons connaissance avec le mot. La succession des notes, soit du genre diatonique, soit du genre chromatique, se nomme chant ou mélodie; et l'ensemble de plusieurs sons qui s'accordent forme l'harmonie. Ainsi la tonique, la tierce et la quinte frappées en même temps, ut, mi, sol, par exemple, font une harmonie qu'on appelle consonnante.

L'Élève.

Et ré, fa, la; mi, sol, si; fa, la, ut; sol, si, ré; la, ut, mi; si, ré, fa, sont autant d'harmonies consonnantes.

Le Maître.

Comment avez-vous fait pour trouver si vite des consonnances?

L'Élève.

J'ai pris pour modèle l'harmonie consonnante ut, mi, sol, qui me présente deux tierces de suite.

Le Maître.

Oui; mais de ces deux tierces, l'une est majeure, l'autre mineure; ainsi vous rayerez, s'il vous plaît, si, ré, fa, d'entre les harmonies consonnantes.

Vous connaissez les douze modulations majeures et les douze modulations mineures?

L'Élève.

Je les connais.

Le Maître.

Prenez de chacune la tonique, la tierce et la quinte, et vous aurez les vingt-quatre harmonies consonnantes de la musique.

L'Élève.

J'entends. Je vais les jouer; et, pour me conformer à l'ordre que vous avez suivi dans les gammes, je commence en ut; j'en fais l'harmonie consonnante en majeur et en mineur; puis je passe à la quinte sol.

[-294-] Le Maître.

Voyons comment vous vous en tirerez.

L'Élève.

En majeur d'ut: ut, mi, sol; en mineur d'ut: ut, mi bémol, sol.

En majeur de sol: sol, si, ré; en mineur de sol: sol, si bémol, ré.

En majeur de ré: ré, fa dièse, la; en mineur de ré: ré, fa, la.

En majeur de la: la, ut dièse, mi; en mineur de la: la, ut, mi.

En majeur de mi: mi, sol dièse, si; en mineur de mi: mi, sol, si.

En majeur de si: si, ré dièse, fa dièse; en mineur de si: si, ré, fa dièse.

Je vais lentement, ne vous impatientez pas.

Le Maître.

Je ne m'impatiente jamais.

L'Élève.

Demain, cela ira tout courant.

En majeur de fa dièse: fa #, la #, ut #; en mineur fa #: fa #, la #, ut #. Ces deux harmonies sont presque les mêmes.

Le Maître.

C'est qu'en majeur et en mineur, la tonique et la quinte restent; et comme elles rentrent toutes deux dans l'harmonie consonnante, les deux tiers de l'harmonie consonnante sont les mêmes de part et d'autre. Continuez.

L'Élève.

La quinte de fa dièse est ut dièse. Je prendrai, si vous le permettez, cet ut dièse pour ré bémol, et je dirai:

En majeur de ré bémol: ré [rob], fa, la [rob]; en mineur de ré [rob], ré [rob], fa [rob], la [rob].

Le Maître.

Et en mineur de ré bémol, combien aurez-vous de bémols?

L'Élève.

J'en aurai ... J'en aurai huit.

Le Maître.

Et qu'aurez-vous gagné à changer votre tonique ut dièse en ré bémol? Rien. Croyez-moi; pour éviter les huit bémols du mineur de ré bémol, gardez votre tonique ut dièse.

L'Élève.

Soit. En majeur d'ut #: ut #, mi #, sol #; en mineur d'ut #: ut #, mi, sol #. Ce sont les mêmes touches. La quinte d'ut dièse est sol dièse; afin d'éviter les huit dièses de sol dièse, pour [-295-] l'octave suivante, je métamorphose sol dièse en la bémol; et les harmonies consonnantes seront:

En majeur de la bémol: la [rob], ut, mi [rob]; en mineur de la [rob]: la [rob], ut [rob], mi [rob].

En majeur de mi: mi [rob], sol, si [rob]; en mineur de mi [rob]: mi [rob], sol [rob], si [rob].

En majeur de si bémol: si [rob], ré, fa; en mineur de si bémol: si [rob], ré [rob], fa.

En majeur de fa: fa, la, ut; en mineur de fa: fa, la [rob], ut.

Et la quinte de fa étant ut, me voilà revenue où j'ai commencé. J'étudierai bien ces vingt-quatre harmonies consonnantes; vous en serez émerveillé. Cela ira d'un leste! vous verrez; si mon tâtonnement vous ennuie, soyez sûr qu'il ne vous ennuiera pas seul.

Le Maître.

Lorsque ces harmonies seront bien suivies, bien de mesure, et sans sauts, comptez qu'elles ne vous déplairont pas.

L'Élève.

Qu'est-ce à dire, sans sauts?

Le Maître.

Vous faites en majeur d'ut: ut, mi, sol; en mineur, ut, mi bémol, sol; ensuite pour aller à l'harmonie, sol, si, ré, vous déplacez la main; cela choque l'oeil et l'oreille.

L'Élève.

Et comment éviter ce défaut?

Le Maître.

Le voici. En majeur d'ut, par exemple, l'harmonie consonnante est ut, mi, sol; mais cette harmonie n'exige pas la soumission à l'ordre de tonique, tierce et quinte; pourvu que les trois sons soient faits, il n'importe de frapper ut, mi, sol; mi, sol, ut; sol, ut, mi; pareillement en majeur de sol, les trois sons et les trois positions sont sol, si, ré; si, ré, sol; ré, sol, si, et toutes rendront également bien l'harmonie consonnante: de quoi s'agit-il donc? C'est, en passant d'une harmonie consonnante à une autre, d'ordonner la position de la seconde harmonie sur la première de manière à rapprocher les sons. Ainsi, recommencez vos harmonies, suivant le même ordre des modulations, ut, mi, sol: ut, mi bémol, sol ... Attendez, à présent ... au lieu d'aller en sol, par sol, si, ré, allez-y par si, ré, sol ... Fort bien ... Sentez l'effet.

[-296-] L'Élève.

Ut, mi, sol; ut, mi bémol, sol; si, ré, sol ... Vous avez raison ... cela brouillera un peu les harmonies dans ma tête; mais il faut avouer que cela fait mieux pour l'oeil, et que cela est plus doux à l'oreille.

Le Maître.

Pour obvier au dérangement de votre tête par trois positions différentes de chaque harmonie, nommez toujours ut, mi, sol, quoique vous exécutiez mi, sol, ut, ou sol, ut, mi, et ayez la même attention pour toutes les autres modulations: autre chose, ne manquez pas de choisir pour la main la position qui n'est ni trop grave ni trop aiguë; en ut, par exemple, jouez mi, sol, ut; en fa, jouez fa, la, ut; en sol, jouez ré, sol, si; votre oreille et vos doigts se trouveront bien de cette règle; et pour vous habituer aux choix de ces positions, il me prend envie de vous écrire les vingt-quatre harmonies consonnantes, selon l'ordre que vous avez adopté.

[Diderot, Leçons, 296; text: Succession des vingt-quatre harmonies consonnantes, par quinte, pour la main droite. En sol. En ré. En mi. En si. En fa dièse. En ut dièse. En la bémol. En mi bémol. En si bémol.] [DIDLEC 25GF]

Afin que vous distinguassiez mieux les toniques, je les ai faites noires. J'ai écrit quelques harmonies doubles, afin de pouvoir [-297-] remonter, et de n'être pas obligé de noter la suivante, d'une position trop grave: et j'ai fini par ut, mi, sol, ut, pour vous montrer qu'on peut ajouter un unisson à l'harmonie sans rien gâter.

L'Élève.

Cela est conçu, mais non su. Et la main gauche?

Le Maître.

Les mêmes positions seront trop aiguës pour la basse; c'est un autre exemple à vous noter.

[Diderot, Leçons, 297,1; text: Succession des vingt-quatre harmonies consonnantes, par quinte, pour la main gauche. En ut dièse. En sol. En ré. En la bémol. En mi bémol. En si bémol. En fa dièse.] [DIDLEC 25GF]

L'Élève.

Je me ferai à ces harmonies, en dépit des sons à frapper et des positions à garder; mais je crains qu'elles ne m'alourdissent les mains que je n'ai déjà pas assez légères.

Le Maître.

Donnez-leur une mesure; faites des batteries, et jouez-les comme vous les voyez ci-dessous.

[Diderot, Leçons, 297,2] [DIDLEC 26GF]

[-298-] Je vous multiplierais ces variations sans fin; mais vous ne tarderez pas à en trouver de vous-même, et de plus agréables.

L'Élève.

Si j'en viens au point de lire et d'exécuter facilement les idées des autres, cela suffira à l'amusement de mon papa et à mes vues. Ne pourrait-on pas entrelacer ces batteries de la manière qui suit: ut, sol, mi, ut; et mi, sol, ut, mi?

Le Maître.

Bravo. Deux batteries délicates, si on les joue andante. Ècrivons-les.

[Diderot, Leçons, 298] [DIDLEC 26GF]

L'Élève.

Il ne s'agit plus que de se mettre cela dans les doigts; et c'est mon affaire, à moi; vous n'y pouvez rien.

Le Maître.

Si vous tentiez avec les deux mains à la fois la succession des harmonies consonnantes qui précèdent, tant simples que variées?

L'Élève.

Presto? Je ne m'y engage pas.

Le Maître.

Comme vous pourrez; et si les harmonies vous fatiguent, laissez-les; nous y reviendrons; ce que j'exigerais, c'est qu'en partant d'ut, vous allassiez par quarte, et que vous me fîssiez les harmonies consonnantes en majeur.

L'Élève.

Je les nomme; c'est le moyen de ne me pas tromper.

Ut, mi, sol ... fa, la, ut ... si [rob], ré, fa ... mi [rob], sol, si [rob].

Je continuerai avec la même facilité: mais les jouer sans pécher contre les vraies positions, c'est autre chose.

Le Maître.

La succession de ces douze harmonies n'est pas sans agrément, il faut écrire selon les positions les plus commodes et lier ensemble les deux mains qu'en jouant vous séparerez à discrétion.

[-299-] [Diderot, Leçons, 299; text: Succession des douze harmonies consonnantes, par quarte, pour les deux mains.] [DIDLEC 26GF]

L'Élève.

Je voudrais bien entendre cette succession avec les deux mains à la fois; je n'ai aucune idée de son effet.

Le Maître.

Il faut vous en donner le plaisir; je la varierai de batteries; je ferai même travailler les mains alternativement: tandis que l'une frappera l'harmonie sèchement, l'autre s'amusera des sons; c'est la variété qui sauve du dégoût.

L'Élève.

Cela me plaît plus, peut-être, qu'une piece. L'oreille est satisfaite, et l'âme met du sens, et le sens qu'elle veut, à cet enchaînement; je brûle d'en savoir faire autant.

Le Maître.

Les principes dépendent de moi; la pratique de vous; c'est vous-même qui l'avez dit. Je ne vous lanternerai pas; et afin que vous en soyez persuadée, voici une autre succession d'harmonies consonnantes, où la droite exécutera une batterie continue, tandis que la gauche ne frappera que les harmonies. Je choisis la mesure à deux temps. A chaque mesure, je fais deux fois la même harmonie, et je parcours les vingt-quatre modulations avec les harmonies consonnantes, par quarte, en passant par les modulations relatives.

[-300-] [Diderot, Leçons, 300; text: Succession des vingt-quatre harmonies consonnantes, par sixte à l'aigu, ou par tierce au grave, suivant les modulations relatives.] [DIDLEC 27GF]

Suivez cette succession, elle vous flattera; si toujours la même basse fatigue, substituez-en une autre; variez aussi les harmonies selon votre goût; intercalez une mesure différente; [-301-] ne vous attachez pas davantage au mouvement; allez tantôt andante, tantôt allegro; vous ne gâterez rien, pourvu que vous vous assujettissiez à la marche des harmonies; car si par hasard il vous venait dans la fantaisie d'employer les harmonies en ut dièse après avoir pratiqué celles en ut, vous effaroucheriez l'oreille qui veut que la variété qu'elle désire lui soit offerte avec douceur.

Dans les dernières successions, j'introduis d'abord un bémol, puis deux, trois; j'use des dièses, avec la même économie; engagé dans les dièses et les bémols, je m'en démêle avec la même circonspection.

Je vais plus hardiment dans la première succession; je fais paraître à la fois trois bémols et disparaître trois dièses; il n'en pouvait être autrement, le mineur succédant au majeur dans la même octave; la tonique, la quarte et la quinte restant les mêmes, l'oreille s'accommode de ce passage.

L'Élève.

Si l'on veut donc changer de modulation, on pourra toujours aller du majeur au mineur dans la même octave.

Le Maître.

Et du mineur, à son relatif majeur; à la quinte où l'on n'aura qu'un dièse de plus, ou qu'un bémol de moins; avec un nouveau bémol, ou avec un dièse de moins, on entrera dans la modulation de la quarte.

L'Élève.

Si je me hasardais hors des marches de successions que vous m'avez prescrites, je me croirais perdue. Substituer des batteries aux harmonies frappées, passe pour cela; au reste, j'y mettrai tout mon savoir; et puis, si demain vous ne me trouvez pas bien merveilleuse, j'espère que vous n'en serez pas fort étonné.

Le Maître.

Ne vous tourmentez de rien; cela viendra sans que vous vous en doutiez.

L'Élève.

Quand je pense au temps que j'ai donné à la musique; à ce que j'en sais, à ce qui me reste à apprendre ...

[-302-] Le Maître.

Ce reste n'est pas si considérable que vous le croyez; vous excellerez dans l'exécution des pièces et dans la connaissance de l'harmonie, et cela avant qu'il soit peu; c'est moi qui vous en réponds.

L'Élève.

Si j'étais bien sûre que mon garant ne me flattât pas! En attendant, puisque je sais lire, et que l'intention de mon papa est que je m'occupe des pièces, jouons ... Qui? Abel, Alberti, Emmanuel, Jean Bach ... Dites ...

Le Maître.

Un concerto de Muthel. Mais auparavant, faites-moi les gammes majeures et mineures dans toutes les octaves, et les enchaînements des modulations relatives; il est essentiel d'être inébranlable là-dessus.

L'Élève.

Je le veux.

Fin du cinquième dialogue et de la première leçon d'harmonie.

[-303-] SIXIÈME DIALOGUE ET DEUXIÈME LEÇON D'HARMONIE.

Le Maître, L'Élève.

L'Élève.

Vos harmonies sont plus difficiles que je ne croyais. Je vais vous jouer les trois successions ... Tenez, les voilà travaillées à ma façon ... je n'en ai rien pu faire de mieux.

Le Maître.

Fort bien. Seulement le mouvement un peu plus égal, et lorsque vous en changez, exprimez-le davantage.

L'Élève.

J'y ferai attention.

Le Maître.

Me nommeriez-vous la première harmonie consonnante qu'il me plairait de vous demander? Par exemple, l'harmonie consonnante en mineur de fa dièse?

L'Élève.

Je le crois ... En mineur de fa dièse, trois dièses ... Donc les notes de l'harmonie, fa dièse, la, ut dièse ... Quoi! vous vous êtes imaginé que je ne connaissais les harmonies que dans l'ordre de vos successions? qu'interrogée sur l'harmonie d'une modulation prise dans le courant de la succession, je n'y serais plus? Je veux vous faire voir que je sais mieux ... En majeur de la bémol, les harmonies sont la bémol, ut, mi bémol ... Et les voilà jouées selon les trois positions ... Et je vous ajouterais que la troisième position, mi bémol, la bémol, ut, me [-304-] plaît le plus pour la main droite; car elle n'est ni trop grave, ni trop aiguë. Hé bien!

Le Maître.

Hé bien, je vois que vous allez et que vous allez vite sans vous fatiguer.

L'Élève.

N'en croyez rien, j'y ai mis du temps; mais aussi je possède votre première succession à l'exécuter en causant d'autre chose ... Essayons ... Allons, parlez ...

Le Maître.

Mademoiselle, vous n'avez pas borné toutes vos études à la musique?

L'Élève.

Non assurément ... Je fais des ourlets, du tri ... Je connais le prix des choses ... J'ordonne très-bien un dîner, un souper ... Je n'ai besoin de personne pour me coiffer ... pour veiller à mon linge, à mes vêtements ... Qu'en dites-vous? En vais-je moins sûrement?

Le Maître.

Non, continuez.

L'Élève.

Continuez vous-même.

Le Maître.

Voilà ce que madame votre mère a dû vous apprendre; mais monsieur votre père n'a-t-il pas désiré que vous sussiez quelque langue?

L'Élève.

La mienne, et c'est assez ... Je suis ici en majeur de si bémol ... Vous riez?

Le Maître.

Quoi! point d'italien; point de mathématique; point de philosophie?

L'Élève.

Rien de tout cela .... Je lis de la morale pour me conduire; de la poésie pour m'amuser; et je fais de la musique pour le plaisir de papa ... Et deux successions d'expédiées ... passons à la troisième ... Mais causez donc!

[-305-] Le Maître.

Et l'histoire? Et la géographie?

L'Élève.

L'histoire? la géographie! ... J'ai lu l'histoire ancienne, quelques histoires particulières, l'histoire universelle de Voltaire, deux fois, trois fois, quatre fois ... En géographie ... l'abrégé de Lenglet du Fresnoy est toute ma provision; légère, comme vous voyez ... Les batteries me coûtent peu .... l'étude des pièces m'y a préparée .... Les batailles m'ennuient .... ces noms de villes, de montagnes, de rivières, sont une pâture bien sèche .....

Le Maître.

C'est que les batailles et les noms de lieux ne sont pas les vrais objets de l'histoire et de la géographie .... Également; allez également .... Ce sont les productions de la terre et des eaux; les animaux de toutes espèces ... Doucement, plus doucement ... Les hommes, leurs usages, leurs opinions, leurs moeurs, leurs préjugés ....

L'Élève.

Je tâcherai d'avoir peu de besoin des productions de la terre, les animaux me sont importuns; et vous ne voyez autour de moi ni chien, ni chat, ni singe, ni perroquet, et j'ai des jambes pour marcher .... Les hommes auront été et sont plus insensés que méchants, comme cela se pratique aujourd'hui; et moi, je fais ce que je puis, et souvent mal, comme vous voyez, car je ne joue pas de mesure.

Le Maître.

Ne vous inquiétez ni de mesure, ni de tact, vous prendrez l'un et l'autre.

L'Élève.

Vous me le promettez?

Le Maître.

Je vous le promets .... Vous voilà rentrée en majeur d'ut .... Les notes qui composent son harmonie sont la tonique ut, la tierce mi et la quinte sol; la première ou tonique est la note principale ou fondamentale de l'harmonie, puisqu'elle détermine les deux autres, la tierce et la quinte. Par cette raison nous nommerons cette harmonie, harmonie consonnante de la tonique; [-306-] ce qui la distinguera de toutes les autres harmonies consonnantes dans la même octave.

L'Élève.

Comment, monsieur; je ne connais donc pas encore toutes les harmonies consonnantes?

Le Maître.

Pourriez-vous me dire les harmonies consonnantes qui ne renferment ni dièses ni bémols?

L'Élève.

Ce sont celles du majeur d'ut, et du mineur de la.

Le Maître.

Et sol, si, ré; et mi, sol, si, et fa, la, ut, et ré, fa, la? quoiqu'il y ait un dièse ou un bémol dans ces modulations, elles n'en fournissent pas moins des harmonies où il n'y a ni dièses, ni bémols.

L'Élève.

Et la raison?

Le Maître.

C'est une conséquence de ce que je vous ai dit des dièses, des bémols, et des harmonies; le bémol est quarte en majeur, et sixte en mineur; le dièse est sensible en majeur, et seconde en mineur; et l'harmonie consonnante, tant en majeur qu'en mineur, est tonique, tierce et quinte.

L'Élève.

Et ces harmonies dont les notes sont naturelles, qu'en ferons-nous?

Le Maître.

Nous les introduirons dans la modulation majeure d'ut; sol étant quinte ou dominant en ut, son harmonie sol, si, ré, sera nommée harmonie consonnante de la dominante; par la même raison, l'harmonie de fa sera nommée harmonie consonnante de la quarte, et ainsi de l'harmonie de la sixte la, de la seconde ré et de la tierce mi.

D'où vous conclurez qu'on peut pratiquer dans chaque modulation majeure encore cinq harmonies consonnantes; savoir celles des modulations qui ont un dièse ou un bémol de plus, et l'harmonie de la modulation relative.

Que ces harmonies sont les consonnances de la dominante, de la quarte, de la sixte, de la seconde et de la tierce.

[-307-] Et que pour trouver sans peine les consonnances de la quarte, de la sixte, de la seconde et de la tierce; par exemple, de la quarte en majeur de fa dièse, vous direz, comme vous avez dit pour la tonique ut, deux tierces de suite, en commençant par la note qui fait quarte, et prenant les notes de la gamme; par conséquent, si, ré dièse, fa dièse.

L'Élève.

Je n'ai que faire de ce circuit; j'ai tant exercé les vingt-quatre harmonies consonnantes, que je trouve sur-le-champ les deux consonnances de chaque touche du clavier; par exemple en majeur de mi bémol, c'est mi bémol, sol, si bémol; en mineur, mi bémol, sol bémol, si bémol: je les jouerais les yeux fermés. Mais dites-moi, pourquoi cet ordre toujours si strictement gardé, quinte, quarte, sixte, seconde, et tierce? il me semble qu'il serait plus simple de dire: les harmonies qui s'introduisent dans une octave ou gamme quelconque sont celles de la seconde note, de la tierce, de la quarte, de la quinte et de la sixte, et ces harmonies, avec celles de la tonique, font en chaque modulation six harmonies consonnantes.

Le Maître.

Et vous feriez un raisonnement doublement vicieux; premièrement il serait trop général: dire six consonnances dans chaque modulation, ce serait y comprendre les modulations mineures dont il n'a point encore été question; secondement, ce serait suivre l'ordre de la gamme et des nombres, un, deux, trois, quatre, cinq, six, et oublier le rang et l'importance des harmonies dans une modulation.

L'Élève.

Je saisis cela. Harmonie de la tonique, harmonie principale; harmonie de la dominante qui commande aux autres et qui les amène; harmonie de la quarte que l'oreille préoccupée préfère à celle de la sixte; et harmonie de la sixte, tonique du relatif, qui par ses sons communs s'associe mieux à l'harmonie principale que les deux restantes.

Le Maître.

Que je vous abandonne.

L'Élève.

Et que je vous restitue pour le moment; quatre harmonies [-308-] consonnantes dans chaque modulation me paraissent suffire à bien des effets.

Le Maître.

Cela est juste; mais quelque chose de plus précis sur l'ordre et la préférence de ces consonnances.

L'Élève.

Il ne me vient rien de plus. La tonique est la note fondamentale de la gamme, je l'ai dit.

Le Maître.

La tonique, fort bien. Après?

L'Élève.

La dominante.

Le Maître.

Pourquoi?

L'Élève.

Attendez; c'est de la physique ici. La tonique fait résonner la quinte et frémir la quarte. Est-ce cela?

Le Maître.

Oui ... donc prééminence de la quinte et excellence de la quarte.

L'Élève.

Mais d'après cette expérience, la tierce serait supérieure à la sixte; et peut-être à la quarte. Car cette tierce ou sa réplique à l'aigu se fait entendre entre les harmoniques du corps sonore, avec sa quinte ou sa réplique. C'est vous qui me l'avez appris. Rappelons donc la consonnance de la tierce, et que celle de la sixte au moins lui cède la place.

Le Maître.

Laissons les choses comme elles sont; et faisons des quatre consonnances quatre mots, dont il s'agisse de former une phrase, en les rangeant de manière qu'après avoir fixé la modulation par la consonnance de la tonique, les autres se succèdent en passant toujours d'une plus faible à une plus forte; ce qui résultera de l'ordre qui suit.

Consonnance de la tonique.

Consonnance de la sixte.

[-309-] Consonnance de la quarte.

Consonnance de la quinte.

Consonnance de la tonique.

L'Élève.

Permettez que j'exécute cette phrase en majeur de sol ... la marche, sol, mi, ut, ré, sol ... Les consonnances, sol, si, ré ... mi, sol, si ... ut, mi, sol ... ré, fa dièse, la ... puis sol, si, ré, pour finir.

Le Maître.

C'est cela ... Allez ... Bien ... Les positions, les positions.

L'Élève.

L'ordre, les harmonies, les positions, c'est bien du monde à la fois.

Le Maître.

Pour vous faciliter cette tâche, je vais vous écrire la même phrase harmonique de quatre consonnances dans les douze modulations majeures; et de crainte de vous alourdir la main, je la varierai par différentes batteries. Si l'imagination m'en suggère d'autres que celles que j'ai précédemment employées, je les préférerai et je ferai marcher les deux mains ensemble.

Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur d'ut.

[Diderot, Leçons, 309,1] [DIDLEC 28GF]

J'écris deux fois les harmonies pour compléter la mesure; et je distingue toujours les notes principales ou fondamentales par des noires.

Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de sol.

[Diderot, Leçons, 309,2] [DIDLEC 28GF]

[-310-] [Diderot, Leçons, 310; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de ré. de la. de mi.] [DIDLEC 28GF]

L'Élève.

Voilà une nouvelle batterie si compliquée, que je ne distingue plus les harmonies.

Le Maître.

Ce n'est sûrement pas la double note employée dans chaque harmonie qui les obscurcit.

L'Élève.

Non, vous m'avez prévenue que cela n'y faisait rien. Mais je ne comprends pas la seconde mesure où le troisième temps est mi, mi, au lieu de l'harmonie de la sixte ut dièse, mi, sol dièse.

Le Maître.

C'est qu'il ne faut pas s'assujettir si strictement aux notes de l'harmonie consonnante qu'on craigne d'en omettre aucune; la variété des batteries exige cette suppression.

[-311-] L'Élève.

Supprimez donc à votre aise.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 311,1; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de si. de fa dièse.] [DIDLEC 29GF]

Je répète souvent la consonnance de la tonique à la fin, pour mieux terminer la batterie.

[Diderot, Leçons, 311,2; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de ré bémol. de la bémol.] [DIDLEC 29GF]

[-312-] [Diderot, Leçons, 312; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de mi bémol. de si bémol. de fa.] [DIDLEC 30GF]

Voilà de quoi vous occuper seule. Passons aux modulations mineures. Vous connaissez l'harmonie consonnante des toniques, à laquelle nous en ajouterons cinq autres, comme en majeur. Supposons-nous en la, où toutes les notes sont naturelles. La consonnance de la tonique sera la, ut, mi: toutes les consonnances à introduire ici ont leurs notes naturelles. Donc c'est ici la même règle qu'en majeur; c'est-à-dire qu'on y emploie toutes les harmonies consonnantes d'un dièse ou d'un bémol de plus, avec celles de la modulation relative; mais en [-313-] mineur, les harmonies introduites sont celles de la quinte, de la quarte, de la sixte, de la tierce et de la septième.

L'Élève.

Quinte, quarte, sixte, tierce, septième ... Permettez que je les nomme selon votre ordre, et que j'y ajoute leurs sons: Tonique, la, ut, mi.

Quinte, mi, sol, si.

Quarte, ré, fa, la.

Sixte, fa, la, ut.

Tierce, ut, mi, sol.

Septième, sol, si, ré.

Le Maître.

Tout au mieux. Mais afin de ne point trop charger les phrases; et de traiter le mineur comme le majeur, nous oublierons pour le momemt les consonnances de la septième sol, si, ré, et de la tierce ut, mi, sol; nos phrases harmoniques consonnantes n'enchaîneront que celles de la tonique, de la quinte, de la quarte et de la sixte; et pour fortifier la consonnance de la quinte mi, sol, si, et la faire dominer en mineur comme en majeur, nous hausserons le sol d'un demi-ton; ce qui donnera le sol dièse sensible de la, de même qu'en ut, dans sol, si, ré; si est sensible d'ut.

L'Élève.

Mais par ce moyen vous introduisez un dièse dans une modulation qui a toutes ses notes naturelles.

Le Maître.

J'en conviens; mais j'en appelle de cette licence, si c'en est une, au jugement de votre oreille ... Écoutez ...

L'Élève.

Refaites-moi cela, s'il vous plaît.

Le Maître.

La, ut, mi, consonnance de la tonique ... fa, la, ut, consonnance de la sixte ... ré, fa, la, consonnance de la quarte ... mi, sol dièse, si, consonnance de la quinte ... la, ut, mi, consonnance de la tonique.

L'Élève.

Même ordre qu'en majeur; mais effet plus touchant, c'est [-314-] comme dans les espèces animales, la force du côté du mâle, la douceur du côté de la femelle.

Le Maître.

Laissez-moi arpéger ces quatre consonnances en mineur de fa.

L'Élève.

Arpéger! Qu'est-ce que cela?

Le Maître.

Au lieu de frapper toutes les notes ensemble, les faire entendre successivement, comme vous les voyez écrites.

[Diderot, Leçons, 314] [DIDLEC 30GF]

Écoutez mes consonnances en mineur de fa.

L'Élève.

J'écoute ... et je persiste; ces consonnances m'affectent plus qu'en majeur ... Mais il me semble que vous n'observez pas en fa le même ordre qu'en la, et que vous avez observé en majeur.

Le Maître.

Il est vrai. J'ai voulu essayer un autre ordre pour la phrase en mineur. J'ai commencé par la consonnance de la tonique, d'où j'ai passé à celle de la dominante, de la sixte, de la quarte, après laquelle j'ai répété celle de la dominante, et je suis revenu à celle de la tonique.

L'Élève.

Ce qui fait en mineur la; la, ut mi ... mi, sol dièse, si ... fa, la, ut ... ré, fa, la ... mi, sol dièse, si ... la, ut, mi.

Le Maître.

Précisément. Pour l'uniformité, dans les phrases dont je ne tarderai pas à vous donner des exemples en mineur, j'enchaînerai les quatre consonnances comme en majeur; mais n'oubliez pas la licence que vous m'avez accordée.

L'Élève.

De faire l'harmonie de la quinte ou dominante en mineur [-315-] comme en majeur? Fort bien. Mais avant de nous mettre à cette nouvelle phrase, vous m'obligeriez de m'expliquer un effet que je viens d'éprouver.

Le Maître.

Quel?

L'Élève.

C'est que l'enchaînement de ces consonnances m'a plus affectée en mineur de fa qu'en mineur de la; est-ce une singularité personnelle ou passagère?

Le Maître.

Non. C'est une propriété intrinsèque de la modulation. Chacune a son caractère; il y en a de si pauvres et de si plates que vous aurez peine à les supporter. Le mineur de fa est propre au chant d'expression, à l'adagio; un bel andante en mineur de si bémol perdrait beaucoup en sol; les majeurs de ré, de mi bémol et de mi, sont majestueux. Les enterrements se font en mineur de ré, de la, ou de mi.

L'Élève.

Et ces propriétés, à quoi tiennent-elles? La raison?

Le Maître.

Sur le violon, à la différence du grave à l'aigu; sur le clavecin, à la même différence, et peut-être au tempérament ... La raison, la raison est une belle chose, et peut-être le savez-vous mieux que moi.

L'Élève.

Je vous demande une raison et vous me dites une fadeur; épargnez-moi l'une, si vous ignorez l'autre. Au reste, il faut que je sache les différents caractères des autres modulations, car vous ne m'avez encore parlé que de dix.

Le Maître.

Affaire de goût, de passion; c'est de la métaphysique, et même de la morale, du jargon qui me déplaît.

L'Élève.

La morale, ma lecture favorite, du jargon! Quel blasphème! Est-ce que vous êtes sans morale?

Le Maître.

Non. J'en ai d'autant plus peut-être que j'en parle moins; et cela, parce que d'autres me semblent en avoir d'autant moins qu'ils en parlent plus. Quand on est homme de bien, on l'est [-316-] sans apprêt, sans faste. Votre papa se tait, mais il agit. Peu de discours, mademoiselle, et beaucoup d'actions.

L'Élève.

Soit; mais La Rochefoucauld!

Le Maître.

Courtisan janséniste; calomniateur de la nature humaine.

L'Élève.

Mais La Bruyère?

Le Maître.

Portraitiste; sublime rosaire de maximes ingénieuses enfilées grain à grain. Pour l'utilité et peut-être pour l'agrément, j'aimerais un raisonneur bien ferme qui me démontrât qu'à tout prendre, pour être heureux dans ce monde, le moyen le plus sûr, c'est d'être vertueux.

L'Élève.

On ne démontre que ce qui est vrai; et qui vous a dit que cela l'était?

Le Maître.

Votre coeur, mon expérience, celle d'une infinité d'autres qui ont fait le bien et peu parlé.

L'Élève.

Mais en attendant qu'on vous persuade par des actions, comment se montrer sage et raisonnable à vos yeux?

Le Maître.

Être, ne se point montrer, et me laisser écrire la phrase harmonique de quatre consonnances dans les modulations mineures.

L'Élève.

Écrivez, monsieur, écrivez. Cependant il ne serait pas mal de me dire pourquoi vous préférez l'harmonie de la sixte à celle de la tierce; je vous l'ai passé en majeur; mais en mineur, l'harmonie de la tierce est la consonnance de la modulation relative; la tierce est une note fondamentale de la gamme, et la tonique la détermine, ainsi que la quinte et la quarte.

Le Maître.

Je laisserai la consonnance de la sixte dans la phrase que je vais écrire en mineur, parce qu'il n'y a presque pas un mot de vrai dans tout ce que vous avez dit ... et la tierce mineure est fondamentale de la gamme? .. et la tonique détermine la tierce mineure? ...

[-317-] L'Élève.

Pardon, monsieur.

Le Maître.

Voilà ce qui arrive quand on s'avise de bavarder morale.

Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur de la.

[Diderot, Leçons, 317,1] [DIDLEC 31GF]

Je commence en la; j'irai par quinte; ce qui produira les

dièses, comme il est arrivé en majeur, en commençant par ut.

[Diderot, Leçons, 317,2; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur de mi. de si. de fa dièse.] [DIDLEC 31GF]

[-318-] [Diderot, Leçons, 318; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur d'ut dièse. de sol dièse. de ré dièse.] [DIDLEC 32GF]

[-319-] L'Élève.

Qu'est-ce que toutes ces petites notes qui ne sont pas de l'harmonie? Monsieur, n'allons pas trop vite. Ceci me paraît moins une enfilade de consonnances qu'un bout de chant majestueux.

Le Maître.

Point de terreur panique. C'est toujours la phrase harmonique en mineur de ré dièse; ces petites notes s'appellent notes de passage. Leur usage est de lier les consonnances. Cette manière de varier ne vous est pas désagréable, tant mieux; cela m'enhardira quelquefois à intercaler entre les notes d'harmonie les sons des octaves tant diatonique que chromatique.

L'Élève.

Je vous en dispense. Gardez ces gentillesses pour une plus habile que moi. Les notes d'harmonie variées ne m'embarrassent déjà que trop souvent; j'en perds de vue les consonnances et les modulations. Écrivez le reste uniment; dans quelque temps, tout à votre aise.

Le Maître.

En ce cas, tout uniment.

[Diderot, Leçons, 319; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur de la dièse, ou plutôt de si bémol. en mineur de fa.] [DIDLEC 33GF]

[-320-] [Diderot, Leçons, 320; text: Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur d'ut. de sol. de ré.] [DIDLEC 33GF]

Et voilà de l'ouvrage.

L'Élève.

Beaucoup.

Le Maître.

Exercez-vous dans ces vingt-quatre modulations; ne vous assujettissez à aucune de mes batteries. Substituez-en d'autres; vous ferez mieux que moi, je vous recommande les gammes et leurs enchaînements, sans négliger les trois progressions d'harmonies consonnantes; et puis pour nous dégourdir les doigts et nous délasser l'esprit, quelques pièces.

L'Élève.

Un moment de repos, s'il vous plaît. Vous n'avez peut-être jamais remarqué que la contention de l'esprit qui tourne les [-321-] yeux au dedans de la tête, ou qui les fixe sur un objet que l'imagination cherche au loin, les fatigue.

Le Maître.

Vous avez beaucoup réfléchi?

L'Élève.

Comme toutes les jeunes filles de mon âge qu'on condamne au silence.

Le Maître.

Quel auteur prendrons-nous? Voyons de l'Alberti: il est toujours nouveau.

L'Élève.

Et toujours difficile.

Le Maître.

Vous vous moquez, cela se compare-t-il à Muthel, aux Bach, à Beecke où vous allez tout courant?

L'Élève.

Alberti veut être joué avec délicatesse et goût; il en est de même des pièces de mon amie Madame Louis. Les autres forts d'harmonie, chargés de sons, variés de modulations, n'exigent que de la précision et de la mesure. Alberti sera ma dernière lecture, lorsque, déchiffrant tout sans peine, je voudrai perfectionner quelque chose. Mais dites-moi, n'est-ce pas une étrange malédiction que j'aie la mémoire excellente pour tout excepté pour la musique? Je ne puis rien jouer par coeur. Cela est bien déplaisant.

Le Maître.

Hé bien, ne retenant rien des autres, si jamais vous composez; bon ou mauvais, ce que vous produirez sera vôtre. Voilà le pis-aller.

Fin du sixième dialogue et de la seconde leçon d'harmonie.

[-322-] SEPTIÈME DIALOGUE ET TROISIÈME LEÇON D'HARMONIE.

Le Maître, L'Élève.

L'Élève.

Et d'où sortez-vous, monsieur? Il y aura demain huit jours que vous n'êtes apparu.

Le Maître.

Je me suis un pen fourvoyé; et qu'est-ce qui ne se fourvoie pas un peu dans ce monde-ci?

L'Élève.

Vous ne vous êtes pas douté que votre absence m'a fort souciée.

Le Maître.

Je n'ai point eu cette vanité-là.

L'Élève.

Si vous saviez les idées fâcheuses qui m'ont passé par la tête. Je me disais: mon maître est mécontent. Je suis une petite cruche. Je n'avance pas. Il m'aura quittée. L'extrême patience avec laquelle vous enseignez achevait d'étayer mon soupçon. J'ajoutais: il ne gronde pas comme les autres; mais quand cela ne va pas à sa fantaisie, il vous plante là tout doucement.

Le Maître.

Vous vous êtes dit tout cela?

L'Élève.

Ni plus ni moins. Je n'en ai travaillé que plus vivement. J'espérais, si vous reparaissiez, vous rengager par quelque lueur d'espérance.

[-323-] Le Maître.

C'est comme à l'ordinaire.

L'Élève.

Quoi! je n'ai rien fait encore?

Le Maître.

Plus un élève a de facilité, moins il présume de lui. Celui qui s'applique le plus, qui conçoit le plus aisément, qui sait le mieux, est presque toujours celui qui craint et se méfie.

L'Élève.

Vrai, vous êtes satisfait?

Le Maître.

Très-satisfait. On ne va pas plus vite.

L'Élève.

Mon papa avait donc raison de se moquer de mon inquiétude? Mais pourquoi cette éclipse?

Le Maître.

Pour vous laisser le temps de digérer ce qui précède, avant que de vous mettre à des choses nouvelles. A présent que les quatre consonnances dans toutes les modulations n'ont rien qui vous arrête, on peut vous prononcer le mot dissonance.

L'Élève.

Que dites-vous? Est-ce que la discorde se mêle aussi dans l'harmonie?

Le Maître.

Assurément; et elle y fait le même rôle que dans l'univers; c'est la peine qui rend le plaisir piquant; c'est l'ombre qui fait valoir la lumière; c'est à la fatigue que la jouissance doit sa douceur; c'est le jour nébuleux qui embellit le jour serein; c'est le vice qui sert de fard à la vertu; c'est la laideur qui relève l'éclat de la beauté; c'est par l'opposition que les caractères se distinguent; c'est dans le clair-obscur que consiste la magie de la peinture; les poëtes d'un goût exquis n'ont guère manqué de jeter une idée triste au milieu des images les plus riantes ou les plus voluptueuses; celles-ci, en deviennent intéressantes; un peu de bruit lointain prête un charme inconcevable au silence; un être pensif relégué dans le coin d'une solitude ajoute à la solitude. Un bonheur que rien n'altère devient fade.

[-324-] L'Élève.

Malgré votre tirade poétique, il me semble que dans le bien je n'ai jamais désiré l'assaisonnement d'un peu de mal.

Le Maître.

On ne sent le prix des deux plus grands biens de la vie que quand on les a perdus, la santé et la liberté.

L'Élève.

Voilà qui est bien arrangé: l'habitude ôte la douceur à la possession et rend la privation plus amère; et là-dessus, permettez que je vous fasse mon compliment.

Le Maître.

Sur quoi?

L'Élève.

Devinez.

Le Maître.

Je ne sais.

L'Élève.

Vous ne savez? Mais sur votre réconciliation avec l'amie de mon coeur.

Le Maître.

Et cette amie?

L'Élève.

C'est la morale. C'est de la morale toute pure, tout ce que vous venez de me dire là.

Le Maître, avec humeur.

Mademoiselle, mettez-vous en ut. Après ut, mi, sol, faites sol, si, ré, fa, et finissez par ut, mi, sol. Comment trouvez-vous cela?

L'Élève.

J'y trouve à la fois deux exemples de vos principes. Ce petit mouvement d'humeur a fait sortir votre douceur naturelle, et jamais ut, mi, sol, ne m'a tant plu: sol, si, ré, fa, va me réconcilier avec les peines passagères; et je ne haïrai que les longues dissonances de la vie: sol, si, ré, fa, est donc une dissonance.

Le Maître.

Oui, mademoiselle. L'harmonie dissonante est composée de trois tierces, sol, si, ré, fa, suivant les quatre premiers nombres impairs, 1, 3, 5, 7.

[-325-] L'Élève.

En ce cas, rien de plus aisé que l'harmonie dissonante. Je sais tout. Elle n'a qu'une note de plus que la consonnante qui a deux tierces suivant les trois premiers nombres impairs. Il y a donc vingt-quatre dissonances; laissez-moi jouer; je vois, je vois. Il ne s'agit que d'ajouter à la consonnance une tierce à l'aigu. Ce n'est pas la mer à boire.

Le Maître.

Comme vous y allez! Les harmonies dissonantes ne peuvent subsister seules. Elles mènent aux consonnances, les seuls repos de la musique.

L'Élève.

J'aurais dû m'en douter.

Le Maître.

L'harmonie consonnante de la tonique est le principal repos de la modulation. Cherchons une dissonance qui y conduise. La consonnance de la dominante suit bien celle de la tonique qui lui succède bien à son tour. Vous l'avez éprouvé dans une phrase harmonique en tous les tons.

Vous avez dû sentir qu'ut, mi, sol, satisfait l'oreille devant et après sol, si, ré, fa.

Or qu'est-ce que sol, si, ré, fa?

L'Élève.

L'harmonie dissonante de la dominante en ut.

Le Maître.

Sol est la note fondamentale de la consonnance de la dominante, et c'est aussi la note fondamentale de la dissonance.

Sol, si, ré, forment la consonnance de la dominante; donc la note fa, surajoutée, fait seule la dissonance; et cela, parce qu'elle est conjointe avec la note fondamentale sol.

Remarquez que le si, le ré et le fa de sol, si, ré, fa, sont dissonants avec la consonnance principale ut, mi, sol; le si avec l'ut; le ré avec l'ut et le mi; le fa avec le mi et le sol.

Ces dissonances sont les vrais indices, les vraies voies qui mènent l'harmonie dissonante de la dominante à l'harmonie consonnante de la tonique.

Concluez de là que dans la phrase harmonique de quatre consonnances, ce n'est pas arbitrairement que j'ai suivi l'ordre [-326-] qui y règne: car sol, si, ré, quoique harmonie consonnante, est pourtant harmonie dissonante avec ut, mi, sol, consonnance principale qui doit terminer la phrase.

L'Élève.

Ces conclusions-là ne sont pas autrement évidentes.

Le Maître.

Demandez à votre papa; il vous dira que dans tous les beaux-arts les phénomènes sont subtils, que la raison des phénomènes l'est aussi, et que l'homme de sens, qui sait que le moindre motif de préférence entraîne les hommes à la longue, et qui n'ignore pas que ce motif est souvent très-secret, même pour celui qu'il détermine, est enchanté de l'avoir découvert et se garde bien de le chicaner.

L'Élève.

Ainsi ré, fa dièse, la, ut, l'harmonie dissonante de la dominante en majeur de sol, conduit à la consonnance de la tonique sol, si, ré.

Le Maître.

Il était inutile de dire en majeur de sol; soit en majeur, soit en mineur, l'harmonie dissonante de la dominante est la même, et ré, fa dièse, la, ut, conduit aussi bien à sol, si bémol, ré, qu'à sol, si, ré.

L'Élève.

Laissez-moi aller en mineur de fa. Il y a quatre bémols: l'harmonie dissonante de la dominante y est donc ut, mi bémol, sol, si bémol.

Le Maître.

Ut, mi, sol, si bémol, à cause de la sensible qui doit toujours se trouver dans la dissonance principale, pour être sauvée par la tonique qui sera dans la consonnance de cette tonique.

L'Élève.

Oui, oui, je me le rappelle. Je vais en mineur de si bémol, car la modulation m'en plaît; et je suis curieuse d'entendre comment sonneront si bémol, ré bémol, fa, après l'harmonie dissonante de la dominante fa, la, ut, mi bémol.

Le Maître.

Fort bien. Bravo. Devineriez-vous quelle est la note de la gamme la plus dissonante?

[-327-] L'Élève.

Non. Toutes me paraissent également dissonantes ou consonnantes.

Le Maître.

C'est la quarte. En ut, fa dissone dans l'harmonie dissonante de la dominante; et le même fa dissone avec le mi et le sol de la consonnance de la tonique ut.

L'Élève.

Mais chaque son de mon instrument pouvant devenir quarte à son tour, chaque son peut donc être la note la plus dissonante?

Le Maître.

Sans doute. La sensible même peut être considérée comme consonnante et comme dissonante dans la même octave, selon qu'elle fait partie de la consonnance de la dominante, ou qu'on la compare avec la consonnance de la tonique.

L'Élève.

J'entends. Ordonnez que je fasse les harmonies dissonantes de la dominante dans toutes les modulations.

Le Maître.

Faites. Jouez avec les deux mains. Observez la position la plus commode, celle qui tient le milieu entre le grave et l'aigu; mais pour épargner à votre oreille le supplice de douze dissonances de suite, sauvez chacune par l'harmonie consonnante de la tonique, en majeur, en mineur, comme il vous plaira.

L'Élève.

C'était mon projet ... ut, mi, sol ... sol, si, ré, fa ... et puis ne voilà-t-il pas que je rencontre pour les positions de l'harmonie dissonante le même chagrin qu'aux positions de l'harmonie consonnante?

Le Maître.

Pas tout à fait. L'harmonie dissonante a quatre positions: sol, si, ré, fa; si, ré, fa, sol; ré, fa, sol, si; fa, sol, si, ré. Laquelle préférerez-vous dans l'harmonie dissonante de la dominante en fa?

L'Élève.

Que sais-je? Mais vous, quelle position prendriez-vous dans l'harmonie dissonante de la dominante en sol?

[-328-] Le Maître.

En sol majeur il y a un dièse: c'est le fa; ré est la dominante. Son harmonie dissonante est ré, fa dièse, la, ut. Pour la main droite, je m'en tiendrais à la première position, ré, fa, la, ut, qui n'est ni trop aiguë ni trop grave, et qui réunit à cet avantage la facilité de passer à la consonnance de la tonique, sol, si, ré, à la troisième position, ré, sol, si, que nous avons choisie dans cette octave.

L'Élève.

Attendez à présent. En majeur de fa, un bémol, si; la dominante ut; son harmonie dissonante ut, mi, sol, si bémol. Pour la main droite, je prendrai ... Je prendrai la première ... Soufflez donc ... Je prendrai la seconde, mi, sol, si bémol, ut, qui n'est ni trop grave ni trop aiguë, et qui mène commodément à la consonnance de la tonique, fa, la, ut, en s'en tenant à sa première position fa, la, ut, que vous avez préférée dans l'octave de fa. Je suis, comme vous voyez, un perroquet merveilleux. Mais demain, demain j'aurai étudié; je parlerai de moi-même, sans qu'il soit besoin de souffleur. Quand je vous ai demandé la position de l'harmonie dissonante de la dominante en sol, vous m'avez répondu en sol majeur; qu'en saviez-vous? Et si j'avais été sophiste à votre manière?

Le Maître.

Ma réponse demeurait la même, ne vous ai-je pas dit ...

L'Élève.

Que l'harmonie tant consonnante que dissonante de la dominante était la même, soit en majeur, soit en mineur ... J'y suis. Allez.

Le Maître.

Je vais ... à une autre harmonie dissonante qui prépare ou amène, comme vous voudrez, la consonnance de la dominante, second repos.

L'Élève.

Cherchez, cherchez ... Je reviens ... Hé bien, cette seconde harmonie, la tenez-vous?

Le Maître.

Non. Ce n'est pas mon affaire.

L'Élève.

Vous verrez que c'est la mienne.

[-329-] Le Maître.

S'il vous plaît, vous aurez pour agréable de faire cette découverte. Soyons en majeur d'ut. Dans cette modulation, fa est la dissonance de l'harmonie dissonante de la dominante qui conduit à la consonnance de la tonique avec laquelle ce fa est aussi dissonant. De quoi s'agit-il donc?

L'Élève.

De trouver dans l'octave d'ut la note dissonante avec sol, si, ré, comme fa est dissonant avec ut, mi, sol ... C'est ut; mais après?

Le Maître.

Après, vous-même?

L'Élève.

Il faut encore chercher l'harmonie consonnante avec laquelle cet ut fasse dissonance de la même manière que fa dissone dans l'harmonie dissonante, sol, si, ré, fa ... Mais ce n'est ni celle de la tonique ut, mi, sol ... ni celle de la quarte fa, la, ut, ni celle de la quinte sol, si, ré, ni celle de la sixte la, ut, mi.

Le Maître.

Voilà bien les harmonies consonnantes que vous avez employées; mais les avez-vous toutes employées?

L'Élève.

Non. Nous avons mis de côté les harmonies consonnantes de la seconde et de la tierce. Celle de la seconde est ré, fa, la, à laquelle surajoutant ut, j'aurai ré, fa, la, ut, harmonie dissonante assez semblable à l'harmonie dissonante sol, si, ré, fa, et amenant l'harmonie consonnante sol, si, ré, comme l'harmonie dissonante de la dominante sol, si, ré, fa, amène l'harmonie consonnante de la tonique, ut, mi, sol.

Le Maître.

Avec quelque différence, que l'oreille vous apprendra. Jouez.

L'Élève.

Je la sens ... ré, fa, la, ut n'appelle pas si fortement sol, si, ré, que sol, si, ré, fa appelle ut, mi, sol, et ce, pourquoi?

Le Maître.

Pour que les peines aiguisent les plaisirs, il ne faut pas [-330-] qu'une grande peine précède un petit plaisir. Il y aurait plus à perdre qu'à gagner.

L'Élève.

Et puis une autre rechute en morale; il faut pourtant que ce ne soit pas une trop mauvaise chose que cette morale, puisqu'on y revient malgré soi.

Le Maître.

Le repos de la dominante est plus faible que le repos de la tonique, et c'est aussi une moindre dissonance qui y conduit.

L'Élève.

Et pourquoi ré, fa, la, ut, harmonie dissonante de la seconde, est-elle plus faible que sol, si, ré, fa, harmonie dissonante de la dominante?

Le Maître.

Prenez d'abord sol, si, ré, pour consonnance de la dominante en ut; préparez-la par l'harmonie dissonante de la seconde ré, fa, la, ut; prenez ensuite les mêmes sons, sol, si, ré, pour consonnance de la tonique en majeur de sol; préparez de même sol, si, ré, par l'harmonie dissonante de la dominante ré, fa, la, ut ... écoutez ...

L'Élève.

En effet, ré, fa dièse, la, ut se repose mieux sur sol, si, ré, que ré, fa, la, ut sur la même consonnance sol, si, ré ... voilà pour l'oreille.

Le Maître.

Je pourrais m'en tenir là. L'oreille en musique et l'usage dans la langue sont deux arbitres souverains. Mais voici pour la raison.

La note fondamentale du repos sol, si, ré est sol, que ce sol soit pris pour dominante en ut ou pour tonique en sol.

Dans le premier cas, le repos est appelé par ré, fa, la, ut, harmonie dissonante de la seconde; le fa et le la dissonent avec le sol, note fondamentale du repos, et tous les deux en sont éloignés d'un ton, le fa au grave, le la à l'aigu.

Dans le second cas, le repos sol, si, ré ...

L'Élève.

Est appelé par ré, fa dièse, la, ut, harmonie dissonante de la dominante en sol; le fa dièse et le la sont dissonance avec [-331-] le sol, note fondamentale du repos, et tous les deux en sont éloignés, le la d'un ton à l'aigu, le fa dièse d'un demi-ton au grave. Or ...

Le Maître.

Continuez.

L'Élève.

Je crains de dire une bêtise.

Le Maître.

Si c'est la première, vous avez raison.

L'Élève.

L'intervalle fa dièse, sol, est bien autrement ingrat à l'oreille et à la voix que l'intervalle fa, sol. Plus les intervalles sont petits, moins ils sont naturels, plus ils sont difficiles à saisir, à apprécier; c'est une de vos réflexions sur les genres chromatique et enharmonique.

Le Maître.

Concluez.

L'Élève.

Qu'aprés ré, fa dièse, la, ut, le repos doit être plus désiré sur sol, si, ré, qu'après ré, fa, la, ut. Comme il arrive à la fin de la journée, plus on a fatigué, mieux on dort.

Le Maître.

Et quand la fatigue a été extrême, on dort mal. Remarquez que l'harmonie dissonante de la seconde ne diffère de l'harmonie dissonante de la dominante que par la première tierce ...

L'Élève.

Mineure, ré, fa, dans l'harmonie dissonante de la seconde; majeure, ré, fa dièse, dans l'harmonie dissonante de la dominante.

Le Maître.

Faites-moi la consonnance fa, la, ut, mais préparée par les deux harmonies dissonantes, successivement.

L'Élève.

C'est vous qui prendrez ma place et qui me jouerez la consonnance mi bémol, sol, si bémol, préparée successivement par les deux harmonies dissonantes; je voudrais sentir l'effet des deux repos sur cette consonnance majestueuse; sans compter que la tâche me paraît trop difficile, pour une connaissance [-332-] d'aussi fraîche date que la mienne, avec les harmonies dissonantes.

Le Maître.

Très-volontiers. Je prendrai d'abord cette consonnance mi bémol, sol, si bémol pour le repos de la dominante. Je suis donc ...

L'Élève.

En la bémol.

Le Maître.

Je le savais.

L'Élève.

Monsieur, je suis une impertinente.

Le Maître.

Vous êtes un enfant charmant, et moi je suis un mal appris de ne vous avoir pas dit le plus petit mot honnête sur la sagacité avec laquelle vous avez rencontré la raison de la différence des deux repos.

L'Élève.

Vous êtes trop bon.

Le Maître.

Je suis en la bémol. La gamme de la bémol a quatre bémols; car ne connaissant encore que la dissonance de la seconde en majeur, je ne présume pas que vous me veuillez en mineur de la bémol.

L'harmonie de la seconde est donc si [rob], ré [rob], fa, la [rob].

Écoutez bien l'effet de ce repos. Je prends la seconde position ré bémol, fa, la bémol, si bémol, afin de conserver la première position, mi bémol, sol, si bémol, que nous avons adoptée pour cette consonnance.

A présent je prends la même consonnance pour le repos de la tonique. Je suis donc en mi bémol. J'ai donc trois bémols.

L'harmonie dissonante de la dominante qui y conduit est donc si bémol, ré, fa, la bémol ... écoutez encore ... Je vais vous jouer ces deux repos différemment amenés.

L'Élève.

Je sens la différence, et je vois qu'en effet elle naît de celle des intervalles ré bémol, mi bémol, et ré, mi bémol ... A mon [-333-] tour, à présent ... Je vais jouer la consonnance fa, la, ut, suivant ces deux repos. Les deux harmonies dissonantes qui l'amènent, l'appellent, la préparent, cela est égal, sont, ut, mi bémol, sol, si bémol, et ut, mi, sol, si bémol ... Est-ce cela?

Le Maître.

Très-bien ... Mais je pense ... que vous êtes en état de vous exercer seule sur les deux harmonies dissonantes, et de sentir la différence des deux repos ... et que mon affaire est de vous arranger les harmonies consonnantes et dissonantes, de manière qu'il en résulte une phrase harmonique dans chaque modulation.

L'Élève.

Débutez en majeur d'ut; que les harmonies soient simplement frappées. Je serais bien fière, si je devinais l'ordre et la marche de la phrase.

Le Maître.

A la bonne heure.

[Diderot, Leçons, 333; text: Phrase harmonique de quatre consonnances et de deux harmonies dissonantes en majeur d'ut.] [DIDLEC 34GF]

L'Élève.

Cela est clair; mais aussi clair que le jour. Voici votre marche. Vous faites succéder les quatre consonnances suivant l'ordre des nombres 1, 4, 5, 6. Vous pratiquez ensuite les deux harmonies dissonantes, suivant l'ordre des nombres, 2, 5; vous sauvez la dissonance de la dominante par le repos de la tonique. Je vous prie de me jouer cette phrase, afin que j'en connaisse l'effet. Il ne s'agit pas seulement d'éclairer l'esprit, il faut encore former l'oreille ... Cette succession est plus belle que la première, cela est sûr ... Mais vous ne sauvez pas l'harmonie dissonante de la seconde; vous lui faites succéder tout de suite celle de la dominante. Vous auriez dû, ce me semble, interposer sol, si, ré.

[-334-] Le Maître.

Considérez que l'harmonie dissonante de la dominante sol, si, ré, fa, renferme déjà la consonnance sol, si, ré; ainsi quand je fais succéder à la dissonance de seconde la dissonance de la dominante, je sauve la première en même temps que je prépare au repos de la tonique par l'emploi de la suivante.

Je vais vous écrire cette phrase, dans les autres modulations majeures.

L'Élève.

Ces exemples me seront superflus; je ne désespère pas de les trouver de moi-même et d'y appliquer vos batteries. Dites-moi plutôt quelque chose des modulations mineures. Premièrement, je me souviens qu'en mineur, l'harmonie dissonante de la quinte est la même qu'en majeur; de sorte que sol, si, ré, fa, va tout aussi bien à ut, mi bémol, sol, qu'à ut, mi, sol. L'harmonie de la seconde est-elle aussi la même dans les deux modes?

Le Maître.

Non.

L'Élève.

Tant pis.

Le Maître.

Vous n'aimez pas les nouveautés. Elle suit les notes de la gamme. En mineur d'ut, elle devient ré, fa, la bémol, ut.

L'Élève.

Vous m'avez dit que la consonnance de la dominante était la même en majeur et en mineur; donc en ut, le repos de la dominante sol, si, ré, peut être amené par deux dissonances, en majeur par ré, fa, la, ut; en mineur par ré, fa, la bémol, ut.

Le Maître.

Cela est juste. Faites en ut ce repos doublement amené ... Qu'en pensez-vous?

L'Élève.

Ce repos, plus fort en mineur qu'en majeur, l'est moins que celui de la tonique; cependant il me plaît davantage, car sa tristesse va à l'âme.

[-335-] Le Maître.

Et voyez-vous pourquoi il est plus fort en mineur qu'en majeur?

L'Élève.

Sans doute. En majeur, la dissone avec sol note principale du repos; en mineur, c'est la bémol qui fait avec sol un intervalle plus petit: je soupçonne l'intervalle fa dièse, sol d'être encore plus ingrat que celui de la bémol sol. Il s'agit maintenant de pratiquer dans toutes les octaves la consonnance de la dominante amenée par les deux dissonances.

Le Maître.

Observez de plus que l'harmonie dissonante de la seconde en mineur n'est plus faite de l'harmonie consonnante de la seconde, avec une tierce surajoutée à l'aigu; car ré, fa, la bémol n'est point une consonnance; le la bémol en fait un intervalle de fausse quinte.

L'Élève.

Cela ne nuit à rien, et je n'en ai pas moins de plaisir. L'impression que je reçois de la consonnance de la dominante amenée par cette dissonance irrégulière m'est très-douce. Mais ...

Le Maître.

Quoi, mais? ... Vous vous frottez le front de la main.

L'Élève.

C'est que j'en ai assez; et que, si quelque rêve fâcheux ne trouble point mon sommeil, grâce au fa, sol, au fa dièse, sol, au la, sol, et au la bémol, sol qui m'ont fortement appliquée, je dormirai bien ... Jouons bien vite une ou deux sonates, afin que, quand papa viendra et qu'il dira: "Hé bien, qu'avez-vous fait?" on puisse lui répondre: "de l'harmonie ... et des pièces! ... et des pièces" ... Mais point de critique, s'il vous plaît; j'irai bien, j'irai mal; vous n'y ferez nulle attention ... Pour une demi-heure, vous n'êtes plus mon maître ... Vous êtes mon conducteur, mon admirateur.

Le Maître.

A la bonne heure; mais il faut que je vous écrive la seconde phrase harmonique en mineur de la; cela ne différera mon admiration que d'un moment.

[-336-] L'Élève.

Écrivez, tandis que je chercherai dans ce gros portefeuille quelque chose ou de très-facile ou de très-difficile.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 336; text: Phrase harmonique de quatre consonnances et de deux dissonances en mineur de la.] [DIDLEC 34GF]

Fin de septième dialogue et de la troisième leçon d'harmonie.

[-337-] HUITIÈME DIALOGUE ET QUATRIÈME LEÇON D'HARMONIE.

Le Maître, l'Élève et le Philosophe.

Le Philosophe.

Il y a longtemps que je ne me suis assis là.

L'Élève.

Et vous avez très-bien fait, papa.

Le Maître.

Pourquoi cela, mademoiselle?

L'Élève.

C'est que papa ne permet jamais qu'on soit bête; qu'il exige, ce qui ne se peut guère, qu'on jouisse de son esprit à tout moment, et que s'il arrive à la raison de s'absenter, il entre dans des impatiences qui lui font mal. En vérité, papa, pour votre santé qui m'est chère, et pour mes aises qui me le sont aussi, soit que vos affaires ne vous aient pas permis d'assister à nos leçons, soit que vous ayez imaginé de vous-même que vous y pourriez être de trop, vous avez fait comme si vous m'eussiez consultée.

Le Philosophe.

C'est me dire assez crûment de passer mon chemin.

Le Maître.

Non, non, monsieur: je vous garantis, moi, que vous pouvez rester sans conséquence fâcheuse pour votre bonne humeur et pour la nôtre.

L'Élève.

A la condition que nous ne ferons rien de nouveau: tenez, [-338-] papa, il y a peut-être quelque pauvre diable qui vous attend dans votre cabinet; allez-y; c'est le mieux.

Le Philosophe.

Tu crois?

L'Élève.

J'en suis sûre. Ou nous reviendrons sur ce que nous avons déjà dit cent fois, et cela pourra vous ennuyer; ou nous marcherons en avant, et je doute que cela vous amuse.

Le Philosophe.

Bonjour.

L'Élève.

Sans me baiser?

Le Philosophe.

Je ne puis savoir si tu le mérites.

L'Élève.

Je ne serais pas fort heureuse, si vous y regardiez tous les jours de si près, Ça, baisez-moi vite, et partez.

Le Maître.

Hé bien, comment gouvernez-vous les harmonies?

L'Élève.

Ce sont elles qui me gouvernent. J'ai été ces deux jours-ci aux progressions, aux phrases harmoniques, aux repos doublement amenés, aux dissonances doublement sauvées, et le reste, pour tout régime.

Le Maître.

Êtes-vous lasse? Laissons l'harmonie. Jouons quelque chose.

L'Élève.

L'Allemande de Schobert ou la Chasse de la Garde?

Le Maître.

Plaisantez tant qu'il vous plaira, mais il y a là dedans de la gaieté, de la facilité, du chant; et sur sept à huit cent mille paires d'oreilles, plus des trois quarts préféreraient ces bagatelles à la plus sublime sonate de Schobert ou d'Eckard.

L'Élève.

Et la première vielleuse du boulevard, à Cramer.

Le Maître.

Que s'ensuit-il de là? Que la musique de Cramer est faite [-339-] pour le très-petit nombre; celle que j'aime pour la multitude; et c'est toujours l'instruction ou l'amusement du grand nombre qu'il faut se proposer.

L'Élève.

J'imaginais tout le contraire. Boileau n'ambitionne que quelques lecteurs de goût; un grand poëte latin se contente de peu d'approbateurs choisis; et si l'on suivait votre principe jusqu'au bout, nous aurions vraiment de beaux tableaux, de belles statues, de plaisantes poésies, une singulière éloquence, d'étranges productions en tout genre! Si le sentiment de l'excellence n'est pas réservé à quelques âmes privilégiées, ainsi que j'en suis persuadée, encore vaudrait-il mieux amener la multitude à la connaissance du beau que de s'arrêter à la médiocrité par égard pour elle.

Le Maître.

Où est la nécessité que l'homme du peuple s'entende en musique? Vous mettez trop d'importance à des riens. Avez-vous lu un certain discours qui a été couronné à Dijon?

L'Élève.

Oui; beaucoup de sophismes très-éloquents dont la dernière conséquence serait de casser les instruments de musique, de brûler les tableaux, de briser les statues, peut-être de déserter les villes, et de se disperser dans les forêts.

Le Maître.

J'aimerais mieux les hommes épars et bons que rassemblés et pervers.

L'Élève.

Et moi, je sens ma tête un peu rafraîchie; je ne veux pas que vous fassiez plus longtemps de la morale qui vous déplaît, et je veux faire de l'harmonie qui me prépare un jour à moi-même et aux autres un amusement aussi innocent qu'agréable. De quoi s'agit-il à présent?

Le Maître.

De se mettre en ut, et de faire avec la main droite l'harmonie consonnante de la tonique, en lui donnant successivement [-340-] pour basse les notes qui la composent, comme vous voyez:

[Diderot, Leçons, 340] [DIDLEC 34GF]

L'Élève.

C'est fait. Que s'ensuit-il?

Le Maître.

Trois accords.

L'Élève.

Qu'est-ce qu'un accord?

Le Maître.

La convenance du rapport entre la base et les notes de l'harmonie.

L'Élève.

Quel nom donnez-vous à ces trois accords?

Le Maître.

Le premier, où l'harmonie fait avec la basse ut, tonique, unisson, tierce et quinte, s'appelle accord parfait.

Le second, où l'harmonie fait avec la basse mi, sixte, unisson et tierce, s'appelle tierce et sixte, ou simplement sixte.

Le troisième, où l'harmonie fait avec la basse sol, quarte, sixte et unisson, s'appelle quarte et sixte.

L'Élève.

Ainsi chaque harmonie consonnante produit trois accords: l'accord parfait, la sixte, et la quarte et sixte. Or comme il y a vingt-quatre harmonies consonnantes, voilà, de bon compte, soixante et douze accords.

La consonnance mi bémol, sol, si bémol est un accord parfait, si le mi bémol est à la basse.

La consonnance fa dièse, la, ut dièse donne un accord de sixte, si la basse est la.

La consonnance mi, sol, si produit une quarte et sixte, sil a basse est si. J'entends.

Le Maître.

Je le vois. Enregistrons d'abord ces trois accords dérivés de l'harmonie consonnante, tels que ut, mi, sol, et la, ut, mi.

[-341-] [Diderot, Leçons, 341; text: Accord parfait, sixte, quarte et sixte.] [DIDLEC 34GF]

Vous avez très-bien calculé le nombre des accords produits par les vingt-quatre harmonies consonnantes. Il fallait ajouter à cela que les quatre consonnances de chaque modulation y engendraient douze accords, quatre accords parfaits, quatre sixtes et quatre quartes et sixtes; pourquoi vous ai-je noté les trois accords d'ut, mi, sol, et les trois accords de la, ut, mi?

L'Élève.

Peut-être afin que je remarquasse que les basses des quatre accords parfaits de chaque modulation sont la tonique, la quarte, la quinte et la sixte.

Que les basses des quatre sixtes sont la tierce, la sixte, la septième et l'octave.

Et que les basses des quatre quartes et sixtes sont la quinte, la tonique, la seconde et la tierce.

Mais je ne sens pas l'utilité des deux exemples notés.

Le Maître.

Après avoir si bien reconnu les basses des accords en chaque modulation, vous auriez pu voir que les basses des accords parfaits sont la même chose que les notes fondamentales des harmonies consonnantes; de sorte qu'on peut dire indistinctement l'accord parfait en majeur d'ut, et l'harmonie consonnante en majeur d'ut; l'accord parfait ou l'harmonie consonnante en mineur de la.

L'Élève.

Voilà qui est dit. Pourquoi avoir écrit les noms au-dessus?

Le Maître.

Afin que vous les retrouvassiez s'ils vous échappaient, et que vous distinguassiez les deux espèces d'accords, tant parfaits que sixtes et six quartes, les uns produits par une consonnance majeure, ut, mi, sol, les autres par une consonnance mineure, la, ut, mi.

[-342-] L'Élève.

Et quelle différence y a-t-il entre eux? Il me semble ...

Le Maître.

Qu'en la, ut, mi, la tierce est mineure; qu'en ut, mi, sol, elle est majeure.

L'Élève.

Je suis une étourdie pour cette fois qui ne sera pas la dernière. Laissez-moi examiner la sixte qui naît de la consonnance majeure ut, mi, sol, et la sixte qui naît de la consonnance mineure la, ut, mi.

En ut, mi, sol, avec mi à la basse, la tierce sol est mineure, et la sixte est mineure aussi.

En la, ut, mi, avec ut à la basse, la tierce et la sixte au contraire sont majeures.

Dans le dernier accord de chaque consonnance, la quarte est sixte; en ut, mi, sol, la sixte est majeure; en la, ut, mi, la sixte est mineure. Le contraire de l'accord de sixte qui précède; et voilà tout ce qu'il y a à dire sur cet article.

Le Maître.

En ajoutant que l'accord parfait suit dans la dénomination la nature de sa tierce; et qu'il faut dire accord parfait majeur, accord parfait mineur, comme on dit consonnance majeure, consonnance mineure.

L'Élève.

Que je rumine un peu sur cela ... Je sais ... Avançons.

Le Maître.

Jouez l'harmonie dissonante de la dominante, avec la main droite, toujours en ut; donnez-lui pour basse successivement les notes qui la composent; à ces notes de basse ajoutez la tonique, sa tierce majeure, sa tierce mineure, et faites pareillement sur chacune la même harmonie dissonante de la dominante, comme il est écrit.

[Diderot, Leçons, 342] [DIDLEC 34GF]

[-343-] L'Élève.

Et sept nouveaux accords. Quelle nuée? et vous espérez que je les retiendrai?

Le Maître.

Vous les retiendrez ou vous ne les retiendrez pas; parlons-en toujours.

L'Élève.

Et ces trois derniers qui me tombent de je ne sais où?

Le Maître.

Sept accords produits par l'harmonie dissonante de la dominante.

L'Élève.

Produits! Cela vous convient; à la bonne heure.

Le Maître.

Je vois que ces trois derniers vous chagrinent; leurs basses ne sont point renfermées dans l'harmonie; qu'importe, s'ils font bien?

L'Élève.

J'en doute.

Le Maître.

Appelez-les accords par supposition; ils sont durs, il est vrai, mais la consonnance qu'ils appellent et qui les sauve en devient un repos d'autant plus doux.

L'Élève.

Et cette bénigne consonnance, quelle est-elle?

Le Maître.

Ne le savez-vous pas? Où mène l'harmonie dissonante de la dominante, soit en majeur, soit en mineur?

L'Élève.

A la consonnance de la tonique.

Le Maître.

C'est donc elle qui sauve aussi les accords produits par cette dissonance, vrais ou supposés.

L'Élève.

Il faut essayer cela.

Le Maître.

Cela va. Mais au lieu de sauver toujours par l'harmonie consonnante de la tonique, pourquoi ne pas employer à la basse [-344-] d'autres sons que cette tonique? Pourquoi n'y pas entremêler tantôt la sixte, tantôt la quarte et sixte? Pourquoi ne pas varier quand on le peut? Je vais vous écrire ce que je vous prescris; car il y a pour les sons de la basse un choix qui n'est pas indifférent.

[Diderot, Leçons, 344; text: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 35GF]

L'Élève.

Je vois; le premier et le second accords dissonants sont sauvés par l'accord parfait de la tonique.

Le troisième par la sixte de la tierce, ou par l'accord parfait de la tonique.

Le quatrième par la sixte de la tierce.

Le cinquième par l'accord parfait de la tonique.

Le sixième par la sixte de la tierce majeure.

Le septième par la sixte de la tirece mineure.

Mais j'aimerais mieux nommer les trois derniers accords par anticipation: car il me semble que leurs basses anticipent sur la consonnance qui les sauve: votre supposition ne me dit rien.

Le Maître.

Cela est juste. Anticipez encore et sauvez les cinq premiers accords par la consonnance de la tonique en mineur.

Il faut à présent vous expliquer les rapports qui règnent entre les basses de ces accords et les notes de l'harmonie dissonante qui les produit; d'où nous déduirons les noms qui leur sont propres.

La basse du premier est la quinte sol.

L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse un unisson, sol, sol; une tierce majeure, sol, si; une quinte sol, ré, et une; septième, sol, fa.

On devrait donc le nommer tierce, quinte et septième; on le nomme plus simplement accord de septième.

[-345-] Observez que la basse sol est la note fondamentale de l'harmonie.

La basse du second est si.

L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une sixte mineure, si, sol; un unisson si, si; une tierce mineure si, ré, et une fausse quinte, si, fa.

On devrait donc le nommer tierce, fausse quinte et sixte; on le nomme plus simplement fausse quinte.

Observez que la basse si est la note sensible.

La basse du troisième est ré.

L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une quarte, ré, sol; une sixte majeure, ré, si; un unisson, ré, ré; une tierce mineure, ré, fa.

On devrait donc le nommer tierce, quarte et sixte; on le nomme petite sixte majeure.

Observez que sa basse ré est la seconde de l'octave.

La basse du quatrième est fa.

L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une seconde, fa, sol; une quarte superflue ou triton, fa, si; une sixte majeure, fa, ré, et un unisson, fa, fa.

On devrait donc le nommer seconde, triton et sixte; on le nomme triton.

Observez que la basse fa est la quarte de l'octave.

La basse du cinquième est ut.

L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une quinte, ut, sol; une septième superflue, ut, si; une neuvième ou seconde, ut, ré; une onzième ou quarte, ut, fa.

On devrait donc le nommer seconde, quarte, quinte et septième; on le nomme septième superflue.

Observez que la basse ut est la tonique de l'octave.

La basse du sixième est mi.

L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une tierce mineure, mi, sol; une quinte, mi, si; une septième, mi, ré; une neuvième diminuée, mi, fa.

On devrait donc le nommer tierce, quinte et neuvième; on le nomme neuvième diminuée et septième.

Observez que la basse mi est la tierce majeure du ton.

La basse du septième est mi bémol.

L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une tierce [-346-] majeure, mi bémol, sol; une quinte superflue, mi bémol, si; une septième superflue, mi bémol, ré, et une neuvième ou seconde, mi bémol, fa.

On devrait donc le nommer seconde, tierce, quinte superflue et septième superflue; on le nomme quinte superflue.

Observez que la basse mi bémol est la tierce mineure du ton.

L'Élève.

Voilà bien des observations et des noms nouveaux; mais heureusement ils seront écrits. Voyons si j'exécuterais bien une quinte superflue en sol ... La basse est la tierce mineure de l'octave ... donc c'est si bémol ... L'accord est produit par l'harmonie dissonante de la dominante ré, fa dièse, la, ut ... donc si bémol de la basse et de la main gauche; et ré, fa dièse, la, ut, au-dessus et de la main droite ... si bémol ... ré, fa dièse, la, ut. Oh! que cela est laid!

Le Maître.

Sauvez par la sixte sur la même note de basse.

L'Élève.

Il faut que je répète cette quinte superflue pour mon oreille ... si bémol, tierce mineure de l'octave, à la basse ... ré, fa dièse, la, ut, harmonie de dominante et quinte superflue avec la basse ... sol, si bémol, ré, sur la même note de basse si bémol ... ce dernier accord consonnant soulage, et d'un grand chagrin.

Le Maître.

Faites le triton en fa, et sauvez en mineur.

L'Élève.

C'est, si je m'en souviens, par l'accord de sixte sur la tierce qu'il se sauve. Sa basse, si je ne me trompe, est la quarte. En fa, ce sera donc si bémol; et, comme il provient de l'harmonie dissonante de la dominante, la même en majeur qu'en mineur; ut, mi, sol, si bémol, pour la main droite; la sixte qui sauve ce triton aura pour basse la bémol, comme vous le voulez en mineur; donc pour la main droite, fa, la bémol, ut.

Le Maître.

On pourrait en demander moins, mais on n'en saurait attendre davantage. Demain, que vous aurez un peu digéré ce qui précède, je vous exercerai dans toutes les modulations par des questions de la même espèce.

[-347-] L'Élève.

En attendant, que ferons-nous?

Le Maître.

Nous avons de la besogne toute prête; et l'harmonie dissonante de la seconde donc? Jouez-la en majeur d'ut, de la main droite, et donnez-lui successivement pour basse les quatre notes qui la composent:

[Diderot, Leçons, 347,1] [DIDLEC 35GF]

L'Élève.

Autres quatre accords. Cette dissonance est moins féconde que celle de la dominante, et je présume que ces quatre accords dissonants se sauveront par les trois accords produits de la consonnance de la dominante; car c'est à cette harmonie que l'harmonie qui les engendre conduit, à ce que je crois.

Le Maître.

C'est cela. On peut les sauver de la manière suivante.

[Diderot, Leçons, 347,2; text: 6/4, 3] [DIDLEC 35GF]

L'Élève.

Je vois; le premier est sauvé par la quarte et sixte sur la même basse. Le second par l'accord parfait de la dominante; le troisième et le quatrième par la sixte de la sensible.

Le Maître.

La basse du premier est ré.

L'Élève.

L'harmonie ré, fa, la, ut fait avec cette basse un unisson, ré, ré; une tierce mineure, ré, fa; une quinte, ré, fa, et une septième, [-348-] ré, ut ... On devrait donc le nommer tierce, quinte et septième, et on le nomme?

Le Maître.

Simplement accord de septième.

Observez que la basse ré est la seconde de l'octave, et que la différence de cet accord et de l'accord de septième qui provient de l'harmonie dissonante de la dominante n'est que dans la tierce.

La basse du second est fa.

L'Élève.

L'harmonie dissonante ré, fa, la, ut fait avec cette basse une sixte majeure, fa, ré; un unisson, fa, fa; une tierce majeure, fa, la, et une quinte, fa, ut. On devrait donc lenommer tierce, quinte et sixte; et on le nomme?

Le Maître.

Quinte et sixte ou grande sixte.

Observez que sa basse fa est la quarte de l'octave.

La basse du troisième est la.

L'Élève.

L'harmonie ré, fa, la, ut fait avec cette basse une quarte, la, ré; une sixte mineure, la, fa; un unisson, la, la, et une tierce mineure, la, ut. On devrait donc le nommer tierce, quarte et sixte. Et on le nomme?

Le Maître.

Petite sixte.

Observez que sa basse la est sixte de l'octave.

La basse du quatrième est ut.

L'Élève.

L'harmonie ré, fa, la, ut fait avec cette basse une seconde, ut, ré; une quarte, ut, fa; une sixte majeure, ut, la, et un unisson, ut, ut. On devrait donc le nommer seconde, quarte et sixte; et on le nomme?

Le Maître.

Seconde.

Observez que sa basse ut est tonique de l'octave.

L'Élève.

Si je me proposais de faire une quinte et sixte en majeure de sol, m'en tirerais-je à mon honneur? ... Voyons ... sa basse [-349-] sera ut ... la dissonance de la seconde la, ut, mi, sol, et pour sauver cette quinte et sixte ... L'accord parfait de la dominante.

Le Maître.

Rien de mieux. Frappez la dissonance de la seconde aussi en mineur, comme vous voyez ci-dessous:

[Diderot, Leçons, 349] [DIDLEC 35GF]

Ces quatre accords se nomment en majeur comme en mineur, quoiqu'en mineur les rapports des sons soient un peu différents.

Au premier, ré, fa, la bémol, ut fait avec la basse ré un unisson, ré, ré; une tierce mineure, ré, fa, et un septième, ré, ut, comme en majeur; mais au lieu d'une quinte, ré, la, qui a lieu en majeur, on a en mineur une fausse quinte, ré, la bémol.

Dans le second, la tierce fa, la bémol est mineure; au lieu qu'elle est majeure en majeur.

Dans le quatriéme, la sixte ut, la bémol est mineure; tandis qu'en majeur, c'est ut, la, et par conséquent majeure.

Dans le troisième, tout varie; la tierce la bémol, ut, et la sixte la bémol, fa sont majeures; et la quarte la bémol ré est superflue. Cependant on évite des difficultés en laissant à cet accord le nom de petite sixte.

La consonnance de la dominante étant la même en majeur et en mineur, ces accords se sauvent de la même manière dans les deux modes.

L'Élève.

J'y consens; mais si nous récapituliions, et que vous prissiez sur vous cette tâche.

Le Maître.

Récapitulons. Deux espèces d'harmonies consonnantes;

La majeure, ut, mi, sol; la mineure, la, ut, mi.

Deux espèces d'harmonies dissonantes de seconde.

La majeure, ré, fa, la, ut; la mineure ré, fa, la [rob], ut.

[-350-] Une seule espèce d'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, ré, fa.

L'Élève.

Donc cinq espèces d'harmonies. Leurs produits?

Le Maître.

Vingt et un accords dont voici les noms:

Accord parfait majeur. -- Accord parfait mineur. -- Sixte majeure. -- Sixte mineure. -- Quarte et sixte majeures. -- Quarte et sixte mineures. -- Septième de seconde en majeur. -- Septième de seconde en mineur. -- Quinte et sixte en majeur. -- Quinte et sixte en mineur. -- Petite sixte en majeur. -- Petite sixte en mineur. -- Seconde en majeur. -- Seconde en mineur. -- Septième de dominante. -- Fausse quinte. -- Petite sixte majeure. -- Triton. -- Septième superflue. -- Neuvième diminuée et septième. -- Quinte superflue.

L'Élève.

Voilà bien des accords; mais puisque vous les avez appris, un autre, avec un peu plus de peine, peut les apprendre aussi.

Le Maître.

Il est beau de ne pas désespérer. A présent jouez-moi la progression des consonnances par quarte. Donnez seulement à la basse la note fondamentale, et cela formera une chaîne d'accords parfaits.

L'Élève.

Il faut toujours être en garde contre vos demandes; si je choisis le majeur, ce sera le mineur que vous aurez voulu.

Le Maître.

Cela donne de la justesse à l'esprit. Le majeur. Frappez d'abord l'accord parfait d'ut; mais avant que de frapper celui de fa, amenez-le par le triton et la fausse quinte.

L'Élève.

J'attends que cela s'éclaircisse. Que la lumière se fasse.

Le Maître.

Amener, préparer l'accord parfait de fa par le triton, c'est faire le triton en fa; l'amener, le préparer par la fausse quinte, c'est faire en fa la fausse quinte.

L'Élève.

Et la lumière fut faite. Donc point de triton à sauver, puisque la fausse quinte le doit suivre.

[-351-] Le Maître.

J'entendais tout au contraire que le triton fût sauvé par une consonnance interposée entre les deux accords dissonants; et voici ma demande écrite:

[Diderot, Leçons, 351; text: Progression d'accords parfaits par quarte préparés par le triton et par la fausse quinte.] [DIDLEC 35GF]

L'Élève.

Il faut transporter cela sur le clavier. Ayez pour agréable de me jouer cette progression ... Elle fait bien ... Demain ... demain! C'est bientôt, c'est peu de temps pour se promettre d'en faire autant; mais j'y travaillerai. Je comprends tout.

[-352-] Le Maître.

Voici le même exemple avec des batteries.

L'Élève.

A votre aise; faites bien des vôtres. Vous espérez me dérouter en doublant une note des harmonies tant consonnantes que dissonantes; mais croyez que sol, si, ré, fa, et ré, fa, sol, si, ré, ne sont pour moi que l'harmonie dissonante. Vous ne m'égarerez pas davantage en n'employant que trois sons de cette harmonie. Faites, si cela vous dit, cinq notes à la basse de la main gauche; habituée à exécuter les consonnances avec la main gauche, vous ne m'étonnerez point. Savez-vous qu'en moins de rien je saurais frapper toute l'harmonie à la basse.

Le Maître.

Lorsque la fantaisie vous en prendra, ne manquez jamais de doubler la note de la basse; et si vous supprimez de la main droite une note de l'harmonie, que ce soit toujours l'unisson de la basse.

L'Élève.

J'entends; mais il faut écrire, parce qu'il faut se souvenir de ce qu'on a entendu, et qu'on ne dispose pas de sa mémoire comme de son jugement.

Le Maître.

Nous écrirons, et quand il y aura ou de l'obscurité ou de l'oubli, je ne suis pas là pour rien. Maintenant ...

L'Élève.

Sauf votre meilleur avis, nous jetterions un coup d'oeil sur les signes dont on marque les différents accords que vous m'avez expliqués.

Le Maître.

C'est ce que j'allais vous proposer. On note la basse. Quant à l'harmonie qu'il faut exécuter de la main droite, on l'indique par les chiffres et d'autres caractères placés au-dessus des notes de la basse.

L'Élève.

Et lire couramment ces signes, quand il y en a, et les suppléer juste quand il n'y en a point, c'est accompagner.

Le Maître.

L'accord parfait majeur ... Il serait à souhaiter qu'il n'y eût qu'un caractère pour cet accord dans toutes les modulations, et [-353-] qu'un autre pour l'accord parfait mineur; il n'en est pas tout à fait ainsi.

Les accords parfaits majeur et mineur se désignent par les signes que vous voyez:

[Diderot, Leçons, 353; text: La sixte par, La quarte et sixte par, La septième de seconde par, La quinte et sixte par, La petite sixte par, La septième de dominante par, La seconde par, La fausse quinte par, La petite sixte majeure par, Le triton par, La septième superflue par, La neuvième et septième par, La quinte superflue par, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9] [DIDLEC 36GF]

L'Élève.

Quelle effrayante litanie de signes, et cela pour chaque accord! Il y a de quoi fendre la tête; et d'où vient tout ce fatras?

Le Maître.

Du même fonds que le chaos des lois et des coutumes, la diversité des mesures et des poids, l'irrégularité des rues, la [-354-] confusion des maisons, la bizarrerie de l'orthographe. C'est que l'art s'est fait peu à peu, et qu'il n'y a point eu un premier grand législateur. Mais ce que je viens de vous écrire n'est rien en comparaison de ce que je recueillerais des auteurs, si je me donnais la peine de les feuilleter. Les Italiens et les Allemands ne font point frapper l'harmonie complète de la main droite. Il faut en accompagnant leurs ouvrages s'en tenir aux sons désignés par les chiffres. S'il y a au-dessus de la tonique ut, 7/9 # cela veut dire, de la main droite, la septième superflue si, et la neuvième ré seulement, et non l'harmonie entière sol, si, ré, fa d'où provient cet accord. Ainsi, pour cet accompagnement, tout le savoir se réduit à bien connaître les intervalles de l'octave chromatique. Un dièse placé devant ou après le chiffre marque une note dièse, ainsi du bémol; # 5 sur la basse si signifie quinte, fa dièse; le même signe sur ut, quinte superflue, sol dièse; un bémol devant le 5, tantôt quinte, tantôt fausse quinte.

Entre toutes ces méthodes, si l'on peut donner ce nom aux caprices des auteurs, j'ai gardé un milieu en m'en tenant aux chiffres d'usage, aux signes connus, sans en introduire un nouveau, mais simplifiant autant que je l'ai pu. Pour éviter toute ambiguïté, le # ou la simple + après le chiffre marque le superflu; les mêmes signes devant le chiffre, le majeur; ainsi [# 6/], petite sixte majeure, et 7 # septième superflue. Jamais devant 2. 4, 5 et 8 ni dièse ni bémol; que la seconde, la quarte, la quinte et l'octave soient notes dièses ou bémols.

[4/]. Toujours quarte superflue ou triton.

[5/]. Toujours fausse quinte.

[7/]. Toujours septième diminuée.

N'employant jamais deux chiffres que pour distinguer deux accords qu'on confondrait sans cette précaution; laissant au goût à supprimer de l'harmonie ce qu'il en voudra supprimer; recommandant seulement d'omettre de préférence la note qui fait unisson avec la basse.

L'Élève.

Voilà des préceptes dont j'userai sur la progression que vous venez de m'écrire. Je projette encore d'en varier les harmonies par toutes sortes de batteries; souvent la main droite ne fera que deux notes, ce qui me paraît surtout convenir à l'adagio et à l'andante qui me plaisent entre les autres mouvements. Je ne [-355-] suis pas indolente, et je ne me refuse pas au presto; mais je trouve au chant grave et lent plus de caractère, plus d'énergie, plus d'expression; et si j'avais à vous demander une pièce, je vous la demanderais comme le père Canaye demandait un cheval au maréchal d'Hoquincourt, comme il me convient d'être.

Le Maître.

Je vous conseille de ne vous gêner sur rien, en musique s'entend; faites à votre tête, la mienne me suggère une table à trois colonnes où vous verrez d'un coup d'oeil les noms des accords, leurs signes et leurs basses.

Table des noms, signes et basses des accords.

[Diderot, Leçons, 355; text: Noms. Signes. Basses. Accord parfait majeur, Accord parfait mineur, Sixte majeure, Sixte mineure, Quarte et sixte majeures, Quarte et sixte mineures, Septième de seconde en majeur, Septième de seconde en mineur. Sixte et quinte en majeur, Quinte et sixte en mineur, Petite sixte en majeur, Petite sixte en mineur, Seconde en majeur, Seconde en mineur, Septième de dominante, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8] [DIDLEC 37GF]

[-356-] [Diderot, Leçons, 356; text: Noms. Signes. Basses. Fausse quinte, Petite sixte majeure, Triton, Septième superflue, Neuvième diminuée et septième, Quinte superflue, 1, 2, 3, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 37GF]

L'Élève.

Pourquoi marquez-vous le superflu tantôt par un dièse après le chiffre, tantôt par une simple croix?

Le Maître.

Lorsque la note qui fait l'intervalle superflu est en même temps dièse comme dans l'octave d'ut, la quinte superflue, sol diese, ou comme en la, la quinte superflue sol dièse, sur la tierce ut, je le désigne par le dièse après le chiffre.

Au contraire, lorsque la note qui fait l'intervalle superflu est naturelle, comme la septième superflue si, en ut, je mets une croix après le chiffre.

Il faut entendre la même chose du dièse et de la croix qui précèdent le chiffre [6/], avec cette différence que devant le chiffre ils n'indiquent que la sixte majeure.

L'Élève.

Et l'accord parfait indiqué par deux dièses?

Le Maître.

C'est l'accord parfait majeur en ré dièse, la dièse ou les tierces sont double dièse.

L'Élève.

Si votre méthode laisse peu de travail au jugement, elle en donne beaucoup à la mémoire.

Le Maître.

C'est son avantage. De quelque autre manière qu'on prétendît vous instruire, sans soulager la mémoire on fatiguerait davantage le jugement. Et puis comptez-vous pour rien la présence du maître? C'est à lui de distribuer la tâche et de conduire l'élève si doucement qu'il se familiarise avec les harmonies, les accords, les signes, et qu'il ait fait de très-grands progrès avant que d'en avoir le premier soupçon. Voici une [-357-] prédiction que j'ose vous faire; c'est qu'arrivée à la fin, vous me direz avec surprise: "Quoi! c'est là tout?" En attendant, mettons-nous un peu en majeur d'ut, faites la tonique de la main gauche, ajoutez l'octave afin que cela sente mieux la basse; examinez ensuite les harmonies de la modulation où l'ut est renfermé.

L'Élève.

Vous ne reconnaissez encore que quatre harmonies consonnantes dans chaque modulation, et vous ne m'avez parlé que de deux harmonies dissonantes; la réponse à votre demande est donc contenue en six harmonies.

Le Maître.

Cela est juste. Mais la tonique est-elle de ces six harmonies?

L'Élève.

Il faut voir. En ut les quatre harmonies consonnantes sont ut, mi, sol; sol, si, ré; fa, la, ut; la, ut, mi. L'ut entre donc dans les harmonies consonnantes de la tonique, de la quarte et de la sixte?

Il n'est exclu que de la consonnance de la quinte.

Les deux harmonies dissonantes sont ré, fa, la, ut; et sol, si, ré, fa.

Ici je ne vois d'ut que dans la dissonance de la seconde.

Voilà donc quatre harmonies qui renferment l'ut? Qu'en voulez-vous faire?

Le Maître.

Je veux que vous me les jouïez successivement avec la main droite en gardant à la basse l'ut qu'elles accompagneront diversement.

L'Élève.

Et l'ordre ... attendez ... ne me dites rien ... Les consonnances sauvent les harmonies dissonantes ... Je vais donc commencer? ...

Le Maître.

Par la consonnance ut, mi, sol, l'alpha et l'oméga de toute progression. Elle sera suivie de celle de la, la, ut, mi, d'où vous irez à celle de la quarte fa, fa, la, ut; à l'harmonie dissonante de la seconde, ré, fa, la, ut, et l'enchaînement vous plaira.

L'Élève.

Je vais vous le dire. Il faut en finissant répéter la consonnance de la tonique.

[-358-] Le Maître.

Après la dissonance de la seconde ré, fa, la, ut, il faut frapper l'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, ré, fa, quoiqu'elle ne contienne point l'ut; elle sauvera la dissonance de la scconde et préparera en même temps le repos final, ut, mi, sol.

L'Élève.

J'exécute et j'écoute ... Fort bien ... Voilà une phrase dont mon oreille s'accommode.

Le Maître.

Et cela, savez-vous ce que c'est? ... La succession de toutes les harmonies qui peuvent accompagner la tonique tant en majeur qu'en mineur.

L'Élève.

Que j'essaye vite en mineur ... en ut mineur, trois bémols ... Ma basse ne change point ... ni ma tonique non plus ... donc ut, mi bémol, sol ... J'y suis ... la bémol, ut, mi bémol ... bien ... fa, la bémol, ut, très-bien ... ré, fa, la bémol, ut ... C'est cela; et puis ... et puis laissant dans l'harmonie dissonante de la dominante le si naturel et pour cause ... sol, si, ré, fa ... et ut, mi bémol, sol ... da capo ... ut, mi bémol, sol ... la bémol, ut, mi bémol ... fa, la bémol, ut ... ré, fa, la bémol, ut ... sol, si, ré, fa ... ut, mi bémol, sol, et pas une faute, je le gage ... ordonnez, si vous l'osez, la même phrase dans toutes les modulations, et je pars.

Le Maître.

Peut-être un peu légèrement. Mais nommez-moi auparavant les accords que toutes ces harmonies font avec la tonique.

L'Élève.

J'aime mieux vous écouter.

Le Maître.

La consonnance de la tonique fait avec la tonique accord parfait.

La consonnance de la sixte, la, ut, mi ... accord de sixte.

La consonnance de la quarte fa, la, ut ... quarte et sixte.

L'harmonie dissonante de la seconde ré, fa, la, ut ... seconde.

L'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, ré, fa ... septième superflue.

[-359-] L'Élève.

Mais je savais tout cela; je savais que l'harmonie consonnante fait toujours un accord parfait avec sa première note à la basse; une sixte, avec sa seconde note à la basse; une quarte et sixte avec sa troisième note à la basse.

Je savais que l'harmonie dissonante de la seconde fait avec la tonique une seconde.

Et que l'harmonie dissonante de la dominante fait avec la tonique une septième superflue. Je savais tout.

Le Maître.

Que ne m'arrêtiez-vous?

L'Élève.

Je n'aime pas qu'on m'interrompe.

Le Maître.

Sans vous interrompre, mettez-vous en majeur d'ut; la seconde est ré; faites ce ré de la main gauche, et accompagnez-le successivement de la main droite, de toutes les harmonies de la modulation d'ut qui renferment le ré.

L'Élève.

Parmi les consonnances, je ne vois que celle de la dominante, sol, si, ré qui fait avec ré un accord de quarte et sixte; et parmi les dissonances que celles de la dominante, sol, si, ré, fa, et de la seconde, ré, fa, la, ut; celle de la dominante, sol, si, ré, fa, faisant avec la basse ré une petite sixte majeure, et celle de la seconde, ré, fa, la, ut, faisant avec le même ré de la basse une septième.

Le Maître.

J'admire votre facilité et votre mémoire. Vous me gâtez.

L'Élève.

Comment cela?

Le Maître.

Par l'agrément que vous me faites espérer dans mon métier, et que je n'y trouverai sûrement pas.

L'Élève.

Vous pensez trop mal des autres.

Le Maître.

Faites ces trois accords sur la seconde ré du majeur d'ut; [-360-] commencez par la quarte et sixte, et passez à la septième, à la petite sixte majeure ... Fort bien. Aussitôt dit, aussitôt fait.

L'Élève.

Mais le dernier accord doit être sauvé, car il n'est pas consonnant.

Le Maître.

La petite sixte majeure dérive de l'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, ré, fa, qui appelle la consonnance de la tonique, ut, mi, sol; or cette harmonie consonnante ne peut accompagner le ré; changez donc de basse; faites mi à la basse; et ce mi produisant une sixte sur la tierce sauvera parfaitement la petite sixte majeure.

L'Élève.

Et au lieu de mi, pourquoi pas ut, et l'accord parfait de la tonique? Pourquoi pas sol et l'accord de quarte et sixte? Tout cela me paraît égal, la consonnance de la tonique sauvant en général les accords dérivés de la dissonance de la dominante.

Le Maître.

Qui vous le nie?

L'Élève.

Par respect pour vous et pour le mi de votre choix, je m'en tiendrai à la sixte sur la tierce, à condition que vous trouverez bon que j'accompagne la seconde la en mineur de sol, avec ces trois accords, car j'imagine que la phrase a lieu dans les deux modes; et en me conformant à votre marche, qui emploie d'abord la quarte et sixte, j'aurai pour cette quarte et sixte ré, fa dièse, la; pour la septième, la, ut, mi bémol, sol; et pour la petite sixte majeure, ré, fa dièse, la, ut. Voilà ce que c'est.

Le Maître.

Avec cette petite correction pour la sixte quarte, de faire plutôt ré, fa, la, que ré, fa dièse, la. La règle d'introduire dans l'harmonie de la dominante la sensible de l'octave n'est indispensable que dans le cas de son accord dissonant, parce qu'il conduit au repos de la tonique. Dans les autres cas, si la consonnance de la dominante n'accompagne pas la dominante même, elle peut suivre les notes de la gamme. Eh bien, qu'attendez-vous? Sauvez donc la petite sixte majeure.

[-361-] L'Élève.

Votre intention, monsieur, est-elle que je profite?

Le Maître.

Ce n'est pas celle de tous les maîtres, mais c'est la mienne.

L'Élève.

Accordez-moi donc le temps d'arranger dans ma tête vos règles, vos exceptions, vos observations.

Le Maître.

Un moyen de ne rien savoir bien, c'est de vouloir tout également retenir. Prenez-en d'abord ce que vous pourrez, sans effort et sans gêne; le reste viendra, et peu à peu vous posséderez le tout; pour sauver l'accord dissonant de la petite sixte majeure que vous venez de pratiquer sur la seconde note la de l'octave en mineur de sol, il faut ...

L'Élève.

Pratiquer la sixte de la tierce si bémol.

Le Maître.

Fort bien; et puis cédez-moi la place; je veux accompagner la tierce mi ou mi bémol, tant en majeur qu'en mineur, par les harmonies qui la renferment.

L'Élève.

Vous vous passerez de dissonances, si cela vous est agréable; car il n'y a point de mi, ni en sol, si, ré fa, ni en ré, fa, la, ut.

Le Maître.

Il est vrai. J'accompagne en majeur d'ut la tierce mi par ut, mi, sol; par la, ut, mi; par sol, si, ré, fa; et je reviens à ut, mi, sol.

La première harmonie fait avec la basse mi accord de sixte.

La seconde harmonie ... accord de quarte et sixte.

La troisième harmonie ... accord de septième et de neuvième diminuée.

En mineur, j'accompagne la tierce mi bémol par ut, mi bémol, sol; par la bémol, ut, mi bémol; par sol, si, ré, fa, et je finis par ut, mi bémol, sol; ce qui rend en accords la sixte, la quarte et sixte et la quinte superflue.

L'Élève.

Vous avez raison. Je me rappelle que vous avez donné à l'harmonie dissonante de la dominante pour basse la tonique, [-362-] la tierce majeure, la tierce mineure, outre les notes qui la composent.

Le Maître.

La quarte fa peut toujours être accompagnée, tant en majeur qu'en mineur, par sa propre consonnance, et par les deux dissonances.

La quinte sol, par sa propre consonnance, par la consonnance de la tonique, et par sa propre dissonance.

L'Élève.

Et les accords que ces harmonies produisent avec leurs basses fa et sol, comment les nommez-vous? Et l'ordre à suivre, la manière de les enchaîner, vous ne m'en parlez pas?

Le Maître.

Adagio. Poursuivons notre tâche, et connaissons les harmonies qui accompagnent les autres notes de la gamme; puis nous les écrirons tant en majeur qu'en mineur d'ut; alors vous apprendrez l'ordre et la marche, et les signes placés au-dessus de chaque note de basse vous indiqueront les noms des accords.

L'Élève.

Je ne sais quel poëte a dit que les choses que l'on voit frappent plus que celles qu'on entend; mais ce n'est pas en musique.

Le Maître.

Vous verrez, et vous entendrez.

La sixte ou sixième note s'accompagne de sa propre consonnance, de celle de la quarte et de l'harmonie dissonante de la seconde.

La sensible s'accompagne de la consonnance et de la dissonance de la dominante.

En mineur, la septième ne peut s'accompagner que de la consonnance de la quinte; sans licence, encore.

[Diderot, Leçons, 362; text: Exemple de toutes les harmonies qui accompagnent chaque note de la gamme en majeur d'ut, avec les signes des accords que produisent ces harmonies avec eurs basses, en suivant l'ordre naturel. 1, 2, 3, 4, 6, 7, 9] [DIDLEC 38GF]

[-363-] [Diderot, Leçons, 363; text: 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 38GF]

Les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, que j'ai placés au-dessous des portées de la basse, désignent le rang de chaque note dans la gamme.

L'accord qui se trouve seul entre deux lignes perpendiculaires ne sert qu'à sauver la dernière dissonance de chaque note de basse. Je ne l'ai point chiffré, parce que son chiffre et son nom se trouvent dans le courant de l'exemple.

L'Élève.

Rien d'obscur là dedans. Le premier, accord parfait de la tonique.

Les trois suivants, sixte de la tierce.

Le quatrième, accord parfait de la tonique.

Celui qui sauve l'accord de petite sixte, accord de sixte sur la sensible.

Je crois démêler la raison de tout cela.

La fausse quinte, par exemple, dérive de la dissonance de la dominante sol, si, ré, fa; donc la consonnance ut, mi, sol doit la sauver. Vous lui avez choisi la basse ut, parce qu'elle est plus proche que le mi ou le sol.

Le Maître.

Il faut autant qu'on le peut faire chanter la basse, et la conduire par des intervalles doux.

Je vais vous écrire le même exemple en mineur d'ut.

L'Élève.

Un mot auparavant. Que voulez-vous dire avec ces signes du doigt sur différents endroits de mon exemple?

Le Maître.

Que je n'ai pas observé les positions, et que les harmonies font des sauts considérables, faute que je n'ai commise que pour me rendre clair et que vous ne pouvez sans ingratitude vous dispenser de corriger sur le clavier.

[-364-] L'Élève.

Je ne suis pas ingrate.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 364; text: Exemple des harmonies qui accompagnent les notes de la gamme en mineur d'ut, suivant l'ordre naturel. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 38GF]

Comme la septième note si bémol ne peut étre accompagnée que de l'harmonie consonnante de la quinte, sans licence, et par conséquent n'a pas besoin de consonnance qui sauve son accord, j'ai repris la note sensible avec les accords pour revenir à ut, mi bémol, sol.

L'Élève.

Peu de difficultés nouvelles, dans cet exemple; quelques noms d'accords à apprendre, quelques signes à connaître, et puis c'est tout. Faites-moi sentir l'effet de cette succession d'harmonies.

Le Maître.

Voilà le majeur ... Voici le mineur ... Comparez.

L'Élève.

Il s'agit de mettre ces deux suites d'accords dans sa tête et dans ses doigts. Elles font bien, très-bien à l'oreille. Il faudrait les posséder dans toutes modulations; ce serait un assez bon prélude, avant une pièce.

Le Maître.

Vous me dispenserez de vous écrire ces enchaînements d'accords [-365-] dans les autres octaves; vous les y transporterez sans peine.

L'Élève.

Et quand j'y en trouverais, tant mieux. On ne sait bien ...

Le Maître.

Que ce qu'on a montré aux autres.

L'Élève.

Que ce qu'on a appris difficilement. Le travail est un burin qui grave la chose. Mais si nous enrayions.

Le Maître.

Est-ce votre dernier mot? J'aurais pourtant encore besoin d'un moment de votre attention, pour terminer la soirée à ma fantaisie.

L'Élève.

A-t-on rien à refuser à celui qui peut commander et qui demande aussi honnêtement? Dites.

Le Maître.

Vous venez de voir que chaque note de la gamme peut être accompagnée par plusieurs accords. Il s'agirait à présent de choisir entre ces accords ceux dont on pourrait accompagner la gamme, en majeur, en mineur, en montant, en descendant. Comme vous êtes fatiguée, il faut vous épargner ce travail, et vous écrire ces deux gammes avec leur accompagnement.

[Diderot, Leçons, 365; text: Gamme en majeur d'ut, accompagnée en montant et en descendant. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8] [DIDLEC 39GF]

[-366-] [Diderot, Leçons, 366; text: Gamme en mineur d'ut, accompagnée en montant et en descendant. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8] [DIDLEC 39GF]

L'Élève.

Est-ce tout?

Le Maître.

Presque ... Il faudrait encore distinguer les accords et les nommer.

L'Élève.

Je m'en tirerais, si je voulais ou pouvais m'appliquer; mais vous êtes honnête et compatissant.

Le Maître.

Vous voyez que les toniques, les octaves et les dominantes sont en majeur et en mineur, accompagnées par l'accord parfait.

Les secondes, par la petite sixte majeure.

Les tierces, par l'accord de sixte.

Les quartes, en montant, par la quinte et sixte.

En descendant, par le triton.

Les septièmes, en montant, par la fausse quinte.

En descendant, par la sixte.

L'Élève.

Cela est vu, et de plus qu'en mineur la sixième note la bémol est toujours accompagnée de l'harmonie dissonante de la seconde ré, fa, la bémol, ut; mais j'ignore et l'accord que produit cette dissonance avec la sixième note et son signe et son nom.

[-367-] Le Maître.

C'est la petite sixte.

L'Élève.

La petite sixte, à la bonne heure. Autre chose. Voilà qu'en majeur la sixième note la est accompagnée en montant par ré, fa, la, ut, et en descendant par ré, fa dièse, la, ut; je n'entends rien à cela.

Le Maître.

Bonne observation, et qui n'est pas d'une tête bien lasse.

L'Élève.

J'en suis fâchée pour la bonne observation, mais elle ment.

Le Maître.

La dissonance de la seconde ré, fa, la, ut, qui accompagne la sixième note la en montant, fait avec cette note une petite sixte; et ré, fa dièse, la, ut, qui l'accompagne en descendant, change la modulation et conduit en sol. Par conséquent l'accord sol, si, ré, en descendant, n'est plus celui de la quinte d'ut, mais bien celui de la tonique sol; et l'accord de la sixième note la, qui prépare ce repos, est l'accord de la seconde note; donc petite sixte majeure.

L'Élève.

Sol est pris pour tonique en descendant la gamme, et pour quinte en montant; comme tonique, la dissonance qui doit préparer le repos sol, si, ré est celle de la dominante; donc ré, fa dièse, la, ut; et puis je vous accompagne jusqu'à la porte, et vous dis adieu.

Le Maître.

Et des pièces?

L'Élève.

Point de pièces ce soir; je ne vois goûte; mais en revanche demain, un tour de force.

Le Maître.

Je vous en crois capable.

Le Philosophe.

Et quoi, vous vous séparez déjà! Je rentrais de bonne heure dans l'espérance de vous trouver encore à l'ouvrage, et de profiter du reste de la leçon.

Le Maître.

Mademoiselle prétend que ce qu'elle en a lui suffit.

[-368-] L'Élève.

Et c'est la vérité.

Le Philosophe.

Pas le moindre petit bout de sonate?

L'Élève.

Non, papa; je me souviens de l'enfant qui ne voulut jamais dire A de peur qu'on ne lui fît dire B. Une sonate A en attirera une autre B, celle-ci une troisième C, et tout un alphabet de sonates.

Le Philosophe.

Mademoiselle, tout comme il vous plaira.

L'Élève.

Mademoiselle! voilà comme on dit quand on veut obtenir la chose et vous ôter le mérite de la complaisance.

Le Philosophe.

En as-tu vraiment assez?

L'Élève.

Papa, en pouvez-vous douter?

Le Philosophe.

Allons, point de sonate; je n'en veux point; mettons-nous à table, et soupons gaiement; monsieur, si vous vouliez en être?

Le Maître.

Très-volontiers; vous êtes si rare chez vous, qu'il y faut rester quand on a le bonheur de vous y surprendre.

Fin du huitième dialogue et de la quatrième leçon d'harmonie.

[-369-] NEUVIÈME DIALOGUE ET CINQUIÈME LEÇON D'HARMONIE.

Le Maître, L'Élève.

L'Élève.

Monsieur, je vous demande un instant ... Je l'ai si bien serré, ce papier, que je ne sais plus où il est ...

Le Maître.

Vous me paraissez inquiète.

L'Élève.

Je le suis aussi ... Monsieur, voudriez-vous bien m'aider à feuilleter ces livres de musique.

Le Maître.

Tous? c'est de l'ouvrage.

L'Élève.

Commencez par Eckard ... Il faut qu'il soit là.

Le Maître.

Voilà quelque chose de votre écriture.

L'Élève.

Donnez, donnez; c'est cela ... Je vous avais promis un tour de force ... Un tour de force, si vous voulez; et le voilà.

Le Maître.

Ah! ah! c'est l'enchaînement des modulations et l'enchaînement des accords dans chaque modulation, une analyse musicale raisonnée d'une pièce d'Eckard ... Fort bien ... fort bien ... Ici, vous vous êtes trompée; mais ce n'est pas votre faute, il vous était impossible d'expliquer ce qui tenait à des principes que vous ignorez ... En jouant, prenez l'habitude de vous rendre [-370-] compte de la basse et du dessus; ce sera une application continuelle de nos leçons.

L'Élève.

Et cette application, la croyez-vous toujours facile?

Le Maître.

Oui, avec un peu d'attention et beaucoup d'habitude.

L'Élève.

Quoi! tout en exécutant certains morceaux d'Emmanuel Bach, vous suivriez sa marche, vous rendriez raison de ses écarts?

Le Maître.

Sans doute; incessamment vous en serez là; et s'il arrivait qu'un auteur eût mal écrit ce que son génie lui aurait bien dicté, vous le remarqueriez.

L'Élève.

Est-ce que cela se peut?

Le Maître.

Si cela se peut? Il serait donc bien extraordinaire que celui qui ignore la théorie et qui compose d'oreille tombat dans quelque faute?

L'Élève.

Quoi! la règle serait en contradiction avec l'organe, ou l'organe avec la règle?

Le Maître.

Je l'ignore; et de crainte que de question en question vous ne m'embarquiez dans une métaphysique très-incertaine, où nous pourrions nous perdre, nous et notre temps, je vous demanderai tout de suite comment vont les accords?

L'Élève.

Et cette méthode vous semble bien satisfaisante?

Le Maître.

Très-satisfaisante pour le maître que les questions embarrassent, et très-utile pour l'élève dont les progrès ne sont pas retardés; en conséquence, mademoiselle, comment vont les accords?

L'Élève.

Mon papa dit qu'ils vont bien. Ce matin, je l'ai arrêté au passage de sa chambre à son cabinet, et je lui ai accompagné toutes les gammes. J'ai appris ou plutôt répété devant lui la progression [-371-] par quarte préparée du triton et de la fausse quinte. J'ai essayé la marche des accords sur chaque note de la gamme; il me l'a fait exécuter dans toutes les modulations, et je ne m'en suis pas mal tirée.

Le Maître.

Je vous en fais mon compliment; vous êtes bien plus habile que vous ne pensez. C'est une grande affaire que d'en être venue où vous en êtes. Voyons. Faites-moi tous les accords sur la tonique en majeur de si.

L'Élève.

Cela est aisé ... Je frappe avec la main gauche le si que je double pour rendre cette basse plus forte. Puis de la main droite, je fais la consonnance si, ré dièse, fa dièse de la tonique.

Sol dièse, si, ré dièse ... sixte.

Mi, sol dièse, si ... quarte.

De là je passe aux dissonances.

Ut dièse, mi, sol dièse, si.

Fa dièse, la dièse, ut dièse, mi.

Et pour finir, je reprends la consonnance de la tonique si, ré dièse, fa dièse. Toutes ces harmonies font avec la tonique l'accord parfait, la sixte, la quarte et sixte, la seconde, la septième superflue et l'accord parfait. Demandez-moi la même chose en une autre modulation, et je n'y serai pas plus empruntée.

Le Maître.

Brava, bravissima. Préparez le repos de la tonique par la dissonance qui y conduit, en majeur de la.

L'Élève.

En majeur de la, trois dièses. Ce repos est la, ut dièse, mi. La dissonance qui y mène est l'harmonie dissonante de la dominante mi, sol dièse, si, ré ... avec les deux mains, mi, sol dièse, si, ré; la, ut dièse, mi.

Le Maître.

Faites la sixte et quinte en mineur de mi.

L'Élève.

En mineur de mi, un dièse. La basse de la sixte quinte est la quarte de la gamme. La main droite frappe simplement la [-372-] dissonance de la seconde. Donc la à la basse, et pour harmonie fa dièse, la, ut, mi.

Le Maître.

C'est cela; mais ce n'est pas tout.

L'Élève.

Vous ne me donnez pas le temps d'achever; et comme la dissonance de la seconde mène au repos de la dominante, je sauve cette quinte et sixte par l'accord parfait de si; par conséquent de la main droite, si, ré dièse, fa dièse; je dis ré dièse, à cause de la dominante. Faut-il arpéger cet accord, au lieu de le frapper? J'omettrai l'unisson de la basse, dans l'harmonie, si cela vous convient. Oh! je me suis exercée. J'ai parcouru six gammes de cette manière, en présence de mon papa ... Les accords dissonants avec trois notes seulement de la main droite me plaisent beaucoup.

Le Maître.

Je vois que vous m'expédieriez tous les accords et toutes les harmonies dans chaque modulation, et cela à discrétion. En allant de ce train, nous ne tarderons pas d'arriver.

L'Élève.

Je sauverais aussi les dissonances, sans que vous me déterminassiez les consonnances. Je sais que la même dissonance, par exemple, sol, si, ré, fa, peut être sauvée par les deux consonnances ut, mi, sol; ou ut, mi bémol, sol. J'ai appris dans la dernière leçon qu'un même accord dissonant peut être également sauvé par plusieurs accords consonnants; telle est la petite sixte majeure à laquelle on fait succéder à volonté ou la sixte de la tierce ou l'accord parfait de la tonique.

Le Maître.

Encore une question, et je confesse que vous possédez ces choses aussi bien que moi. Faites-moi un triton sur mi bémol.

L'Élève.

Un triton en mi bémol?

Le Maître.

Non pas un triton en mi bémol, mais un triton sur mi bémol.

L'Élève.

J'entends. Mi bémol est notre basse. Donc je suis en si [-373-] bémol; car la basse du triton est la quarte. Jouant de la main droite, fa, la, ut, mi bémol, cette harmonie fera avec la basse mi bémol, le triton que vous demandez. De grâce, un moment, laissez-moi sauver ce triton; je crois qu'en majeur il sera sauvé par si bémol, ré, fa; et en mineur, par si bémol, ré bémol, fa. Bien entendu que je donnerai pour basse à ces harmonies la tierce de la gamme, pour avoir un accord de sixte qui seul sauve le triton ... Ensuite, monsieur?

Le Maître.

Ensuite ... Rien.

L'Élève.

Rien?

Le Maître.

Rien, mais rien du tout. Il faut marcher.

L'Élève.

Il faut s'arrêter, s'il vous plaît.

Le Maître.

Et pourquoi?

L'Élève.

Pour me rendre raison du choix et de l'ordre des accords dont vous accompagnez la gamme en montant et en descendant, et du changement de modulation, dans ce dernier cas. Ce n'est pas moi qui vous fais ces questions, je n'ai garde; c'est mon papa.

Le Maître.

Contentez-vous de ce qui suit, en attendant mieux.

Je commence par l'accord parfait sur la tonique, accord qui indique la modulation que j'achève de fixer par la dissonance de la dominante sur la seconde note, dissonance que je sauve par l'accord de sixte sur la tierce; et nulle incertitude sur le ton.

En pratiquant la quinte et sixte sur la quarte, je m'achemine au repos de la dominante.

Et la succession de deux accords dissonants, l'un sur la sixte et l'autre sur la sensible, donnera d'autant plus de douceur et de force au repos de l'octave.

Je descends de l'ut au si par un intervalle chromatique.

L'Élève.

Et fatigant.

[-374-] Le Maître.

Et c'est par cette raison que j'accompagne ce si de l'accord de sixte, dérivé d'un repos.

Je pratique la dissonance ré, fa, la, ut sur la sixième note la; et cette dissonance me conduit à la dominante sol. Mais le fa et le la ne dissonent avec la dominante sol que diatoniquement, je rends le fa dièse; ré, fa dièse, la, ut ...

L'Élève.

Ensuite sol, si ré. Bon repos. Après avoir descendu de trois degrés, il s'agit d'arriver à la tonique.

Le Maître.

Le chemin est un peu long. Aussi me délasserai-je sur la médiante mi que j'accompagnerai de l'accord de sixte, dérivé d'un repos. Le triton sur la quarte préparera cette consonnance. Je pratiquerai la forte dissonance de la dominante sur la seconde note, et je terminerai ma route en m'asseyant finalement sur la tonique.

L'Élève.

Comment avez-vous pu vous résoudre à monter de la quinte à l'octave, par deux degrés, sans faire une petite station?

Le Maître.

Je ne l'ai pu.

L'Élève.

En descendant de si à sol, vous ne vous êtes pas contenté de la dissonance légère qui s'y trouve; il vous en a fallu une plus forte.

Le Maître.

C'est que je ne me refuse pas à un petit chagrin quand il est compensé par un grand plaisir.

L'Élève.

C'est fort bien fait dans l'occasion.

Le Maître.

En descendant en mineur, je vais mon chemin sans détour.

L'Élève.

La bémol, sol, vous repose aussi bien que fa dièse, sol.

Le Maître.

Ou presque aussi bien.

[-375-] L'Élève.

Est-ce votre usage dans la vie d'assaisonner vos plaisirs comme en musique?

Le Maître.

Je hais les gens à protocole, et je n'en ai point. Mais s'il m'arrive dans la journée d'être blessé de quelque dissonance accidentelle, le soir je m'en venge en les bannissant de l'harmonie, et je me mets à accompagner toutes les notes de la gamme d'accords consonnants, comme vous allez voir.

[Diderot, Leçons, 375; text: Manière de monter la gamme avec des accords consonnants, en majeur d'ut. en mineur d'ut. Autre manière d'accompagner la gamme avec des accords consonnants, toujours en majeur d'ut. 3, 4, 6] [DIDLEC 40GF]

[-376-] [Diderot, Leçons, 376; text: Autre manière d'accompagner la gamme avec des accords consonnants, toujours en mineur d'ut. 3, 4, 6] [DIDLEC 40GF]

L'Élève.

Cela fait très-bien; et bénie soit la déplaisance accidentelle de la journée qui vous a inspiré le soir cet enchaînement agréable! Les batteries qu'on y peut pratiquer y répandront de la gaieté ... Mais il me semble que c'est la marche de la première phrase harmonique: la, fa, sol, ut. Vous êtes conséquent dans vos principes. Consonnance ou dissonance, toujours la forte précédée de la faible ... Pourquoi accompagnez-vous la sixte, en descendant, de l'accord parfait en mineur et de l'accord de sixte en majeur?

Le Maître.

Pourquoi? c'est que cela me plaît davantage, et qu'en musique ...

L'Élève.

Dites dans tous les beaux-arts, tout ce qui plaît est bien.

Le Maître.

Et puis remettons-nous en ut ... Montez-en l'octave chromatiquement, de la main gauche.

L'Élève.

C'est fait.

Le Maître.

Frappez quatre fois la première note ut, et accompagnez-la [-377-] de l'accord parfait majeur, de l'accord parfait mineur, de la sixte et de la fausse quinte.

L'Élève.

Ceci se complique. En ut, accord parfait majeur, ut, mi, sol; accord parfait mineur, ut, mi bémol, sol; accord de sixte ... L'accord de sixte ... Ne m'interrompez pas ... L'harmonie consonnante produit un accord de sixte, en mettant sa seconde note à la basse ... Il faut ici que cette seconde note soit ut ... Laissez-moi chercher ... Mais c'est la, ut, mi.

Le Maître.

Mademoiselle, vous venez de faire l'accord parfait mineur d'ut; ut, mi bémol, sol; vous êtes donc dans une modulation de trois bémols, et voilà que vous sautez tout de suite à la, ut, mi, où tout est naturel. Voyez du moins s'il n'y aurait pas un autre accord de sixte qui me convînt mieux.

L'Élève.

Je ne saurais rien faire de mieux pour votre service, quelque désir que j'en aie.

Le Maître.

Mais la bémol, ut, mi bémol fait aussi avec ut un accord de sixte; et vous serez en la bémol où il y a quatre bémols, un de plus seulement qu'en mineur d'ut.

L'Élève.

Il s'agit à présent de la fausse quinte d'ut; dans cet accord ut est sensible; donc je suis en ré bémol où j'ai cinq bémols; c'est donc, pour la main droite, l'harmonie dissonante de la dominante, la bémol, ut; mi bémol, sol bémol.

Le Maître.

Sauvez.

L'Élève.

L'accord parfait de ré bémol fera mon affaire.

Le Maître.

Bien, très-bien. Arrêtez-vous un moment, et voyez que voilà déjà l'accord parfait majeur sur le second son de l'octave chromatique; savez-vous ce qu'il faut faire? Continuer par l'accord parfait mineur, par la sixte, la fausse quinte, la note qui sauve, et traverser ainsi toute l'échelle des douze sons de l'octave chromatique.

[-378-] L'Élève.

Je ne désespérerais pas d'en venir à bout; mais le problème demande de la réflexion, et j'en réserve la solution pour un moment de ferveur.

Le Maître.

Comment! vous parlez la langue des géomètres.

L'Élève.

C'est que leurs expressions ont passé dans l'usage commun.

Le Maître.

Cherchons à monter l'octave chromatique d'une autre manière. Essayez sur le premier son ut l'accord parfait mineur; sur le second ré bémol, la quinte et sixte en majeur; sur le troisième ré, la fausse quinte.

L'Élève.

L'accord parfait mineur d'ut est ut, mi bémol, sol ... la sixte quinte sur ré bémol est ... Attendez ... Je suis en la bémol où il y a quatre bémols ... La dissonance de seconde qui produit cet accord de sixte et quinte est si bémol, ré bémol, fa, la bémol ... reste la fausse quinte sur ré ... La fausse quinte sur ré mène en mi bémol; l'harmonie qui produit cet accord est si bémol, ré, fa, la bémol ... et puis voilà le tout mieux exécuté.

Le Maître.

Procédez toujours par accord parfait mineur, quinte et sixte, et fausse quinte que vous sauverez.

L'Élève.

Autre tâche à remplir, quand je serai seule ... Mais je ne vois point ici la quinte et sixte sauvée; pourquoi cela?

Le Maître.

Ce n'est point une règle générale que de sauver tout de suite une dissonance. Vous en verrez plusieurs se succéder. Descendons à présent la même octave chromatique.

Accompagnez la première note ut, de l'accord parfait mineur.

La seconde note si, de la sixte.

La troisième si bémol, encore de la sixte.

La quatrième la, de la petite sixte majeure.

La cinquième la bémol, de la petite sixte.

La sixième sol, de l'accord parfait majeur.

[-379-] L'Élève.

Le reste de l'octave?

Le Maître.

En descendant diatoniquement jusqu'à la tonique, selon l'accompagnement de la gamme en mineur ... Vous secouez la tête?

L'Élève.

Cette marche est incomplète.

Le Maître.

C'est-à-dire que vous en voulez une qui parcoure toute l'octave en descendant. Reprenez votre bonne humeur; la voici.

Sur la première note ut, accord parfait majeur.

Sur la même note, le triton.

Sauvez le triton sur la seconde note si.

Sur la troisième note si bémol, la sixte.

Sur la même note, le triton.

Sauvez ce triton sur la note suivante, et continuez jusqu'à la tonique sur laquelle, quarte et sixte; puis la septième superflue à sauver par l'accord parfait.

Et pour que vous puissiez posséder ces différentes manières d'accompagner l'octave chromatique, tant en montant qu'en descendant, je vais vous les écrire en ut, d'où vous les appliquerez à votre aise à toutes les autres modulations.

[Diderot, Leçons, 379; text: Manière de monter chromatiquement l'octave. 3, 5, 6] [DIDLEC 41GF]

[-380-] [Diderot, Leçons, 380; text: Autre manière de monter chromatiquement l'octave. Manière de descendre l'octave chromatiquement, jusqu'à la dominante, ensuite diatoniquement jusqu'à la tonique. 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 41GF]

L'Élève.

Demain, cela sera su et pratiqué dans toutes les octaves. Il ne s'agit que de retenir la marche.

Le Maître.

Nous avons laissé en arrière deux accords avec lesquels je vous conseille de faire connaissance en passant.

Exécutez l'accord parfait majeur d'ut. Supprimez la tierce mi; substituez à cette tierce la quarte fa. Frappez ut, fa, sol, avec la basse ut; et vous aurez ce qu'on appelle accord de quarte.

L'Élève.

Il semble suspendre le repos de l'accord parfait.

Le Maître.

Aussi l'appelle-t-on accord de suspension. On lui fait succéder l'accord parfait. Dans cet accord de suspension, vous avez mis à la place de la tierce que vous avez supprimée, la quarte; n'est-il pas vrai? Mais il en est un autre qui suspend également, et qu'on forme en substituant la seconde ou neuvième à la tonique. Celui-ci demande pareillement à sa suite l'accord parfait.

[-381-] On chiffre le premier 4.

On chiffre le second 9.

Voici un exemple de l'emploi de ces deux accords de suspension.

[Diderot, Leçons, 381,1; text: Exemple des deux accords de suspension. 3, 4, 6, 9] [DIDLEC 42GF]

L'Élève.

Je vois ce que c'est.

Le Maître.

Il ne reste qu'à vous donner quelques progressions de basse à débrouiller. Elles seront accompagnées. J'indiquerai les accords par leurs signes. Je ne marquerai plus les modulations, comme je l'ai fait aux précédentes, par des dièses ou des bémols; ce sera votre affaire que de les reconnaître aux accords qui n'ont lieu que sur certaines notes de la gamme.

L'Élève.

J'ai peu de goût en général pour l'énigme et le logogriphe; il faudra cependant s'occuper sérieusement des vôtres. Puisque vous me proposez cette tâche, vous me supposez en état de la remplir. Écrivez. Cependant, je vais jouer une sonate ou lire quelques pages de l'Histoire de France de l'abbé Velly, qu'on m'a dit moins triste que le jésuite Daniel.

[Diderot, Leçons, 381,2; text: Première progression de basse. 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 42GF]

[-382-] [Diderot, Leçons, 382; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 43GF]

[-383-] [Diderot, Leçons, 383; text: Seconde progression de basse. 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 44GF]

[-384-] [Diderot, Leçons, 384; text: Troisième progression de basse. 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 45GF]

[-385-] [Diderot, Leçons, 385; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 46GF]

Le Maître.

Voilà, mademoiselle, de quoi exercer votre tête et vos mains. Si vous m'en croyez, vous commencerez par méditer un peu ces progressions. Lorsqu'à l'aide des notes et des signes vous en aurez bien saisi les harmonies et leur marche, vous vous mettrez au clavecin; jouez, arpégez; variez les batteries; employez [-386-] les quatre sons des harmonies dissonantes; supprimez-en un, deux, même trois, si cela vous convient; et j'ai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir.

L'Élève.

Jusqu'à présent, ce Velly ne m'intéresse pas autrement. Il n'assure rien; il va sans cesse doutant. S'il ne me plaît pas, c'est ma faute sans doute; un ouvrage qui a obtenu un suffrage universel peut aisément se passer du mien. C'est que j'ai un redoutable modèle de comparaison dans la tête. Ce Voltaire, que je sais par coeur, fait bien du mal aux autres historiens que je lis. Quelquefois je voudrais pouvoir l'oublier, et je ne saurais. Lisons pourtant Monsieur Velly, car il serait honteux de savoir l'histoire ancienne et d'ignorer celle de son pays.

Fin du neuvième dialogue.

DIXIÉME DIALOGUE ET SUITE DE LA CINQUIÈME LEÇON D'HARMONIE

Le Maître, l'Élève, le Philosophe.

Le Philosophe.

Vous arrivez à propos, monsieur, pour nous juger.

Le Maître.

La chose est claire; mademoiselle a tort.

Le Philosophe.

Point de partialité ... Ma fille, exposez vous-même le fait.

L'Élève.

Mon papa prétend que j'en sais assez pour faire toute seule une progression de basse, et que, si j'ai le courage de le tenter, j'y réussirai.

Le Maître.

N'en avez-vous pas joué plusieurs? Ne les entendez-vous pas? Contiennent-elles autre chose que vos leçons? Prononcez.

L'Élève.

Je prononce qu'au mouvement près, et à la valeur des notes que je puis changer, j'en copierai à peu près une des vôtres.

Le Philosophe.

Quoi, mademoiselle, il n'y a pas d'autres manières de combiner les modulations? Dans chacune, vous ne pouvez pas former d'autres chaînes d'accords? Il n'y a donc plus de musique à faire?

L'Élève.

Je me tâte de la meilleure foi du monde; je vous obéirai [-388-] certainement, si vous ordonnez; mais je proteste qu'il y aura autant de sottises que de mesures.

Le Philosophe.

Et vous, monsieur, êtes-vous de cet avis?

Le Maître.

Je suis d'avis que nous commencions notre leçon.

Le Philosophe.

Je n'empêche rien.

Le Maître.

Je vous demande pardon, monsieur; vous empêchez tout. Votre enfant craint de faire mal devant vous, et grâce à cette crainte, elle ne sait plus ce qu'elle fait. Nous ne voulons nous montrer à notre papa que quand nous serons sublime.

Le Philosophe.

Serais-je plus redoutable ou moins indulgent pour elle que Monsieur B... C'est un homme qui a été maître de chapelle, qui a composé, qui a écrit, qui a pratiqué. Il me fit une visite, il y a quelques jours; elle était au clavecin. Je le priai de l'entendre. Il eut cette complaisance; et le témoignage qu'il m'en rendit aurait été aussi agréable pour son maître qu'il le fut pour elle et pour moi.

L'Élève.

Monsieur B... me comparait à la multitude des écolières, et monsieur au courant des maîtres.

Le Maître.

Monsieur ...

Le Philosophe.

Je vous entends.

L'Élève.

A présent que nous voilà seuls et que je puis dire et faire des bêtises tout à mon aise sans impatienter personne, car on ne vous impatiente jamais, vous, j'aurai plus de hardiesse, et, pour ne rien céler, moins de modestie. Je vous confierai que j'accompagne les treize sons de l'octave chromatique en montant, en descendant.

Le Maître.

Sans broncher?

L'Élève.

Sans broncher; que vos accords de suspension n'ont rien [-389-] d'effrayant que leur nom scientifique, et que ces trois progressions de basse que vous m'avez laissées ne m'embarrassent que médiocrement.

Le Maître.

Il y en avait là trois fois plus qu'il n'en fallait pour enchanter monsieur votre père.

L'Élève.

Assurément, si j'avais été sûre de me posséder. Mon papa est le meilleur père et le plus mauvais maître qu'il y ait au monde. Il se souvient qu'il a été jeune; mais il ne se souvient point du tout d'avoir été ignorant.

Le Maître.

Vous auriez expliqué la marche de ces progressions, et il aurait vu ...

L'Élève.

Il aurait vu que je me trompais souvent; j'aurais vu qu'il souffrait; et vous auriez vu que je me serais trompée bien davantage, et que j'aurais fini par pleurer ... J'ai joué vos progressions. Tâchons de les débrouiller.

Le Maître.

Ce n'est pas la magie noire. La première est à deux temps. J'ai commencé en mineur d'ut. J'ai accompagné la tonique successivement de tous les accords consonnants, de l'harmonie de la seconde note que j'ai fait suivre de la fausse quinte dans la même octave.

L'Élève.

Je vois cela; et cette marche vous a mené jusqu'à la sixième mesure.

Le Maître.

L'accord de neuvième qui accompagne la sixième mesure suspend la consonnance qui doit sauver la dissonance de la mesure précédente.

A la huitième et à la neuvième mesure, je regarde l'ut comme dominante.

A la treizième mesure, je prépare un changement de modulation par la fausse quinte qui me conduit en mineur de fa.

L'Élève.

Mais je crois que la petite sixte de la quinzième mesure [-390-] appelle le repos de la dominante, indiqué à la seizième; et ces quatre dernières sont en mineur de fa.

A la dix-septième mesure, l'ut devient tonique; et dans les mesures qui suivent vous montez la gamme d'ut, chromatiquement, par l'accord parfait majeur, mineur, la sixte et la fausse quinte sur chaque son.

A la vingt-cinquième mesure, vous rompez cette marche que vous n'avez suivie que jusqu'en ré ... Arrêtons-nous ici un moment, et sachons pourquoi dans cette marche chromatique vous avez écrit la même touche du clavier: celle, par exemple, qui est entre l'ut et le ré, d'abord par ré bémol, et ensuite par ut dièse. Cette touche a ces deux noms; mais pourquoi les avez-vous employés tous les deux?

Le Maître.

C'est que le ré bémol est la basse de l'accord qui sauve la fausse quinte sur ut, ut; et comme je veux pratiquer une fausse quinte sur la même basse, elle devient sensible du ton qui est ré; or la sensible de ré est ut dièse; donc la même touche est nécessairement ré bémol, comme basse de l'accord parfait qui sauve la fausse quinte, et ut dièse, comme basse de la fausse quinte qui ne peut être sauvée que par l'accord parfait de ré.

L'Élève.

Autre chose. Dans la troisième progression, j'ai rencontré des mesures de huit notes qui n'avaient qu'un seul accord, et d'autres mesures qui n'en avaient point du tout. Papa m'a dit de faire l'accord parfait sur la première de celles-ci.

Le Maître.

Les huit notes des mesures qui n'ont point d'accord sont toutes renfermées dans la même harmonie; par conséquent le même accord les accompagne toutes; mais si l'on frappait l'harmonie pour chaque note, le chant en serait étouffé; il faut être avare d'accords. Il est rare qu'un accompagnement qui suit toutes les notes fasse un bon effet. C'est exprès que j'ai omis le signe de l'accord en quelques mesures; j'ai voulu savoir si vous trouveriez de vous-même celui qu'il y fallait pratiquer.

L'Élève.

Et comment cela se trouve-t-il, chaque note de la gamme [-391-] pouvant être accompagnée de plusieurs accords, être prise pour tonique, quarte, quinte, sensible, tierce majeure, tierce mineure, et cetera, selon la modulation?

Le Maître.

La modulation est déterminée par la marche de la basse, et par l'accord qui l'accompagne. L'usage vous apprendra le premier, et le second vous sera connu par théorie. Tombez-vous sur quelques mesures sans accord? Tenez-vous-en à ceux qui accompagnent les notes de la gamme en montant et en descendant. En ut, dans les mesures qui ont précédé, j'ai supprimé l'accord sur le sol. La modulation une fois donnée par les mesures antécédentes, je n'ai point chiffré la tonique.

L'Élève.

Et voilà pourquoi papa me conseillait l'accord parfait. D'ici à quelque temps, je vous prie, marquez tous les accords.

Le Maître.

Et vous voilà revenue à votre pusillanimité; un peu de cet enthousiasme intrépide de monsieur M... ne vous irait pas mal; il lui en resterait assez, et vous en auriez ce qu'il vous en faut ... Allons qu'on m'écrive une basse, tout à l'heure; et qu'on l'accompagne.

L'Élève.

Dictez. Je copie tout ce qu'on veut, prose, vers, musique.

Le Maître.

Vous mettriez-vous bien en majeur d'ut?

L'Élève.

Vous plaisantez, je crois?

Le Maître.

Faites toujours.

L'Élève.

Voilà l'accord parfait de la tonique. Je suis forte sur l'accord parfait et sur le chemin du repos; ut, mi, sol; sol, si, ré; ut, mi, sol, et vous appelez cela de la musique?

Le Maître.

Pourquoi non?

L'Élève.

Voulez-vous encore les deux phrases harmoniques, et cetera, et cetera?

[-392-] Le Maître.

Non, non. Mais en quittant la modulation majeure d'ut, où peut-on aller?

L'Élève.

On peut aller ... Soufflez, soufflez, ou je m'en vais où il me plaira.

Le Maître.

Quoi! vous ne vous rappelez pas qu'en changeant de modulation, la règle la plus générale est de passer dans les modulations relatives?

L'Élève.

Heureusement, mon papa n'y est pas; comme il crierait! Et dans celles qui ont un dièse ou un bémol de plus; et du majeur au mineur, et du mineur au majeur.

Le Maître.

Convenez entre nous qu'il aurait eu un peu raison de crier.

L'Élève.

Et pourquoi ne criez-vous pas, vous?

Le Maître.

C'est qu'il faut que chacun fasse son métier, et que le mien est de ne pas crier.

L'Élève.

J'étais en majeur d'ut; je le quitte et je vais en majeur de sol, pour avoir affaire à un dièse.

Le Maître.

Et par combien de chemins peut-on aller d'ut en sol sa quinte?

L'Élève.

Je ne vais jamais par quatre; je prends, toujours le plus court. Écoutez: voilà la consonnance du majeur d'ut; je la laisse, et je m'arrête tout de suite au repos principal du majeur de sol.

Le Maître.

Il n'y a rien à dire; mais vous pouvez quitter la consonnance ut, mi, sol de trois manières; si elle fait avec la basse ut un accord parfait, vous sortez par le principal accord de la modulation; si elle fait avec la basse mi un accord de sixte, [-393-] vous sortez par cet accord; si elle fait avec la basse sol un accord de quarte et sixte, vous sortez par un accord de quarte et sixte. Ces trois acccords sont trois issues.

L'Élève.

Entre lesquelles j'ai choisi l'accord parfait, et je m'en félicite.

Le Maître.

Afin qu'il n'y ait point de jalousie; quittez la modulation majeure d'ut par la sixte sur mi, par la sixte quarte sur sol. On peut aller du majeur d'ut au majeur de sol:

Premier Simplement, sans préparer la principale consonnance sol, si, ré, par aucune dissonance.

Second En la préparant par une dissonance.

Troisième En la préparant par une double disssonance.

L'Élève.

Entendons-nous ... aller d'ut en sol sans préparer la principale consonnance sol, si, ré, c'est?

Le Maître.

C'est tout de suite, après avoir mis à la basse une des notes de l'harmonie majeure ut, mi, sol, frapper sol, si, ré, en mettant à la basse ou le sol, ou le si, ou le ré, comme vous avez fait.

On va dans le même ton majeur de sol en faisant, après ut, mi, sol, l'harmonie dissonante de la dominante ré, fa dièse la, ut, donnant pour basse à cette harmonie ou le ré, ou le fa dièse, ou le la, ou l'ut, ou le sol, ou le si et sauvant ensuite cette dissonance par l'harmonie sol, si, ré, ou l'un de ses dérivés selon le son sol, si, ou ré, mis à la basse.

L'Élève.

Ré, fa dièse, la, ut, harmonie dissonante de la dominante de sol, où vous allez au sortir de la modulation d'ut, étant la dissonance principale de la modulation de sol, elle conduit au principal repos sol, si, ré. Laissez-moi faire; je veux sortir ou plutôt entrer par toutes ces portes. Je prends fa dièse pour basse et j'entre par la fausse quinte.

Le Maître.

C'est cela. Allons donc. Voici toutes les manières d'aller du majeur d'ut au majeur de sol par l'harmonie dissonante de la dominante ré:

[-394-] [Diderot, Leçons, 394; text: 3, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 46GF]

Chaque mesure contient une manière. La différence n'est que dans les notes de basse. Les harmonies restent les mêmes. En écrivant ces harmonies, j'ai négligé les positions, afin que l'exemple fût plus net.

L'Élève.

Oh! j'y suis, et je suis tout étonnée de n'y avoir pas été plus tôt. Je puis aller du majeur d'ut au majeur de sol par tous les accords dérivés de l'harmonie dissonante de la dominante de sol, à l'exception de la quinte superflue qui n'a pas le même privilége.

Le Maître.

Non, en majeur de sol; mais en mineur?

L'Élève.

En mineur de sol? Attendez. La tierce étant mineure ... cette tierce mise à la basse peut y produire ... oui, la quinte superflue. Mais vous m'avez prescrit, en changeant de modulation, de n'avoir qu'un bémol de plus; et voilà que vous me permettez d'aller du majeur d'ut au mineur de sol.

Le Maître.

Mais je vous ai dit aussi qu'on pouvait avoir un bémol de moins, et toujours aller du majeur au mineur. Allez donc du majeur d'ut au mineur d'ut; quittez le mineur d'ut et passez par la quinte superflue au mineur de sol.

L'Élève.

Pourquoi quitter toujours, comme vous faites, la modulation d'ut, par l'accord parfait, tandis que je sais qu'on en peut sortir ou par la sixte sur la tierce, ou par la sixte et quarte sur la quinte?

Le Maître.

Pour que vous puissiez plus facilement appliquer ces passages à d'autres modulations. Pas d'autre motif.

L'Élève.

Cela ne me suffira pas pour l'intervalle de cette leçon à la [-395-] suivante. L'habitude de l'instrument lève bien des difficultés, et je vais vite. Si vous m'écriviez à présent les différentes issues du majeur d'ut au majeur de sol, en préparant le repos sol, si, ré par une double dissonance? ... Je prévois d'avance que l'autre dissonance sera la, ut, mi, sol, celle de la seconde la, qui précédera celle de la dominante ré que vous sauverez par l'accord parfait sol, si, ré, comme dans une de nos phrases harmoniques.

Le Maître.

Cela est juste. Les harmonies seront ut, mi, sol, que je quitte en faisant la, ut, mi, sol; ré, fa dièse, la, ut, qui appellent le repos principal sol, si, ré, de la nouvelle modulation.

Voici les différents passages du majeur d'ut au majeur de sol, par une double dissonance. Dans ces exemples, l'ut n'aura toujours que l'accord parfait.

[Diderot, Leçons, 395,1; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7, Passage du majeur d'ut au majeur de sol, par une double dissonance.] [DIDLEC 47GF]

Vous transposerez cela dans toutes les modulations.

L'Élève.

Cela va sans dire.

Le Maître.

Et comme la pâture n'est pas suffisante, j'ajoute à ces exemples les manières diverses de passer du majeur d'ut au majeur de fa, sa quarte; et du majeur d'ut en la, sa sixte et son relatif.

[Diderot, Leçons, 395,2; text: 3, 4, 5, 6, 7, 9, Passage du majeur d'ut au majeur de fa, par une simple dissonance.] [DIDLEC 47GF]

[-396-] [Diderot, Leçons, 396,1; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7, Passage du majeur d'ut au majeur de fa, par une double dissonance.] [DIDLEC 47GF]

L'Élève.

Et le passage du majeur d'ut au mineur de fa?

Le Maître.

Si vous voulez aller du majeur d'ut au mineur de fa, ce sera la même marche, observant seulement de faire succéder la consonnance du mineur d'ut à la consonnance du majeur d'ut, et de pratiquer la quinte superflue à la place de la neuvième diminuée et septième.

[Diderot, Leçons, 396,2; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7, Passage du majeur d'ut au mineur de fa, par une simple dissonance. par une double dissonance.] [DIDLEC 47GF]

L'Élève.

Puisqu'on peut toujours aller dans les modulations qui ont un dièse ou un bémol de plus ou de moins, je passerai donc, s'il me plaît, du majeur d'ut ou mineur de ré ou de mi?

Le Maître.

Assurément; je vous en donnerai des exemples par la suite. [-397-] Quant à présent, suivez le grand chemin; allez du majeur d'ut en fa, et de fa au mineur de ré son relatif.

L'Élève.

Mais ces passages que vous m'avez donnés me conduiraient tout de suite au mineur de ré?

Le Maître.

Je l'avoue; mais si vous passez d'abord par le majeur de fa, vous ferez mieux; la dissonance principale qui amènerait la modulation de ré serait celle de sa dominante, la, ut dièse, mi, sol; donc en allant subitement du majeur d'ut en ré, outre le bémol, vous faites paraître le second dièse; or ce second dièse suppose le premier, ce qui rend le chant abrupt. En allant d'abord en fa, et de fa en mineur de ré, rien de nouveau que l'ut dièse.

L'Élève.

Je n'aime pas les routes communes et battues; mais puisqu'il n'y a pas moyen de faire un pas de plus que vous ne l'avez prononcé dans vos décrets, en attendant les routes immédiates du majeur d'ut, en ré et en mi, que vous me promettez, il faudra s'en tenir au chemin connu.

Le Maître.

Et ce faisant, vous ferez bien. Si vous débutez par les passages en mineur, vous prendrez le même tour pour arriver aux quartes et aux quintes.

Par exemple, pour aller du mineur de la au mineur de ré, sa quarte, vous suivrez d'abord les passages prescrits en fa, et de ce majeur de fa vous irez au mineur de ré, son relatif.

Pareillement, pour aller du mineur de la au mineur de mi, sa quinte, les mêmes passages vous mèneront plus doucement d'abord au majeur de sol, et de là au mineur de mi, son relatif.

Sachez pourtant que cette marche n'est pas nécessaire, surtout si vous allez, par exemple, du mineur de la au mineur de ré, simplement, sans préparer la consonnance de ré, fa, la par aucune dissonnance.

Et puis dans les cas difficiles appelez votre papa.

L'Élève.

J'ai la vanité de me croire plus forte que lui. Chacun a son lot. Il me trouvera des chants tant que j'en voudrai; pour des [-398-] harmonies, c'est mon affaire. Avec le temps, nous ferons à nous deux un bon musicien. Ah! monsieur, la bonne folie que de prétendre avec certains auteurs que c'est l'harmonie qui inspire les chants! C'est le génie, le goût, le sentiment, la passion qui inspire le chant; c'est l'étude qui rend profond harmoniste. Celui qui cherche la mélodie dans son coeur est un homme sensible; celui qui la cherche dans son oreille est un automate bien organisé. Je me trompe fort, ou des chants qui n'émaneraient pas de l'âme qu'on ne donne point, mais qui résulteraient d'une combinaison d'accords, seraient souvent plats, décousus, maussades, bizarres, vides de sens, bons pour des tympans, mauvais pour des entrailles. Les sons retournent d'où ils viennent, de l'organe à l'organe, du coeur au coeur.

Le Maître.

Vous pourriez bien avoir raison; et si vous avez besoin d'un exemple qui appuie votre opinion, je ne vous conseille pas de l'aller chercher bien loin.

L'Élève.

Est-ce de vous ou de moi que vous parlez?

Le Maître.

De moi, mademoiselle?

L'Élève.

De vous? Avez-vous tenté?

Le Maître.

Rarement; et c'est une des bonnes preuves que j'en aie.

L'Élève.

C'est-à-dire que vous ressemblez à celui qui tenait dans ses mains un Crémone, à qui l'on demandait s'il savait jouer de cet instrument, et qui répondait: "Je n'en sais rien; je n'ai jamais essayé."

Le Maître.

Votre conte est bon; cependant je persiste. Celui qui a du génie est entraîné à la chose dont il a le génie; soyez sûre que ce Hasse que nous accompagnons, et tant d'autres, ont chanté, malgré qu'ils en eussent, comme le rossignol dans la forêt; et si le génie me vient jamais, je dirai avec le poëte ridicule de la Métromanie:

Dans ma tête un beau jour ce talent se trouva,

Et j'avais quarante ans, quand cela m'arriva.

[-399-] En attendant cette bonne fortune, amusons-nous un peu des chefs-d'oeuvre de ces hommes merveilleux; ou pour nous délier les doigts, commençons par les enchaînements de gammes ... brava ... Lorsque je vous occupai de ces enchaînements, dites vrai, en conçutes-vous l'importance?

L'Élève.

Non.

Le Maître.

A présent?

L'Élève.

Je vois que cet exercice m'a aplani la moitié des difficultés; aucune gamme qui ne me soit devenue tout à fait familière; plus de tâtonnement; oreille prompte à discerner les différentes modulations. Tenez, faisons une expérience; je vais dans l'appartement voisin, vous presserez la touche de mon clavecin qu'il vous plaira; et sur-le-champ je la nomme. Vous parcourrez en majeur ou en mineur la première octave qui vous passera par la tête, et je n'en serai pas plus incertaine.

Le Maître.

Voyons.

L'Élève.

C'est la bémol ou sol dièse ... fa dièse ou sol bémol ... la gamme en mineur de si bémol ou de la dièse.

Le Maître.

Vous avez deviné.

L'Élève.

Mais cette oreille qui connaît si bien le clavier devient imbécille, si l'on chante, ou si l'on joue d'un autre instrument.

Le Maître.

Défaut d'exercice; autre idiome qui lui est étranger.

L'Élève.

Cet organe-là que j'ai aux deux côtés de ma tête a quelque chose de bizarre.

Le Maître.

Qu'importe.

Fin du dixième dialogue et de la cinquième leçon.

[-400-] ONZIÈME DIALOGUE ET SIXIÈME LEÇON D'HARMONIE.

Le Maître, L'Élève.

Le Maître, debout, en silence, derrière son élève qui ne l'aperçoit pas.

(A part.)

Fort bien ... Voyons comme elle se tirera de là ... A merveille ... (Haut) ... Brava ... brava ...

L'Élève.

Ah! vous voilà!

Le Maître.

Continuez. Je n'y suis pas.

L'Élève.

Y a-t-il longtemps que vous m'écoutez?

Le Maître.

Je ne vous ai point écoutée, je ne vous écoute point.

L'Élève.

Vos passages d'harmonie me tourmentent.

Le Maître.

Pas trop, à ce qu'il me paraît.

L'Élève.

Je suis pourtant parvenue à les exécuter en plusieurs modulations.

Le Maître.

Et vous n'avez pas choisi les plus faciles.

L'Élève.

Qu'en pensez-vous?

[-401-] Le Maître.

Je pense que c'est à présent que votre papa peut vous demander une progression de basse, et que vous auriez tort de la lui refuser. Tout est prêt. Vous possédez les phrases harmoniques dans toutes les modulations; vous accompagnez les huit notes de la gamme, tant en montant qu'en descendant; vous disposez de chacune d'elles à discrétion; vous parcourez les gammes diatoniquement, pratiquant sur chaque note plusieurs accords tant consonnants que dissonants; vous pouvez suivre du grave à l'aigu et de l'aigu au grave l'échelle chromatique en deux ou trois manières; vous savez changer de modulation, et passer de plusieurs façons dans la quarte, la quinte et le relatif; faire alternativement le majeur et le mineur, le mineur et le majeur; qu'est-ce qui vous manque? Les clefs, les notes, leur valeur, les signes des accords, tout ce que la lecture et l'exécution de la musique supposent, vous le connaissez; et quand vous l'ignoreriez ...

L'Élève.

Dirigez-moi. Dictez. Je jouerai, en donnant une mesure à chaque accord que je pratiquerai. J'arpégerai l'harmonie. L'oiseau niais est sur le bord du nid; mais il n'a pas l'aile assez forte pour prendre son vol; il faut le pousser et le soutenir.

Le Maître.

J'y consens. Débutons en mineur de fa.

Faites l'accord parfait sur la tonique.

Faites-en autant sur la quarte.

Préparez le repos de la dominante par la septième

Faites succéder à ce repos la sixte sur la tierce la bémol.

Préparez le repos de la tonique par la fausse quinte.

Préparez le repos de la dominante par la petite sixte.

Faites succéder à cette consonnance majeure d'ut la consonnance mineure.

De l'ut, descendez chromatiquement à la, par les deux sixtes et le triton que la sixte sur la sauvera.

Par ce moyen, vous voilà en majeur de fa.

Préparez le repos de la tonique par la fausse quinte.

Allez au relatif, simplement, sans changer de basse.

Préparez le repos de la tonique par la petite sixte majeure. Et puisque vous voilà en mineur d'un bémol, allez au mineur [-402-] de deux bémols; mais observez de passer par la majeure de si bémol, afin de rendre la marche plus douce.

L'Élève.

Du mineur de ré, j'irai simplement en si bémol, sans changer de basse; j'aurai l'accord de sixte sur ré.

Le Maître.

C'est cela. Préparez encore le repos de la tonique par la petite sixte majeure, afin d'y rester un peu.

Allez à présent en mineur de sol par le même chemin.

L'Élève.

Cette basse me plaît ... fa, mi, ré; ré, ut, si bémol; si bémol, la, sol ... Ne suis-je pas la maîtresse de faire le ré quinte de sol que j'accompagnerais de l'accord parfait? Ce repos m'invite. J'en frappe simplement l'harmonie.

Le Maître.

Très-bien imaginé. Regardez ce repos comme principal, et vous serez en majeur de ré avec deux dièses ... Allez dans sa quinte et vous aurez trois dièses.

L'Élève.

Laissez-moi faire, l'oiseau est parti. Je mêle ensemble deux passages. D'abord je vais simplement par la sixte et quarte. Je m'engage dans le passage de la double dissonance qui s'ouvre par la petite sixte. J'ai donc pour basse mi, fa dièse, sol dièse, la.

Le Maître.

Je vois qu'il est temps de vous révéler les mystères. Sachez donc qu'il y a deux nouvelles harmonies.

L'Élève.

Quelles?

Le Maître.

L'harmonie d'emprunt et l'harmonie superflue.

Ces deux harmonies produisent sept accords dans les modulations mineures.

L'harmonie d'emprunt fournit des passages sublimes, et change la modulation d'une manière aussi brusque, aussi simple que surprenante.

Jugez combien ces sept accords doivent donner de variété et de charme aux progressions.

[-403-] L'Élève.

Je le conçois. Mais vous me conduisez en majeur de la, et vous m'y laissez! Cela ne me convient pas. Je suis partie du mineur de fa, et il n'y a harmonie d'emprunt qui tienne; il faut que je revienne en mineur de fa. Ce mineur de fa par où j'ai débuté occupe mon oreille qu'il faut satisfaire, si vous voulez jouir de ma raison.

Le Maître.

De la douceur; vous irez toute seule; et ce sont les deux nouvelles harmonies que je viens de vous annoncer qui vous y conduiront.

Si vous n'êtes pas à votre aise en majeur de la, mettez-vous tout de suite en mineur de la ... C'est cela ... Frappez l'harmonie dissonante de la dominante ... Voilà qui est bien ... Haussez la première note mi de cette dissonance d'un demi-ton ... Justement ... Hé bien, ce que vous faites là s'appelle harmonie d'emprunt ... Cette harmonie est composée, comme vous voyez, de trois tierces mineures, du moins en apparence; car fa, sol dièse est une seconde superflue, même intervalle qu'une tierce mineure.

L'Élève.

C'est presque la même chose que l'harmonie dissonante de la dominante.

Le Maître.

A cette seule différence près, que la dominante est haussée d'un demi-ton.

L'Élève.

Et où mène cette harmonie? quel repos a-t-elle ou prépare-t-elle?

Le Maître.

Le repos de la consonnance mineure de la tonique.

L'Élève.

Et son nom d'harmonie d'emprunt, d'où lui vient-il?

Le Maître.

Il vient, si l'on en croit Rameau, de ce qu'on y substitue la sixte mineure à la dominante qui est note fondamentale de toute dissonance qui mène au repos de la tonique, tant en majeur qu'en mineur.

[-404-] L'Élève.

Nulle difficulté à trouver ces harmonies d'emprunt. Je frappe sur-le-champ toutes les harmonies dissonantes de la dominante; en ut, par exemple, l'harmonie de la dominante est sol, si, ré, fa; donc l'harmonie d'emprunt est la bémol, si, ré, fa.

Il me fâche que l'harmonie d'emprunt ne mène pas également à ut, mi, sol, et à ut, mi bémol, sol; comme c'est le privilége de la dissonance de la dominante sol, si, ré, fa.

Permettez que je cherche l'harmonie d'emprunt en la bémol. La dissonance de la dominante est mi bémol, sol, si bémol, ré bémol; donc l'emprunt est dans cette octave, mi, sol, si bémol, ré bémol.

Le Maître.

Vous vous trompez.

L'Élève.

Je me trompe!

Le Maître.

Oui. Vous haussez bien la dominante d'un semi-ton, mais vous ne lui substituez pas la sixte mineure.

L'Élève.

Je fais ce qui m'est prescrit; je ne change rien à la dissonance de la dominante que la première note que j'altère selon la règle de l'emprunt.

Le Maître.

Et que vous nommez mal. Vous êtes en la bémol; quelle est la sixte mineure de la bémol?

L'Élève.

C'est fa bémol.

Le Maître.

Dites donc fa bémol, et non pas mi. Ces deux touches sont les mêmes sur le clavier. Nulle différence pour celui qui joue; différence pour celui qui écrit, de l'homme qui sait ce qu'il fait à celui qui l'ignore.

L'Élève.

Ce n'est point un dièse à mettre à côté de la dominante; c'est la note même à supprimer, pour y substituer la sixte mineure du ton. Voilà qui est dit pour toujours.

Le Maître.

Vous êtes en fa; cherchez-moi l'harmonie d'emprunt.

[-405-] L'Élève.

La dissonante de la dominante est ut, mi, sol, si bémol.

Donc l'harmonie d'emprunt, ré bémol, mi, sol, si, bémol.

Le Maître.

En ré.

L'Élève.

Un moment ... Si bémol, ut dièse, mi, sol.

Le Maître.

En si.

L'Élève.

En si? C'est sol, la dièse, ut dièse, mi. Mais j'aperçois une chose singulière: c'est que pour les quatre harmonies d'emprunt que vous m'avez demandées, j'ai frappé les mêmes touches.

Le Maître.

C'est la vérité. Vous avez frappé les mêmes touches, mais ce n'est pas la même chose. Tenez, les voilà écrites les unes au-dessous des autres ... Jugez-en:

En la bémol ... fa bémol, sol, si bémol, ré bémol.
En fa ......... ré bémol, mi, sol, si bémol.
En ré ......... si bémol, ut dièse, mi, sol.
En si ......... sol, la diése, ut dièse, mi.

L'Élève.

Chaque harmonie d'emprunt sur mon instrument sert-elle pour quatre modulations?

Le Maître.

Oui, mademoiselle, et c'est la raison pour laquelle vous n'y pouvez pratiquer que trois différentes harmonies d'emprunt. Douze modulations mineures, c'est une harmonie d'emprunt pour quatre modulations, et trois harmonies d'emprunt pour douze modulations.

L'Élève.

Je saisis cela. Vous avez dit que l'harmonie d'emprunt était composée de trois tierces mineures. En commençant par ut, par mi bémol, par fa dièse ou par la, les trois tierces mineures tombent également sur les mêmes touches. Il en sera de même que je commence par ré bémol, par mi, par sol, ou par si bémol; de même encore, en commençant par ré, par fa, par la bémol ou par si.

[-406-] Le Maître.

C'est très-bien raisonné; mais le principe par lequel douze harmonies d'emprunt se réduisent à trois, sur le clavecin.

L'Élève.

Je vais le savoir, parce que vous me le direz. A quoi bon me creuser la tête à le chercher?

Le Maître.

A vous le rendre propre, à l'entendre mieux et à le retenir plus facilement. C'est le prix de la réflexion. Il n'y a sur le clavecin que douze touches différentes. L'harmonie d'emprunt en emploie quatre à la fois et à égale distance. Entre chaque deux touches employées, il y en a deux de laissées; ainsi quelle que soit celle par laquelle on commence, il est évident qu'après trois harmonies d'emprunt, on a frappé les douze touches différentes, car trois fois quatre font douze.

Dans les modulations mineures, la même touche a quelquefois deux noms; d'où il arrive que les douze harmonies d'emprunt sont toutes différenciées au moins par le nom de quelques notes, et peuvent ainsi se reconnaître et se rapporter à leur vraie modulation.

L'Élève.

Tandis que vous vous adressez à ma raison, mon clavier s'adresse à mes yeux. Je frappe les touches, je regarde, et je vois qu'après trois harmonies d'emprunt, j'ai parcouru les douze touches différentes, par conséquent les douze modulations, et qu'à la quatrième fois, je reviendrais sur les quatre premières touches.

J'assurerais bien que les harmonies d'emprunt se reposent sur la consonnance mineure de la tonique.

Le Maître.

Et sur quoi fondé?

L'Élève.

Premièrement, sur ce que vous me l'avez dit, je crois.

Le Maître.

Ce n'est qu'une autorité qui prouve peu en matière d'art ou de science.

L'Élève.

Secondement, sur ce qu'en ut, l'harmonie d'emprunt est la bémol, si, ré, fa, dont trois, la sensible si, le ré et le fa, dissonent [-407-] avec la consonnance de la tonique du mineur d'ut. Donc si vous avez bien raisonné jusqu'ici, je raisonne bien quand je dis que cette consonnance doit succéder à ces dissonances pour les sauver; et puisque l'harmonie d'emprunt renferme le la bémol, j'en conclus encore que je suis en mineur d'ut; donc cette tonique est celle du mineur d'ut; donc après l'emprunt, la bémol, si, ré, fa, je frapperai ut, mi bémol, sol.

Le Maître.

Cela vaut mieux que ma parole, et voilà ce qu'on appelle aller seule, aller bien, et prendre son maître par les épaules et le chasser.

L'Élève.

J'aperçois quelquefois à faire plaisir; plus souvent je suis bête à faire pitié. Ainsi vous resterez là.

Le Maître.

Jouez encore une fois cette harmonie d'emprunt avec la main droite. Donnez-lui successivement pour basse les notes qui la composent, la bémol, si, ré, fa.

L'Élève.

Et quatre nouveaux accords.

Le Maître.

Sauvez-les.

L'Élève.

L'harmonie ut, mi bémol, sol renferme assurément les accords qui les sauvent; mais chacun d'eux en a certainement un qui lui succède mieux qu'un autre, et je ne sais lequel.

Le Maître.

Un mot suffit pour vous tirer de là. Prenez dans ut, mi bémol, sol, pour l'accord préféré, celui dont la note mise à la basse sera la plus voisine de la basse de l'accord d'emprunt que vous aurez à sauver.

L'Élève.

Ainsi après avoir fait entendre l'harmonie d'emprunt la bémol, si, ré, fa, avec sa première note la bémol à la basse, je ferai la quarte et sixte sur sol.

Après avoir fait entendre l'harmonie d'emprunt avec sa seconde note si à la basse, je frapperai l'accord parfait de la tonique.

[-408-] Après avoir fait entendre l'harmonie d'emprunt avec sa troisième note ré à la basse, je pratiquerai la sixte sur mi bémol, ou l'accord parfait.

Je sauverai pareillement le quatrième accord de l'harmonie d'emprunt, ou par la sixte et quarte, ou par la sixte; sol et mi bémol étant également éloignés de fa. Est-ce cela?

Le Maître.

Plus nous avançons, plus je me persuade que quand l'élève n'apprend rien, c'est la faute du maître.

L'Élève.

Plus nous avançons, plus je me persuade que quand l'élève n'apprend rien, c'est la faute de l'élève.

Le Maître.

Ce que vous me répondez est aussi poli et moins vrai que ce que je vous disais.

On peut encore donner deux autres basses à l'harmonie d'emprunt, la tonique et la tierce mineure.

L'Élève.

Et cette harmonie dissonante produit six accords ...

Le Maître.

Que je vais vous écrire, avec les consonnantes qui les sauvent ...

L'Élève.

Que je vais exécuter à mesure que vous les écrirez.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 408; text: 4, 6, Accords d'emprunt sauvés.] [DIDLEC 48GF]

L'Élève.

Six accords ... basses de ces six accords, la sixte mineure, la sensible, la seconde, la quarte, la tonique et la tierce mineure ... Aucune incertitude sur ceux qui les sauvent; voilà les chiffres [-409-] qui les désignent ... Et les noms de ces six produits de l'harmonie d'emprunt?

Le Maître.

C'est pour me convaincre que je vous suis bon à quelque chose; la question est honnête.

L'harmonie d'emprunt fait avec la sixte mineure un unisson, la [rob], la [rob]; une seconde superflue, la bémol, si; une quarte superflue, la bémol, ré; une sixte majeure, la bémol, fa; et on nomme ce premier accord seconde superflue.

L'harmonie d'emprunt fait avec la sensible si une septième diminuée, si, la bémol; un unisson, si, si; une tierce mineure, si, ré; une fausse quinte, si, fa; et on nomme ce second accord d'emprunt septième diminuée jointe à la fausse quinte.

L'harmonie d'emprunt fait avec la seconde ré une fausse quinte, ré, la bémol; une sixte majeure, ré, si; un unisson, ré, ré; une tierce mineure, ré, fa; et l'on nomme ce troisième accord d'emprunt fausse quinte jointe à la sixte majeure.

L'harmonie d'emprunt fait avec la quarte fa une tierce mineure, fa, la bémol; un triton, fa, si; une sixte majeure, fa, ré; un unisson, fa, fa; et l'on nomme ce quatrième accord d'emprunt tierce mineure jointe au triton.

L'harmonie d'emprunt fait avec la tonique ut une sixte mineure, ut, la bémol; une septième superflue, ut, si; une seconde ou neuvième, ut, ré; une quarte ou onzième, ut, fa; et l'on nomme ce cinquième accord d'emprunt sixte mineure jointe à la septième superflue.

L'harmonie d'emprunt fait avec la tierce mineure mi bémol une quarte, mi bémol, la bémol; une quinte superflue, mi bémol, si; une septième superflue mi bémol, ré; une seconde ou neuvième, mi bémol, fa; et l'on appelle ce sixième et dernier accord d'emprunt quarte jointe à la quinte superflue.

Quant à la manière de chiffrer ces accords, voici celle que je préférerais:

[Diderot, Leçons, 409; text: 2, 5, 6, 7, La seconde superflue. La septième diminuée jointe à la fausse quinte. La fausse quinte jointe à la sixte majeure.] [DIDLEC 48GF]

[-410-] [Diderot, Leçons, 410; text: 3, 4, 5, 6, 7, La tierce mineure jointe au triton. La sixte mineure jointe à la septième superflue. La quarte jointe à la quinte superflue.] [DIDLEC 48GF]

Vous rêvez, mademoiselle.

L'Élève.

Oui, monsieur, et très-sérieusement.

Le Maître.

Et cette très-sérieuse rêverie?

L'Élève.

C'est que quand vous m'avez dit que la science de l'harmonie n'était rien, vous m'avez dit le mensonge le plus mensonge que j'aie encore entendu; savez-vous que pour oui ou non, je laisserais tout là?

Le Maître.

Combien y a-t-il de temps que nous nous occupons d'harmonie?

L'Élève.

Mais, quatre à cinq mois.

Le Maître.

Et pourriez-vous me nommer une science, un art, un métier, si chétif qu'il soit, qui ne demande infiniment plus de temps et d'application?

L'Élève.

Pour plus de temps, je le passe; plus d'application, je le nie.

Le Maître.

L'architecture, la peinture, la sculpture, les lettres consomment une grande partie de la vie; l'exécution sur le moindre instrument ne finit point; combien avez-vous eu les mains sur les touches du clavecin avant que de lire et d'exécuter passablement une sonate?

L'Élève.

Qui le sait? six ans, sept ans, peut-être. Cela est venu peu à peu.

Le Maître.

Comment! vous aviez des dispositions, et avec ces dispositions il vous a fallu un travail opiniâtre de six à sept ans avant [-411-] que de déchiffrer un peu lestement un adagio, un andante, un allegro, encore vous reste-t-il des difficultés; et vous vous plaignez! Combien croyez-vous que ces savants hommes dont vous admirez les ouvrages avaient de pratique avant que d'en être venus où ils en sont?

L'Élève.

Dix ans? douze ans?

Le Maître.

Dites quinze, vingt, trente; et croyez que la plupart en sont réduits à une routine aveugle et bornée, qui tient et qui tiendra toute leur vie leur génie en lisière, et qui, rétrécissant l'étendue naturelle de leur tête, les arrêtera dans l'ignorance de ce qu'ils auraient pu faire, s'ils avaient été mieux pourvus de principes. Savez-vous ce que je vois, c'est que votre tête commence à se lasser; et mon avis serait de vous tenir ici quelque temps.

L'Élève.

Rien de cela, s'il vous plaît. Je n'ai pas un moment à perdre ... à nos harmonies d'emprunt, vite, vite.

Le Maître.

Vous le voulez?

L'Élève.

Certainement.

Le Maître.

Et si le dégoût revient?

L'Élève.

Il s'en retournera ... Allons ... allons ... De quoi riez-vous?

Le Maître.

De ce que vous regardez en arrière, lorsque nous touchons au bout de la carrière.

L'Élève.

C'est le moment de la lassitude.

Le Maître.

Vous êtes pleine d'esprit et de sens.

Observez que tous les acccords d'emprunt, excepté la seconde superflue, naissent de l'harmonie dissonante de la dominante; c'est la fausse quinte, la sixte majeure, le triton, la septième superflue, la quinte superflue, et la petite sixte mineure de la modulation intruse.

[-412-] Le la bémol dans le second accord fait la septième diminuée.

Dans le troisième accord, la fausse quinte.

Dans le quatrième, la tierce mineure.

Dans le cinquième, la sixte mineure.

Dans le sixième, la quarte.

Observez encore que l'usage de ces accords d'emprunt et composés est le même que celui des accords simples; par exemple la septième diminuée jointe à la fausse quinte a la même fonction et la même basse que la simple fausse quinte.

Apprenez de plus, en passant, que les deux derniers s'appellent accords d'emprunt et de supposition.

L'Élève.

Et j'ajouterai de mon chef que l'harmonie superflue ne produit qu'un accord. Vous m'avez dit que les deux nouvelles harmonies ne produisaient que sept accords; il en dérive six de l'harmonie d'emprunt; qui de sept paye six, reste un.

Le Maître.

Savante arithmétique! Jouez en mineur d'ut ... Faites l'harmonie dissonante de la seconde, avec la main droite ... brava ... Haussez d'un semi-ton sa seconde note fa ... c'est cela, et vous avez l'harmonie superflue; sauvez-la par sol, si, ré; car elle mène à la dominante ainsi que l'harmonie de seconde d'où elle est dérivée ... répétez ... Donnez pour basse à cette harmonie la sixte mineure la bémol, et vous introduirez ainsi la petite sixte superflue, seul accord que produise l'harmonie superflue que vous sauverez par l'accord parfait de la dominante.

L'Élève.

Et vous allez m'écrire cela?

Le Maître.

Sans doute.

[Diderot, Leçons, 412; text: 4, 6, La petite sixte superflue, notée, chiffrée, sauvée.] [DIDLEC 48GF]

[-413-] Je chiffrerais cet accord quelquefois ... [6/]#/4

L'Élève.

Je soupçonne la raison et le nom du signe de cet accord dérivé de l'harmonie superflue qui me semble faire avec la sixte mineure la bémol une quarte superflue ou triton, la bémol, ré; une sixte superflue, la bémol, fa dièse; un unisson, la [rob], la [rob], et une tierce majeure, la bémol, ut.

Le Maître.

C'est précisément ce que j'allais vous dire, quand vous m'avez prévenu; mais n'oubliez pas une distinction qu'il importe de faire: c'est que dans l'harmonie superflue, on hausse la seconde note de la dissonance de seconde d'un semi-ton; en mineur d'ut, par exemple, de ré, fa, on fait ré, fa dièse, sans changer le nom de la note altérée; au lieu que dans l'harmonie d'emprunt, le nom de la note disparaît, pour faire place à celui de la sixte mineure, en sorte que de sol, si, ré, fa, on fait la bémol, si, ré, fa.

L'Élève.

Est-ce là tout?

Le Maître.

En avez-vous assez?

L'Élève.

Oui, de ces emprunts et de ce superflu ... Mais ma progression de basse en mineur de fa, commencée et laissée je ne sais où, est-ce que vous croyez que je n'y pense plus?

Le Maître.

Nous y reviendrons; mais auparavant il faudrait un peu appliquer ces nouveaux accords. A quoi bon les avoir découverts, s'ils restent stériles? Peut-être nous aideront-ils à monter et descendre l'octave, tant diatonique que chromatique; voyons quels passages ils pourront nous fournir, et s'ils ajouteront quelque chose à notre richesse?

[Diderot, Leçons, 413; text: Manière de monter diatoniquement l'octave en mineur d'ut. 2, 4, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 49GF]

[-414-] [Diderot, Leçons, 414; text: Manière de descendre l'octave chromatiquement jusqu'a la quinte, puis diatoniquement jusqu'à la tonique. Manière de descendre l'octave entière chromatiquement. Autre manière, 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 49GF]

[-415-] [Diderot, Leçons, 415; text: Passages d'ut en mineur de mi. -- D'ut en mineur de ré bémol ou en mineur d'ut dièse. -- D'ut en mineur de si bémol. -- D'ut en mineur de sol. Par le moyen de l'harmonie d'emprunt. ou bien, 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 50GF]

L'Élève.

A exercer dans toutes les modulations.

Le Maître.

Ces passages sont aussi utiles que beaux. Sur chaque tonique vous pourrez faire succéder la consonnance mineure à la majeure et pratiquer ensuite l'emprunt qui renferme cette tonique. L'harmonie d'emprunt vous offrira sur-le-champ ses quatre modulations, selon que vous prendrez l'accord pour seconde superflue, ou pour septième diminuée et fausse quinte, ou pour tierce mineure et triton, ou pour fausse quinte et sixte majeure.

L'Élève.

Voilà qui est fort bien; mais cette progression où vous m'avez conduite en mineur de la, je crois, est-ce pour m'y laisser éternellement?

Le Maître.

Un peu de patience. Dites-moi: si de toute cette théorie d'harmonies et d'accords il nous était possible de déduire quelque nouvelle progression de basse, en conscience pourrions-nous nous en dispenser?

L'Élève.

Très-bien; à moins que vous n'ayez résolu de filer vos leçons d'harmonie à la manière des chants de l'Arioste.

Le Maître.

C'est-à-dire entamer une progression, l'interrompre pou en entamer une seconde, que je laisserai pour en commencer une troisième et n'en terminer aucune; ne craignez pas cela ... Je ne sais si cette méthode ajoute à l'intérêt dans un ouvrage de littérature ...

[-416-] L'Élève.

Nullement; elle impatiente, et l'intérêt n'est pas de l'impatience.

Le Maître.

Mais elle est tout à fait contraire à la clarté dans un ouvrage didactique.

L'Élève.

Je puis donc me flatter que nous mettrons à bonne fin ma triste et délaissée progression en fa.

Le Maître.

[Diderot, Leçons, 416; text: Progression de basse. 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 50GF]

[-417-] [Diderot, Leçons, 417; text: Autre progression de basse. 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 51GF]

[-418-] [Diderot, Leçons, 418; text: 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 52GF]

L'Élève.

Deux progressions! Si vous n'avez pas interrompu la première, vous en avez fait une seconde; et c'est toujours tromper.

Le Maître.

Voilà de l'ouvrage; et vous vous exercerez là-dessus toute seule.

L'Élève.

Et ma progression? Attendez-vous sans cesse à ce refrain; jusqu'à ce qu'excédée de vos délais, je vous crie sans interruption: "Ma progression, ma progression."

Le Maître.

Où en étions-nous de cctte progression qui vous tient tant à coeur?

L'Élève.

En mineur de la.

[-419-] Le Maître.

Faites la septième diminuée jointe à la fausse quinte sur ce la.

L'Élève.

Bon. Accord d'emprunt qui me mène en mineur de si bémol. Qu'est-ce qui sauvera cet emprunt? ... Si j'y faisais la petite sixte majeure sauvée par la sixte ... Mais de cette modulation où j'ai cinq bémols, avec un peu de complaisance vous m'auriez bientôt remise en mineur de fa, d'où je suis partie.

Le Maître.

Vous êtes trop pressée.

L'Élève.

C'est que je me méfie de vous.

Le Maître.

Regardez votre dernière note de basse comme ut dièse; faites sur cet ut dièse la fausse quinte jointe à la sixte majeure.

L'Élève.

Et me voilà en mineur de si.

Le Maître.

Sauvez cette dissonance par l'accord parfait.

Faites la petite sixte majeure que vous sauverez par la sixte sur la tierce ré.

L'Élève.

Et me voilà en deux dièses. Permettez que je passe en majeur de sol où je n'en aurai plus qu'un.

Le Maître.

J'y consens; mais allez-y simplement, par l'accord de sixte et sans vous y arrêter. Faites l'harmonie d'emprunt qui renferme votre basse si.

L'Élève.

C'est fait; et que vais-je devenir?

Le Maître.

Ce qu'il vous plaira.

L'Élève.

Perfido, traditore ... Je m'en doutais ... Monsieur, monsieur ...

Le Maître.

Je ne saurais.

[-420-] L'Élève.

Un moment, rien qu'un moment.

L'Élève, seule.

Il s'en va ... Hé bien, qu'il s'en aille ... Qui sait si je ne pourrai pas me passer de lui? ,.. Essayons ... De cette note de basse si, sur laquelle il me laisse, que puis-je faire? ... C'est un accord d'emprunt; il est donc susceptible de quatre noms ... Si je le regardais comme seconde superflue, j'irais en mineur de ré dièse ... Cette modulation a sa difficulté ... Voyons si je ne pourrais pas y pratiquer seule quelques accords ... Oui-da ... cela va ... Dans le vrai, ils ont raison tous les deux, et il ne tiendrait qu'à moi de faire une progression ... Il faut le tenter à leur insu ... Demain je suis ici de grand matin ... Personne ne sera levé; on ne me soupçonnera de rien ... Si je réussis, je montrerai mon ouvrage ... Si je ne réussis pas, j'en serai quitte pour me taire ... Préparons l'encre et le papier ...

Fin du onzième dialogue et de la sixième leçon d'harmonie.

[-421-] DOUZIÈME DIALOGUE ET SEPTIÈME LEÇON D'HARMONIE.

Le Maître, L'Élève, Le Philosophe.

L'Élève.

Arrivez, traître, arrivez.

Le Maître.

Hé bien qu'avez-vous fait de votre harmonie d'emprunt?

L'Élève.

Je ne veux pas vous le dire.

Le Maître.

Et moi je ne veux plus le savoir. Je vois par votre réponse que vous n'en êtes pas restée là, et cela me suffit.

L'Élève.

De ce si, note de basse sur laquelle vous m'avez laissée sans pitié, j'en ai fait une seconde superflue que j'ai sauvée.

Ensuite je suis descendue à la tierce par le triton que j'ai fait suivre de la quinte superflue, pour sauver à la fois ses deux dissonances.

J'ai répeté la sixte.

J'ai continué de descendre jusqu'à la tonique par la fausse quinte jointe à la sixte majeure que j'ai fait succéder de la septième superflue, et après avoir sauvé les deux accords dissonants.

J'ai préparé le repos de la dominante par la sixte, la petite sixte et la petite sixte superflue sur le si.

Là j'ai changé de modulation, en regardant le la dièse comme si bémol.

[-422-] Faisant succéder à l'accord parfait de la dièse l'accord parfait de si bémol, je me suis vue au milieu de cinq bémols.

Et tout de suite rentrée en mineur de fa par le triton.

Et pour finir, j'ai fait bien vite la sixte quinte sur si bémol; et la sixte quarte et septième sur la dominante, pour aller me reposer sur fa, la bémol ut, où je me suis trouvée fort à mon aise.

Le Maître.

Et vous n'avez pas écrit cela?

L'Élève.

Pardonnez-moi.

Le Maître.

Et cette écriture, ne peut-on pas la voir?

L'Élève.

Non, je suis un peu trop vaine pour l'avoir gardée; cela était à faire mal au coeur.

Le Maître.

Dans le monde, on ne fait rien quand on ne se résout pas à commencer par peu de chose.

L'Élève.

Et voilà de la morale, et de la bonne.

Le Maître.

Et dans les arts, on ne fait jamais bien, quand on ne se résout pas à faire mal ... vous souriez ...

L'Élève.

C'est de réminiscence ... Mais dites-moi votre avis sur ce bout de progression que j'ai imaginé de moi-même ... Vous souriez à votre tour ...

Le Maître.

C'est aussi de réminiscence ...

L'Élève.

Cela ne vaut rien; n'est-ce pas?

Le Maître.

Les règles sont parfaitement observées; vos accords se succèdent très-finement; votre basse fait un chant marqué et expressif; et je vois que vous avez de la tête, et plus que moi.

L'Élève.

Permettez que j'éloigne ma banquette et que je vous fasse une belle révérence.

[-423-] Le Maître.

J'aimerais mieux que vous me fissiez tant d'accords que vous pourriez, sur une même note de basse prise successivement pour tonique, dominante, seconde, et cetera, et pendant ce temps, j'écrirais la succession d'accords que nous avons commencée ensemble et que vous avez finie toute seule ...

L'Élève.

Sans déparer vos leçons?

Le Maître.

Non, certes.

L'Élève.

Je choisis la pour note de basse, et je commence ... par regarder comment vous faites pour copier aussi bien.

Le Maître.

Quand on a des pensées sublimes, encore ne faut-il pas les gâter par une mauvaise écriture.

L'Élève.

Monsieur se moque de moi ... Vous vous y prenez mieux que je n'ai fait.

Le Maître.

Voilà toute votre progression.

L'Élève.

Dites la nôtre.

Le Maître.

Je ne craindrais point de l'avouer.

[Diderot, Leçons, 423; text: Progression de basse. 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 52GF]

[-424-] [Diderot, Leçons, 424; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 52GF]

Ha! ha! sans la conclusion de cette progression, je n'y aurais peut-être pas pensé.

L'Élève.

A quoi?

Le Maître.

Regardez ces quatre dernières mesures.

L'Élève.

Je n'y vois rien d'extraordinaire. La seconde de ces quatre mesures est la consonnance de la tonique fa, la [rob], ut.

Le Maître.

Oui; mais préparée par une cadence irrégulière.

L'Élève.

Régulière, irrégulière; qu'importe que j'aie fait comme le Bourgeois-Gentilhomme de la prose sans le savoir, pourvu que ma prose soit bonne.

Le Maître.

Aller, comme vous l'avez pratiqué là, à la tonique fa, la bémol, ut, par la sixte quinte qui dérive de la dissonance de la seconde, c'est faire une cadence irrégulière.

L'Élève.

Et c'est une faute. Il faut supprimer la sixte quinte.

Le Maître.

Laissez, laissez cela comme il est; après la sixte quinte, la sixte quarte sur la dominante va à merveille, si elle est suivie de l'accord de septième de dominante, comme vous l'avez observé.

Répétez-vous sans cesse que la dissonance de la seconde mène au repos de la dominante, et la dissonance de la dominante au repos de la tonique; mais que cela ne vous empêche pas d'employer quelquefois la cadence irrégulière, en plaçant la [-425-] consonnance de la tonique entre la dissonance de la seconde, et la consonnance ou la dissonance de la dominante; et revenons à la note de basse sur laquelle je vous ai proposé de faire tous les accords possibles.

L'Élève.

J'ai pris la pour note de basse.

Je commence par l'accompagner de son accord parfait mineur, la, ut, mi; de là je vais au majeur.

Après quoi je l'accompagne de la, ut dièse, mi, sol, que je sauve par la sixte quarte ré, fa, la.

Le Maître.

C'est-à-dire que vous allez du mineur de la, où toutes les notes sont naturelles, à trois dièses; puis tout de suite en mineur de ré, où il y a un bémol, par la septième de dominante. Il me semble que passant d'abord en majeur de ré, vous auriez seulement effacé un dièse, et qu'ensuite vous auriez pu aller du majeur au mineur.

L'Élève.

J'ai omis le majeur, pour m'affranchir de la servitude d'un ordre prescrit. J'ai même eu la fantaisie d'entasser plusieurs accords dissonants de suite sur la même note, sans me soucier de les sauver tous. Je veux être et paraître savante.

Le Maître.

C'est la manie des commençants. Quand vous en saurez davantage, vous voudrez être facile, agréable et chanter.

L'Élève.

Je reviens en mineur de la, par la septième superflue:

Et comme vous exigez beaucoup d'accords sur la même note, je continue d'accompagner mon la

De la septième superflue,

Puis de la septième dominante.

Le regardant ensuite comme seconde, je l'accompagne de la petite sixte majeure;

Ensuite de la sixte mineure jointe à la septième superflue, dissonance que je sauve enfin par la, ut, mi.

Je continue de faire sur la même basse la

La consonnance fa, la, ut, pour l'accompagner de la sixte.

Puis de la petite sixte qui me met en majeur d'ut;

[-426-] De la seconde superflue qui me jette en mineur d'ut dièse. Je ne sauve point cette dissonance; mais je m'en vais en mineur de fa dièse par la quinte superflue.

Je continue d'accompagner le même la

De la sixte et quarte; et je frappe ré, fa dièse, la, cette fois pour passer de trois dièses à deux; et pour rentrer en la, par où j'ai débuté, j'accompagne mon éternel la

De la seconde.

Et pour suivre l'ordre, je joue si, ré, fa dièse, la, que je fais succéder de mi, sol dièse, si, ré, qui formera avec ma basse

Une septième superflue, que je sauve par la, ut, mi, pour finir.

Le Maître.

Parfaitement. Vous entendez à merveille les accords et les passages; et vos tournures aussi hardies que neuves m'étonnent.

L'Élève.

Et les vôtres, si vous n'y prenez garde, me tourneront la tête de vanité, vice auquel il ne faut pas nous pousser bien fort.

Le Maître.

Ce que vous venez de faire sur la note de basse la, le referiez-vous?

L'Élève.

Pourquoi non? Je ne vais point au hasard. Quand je pratique un accord, j'en sais et j'en dis la raison.

Le Maître.

Refaites donc.

L'Élève.

Volontiers.

Le Maître.

Pas si vite.

L'Élève.

Vous m'écrivez, je crois; voici qui est bien d'une autre galanterie.

[Diderot, Leçons, 426; text: 3, 4, 6, 7, Suite d'accords sur la même note de basse la.] [DIDLEC 53GF]

[-427-] [Diderot, Leçons, 427; text: 2, 3, 4, 6, 7] [DIDLEC 53GF]

Permettez que je voie.

Le Maître.

Quoi?

L'Élève.

Si vous avez écrit exactement ce que j'ai joué ... Oui ... Fort bien ... Bravo ...

Le Maître.

Vos éloges, mademoiselle, me seront toujours agréables, quand je pourrai me flatter de les avoir mérités.

Je crois qu'il est temps d'aller en avant; de revenir en arrière, je voulais dire. Vous rappelleriez-vous deux consonnances que nous avons laissées stériles?

L'Élève.

Quand je ne me les rappellerais pas, je les aurais bientôt retrouvées.

Le Maître.

En majeur, nous avons eu les consonnances de la tonique, de la quinte, de la quarte, de la sixte, même celles de la seconde et de la tierce; en mineur, nous avons renvoyé à un autre moment la consonnance de la tierce et celle de la septième.

En les récapitulant toutes, nous avons compté six consonnances dans chaque modulation; et en majeur d'ut, par exemple, ces six consonnances sont celles:

De la tonique ........ ut, mi, sol.
De la dominante ...... sol, si, ré.
De la quarte ......... fa, la, ut.
De la sixte .......... la, ut, mi.
De la seconde ........ ré, fa, la.
De la tierce ......... mi, sol, si.

Et les mêmes consonnances en mineur de la sont celles:

De la tonique ........ la, ut, mi.
De la dominante ...... mi, sol, si.
De la quarte ......... ré, fa, la.
De la sixte .......... fa, la, ut.
[-428-] De la tierce . ut, mi, sol.
De la septième ....... sol, si, ré.

Pour avoir une troisième phrase harmonique, nous pouvons disposer de la manière suivante les six consonnances en majeur d'ut:

[Diderot, Leçons, 428,1] [DIDLEC 53GF]

La consonnance de la tonique, ut, mi, sol, celle de la quarte et celle de la dominante, répétées deux fois, commencent et finissent la phrase.

En mineur, les six consonnances peuvent se succéder, comme vous voyez.

[Diderot, Leçons, 428,2] [DIDLEC 53GF]

L'Élève.

Et les deux harmonies consonnantes que vous rappelez vont, selon toute apparence, produire aussi trois accords consonnants, comme celle de la tonique et les autres les ont produits.

Le Maître.

Oui, mademoiselle; chacune fournit son accord parfait, la sixte et la quarte et sixte qui ont les mêmes fonctions et les mêmes signes que les pareils accords dérivés des autres consonnances; mais ce n'est pas tout, il faut encore préparer chaque consonnance par une harmonie dissonante qui l'appelle.

Nous avons déjà deux dissonances qui mènent à la consonnance de la tonique, savoir l'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, ré, fa, et l'harmonie d'emprunt la bémol, si, ré, fa.

[-429-] Nous avons trois dissonances qui mènent à la consonnance de la dominante, l'harmonie dissonante de la seconde, en majeur, re, fa, la, ut; l'harmonie dissonante de la seconde, en mineur, ré, fa, la bémol, ut, et l'harmonie superflue, ré, fa dièse, la bémol, ut.

Examinons à présent les quatre autres consonnances, et cherchons des harmonies dissonantes qui les préparent; il faut qu'il y en ait au moins une pour chaque consonnance.

L'Élève.

Tâchez de les trouver, c'est votre affaire; la mienne, de les retenir.

Le Maître.

Mais cette découverte ne serait-elle pas à votre portée?

L'Élève.

A ma portée ou non, je ne m'en mêle pas.

Le Maître.

Considérez un moment l'harmonie dissonante sol, si, ré, fa, qui conduit à la consonnance ut, mi, sol, et ressouvenez-vous que la dissonance qui appelle une consonnance doit offrir tous les sons dissonants avec les sons de la consonnance.

L'Élève.

Je vois que, dans votre exemple qui représente tous les cas, le dernier son de la consonnance est le fondamental de la dissonance qui précède, et je n'ai pas oublié que l'harmonie dissonante renferme trois tierces de suite; donc la, ut, mi, sol est l'harmonie dissonante qui mène ou appelle la consonnance de la seconde, ré, fa, la.

Le Maître.

Fort bien. Supposez-vous toujours en majeur d'ut, et voyez que cette dissonance renferme les notes ut, mi, sol, dissonantes avec ré, fa, la.

L'Élève.

Et par la même analogie, mi, sol, si, ré mènera à la consonnance de la sixte, la, ut, mi; et la dissonance si, ré, fa, la mènera à la consonnance mi, sol, si.

Le Maître.

C'est-à-dire que voilà tous les repos ou toutes les harmonies consonnantes préparées, excepté celle de la quarte, fa, la, ut.

[-430-] L'Élève.

Qui, suivant votre règle, sera amenée par ut, mi, sol, si, dissonance cruellement dissonante.

Le Maître.

Cette cruelle dissonance est composée d'une tierce mineure, mi, sol, comprise entre deux majeures, ut, mi, et sol, si; de plus, la dernière note de cette harmonie dissonante est éloignée de la première ou fondamentale d'un intervalle de septième superflue; tandis que dans les autres dissonances cet intervalle est de septième.

L'Élève.

D'où il s'ensuivra que la consonnance fa, la, ut la suivra très-mal.

Le Maître.

Mais si au lieu de lui faire succéder fa, la, ut, on lui faisait succéder fa, la, ut, mi, peut-être vous en accommoderiez-vous mieux; et vous auriez deux dissonances analogues l'une à l'autre dans toute modulation majeure.

L'Élève.

Il serait plaisant de guérir d'un mal par un autre ... voyons ... Il est certain que frappées séparément elles effarouchent l'oreille ... Et il ne l'est pas moins qu'elles sont plus douces quand elles se succèdent; mais il faut sauver la dernière, fa, la, ut, mi.

Le Maître.

Fa, la, ut, mi appellerait le repos si, re, fa, si c'en était un; mais la sensible n'a point de consonnance; si, ré, fa n'est pas un repos, c'est une fausse quinte. Que faire donc? ... ajouter une tierce à l'aigu, à si, ré, fa, et en faire si, ré, fa, la.

L'Élève.

Autre dissonance, qui appellera la consonnance de la tierce mi, sol, si; cette consonnance de la tierce prend bien de l'importance par cette triple dissonance qui y conduit.

Le Maître.

Voyez qu'en majeur chaque note de l'octave peut être fondamentale d'une harmonie dissonante, et que chacune, excepté la sensible, le peut être encore d'une harmonie consonnante.

L'Élève.

Je suis perdue, si ces cinq nouvelles dissonances sont aussi [-431-] fécondes en accords que celles de la seconde et de la dominante.

Le Maître.

Point de frayeurs précipitées. Il n'y aura ni signes ni accords nouveaux.

En mineur, la seconde manque de consonnance. Les deux dissonances fâcheuses sont celles de la tierce et de la sixte, qu'on adoucit par la dissonance de la seconde qui leur succède.

L'Élève.

Et qui mène au repos de la dominante.

Savez-vous ce qu'il me faudrait? Une phrase qui m'exposât clairement toutes ces harmonies.

Le Maître.

La voici.

[Diderot, Leçons, 431; text: Phrase harmonique en majeur d'ut.] [DIDLEC 53GF]

Je n'ai employé à la basse que les premières notes de l'harmonie, les fondamentales; et j'ai répété au commencement la consonnance de la tonique, afin de mieux enchaîner; et à la fin, afin de mieux terminer.

Et la pareille phrase en mineur, il faut vous épargner la peine de la demander.

Je vais vous l'écrire en mineur de la.

[-432-] [Diderot, Leçons, 432; text: Phrase harmonique en mineur de la.] [DIDLEC 54GF]

Dans cette phrase harmonique en mineur, vous trouverez la consonnance de la quinte une fois en dominante, c'est-à-dire avec la licence ou le dièse qui introduit la sensible, bien qu'en mineur, et une fois simplement suivant les notes de la gamme.

L'Élève.

La consonnance de la quinte mi, sol, si me paraît plus triste que la même consonnance avec la sensible mi, sol dièse, si. Je m'en servirai et avec la licence et sans la licence; mais ne nous écartons pas de nos nouvelles dissonances, et sachons si elles produisent des accords.

Je vois que vous avez donné à chacune pour basse sa première note, et je présume que l'accord qui en résulte s'appelle septième.

Le Maître.

En majeur, l'harmonie dissonante de la tierce mi, sol, si, ré, et celle de la sixte la, ut, mi, sol, font les mêmes accords que l'harmonie dissonante de la seconde ré, fa, la, ut. La dissonance si, ré, fa, la de la sensible fournit les mêmes accords que celle de la seconde en mineur.

En mineur, les dissonances la, ut, mi, sol et ré, fa, la, ut donnent également une septième, une quinte et sixte, une petite sixte et une seconde, comme la dissonance de la seconde en majeur. La dissonance de la septième sol, si, ré, fa en mineur produit les mêmes accords que l'harmonie dissonante de la dominante en majeur.

[-433-] Mais les harmonies dissonantes ut, mi, sol, si et fa, la, ut, mi étant d'une autre nature que les dissonances de la seconde et de la dominante, ont des produits réellement différents; car en supposant pour basse à la première sa première note ut, qui, en majeur d'ut est tonique et tierce en mineur de la, cette harmonie dissonante engendrera avec la basse ut un unisson, ut, ut, une tierce majeure, ut, mi, une quinte, ut, sol, et une septième superflue, ut, si. Cet accord nommé septième et chiffré 7 est donc mal nommé et mal chiffré. Nous le désignerons, nous, par 7#/# ou par 7+/3 et nous le nommerons septième superflue jointe à l'accord parfait majeur.

En supposant pour basse de la même dissonance sa seconde note mi, qui fait en majeur d'ut, tierce, et en mineur de la, quinte, l'harmonie produira avec la basse une sixte mineure, mi, ut, un unisson, mi, mi, une tierce mineure, mi, sol, et une quinte, mi, si. On peut nommer cet accord quinte et sixte, pourvu qu'on ne le confonde pas avec la quinte et sixte produite par dissonance de la seconde qui a toujours sa sixte majeure, tandis que celui-ci l'a toujours mineure.

En supposant pour basse de la même dissonance sa troisième note sol qui est quinte en majeur et septième en mineur, l'harmonie fera avec la basse une quarte, sol, ut, une sixte majeure, sol, mi, un unisson, sol, sol, et une tierce majeure, sol, si; cet accord peut donc se nommer petite sixte majeure; mais cette petite sixte majeure diffère de l'accord, de même nom produit par la dissonance de la dominante, en ce que la tierce, qui est mineure dans ce dernier accord, est majeure dans l'autre.

En supposant pour basse de la même dissonance sa dernière note si, l'harmonie fera avec cette basse une seconde ou neuvième diminuée, si, ut, une quarte, si, mi, une sixte mineure, si, sol, et un unisson, si, si. Cet accord peut donc retenir le nom de seconde, quoiqu'il diffère de l'accord de seconde produit par la dissonance de la seconde, dans la note qui fait l'intervalle de seconde.

On peut regarder cette harmonie dissonante comme une fausse harmonie de dominante, et lui donner pour basse le fa ou le la, qui en formera une espèce d'accord de septième superflue et de neuvième et septième.

[-434-] Mais le plus court est de vous écrire tous ces accords produits des nouvelles harmonies dissonantes; les notes sur les portées vous parleront plus clairement que moi. Je prendrai pour exemples les deux harmonies ut, mi, sol, si et fa, la, ut, mi; ce sera votre affaire que de les employer ensuite dans la modulation majeur d'ut, et dans la mineure de la. Pratiquées aisément en ut et en la, ces dissonances vous coûteront peu dans les autres modulations.

[Diderot, Leçons, 434; text: Accords produits par la dissonance ut, mi, sol, si. fa, la, ut, mi. 3, 4, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 54GF]

A proprement parler, la dissonance fa, la, ut, mi ne fait point un accord de septième superflue avec la basse si, aussi l'ai-je chiffrée 9/4 ou 7/4.

Tous ces accords sont fort irréguliers, et l'usage en est rare et demande de la circonspection.

L'Élève.

Cependant je suis bien aise de les connaître, premièrement pour connaître tout; secondement pour n'être pas déroutée quand je les rencontrerai dans les auteurs. Je les admettrais plus volontiers dans la fougue du prélude ou de la fantaisie que dans une pièce sage et travaillée.

Le Maître.

Quelques exemples que je vais vous écrire et sur lesquels [-435-] vous jetterez un coup d'oeil vous en apprendront l'emploi. Cependant occupez-vous un peu de la dernière phrase harmonique, et essayez quelle difficulté ou quelle facilité vous aurez à la transporter en d'autres modulations.

L'Élève.

J'aime mieux ne rien faire, ou reprendre mon Velly.

Le Maître.

Lisez; reposez-vous; faites ce qu'il vous plaira; pour moi, je vais monter la gamme tant en majeur qu'en mineur avec le projet d'employer les accords de toutes les harmonies, et cela fait ...

L'Élève.

Et cela fait?

Le Maître.

Tout sera fait.

[Diderot, Leçons, 435; text: Manière d'accompagner les huit notes de la gamme, en montant par les accords dérivés des six harmonies consonnantes et des sept harmonies dissonantes. En majeur d'ut. 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 54GF]

[-436-] L'Élève.

D'après ce modèle, j'oserais presque essayer d'arranger les accords de l'octave de la.

Le Maître.

Point de milieu, pusillanime ou téméraire.

L'Élève.

C'est comme l'Espagnol qui fut brave ce jour là; et cet Espagnol-là, c'est vous, c'est moi, c'est tout le monde.

Le Maître.

Un autre vous prendrait au mot; je vous demanderai seulement de m'expliquer ces accords.

L'Élève.

D'après les harmonies notées? Pauvre petite tâche.

Le Maître.

Et sans ce secours?

L'Élève.

Ce serait autre chose. L'accord ne m'indiquerait plus la modulation; je verrais autant de quintes et sixtes, autant de petites sixtes, autant de secondes, autant de septièmes que de dissonances; une grêle de septièmes et neuvièmes.

Le Maître.

Écoutez-moi. Ce sont principalement les accords qui dérivent de la dissonance de la dominante qui marquent les changements de modulations; et pour trouver facilement les quintes et sixtes, les petites sixtes, les secondes, les neuvièmes et septièmes et autres, arrêtez-vous un peu sur ces accords en majeur d'ut, avec la dissonance ré, fa, la, ut, et la dissonance sol, si, ré, fa, et remarquez que l'accord de septième a pour basse la même note qui est la fondamentale de l'harmonie; et que la note fondamentale de la dissonance qui produit la quinte et sixte est d'une tierce mineure plus grave que la basse de ce même accord.

En examinant la petite sixte sur la sixième note la, voyez la note fondamentale ré d'une quarte plus aiguë que la basse la.

Et dans la seconde, la note fondamendale ré de la dissonance qui la produit est d'une seconde plus aiguë que la basse ut. Dans la neuvième et septième sur la tierce mi, la note fondamentale [-437-] sol de la dissonance qui produit cet accord devient d'une tierce plus aiguë que la basse mi.

Il ne faut pourtant pas confondre les quintes et sixtes produites par les grandes dissonances ut, mi, sol, si et fa, la, ut, mi avec celles qui naissent des autres dissonances; dans les premières les quintes et sixtes ont la note fondamentale d'une tierce majeure plus grave, et dans celles-ci elles l'ont seulement plus grave d'une tierce mineure.

C'est la même distinction pour l'accord de seconde.

L'Élève.

Et à débrouiller par l'exercice et la réflexion. En attendant, je vois qu'une petite sixte sur mi vient de la dissonance la, ut, mi, sol; qu'une sixte et quinte sur sol vient de la dissonance mi, sol, si, ré, et cetera, et cetera.

Le Maître.

Et les grandes dissonances qui produisent les mêmes accords ...

L'Élève.

Je ne me soucie pas d'en entendre parler. Ce n'est pas que je ne parvinsse peut-être à démêler les deux quintes et sixtes sur chaque note; car je sais qu'il y a deux espèces de dissonances qui produisent ces accords, mêmes de signes et de nom. Vous m'avez expliqué la différence qu'il y a entre ces quintes et sixtes, ces secondes, ces septièmes superflues et autres, et les produits de la seconde et de la dominante. Je m'en tiens là pour le moment, sauf à obtenir plus de lumière et de sûreté du petit travail secret de ma tête et de l'étude de mes grandes matinées.

Le Maître.

Qu'est-ce que ces grandes matinées?

L'Élève.

Celles qui commencent deux heures avant le réveil général.

Le Maître.

Je voudrais pourtant bien ...

L'Élève.

M'écrire la gamme en mineur accompagnée par tous les accords, et ce sera bien fait ... Écrivez et je continue de lire.

[-438-] Le Maître.

Ce n'est plus le Velly?

L'Élève.

Son heure est passée.

Le Maître.

Qui est-ce qui lui a succédé?

L'Élève.

Rien qui vaille, un de ces livres odieux de morale qu'on appelle Considérations sur les moeurs ... Qu'avez-vous? Vous vous dépitez.

Le Maître.

J'ai ... Ce qui ne m'arrive jamais ... J'ai sauté une mesure.

L'Élève.

C'est ce mot de morale indiscrètement prononcé qui vous a porté malheur.

Le Maître.

Je le croirais bien ... J'espère qu'à force d'en lire ...

L'Élève.

Je n'en aurai point ... Est-ce là ce que vous voulez dire?

Le Maître.

Oh! non ... Mais que vous en saurez beaucoup ... Si je corrige, cela fera du barbouillage ... Il vaut mieux recommencer.

[Diderot, Leçons, 438; text: Manière d'accompagner les huit notes de la gamme, en montant par les accords produits des six harmonies consonnantes et des neuf harmonies dissonantes. En mineur de la. 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 55GF]

[-439-] [Diderot, Leçons, 439; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9] [DIDLEC 55GF]

L'Élève.

Permettez-vous qu'on examine? vous avez eu raison de vous moquer de ma présomption. Je n'aurais jamais trouvé cet accompagnement en mineur, même avec l'exemple en majeur ... voilà une forêt de chiffres à effrayer.

Le Maître.

Pour mettre fin à ces leçons et vous faciliter le prélude, il ne serait pas mal de vous écrire quelque chose à part sur ces accords. Qu'en pensez-vous?

L'Élève.

Comme vous voudrez ... Mais sérieusement, nous pouvons nous écrier: Terre, Terre?

Le Maître.

A votre avis, n'y a-t-il pas assez de temps que nous voyageons?

L'Élève.

Point de supercherie, je vous prie. Rien n'est plus chagrinant [-440-] pour le voyageur que de se trouver éloigné du gîte lorsqu'il croyait y toucher.

Le Maître.

Pour cette fois-ci, c'est la vérité.

[Diderot, Leçons, 440; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9, Usage de toutes les septièmes, en majeur d'ut. en mineur de la. Passages d'ut à son relatif la par une quadruple dissonance. par sept dissonances.] [DIDLEC 56GF]

[-441-] L'Élève.

Qu'est-ce que cette seconde basse?

Le Maître.

C'en est une de la multitude de celles qu'on peut faire. Le dessus étant donné, ou les harmonies placées sur la première portée, il n'y a aucune des notes dont elles sont composées qu'on ne puisse mettre à la basse; jugez du nombre de combinaisons différentes qui en résulteraient s'il n'était pas un peu limité par la loi de préparer et de sauver, comme l'art et l'oreille avec le goût le prescrivent.

L'Élève.

Ainsi le choix entre ces combinaisons n'est pas indifférent.

Le Maître.

Aucunement. En général, vous préférerez celles qui font marcher la basse par des intervalles, qui ont du caractère, de la force, et qui forment un chant.

[Diderot, Leçons, 441; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7, Passages d'ut en fa, sa quarte, par une triple dissonance. Passages d'ut en sol, sa quinte, par une sextuple dissonance. Passages du mineur de la en son relatif ut par une quintuple dissonance.] [DIDLEC 56GF]

[-442-] Mais vous me laisseriez aller à l'infini si je ne m'arrêtais pas de moi-même. Ce que je pourrais ajouter ne serait que des redites. Tout ce que j'avais à vous apprendre est renfermé dans les sept leçons qui forment ce petit traité que je n'ai écrit qu'à la sollicitation de monsieur votre père et pour votre seul usage. J'ai gardé la forme du dialogue parce que le maître et l'élève dialoguant sans cesse, c'est la plus vraie; parce qu'en permettant des écarts qui délassent, elle assujettit à la méthode la plus rigoureuse. J'ai conservé les caractères des interlocuteurs, et vous y reconnaîtrez partout vos propres discours et les miens. Nous avons été libres et gais en étudiant, j'ai tâché d'être libre et gai en écrivant. J'ai cherché à pallier autant que j'ai pu la sécheresse de la matière en imitant votre ton et en me rappelant vos idées.

Monsieur votre père a été à portée de juger de ma manière d'enseigner en assistant à quelques-unes de nos séances; il l'a approuvée; et son éloge, qu'il ne prodigue pas, parce qu'il est vrai, joint à la rapidité de vos progrès, m'a persuadé que j'enseignais bien.

Les principes et leurs applications vous sont si présents, que je doute que vous feuilletiez beaucoup mes cahiers. La nécessité d'être clair, de se rendre raison de tout, d'ordonner les choses selon leur enchaînement le plus naturel, m'aura plus servi et sera plus utile aux autres élèves que je formerai qu'à vous. La science harmonique était bien dans ma tête, mais elle y était vague, indigeste, confuse. Je savais assez bien pour moi, mais je ne savais pas assez bien pour les autres. Il a fallu débrouiller ce chaos; c'est une obligation que j'aurai à monsieur votre père et à vous.

L'Élève.

A moi?

Le Maître.

Oui, mademoiselle, à vous. Pendant les trois ou quatre premiers mois, si vous vouliez être sincère, vous avoueriez que ce n'était pas sans peine que vous m'entendiez.

L'Élève.

J'en conviens.

Le Maître.

Ce n'était pas votre faute, c'était la mienne. Oui, la mienne. [-443-] C'est qu'alors mon chaos se débrouillait. Cent fois vos questions embarrassantes m'ont fait rêver en vous quittant et trouver des choses auxquelles je n'aurais peut-être jamais pensé. Plus souvent encore vous m'avez fait apercevoir que j'en disais qui ne devaient pas être encore dites, et que je n'en disais pas d'autres que l'ordre véritable demandait que vous sussiez. Je me perfectionnais à vos dépens. Les difficultés, presque toujours bien fondées, que vous aviez à saisir un principe me prouvaient qu'il pouvait être mieux présenté, et que l'obscurité naissait de moi, non de la chose, moins encore de votre manque d'intelligence; en un mot j'ai beaucoup appris en vous montrant, et vous aurez épargné et du temps et de la peine à ceux que je montrerai après vous.

L'Élève.

D'où il s'ensuit que c'est à vous de me remercier.

Le Maître.

Et c'est ce que j'ai fait. Je n'ai pas la vanité de croire que personne n'eût pu vous rendre le service que je vous ai rendu; mais je serais ingrat si je me dissimulais l'obligation que je vous ai, et que peut-être je n'aurais eue à aucun autre élève.

L'Élève.

Je ne demanderais pas mieux que d'être de votre avis, mais je ne saurais. Quand je supposerais avec vous que vous n'eussiez pas aisément rencontré dans un autre les dispositions, l'intelligence, l'application dont il vous plaisait de me louer quelquefois pour m'encourager, plus un élève aurait eu l'esprit borné, la conception difficile, plus vous eussiez fait d'efforts contre ces obstacles naturels; plus vous vous seriez rendu simple, clair, net et précis, et plus votre chaos se serait bien débrouillé. Plus idiote, je vous aurais mieux servi, et j'en aurais plus de droit à votre reconnaissance. Ainsi prenez-y garde, vous m'allez dire, le plus honnêtement qu'il est possible, que je suis suffisamment bête.

Le Maître.

Vous faites de votre mieux pour vous surfaire le prix de mes soins; mais vous ne m'empêcherez pas d'être juste, quelque conclusion que vous en puissiez tirer à votre désavantage personnel. Une élève ordinaire qui n'est ni une imbécile, ni vous, telle en un mot que le hasard devait me l'offrir, se serait laissé [-444-] conduire, aurait ou n'aurait rien compris, n'aurait fait aucune question, aurait appris ce qu'elle aurait pu et m'aurait laissé ce que j'étais. Cela ne m'a pas été possible avec vous. J'aurais dit avec elle, comme les maîtres disent, je vais donner leçon; et il s'est trouvé qu'en venant ici, je venais prendre leçon, bien que je ne me le fusse pas dit.

L'Élève.

Voilà qui est fort bien; mais je ne puis ni ignorer ce que vous avez fait pour moi, ni savoir ce que j'ai fait pour vous; et je suis sûre que toutes vos belles raisons ne seront pas plus du goût de mon papa que du mien. Tenez le voilà qui arrive.

Le Philosophe.

Je crois que vous disputez.

Le Maître.

Voilà, monsieur, le Traité d'harmonie que vous m'avez demandé, que je n'aurais peut-être jamais fait sans vous, et qu'assurément je n'aurais pas aussi bien fait sans mademoiselle. Il est bon ou mauvais. S'il est mauvais, votre enfant a raison; je ne puis vous être obligé d'avoir fait un mauvais ouvrage. Mais s'il est bon, comme je le dois croire, et moi qui l'ai écrit et ceux à qui il sera de quelque utilité vous en doivent de la reconnaissance.

Le Philosophe.

Et ma fille n'est pas de cet avis-là? Elle a tort ... Elle est jeune, elle connaîtra mieux un jour le prix d'un bon conseil ... D'ailleurs, qui peut douter que l'homme bienfaisant ne soit obligé à l'indigent de l'occasion d'exercer sa bienfaisance? Voilà le service que ma fille vous a rendu; vous pouvez le lui avouer, elle peut se l'avouer à elle-même, sans risquer d'être ingrate. Mais où en est-elle? il y a longtemps que je n'ai assisté à vos leçons. Vous me vouliez, quand je ne pouvais pas; et quand je pouvais, vous ne me vouliez pas ... Faut-il que je reste? Faut-il que je m'en aille?

L'Élève.

Vous pouvez rester.

Le Philosophe.

Tu le permets?

L'Élève.

Je le permets.

[-445-] Le Philosophe.

Où en sommes-nous? Sommes-nous un peu satisfaite de nous-même?

L'Élève.

Dans les choses de moeurs, point de suffrages que je préfère au mien. C'est celui de mon coeur qu'il me faut d'abord. En affaires de sciences, et même de goût, sans votre éloge, j'aurais peu de confiance en celui que je m'accorderais. Monsieur Bemetz ...

Le Maître.

Je ne vous entends pas. Parlez net. De quoi s'agit-il?

L'Élève.

Mon papa, auriez-vous une bonne demi-heure à nous accorder?

Le Philosophe.

Une heure, deux, trois, s'il le faut.

L'Élève.

Mon papa, tout est fini. Tout. Monsieur prétend qu'il n'a plus rien à m'apprendre, mais rien; et il ne serait pas fâché, ni moi non plus, que vous jugeassiez par vous-même du chemin que nous avons fait.

Le Philosophe.

En une demi-heure?

Le Maître.

Oui, monsieur; nous irons vite; nous ne toucherons que les sommités.

L'Élève.

Monsieur m'interrogerait; je répondrais, j'exécuterais, et je serais sûre d'être embrassée tant qu'il me plairait.

Le Philosophe.

Je ne demande pas mieux. Monsieur, est-ce votre avis?

L'Élève.

Si c'est son avis? Voyez comme il est fier de moi! Comme il est radieux!

Le Philosophe.

Me voilà prêt et vous pouvez commencer.

Le Maître.

C'est vous, monsieur, s'il vous plaît, qui ferez la première question.

[-446-] Le Philosophe.

Vous n'y pensez pas? Je demanderais au commencement ce qu'il ne faudrait demander qu'à la fin.

Le Maître.

Qu'importe? si vous faites la dernière question, nous partirons de là pour remonter à la première. Si vous rencontrez la première, nous n'aurons qu'à la suivre pour arriver à la dernière.

Le Philosophe.

Que veux-tu?

L'Élève.

Je sonne pour qu'on vous apporte votre robe de chambre, et qu'on dise qu'il n'y a personne.

[-447-] Première suite DU DOUZIÈME DIALOGUE et de la septième leçon d'harmonie.

RECAPITULATION des leçons précédentes.

Le Maître, L'Élève, Le Philosophe.

Le Philosophe.

Qu'est-ce qu'une quinte superflue?

L'Élève.

C'est un intervalle de quatre tons.

Le Philosophe.

Ut, la bémol est donc une quinte superflue?

L'Élève.

Mon papa, vous êtes captieux. Ut, la bémol est une sixte mineure qui a la même étendue que la quinte superflue. C'est la même touche de l'instrument qui fait la quinte superflue et la sixte mineure. Si elle retient le nom de sixte, elle est sixte mineure. Si elle prend ou garde celui de quinte, elle est quinte superflue. Dans l'octave d'ut, ut sol dièse est la quinte superflue, et ut, la bémol la sixte mineure.

Le Philosophe.

Quelle est la quinte superflue en la bémol?

L'Élève.

La bémol, mi.

Le Maître.

N'y a-t-il pas aussi un accord qui se nomme quinte superflue?

[-448-] L'Élève.

L'accord de ce nom dérive de la dissonance de la dominante et accompagne la tierce mineure de la gamme. Dans l'octave d'ut, par exemple, l'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, ré, fa, fait une quinte superflue avec la basse mi bémol, tierce mineure de la gamme.

Le Maître.

Quelle est la note de l'harmonie qui fait précisément quinte superflue avec la note de basse mi bémol?

L'Élève.

Le si; les autres sol, ré, fa, qui font avec la même basse tierce majeure, septième superflue et neuvième, sont accompagnement de l'accord.

Le Maître.

Et par conséquent moins essentielles à l'accord qu'on n'altérera pas par l'omission d'un et même de deux sons.

Le Philosophe.

Comment chiffre-t-on cet accord?

L'Élève.

Par un cinq suivi d'une croix, comme vous voyez 5 +.

Le Maître.

Dites-moi l'accord de quinte superflue en sol.

L'Élève.

En sol, l'harmonie dissonante de la dominante, ré, fa dièse, la, ut, fait une quinte superflue avec la basse si bémol tierce mineure de la gamme. Le fa dièse de l'harmonie fait aussi quinte superflue avec la même basse si bémol, et cet accord se chiffre par un cinq suivi d'un dièse, en cette manière 5 #.

Et pour vous épargner une question, je chiffre en sol la quinte superflue par le cinq suivi d'un dièse, et en ut par le cinq suivi d'une croix; par la raison qu'en sol, la note qui fait quinte superflue avec la basse si bémol est une note dièse, fa dièse, et qu'en ut, la note qui fait quinte superflue avec la basse mi bémol est une note naturelle si. On indique, quand je dis on, c'est vous, par un dièse ou par une croix après le chiffre; par un dièse si la note qui fait avec la basse l'intervalle superflu est dièse; par une croix, si cette note est naturelle.

[-449-] Le Maître.

Vous entendez très-bien ce que vous dites, et vous pouvez faire des quintes superflues tant qu'il vous plaira; vous tirerez-vous aussi lestement des modulations que des intervalles? Combien y a-t-il de modulations diatoniques, et dans chacune, combien de dièses et de bémols?

L'Élève.

Terrible question! Il y a deux sortes de mode, le majeur et le mineur. Je me tais du mixte que vous avez réformé.

La gamme diatonique renferme sept sons et sept notes différentes; ou huit, en répétant la première après la septième.

Chaque note peut être prise pour naturelle, pour dièse et pour bémol, ce qui donne vingt et une toniques.

Le Maître.

Savoir:

L'Élève.

Ut naturel   Ut dièse   Ut bémol.
Ré naturel   Ré dièse   Ré bémol.
Mi naturel   Mi dièse   Mi bémol.
Fa naturel   Fa dièse   Fa bémol.
Sol naturel  Sol dièse  Sol bémol.
La naturel   La dièse   La bémol.
Si naturel   Si dièse   Si bémol.

Dans chacune de ces octaves, il y a deux modulations, la majeure et la mineure, ce qui fait, si je calcule bien, quarante-deux modulations, vingt et une majeures, et vingt et une mineures.

En majeur d'ut, toutes les notes sont naturelles; en mineur d'ut, il y a trois bémols.

En majeur d'ut dièse, il y a sept dièses; en mineur d'ut dièse, il y a quatre dièses.

En majeur d'ut bémol, il y a sept bémols; en mineur d'ut bémol, il y a dix bémols, et par conséquent le si, le mi et le la sont doubles bémols.

En majeur de ré, deux dièses; en mineur de ré, un bémol.

En majeur de ré dièse, neuf dièses; en mineur de ré dièse, six dièses.

En majeur de ré bémol, cinq bémols; en mineur de ré bémol, huit bémols.

[-450-] En majeur de mi, quatre dièses; en mineur de mi, un dièse.

En majeur de mi dièse, onze dièses; en mineur de mi dièse, huit dièses.

En majeur de mi bémol, trois bémols; en mineur de mi bémol, six bémols.

En majeur de fa, un bémol; en mineur de fa, quatre bémols.

En majeur de fa dièse, six dièses; en mineur de fa dièse, trois dièses.

En majeur de fa bémol, huit bémols; en mineur de fa bémol, onze bémols.

En majeur de sol, un dièse; en mineur de sol, deux bémols.

Eu majeur de sol dièse, huit dièses; en mineur de sol dièse, cinq dièses.

En majeur de sol bémol, six bémols; en mineur de sol bémol, neuf bémols.

En majeur de la, trois dièses; en mineur de la, tout naturel.

En majeur de la dièse, dix dièses; en mineur de la dièse, sept dièses.

En majeur de la bémol, quatre bémols; en mineur de la bémol, sept bémols.

En majeur de si, cinq dièses; en mineur de si, deux dièses.

En majeur de si dièse, douze dièses; en mineur de si dièse, neuf dièses.

En majeur de si bémol, deux bémols; en mineur de si bémol, cinq bémols.

C'est cela, je crois, messieurs?

Le Maître.

Sans la moindre erreur.

L'Élève.

Je n'ai pourtant pas tout dit; ces quarante-deux modulations se réduisent à vingt-quatre.

L'octave d'ut dièse est la même que celle de ré bémol.

L'octave de ré dièse est la même que celle de mi bémol.

L'octave de fa dièse est la même que celle de sol bémol.

L'octave de sol dièse est la même que celle de la bémol.

L'octave de la dièse est la même que celle de si bémol.

L'octave de mi est la même que celle de fa bémol.

L'octave de fa est la même que celle de mi dièse.

L'octave de si est la même que celle d'ut bémol.

[-451-] L'octave d'ut est la même que celle de si dièse.

Il ne reste donc vraiment que douze octaves, et par conséquent vingt-quatre modulations; mais cela m'est égal, et j'aime autant jouer en majeur de la dièse avec dix dièses, qu'en majeur de si bémol avec deux bémols. La consonnance de la tonique sera la dièse, ut double dièse, mi dièse, au lieu de si bémol, ré, fa; et la dissonance de la dominante mi dièse, sol double dièse, si dièse, ré dièse, ne me coûtera pas plus à faire que la même harmonie fa, la, ut, mi bémol.

Le Philosophe.

Comment avez-vous fait entrer dans cette petite tête-là tous ces dièses et ces bémols?

Le Maître.

Ce n'est pas à moi à répondre.

L'Élève.

Par les rapports nécessaires qui existent entre les modulations, et par l'habitude.

Le Philosophe.

Je serais bien aise de connaître ces rapports.

L'Élève.

Il faut vous faire bien aise. Je sais:

Premier Qu'en mineur, il y a toujours trois bémols de plus qu'en majeur; en majeur, trois dièses de plus qu'en mineur;

Second Que l'ordre des dièses va par quinte, fa, ut, sol, ré, la, mi, si, et cetera;

Troisième Que l'ordre des bémols va par quarte, si, mi, la, ré, sol, ut, fa, et cetera;

Quatrième Qu'en sortant d'une modulation pour entrer dans la modulation de la quinte, j'ai un dièse de plus;

Cinquième Qu'en sortant d'une modulation pour entrer dans la modulation de la quarte, j'ai un bémol de plus.

Qu'en général, si je suis dans une modulation de quatre dièses, et que je passe à la modulation de sa quinte, j'aurai cinq dièses;

Que si je suis dans une modulation de six bémols, et que je passe à la modulation de sa quarte, j'aurai sept bémols;

Qu'en majeur, dans l'ordre des dièses, le dernier est sur la note sensible.

Qu'en mineur, il est sur la seconde;

[-452-] Qu'en majeur, dans l'ordre des bémols, le dernier est sur la quarte;

Qu'en mineur, il est sur la sixte.

D'où je conclus qu'une modulation majeure étant connue, la modulation mineure se trouve tout de suite avec la modulation relative; car à l'imitation d'ut et de la, les modulations relatives sont distantes d'une tierce mineure, et la modulation majeure est à droite, la mineure à gauche.

Je sais, par exemple, qu'en majeur de fa, il y a un bémol, parce que ce fa est la première quarte qui s'offre en montant d'ut; je dis donc en mineur de fa, quatre bémols; donc la modulation relative de quatre bémols est la bémol, modulation majeure; donc la mineure relative d'un bémol est la mineure de ré; donc en mineur de la bémol il y a sept bémols; donc en majeur de ré, il y a un bémol et trois dièses ou deux dièses.

Je sais de plus que le nombre des dièses et des bémols de deux modulations majeures ou mineures, qui ne diffèrent que de noms, est toujours douze.

Je viens de vous dire qu'en majeur de la bémol, il y a quatre bémols; donc par la loi de succession de quarte en quarte, il y aura cinq bémols en majeur de ré bémol; donc, si je prends ce ré bémol pour ut dièse, il y aura sept dièses.

Je viens de vous dire qu'en mineur de la bémol, il y a sept bémols; donc en mineur de sol dièse il y aura cinq dièses.

D'où je vois tout de suite qu'en majeur de si, il y a aussi cinq dièses; car le majeur de si est le relatif du mineur de sol dièse; et qu'en mineur de si, il y a deux dièses comme en majeur de ré, son relatif.

Et c'est ainsi qu'une modulation déterminée conduit très-promptement et très-sûrement à plusieurs autres.

Le nombre sept est aussi une jolie propriété en musique; en majeur de si, il y a cinq dièses; en majeur de si bémol, il y en a deux.

La somme des bémols et des dièses de deux modulations majeures ou mineures d'une même dénomination éloignée l'une de l'autre d'un demi-ton est toujours sept; ce qui m'aurait indiqué tout de suite cinq bémols en majeur de ré bémol, car j'avais trouvé deux dièses en majeur de ré.

[-453-] Le Maître.

Un autre moyen commode pour la recherche des dièses et des bémols, moyen qui vient de se présenter à mon esprit en vous écoutant, c'est de parcourir l'octave par ton.

L'Élève.

D'où il arrivera?

Le Maître.

De trouver toujours deux dièses de plus, allant de majeur en majeur, ou de mineur en mineur.

L'Élève.

A vérifier sur le clavier. En ut, tout est naturel; en ré, deux dièses; en mi, quatre dièses; en fa dièse, six dièses; en sol dièse, huit dièses; en la dièse, dix dièses; en si dièse, douze dièses.

Fort bien.

Le Maître.

Partez de sol, montez d'un ton, ce sera la même chose.

L'Élève.

Cela est évident. Sol, un dièse; la, trois; si, cinq; ut dièse, sept; ré dièse, neuf; mi dièse, onze.

Le Maître.

A présent, descendez l'octave par ton, en partant d'ut, et remarquez les bémols.

L'Élève.

En ut, rien; en si bémol, deux bémols; en la bémol, quatre bémols; en sol bémol, six; en fa bémol, huit; en mi double bémol, dix; en ré double bémol, douze.

Le Maître.

Descendez en commençant par fa.

L'Élève.

Même résultat, 1, 3, 5, 7, 9, 11 bémols. Cette nouvelle vue ne m'aurait pas été inutile si vous l'eussiez eue plutôt.

Le Maître.

Partez du mineur de la, et vous aurez des modulations mineures, suivant la même progression.

Le Philosophe.

Une autre voie très-courte, ce me semble, de trouver les dièses ou les bémols des modulations dont la tonique est dièse [-454-] ou bémol, c'est d'ajouter sept aux dièses ou bémols de la même modulation naturelle; en majeur de ré, deux dièses; en majeur de ré#, deux et sept ou neuf; en mineur de sol, deux bémols; en mineur de sol bémol, neuf bémols ... Je ne sais même, monsieur, si en combinant votre règle dernière et la mienne, et descendant et montant l'octave par semi-tons, il n'en résulterait pas la solution générale du nombre des dièses et des bémols, en toute modulation.

Le Maître.

Elle est toute trouvée; vous venez de la dire; sept dièses de plus en montant d'un demi-ton; sept bémols en descendant.

Le Philosophe.

Tu ne nous écoutes pas.

L'Élève.

Je vous écoute; j'ajoute, à cause du nombre douze, cinq bémols de plus en montant par semi-ton; cinq dièses de plus en descendant; et je fais des roulades.

Le Philosophe.

Et les harmonies?

L'Élève.

Il y a dans chaque modulation six harmonies consonnantes.

Le Philosophe.

Pourquoi pas sept, puisqu'il y a sept notes?

L'Élève.

C'est qu'en majeur, la sensible, et en mineur la seconde manquent de consonnance.

Le Philosophe.

Allons; à l'emploi de ces six consonnances.

L'Élève.

J'ordonne les consonnances de la tonique, de la quarte, de la quinte et de la sixte, de manière à en faire une belle phrase harmonique que je vais vous jouer dans les vingt-quatre modulations; je ne frappe pas seulement ensemble toutes les notes des consonnances. Les batteries dont je varie ma phrase vous nnoncent des doigts. Je tire de chaque harmonie consonnante trois accords, l'accord parfait, l'accord de sixte, l'accord de quarte et sixte; et lorsqu'il en sera temps, je me servirai de ces [-455-] consonnances pour sauver les harmonies dissonantes; ou, si vous aimez mieux la manière de dire de monsieur, je me servirai des harmonies dissonantes pour préparer ou appeler ces harmonies consonnantes ou repos.

Le Philosophe.

Et combien pratiquez-vous d'harmonies dissonantes dans chaque modulation?

L'Élève.

Sept, en majeur; en mineur, outre la dissonance de chaque note de la gamme, j'ai de plus l'harmonie superflue et l'harmonie d'emprunt.

Le Philosophe.

Faites-moi entendre l'harmonie d'emprunt, en mi bémol.

L'Élève.

Rien de plus aisé. Les quatre notes qui la composent sont ut bémol, ré, fa, la bémol. La voilà frappée avec les deux mains; et la voilà sauvée par mi bémol, sol bémol, si bémol; car cette harmonie conduit au repos de la tonique, surtout en mineur; quoique j'aie mémoire de passages d'auteurs où elle est sauvée par l'harmonie consonnante de la tonique en majeur.

Le Maître.

Je vous demanderais volontiers l'harmonie d'emprunt dans la même octave, prise pour ré dièse.

L'Élève.

Alors les mêmes touches se nommeront si, ut double dièse, mi dièse, sol dièse, et l'harmonie consonnante invitée par cette dissonance s'appellera ré dièse, fa dièse, la dièse.

Le Maître.

Quel parti tirez-vous de toutes ces dissonances?

L'Élève.

Sans fin. Premier Des dissonances de la seconde et de la dominante, entrelacées avec art parmi les consonnances de la tonique, de la quarte, de la quinte, de la sixte, je forme une phrase harmonique que je pratique dans toutes les modulations;

Second Je distribue les sept harmonies dissonantes entre les six consonnantes, et j'en obtiens une autre phrase harmonique;

Troisième Avec l'harmonie dissonante de la dominante et l'harmonie d'emprunt, j'appelle le repos ou la consonnance de la tonique.

[-456-] Avec la dissonance de la seconde et l'harmonie superflue, je vais au repos de la dominante.

Avec la dissonance de la sixte, je vais à la consonnance de la seconde.

Avec la dissonance de la septième, je hâte la consonnance de la tierce;

Quatrième De l'harmonie dissonante de la dominante, je tire sept accords: la septième, la fausse quinte, la petite sixte majeure, le triton, la septième superflue, la neuvième et septième, et la quinte superflue;

Cinquième L'harmonie d'emprunt me fournit six accords: la seconde superflue, la septième diminuée, la fausse quinte jointe à la sixte majeure, la tierce mineure jointe au triton, la sixte mineure jointe à la septième superflue, et la quarte jointe à la quinte superflue.

Le Maître, bas.

Courage, mademoiselle; monsieur votre père ne se contient pas de joie, ni moi non plus.

L'Élève.

Sixième L'harmonie dissonante de la seconde me fournit quatre accords: la septième, la sixte et quinte, la petite sixte et la seconde;

Septième De l'harmonie superflue, je tire l'accord de petite sixte superflue;

Huitième Entre ces accords principaux, j'ai le choix de l'accord parfait: de la sixte, de la petite sixte majeure, du triton, de la fausse quinte, de la quinte et sixte, de la petite sixte; j'en accompagne les huit notes de la gamme en montant et en descendant; et c'est ce dont je vais vous régaler dans toutes les modulations. Écoutez bien.

Le Philosophe.

Ah! monsieur, quel travail pour elle et pour vous!

L'Élève.

Écoutez-moi. Je varie les batteries. J'omets les unissons aux accords dissonants. Je vais adagio dans les modulations tristes. Si la gauche travaille, la droite ne reste pas oisive. Je remplis la basse avec les notes des harmonies ... Vous ne vous extasiez pas? ... Il n'y a pas de plaisir à bien faire devant des gens froids comme vous.

[-457-] Le Philosophe.

Ah! mon enfant! ...

Le Maître.

Est-ce que vous ne faites le bien que pour en être louée?

L'Élève.

Cette récompense ne nuit à rien. L'éloge de ceux qu'on aime et qu'on estime est doux. Si vous n'êtes pas satisfaits, j'ai perdu mon temps et ma peine; si vous l'êtes, comment le saurai-je, si vous ne m'en témoignez rien? ... Louez-moi donc ... Papa, embrassez-moi ...

Le Philosophe.

Je suis plus content que je ne saurais te le dire. Viens, mon enfant, que je t'embrasse.

Le Maître.

On n'a pas toutes les modulations aussi présentes, sans s'être prodigieusement exercée. Est-ce là tout ce que vous sachiez faire de ces accords?

L'Élève.

Parce que je me suis arrêtée un moment pour reprendre haleine, vous avez pensé que j'étais au bout de mon savoir. Attendez, attendez:

Neuvième Je me rappelle tous les accords consonnants et dissonants. J'y ajoute les deux accords de suspension de l'accord parfait: savoir la quarte et la neuvième; et je monte la gamme de la main gauche, m'arrêtant sur chaque note que j'accompagne de la main droite, de tous les accords qu'elle peut porter, répétant quelquefois un accord consonnant, appelé par les dissonances.

Je veux parcourir ainsi l'octave tant en majeur qu'en mineur, et cela dans la modulation d'ut dièse. J'arpégerai les accords. Mon papa, point de distraction, s'il vous plaît. Arrêtez votre tête qui est sujette à s'envoler je ne sais où. Vous nous avez promis d'être ici, soyez-y. Tâchez de vous occuper de cette marche qui est très-belle, qui vous fera éprouver une sensation forte et à laquelle il ne tiendra qu'à vous de faire dire des choses sublimes ... La voilà. Eh bien, qu'en pensez-vous?

Le Philosophe.

Oui, cela est vraiment beau; et il faut que cela le soit, pour [-458-] avoir captivé mon oreille, dans l'état singulier où mon âme se trouve.

L'Élève.

Ces contributions ne sont pas toutes celles que j'exige de nos harmonies:

Dixième J'impose en majeur à quatre accords, chacune des harmonies dissonantes de la tierce, de la sixte et de la sensible; savoir, à une septième, à une quinte et sixte, à une petite sixte et à une seconde, que je prétends m'être fournies par elles, sans aucun délai.

J'en use de même en mineur, avec les dissonances de la tonique et de la quarte.

Pour suivre mon rôle de souveraine qui impose ses sujets, je lève sur la dissonance de la septième, en mineur, autant d'accords que sur l'harmonie dissonante de la dominante.

Si je ne tire de la dissonance de la tonique et de celle de la quarte en majeur, et des dissonances de la tierce et de la sixte en mineur, qu'un seul accord de septième, ce n'est pas que j'ignore la richesse de ce fonds, et tout ce que je pourrais y puiser au besoin; mais ce sont ressources extraordinaires, dont je n'use que dans la succession des accords de septième, et lorsqu'il me plaît quelquefois, en majeur, d'appeler la consonnance de la tierce par une triple dissonance, ou d'amener par la même voie la consonnance de la dominante en mineur.

J'espère que vous me dispenserez l'un et l'autre des exemples de ces harmonies bizarres; vous, mon papa, parce qu'elles sont bizarres; vous, monsieur, parce que vous devez en avoir assez de ce que nous en avons pratiqué dans notre dernière leçon; et moi, parce que j'ai besoin de ce qui me reste de tête pour des choses plus importantes.

Le Maître.

Point de dédain déplacé, mademoiselle; vous sautez légèrement par-dessus une source détournée, à laquelle le temps, l'exercice, plus d'usage de l'harmonie vous ramèneront. Souvenez-vous du proverbe qui défend de dire: Fontaine, je ne boirai point de ton eau.

L'Élève.

En attendant que la soif m'en vienne, je passe à d'autres [-459-] choses; j'économise les accords, et je parcours toutes les modulations, tant en majeur qu'en mineur, avec l'accord parfait

Premier En allant par quinte et introduisant successivement un nouveau dièse dans la modulation;

Second En allant par quarte et introduisant successivement un nouveau bémol dans la modulation;

Troisième En allant encore par quarte, mais passant à chaque fois par le relatif mineur.

Que vous semble de cet enchaînement d'accords parfaits?

Le Maître.

Ne pourriez-vous pas vous mettre un peu plus en dépense, vous servir de l'accord parfait, de la sixte, du triton et de la fausse quinte, et traverser avec ce cortége les vingt-quatre modulations, en commençant par les majeures?

L'Élève.

A votre aise, monsieur, ne vous gênez pas ... Voilà ce que vous avez demandé ... Eh bien, papa, cela va, je crois ... Vous souriez ... Et vous, monsieur, point d'humeur; si j'escamote ici la fausse quinte, là le triton, je vous en dédommage par la septième diminuée et la tierce mineure jointe au triton.

Le Philosophe.

Halte-là ... Où en es-tu?

L'Élève.

Où j'en suis? En mineur de si bémol. J'ai affaire à cinq bémols, et je pratique la septième diminuée que voilà sauvée ... Je sais mon chemin ... Cette modulation vous plaît-elle? Vous sentez-vous quelque pente à la tendresse, j'y resterai; je vous y égarerai par un labyrinthe d'accords; j'ai, comme vous savez, neuf dissonances et six consonnances à mon service.

Le Maître.

Doucement, doucement; que faites-vous là?

L'Élève.

Je fais succéder à la petite sixte superflue la petite sixte majeure, sur une basse d'un semi-ton plus aigu, et je sauve l'une et l'autre par la même consonnance, fa, la, ut.

Le Maître.

Où avez-vous pris cette marche-là?

[-460-] L'Élève.

Je pourrais vous dire dans mon oreille et sur mon clavier; mais je ne me ferai jamais honneur du bien d'autrui. Je l'ai retenue d'un bel adagio de Walther, en mineur de mi bémol; il y a un passage où il appelle la consonnance ré bémol, fa, la bémol par l'harmonie superflue la bémol, ut, mi double bémol, sol bémol, en sol bémol, et par la dissonance de la dominante la bémol, ut, mi bémol, sol bémol, en ré bémol.

Le Maître.

Voyons cette pièce?

L'Élève.

La voilà. Ce passage est dans la seconde partie. L'auteur même y revient, pour préparer la consonnance mi bémol, sol, si bémol.

Le Philosophe.

Mais je crois qu'il y a neuf bémols à la clef.

L'Élève.

Tout autant. Petite ostentation de science.

Le Maître.

Piano, piano, mademoiselle. L'adagio est correctement écrit; le chant en est noble. Le compositeur s'est embarqué dans plusieurs modulations très-compliquées. Il y va jusqu'en mineur d'ut bémol, avec dix bémols. Tenez, regardez cet endroit. Comptez que plus d'un maître aurait écrit la septième par la, au lieu de l'écrire par si double bémol; et la sixte par sol, au lieu de l'écrire par la double bémol.

L'Élève.

Vous croyez cela!

Le Maître.

Combien je vous en citerais d'exemples, si je ne craignais d'offenser.

L'Élève.

Il ne faut offenser ni ennuyer, si l'on peut; c'est pourquoi je laisse le mineur de si bémol pour ...

Le Maître.

Monter l'octave chromatiquement, accompagnant chaque son de l'accord parfait, de la sixte et de la fausse quinte.

[-461-] L'Élève.

En quelle octave? ... Allons, en l'octave d'ut dièse, en faveur de papa à qui le difficile ne déplaît pas toujours.

Le Philosophe.

Toutes les fois que la chose ne peut avoir que ce mérite.

L'Élève.

Voici une autre manière de parcourir en montant l'octave chromatique, en n'employant que l'accord parfait, la quinte et sixte, la fausse quinte. Je la descends de plusieurs manières.

Le Philosophe.

Et comment t'y prends-tu pour changer de modulations?

L'Élève.

Je quitte celle où je suis, en pratiquant ou un accord consonnant ou un accord dissonant qui me conduise à une modulation d'un dièse de plus ou d'un dièse de moins. S'il me convient d'entrer dans une modulation qui ait un bémol de plus ou de moins, il me suffit d'un accord consonnant pratiqué dans cette modulation. Préféré-je un chemin plus escarpé? je m'achemine par une, deux, trois et même sept dissonances. Arrivée, je me repose, peu, car je n'aime pas entendre chanter longtemps sur la même gamme. Je vais d'une modulation à sa relative. Je laisse le majeur pour prendre le mineur. Les accords consonnants sont l'asile où l'on se réfugie par les dissonants.

Le Maître.

Ne vous reste-t-il plus rien?

L'Élève.

Piano, à votre tour. Si je dis tout aujourd'hui, demain il faudra se taire ou se répéter.

Le Philosophe.

Deux terribles inconvénients!

L'Élève.

Oui-da; et pour éviter l'un, sans cesse on s'expose à tomber dans l'autre. A tout hasard, je vais vous entretenir de l'harmonie d'emprunt que je m'étais réservée pour une autre fois.

A presque tous les accords tant consonnants que dissonants, je fais subitement succéder une harmonie d'emprunt qui contienne la basse de mon dernier accord. Je regarde cette harmonie d'emprunt ou comme accord de seconde superflue, ou [-462-] comme septième diminuée, ou comme fausse quinte jointe à la sixte majeure, ou comme tierce mineure jointe au triton, comme il me plaît, comme il plaît à monsieur qui me commande selon son idée, comme il plaît au chant ou à l'expression, et me voilà tout à coup jetée dans un pays lointain, dans la région des dièses ou des bémols.

Le Philosophe.

Quelque exemple ... Qu'est-ce qui se passe entre vous? ... Vous vous faites des signes?

L'Élève.

C'est que monsieur se meurt de vous dire ...

Le Philosophe.

Quoi?

L'Élève.

Que souvent je me moque de toutes ces règles, de cette marche compassée; que je me mets à faire des gambades, tout au travers des modulations, et qu'on me trouve en un instant où l'on ne m'attendait guère.

Le Philosophe.

Ce n'est pas cela. Ne mens jamais, parce qu'il ne faut jamais mentir; et puis tu mens mal, et je t'en félicite.

Le Maître.

Ces écarts sont quelquefois très-heureux; mais il en faut être avare; réitérés dans une pièce, ils lui donneraient un caractère sauvage. Il faut même user avec sobriété des passages d'emprunt.

Voilà, monsieur, un court abrégé de nos leçons. Quand l'art aurait été plus étendu, ç'eût été tout ce que mademoiselle en pouvait apprendre dans le court intervalle de temps que vous me l'avez confiée.

Le Philosophe.

Je serais bien injuste ou bien ignorant, si d'après ce que je viens d'entendre j'appréciais mal la valeur de son travail et de vos soins. Je ne sais duquel des deux je dois être le plus étonné.

Le Philosophe, à un domestique.

Qu'est-ce qu'il y a? ... J'avais défendu qu'on laissât entrer.

[-463-] Le Domestique.

C'est un vieux prêtre qui s'en retourne à la campagne où il demeure, et qui dit que vous lui avez donné rendez-vous.

Le Philosophe.

Je l'avais oublié ... Je vais et je reviens.

L'Élève.

Mon papa, ne vous pressez pas trop; je vous promets pour demain ou pour après-demain au plus tard les exemples que vous me demandez ce soir; soyez sûr que vous n'y perdrez rien pour avoir attendu; et voilà le sujet du petit mystère que je vous ai fait ... (Au maître). Monsieur, êtes-vous fou?

Le Maître.

Non.

L'Élève.

C'est après-demain la fête de mon papa. Je lui ai préparé son bouquet; c'est un nouveau prélude que j'ai composé à votre insu; dites-moi, ce bouquet n'aurait-il pas été bien piquant, si, comme vous le désiriez, je lui en avais joué un des anciens; car c'est là, je crois, ce que vous me proposiez par ces signes qui ont amené une petite fausseté, la chose qui me déplaît le plus et à mon papa.

Le Maître.

J'ignorais votre dessein, et j'avais oublié que demain vous aviez concert; oublié net.

L'Élève.

Bonne tête! Ainsi vous ne seriez pas venu?

Le Maître.

Ma foi, je n'ose en répondre.

L'Élève.

Et la fête se serait passée sans vous? Ça, allez à vos affaires, et souvenez-vous que demain ... Demain, demain, au soir, il faut être ici entre six et sept. Le concert nous mènera jusqu'à dix. Nous ne sortirons pas de table avant une heure après minuit. Je n'aurai peut-être plus l'occasion de vous dire un mot ... Souvenez-vous que demain, demain vous faites la quinte, et qu'après-demain, il faut être ici de bonne heure. Je serai levée la première; mon papa traversera le salon pour aller à son cabinet. J'irai à lui; je lui ferai mon compliment; je l'embrasserai, [-464-] et je le prierai de m'entendre. Vous concevez combien il m'importe que vous y soyez. Ne manquez donc pas.

Le Maître.

Demain, le soir, entre six et sept; après-demain, le matin, entre sept et huit.

L'Élève.

Précisément, ni plus tôt, ni plus tard.

Le Maître.

Mais ce prélude clandestin, ne pourrait-on pas le voir?

L'Élève.

Non. Il est beaucoup plus soigné que les autres, et, par cette raison-là, peut-être moins bon; cependant il ne me déplaît pas. Je l'ai joué et rejoué plusieurs fois. Mais bon ou mauvais, il faut qu'il reste tel qu'il est. Mon papa ne manquera pas de demander s'il est de moi, et je veux pouvoir lui répondre sans biaiser que vous ne l'avez pas même vu. Allez, partez; et ne vous faites attendre ni demain au soir, ni après-demain matin.

[-465-] Seconde suite DU DOUZIÈME DIALOGUE et de la septième leçon d'harmonie.

Monologue.

L'Élève, seule.

Rien ne s'arrange à ma fantaisie ... Il ne vient pas ... Et mon papa est levé depuis deux heures ... Quoiqu'il se soit retiré tard, et que pour inspirer de la gaieté à ses convives, il se soit tout à fait livré au plaisir de la table ... au point de nous inquiéter ... non sur sa raison, car le vin ne la lui ôte jamais, mais sur sa santé ... il y a deux heures qu'il est dans son cabinet, et l'autre dort peut-être encore ... Il faut que j'y envoie ... Jetons encore un coup d'oeil sur ce prélude ... Il n'est pas mal pour le chant ... pour les chiffres, ce n'est pas la peine d'y regarder ... Mais il me semble qu'on sonne ... C'est lui apparemment ...

Le Maître, L'Élève et Le Philosophe.

Le Philosophe, sortant de son cabinet.

Que fais-tu là de si bonne heure?

L'Élève.

Je repasse quelque chose que je veux savoir supérieurement ... Votre nuit a-t-elle été bonne?

Le Philosophe.

Bonne.

L'Élève.

Point incommodé?

[-466-] Le Philosophe.

Non; mais je crains qu'il n'en soit pus de même de Monsieur Bemetz qui a voulu faire les honneurs de ma table et de son pays ... Mais le voilà.

L'Élève.

Arrivez donc.

Le Philosophe.

Bonjour, monsieur, comment va la tête?

Le Maître.

Mal, très-mal. Me voilà brouillé avec le champagne mousseux, et pour longtemps.

Le Philosophe.

Pourquoi donc? Vous avez le vin charmant.

Le Maître.

Mais le lendemain je suis très-maussade ... Ce sont ces trois rasades que l'on m'a versées après le café qui m'ont perdu.

Le Philosophe.

N'en dites point de mal; ce sont elles aussi qui vous ont tiré de votre sérieux.

L'Élève.

Oh! pour cela, vous avez été bien fou!

Le Maître.

Tant pis.

Le Philosophe.

Tant mieux.

L'Élève.

Vous avez dit à madame *** des choses tout à fait honnêtes et galantes, et que j'écoutais avec le plus grand plaisir.

Le Maître.

Cela était si aisé et si naturel avec une femme pleine d'esprit, de douceur, de grâces, de modestie et de talents.

Le Philosophe.

Et croyez-vous qu'aujourd'hui elle vous laissât baiser ses mains comme hier? Le vin a ses priviléges.

L'Élève.

Où allez-vous, mon papa?

Le Philosophe.

Ordonner du thé pour monsieur et pour moi.

[-467-] L'Élève.

Auparavant, permettez que je vous embrasse ... Le concert d'hier fut le bouquet common de tous nos amis ...

Le Philosophe.

Et le tien.

L'Élève.

Assurément; mais voici celui de votre enfant ... De cet enfant ...

Le Philosophe.

Qu'as-tu? Tu pleures.

L'Élève.

C'est de plaisir; c'est de joie ... Je voudrais vous dire ... Et voilà que je ne saurais parler.

Le Philosophe.

Tu n'as jamais mieux dit ... J'ai tout entendu.

L'Élève.

Excepté mon prélude ... J'ai fait de mon mieux ... Je voudrais qu'il vous plût; je voudrais qu'il fût ...

Le Philosophe.

Il sera bien ... Remets-toi ... Joue ... J'écoute.

Le Maître.

Adagio ... C'est un adagio ... En majeur de sol dièse ... Huit dièses.

Le Philosophe.

Est-ce que vous ne le connaissez pas?

Le Maître et L'Élève.

Non, monsieur ... Non, mon papa.

Le Philosophe.

Tant mieux.

Le Maître.

Vous tremblez ... Vous avez peur.

L'Élève.

Vous vous trompez, monsieur. Ce n'est pas cela ... Je n'y étais pas. Il faut que je recommence.

Le Philosophe.

Fort bien ... Cela est grave et noble ...

Le Maître.

Comme doit être le bouquet d'un philosophe.

Le Philosophe.

Quelquefois un peu brusqué.

[-468-] Le Maître.

Pas trop ... Recommencez ...

L'Élève.

Le Prélude de l'Élève.

[Diderot, Leçons, 468; text: 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 57GF]

[-469-] [Diderot, Leçons, 469; text: 2, 3, 4, 5, 6] [DIDLEC 58GF]

[-470-] [Diderot, Leçons, 470; text: 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 59GF]

Le Philosophe.

Il était impossible, ma fille, que vous me présentassiez un bouquet qui me fût plus agréable. Je suis on ne saurait plus satisfait de vous.

[-471-] L'Élève.

Et vous, monsieur?

Le Maître.

Je désire quelque chose de plus. C'est la raison de ce que vous avez écrit.

L'Élève.

Tenez, mon papa, je vais vous dire son secret. Il ne prétend pas m'embarrasser. Je n'aurais pas fait la première mesure de ce prelude, sans la connaissance des principes, et il le sait bien. Sa demande n'est qu'une petite ruse pour me faire valoir, et j'y acquiesce d'autant plus volontiers qu'il y gagnera plus que moi.

J'ai écrit en majeur de sol dièse; et j'ai débuté par l'accord parfait de la tonique, l'accord parfait de la dominante, le triton sur la quarte que j'ai sauvé par la sixte sur la tierce ... Ici c'est la fausse quinte à laquelle j'ai fait succéder l'accord parfait de la tonique ... Que regardez-vous?

Le Maître.

Les chiffres ... Ils sont bien.

L'Élève.

Sixte, sixte quinte, septième de dominante, repos de la tonique.

Cadence qui prend la place de la basse; main gauche qui fait l'harmonie.

Sixte, septième de seconde, septième de dominante, septième de la sensible, et j'en ai assez en majeur.

Fausse quinte jointe à la sixte majeure pour passer en mineur de sol dièse.

Et pour sauver cet accord d'emprunt, sixte sur la tierce mineure si.

Autre emprunt qui donne deux mesures, dont l'une est remplie de la tierce mineure jointe au triton, l'autre de la septième diminuée que je sauve par le repos mineur; cela sent un peu la paresse, mais je ne m'endors pas là. Je vais en majeur de mi, je vais en la par la fausse quinte.

Dissonance de la seconde, harmonie superflue et modulation mineure de la; plus d'emprunt, j'en ai suffisamment du ton de la.

Une seconde superflue sur ut me conduit en mineur de mi. J'y reste. Dissonance de la dominante. Repos de la tonique.

[-472-] Dissonance de la dominante, consonnance de la tonique, dissonance de la seconde, repos de la dominante, et trêve de la modulation de mi.

Je passe en majeur d'ut sans grande cérémonie et je me délivre des dièses.

Consonnance de la tonique. Consonnance de la dominante. Consonnance de la sixième note. Consonnance de la quarte. Consonnance de la seconde. L'on m'attendra sûrement en ré; et moi, par la seconde superflue, je m'en vais en mineur de fa. Et puis zeste, me voilà en mineur de sol. Mon papa, c'est du chromatique. Cela vous blesse-t-il?

Le Philosophe.

Non. Mais à présent, où es-tu?

L'Élève.

En majeur de si bémol; accord parfait de la tonique; quarte et sixte sur la tonique; septième superflue sur la tonique; accord parfait de la tonique.

Deux bémols, ce n'est guère. J'en veux quatre, et me voilà en mineur de fa par le triton.

Encore un petit bémol, et me voilà en mineur de si bémol par la fausse quinte.

Consonnance de la tonique, consonnance de la quarte, consonnance de la tonique. Consonnance de la quarte, consonnance de la dominante, consonnance de la sixième note, et me voilà partie. L'emprunt me mènera où je veux; pour cette fois c'est en mineur de fa dièse; trois dièses vous déménagent bien vite tous ces bémols.

Sixte et quarte; tierce mineure jointe au triton sauvé par la sixte sur la tierce mineure la; sur la seconde sol dièse, la fausse quinte jointe à la sixte majeure.

Et pour mettre à profit cet accord d'emprunt, escamotage de la sixte majeure, la seule fausse quinte laissée afin que ma seconde note sol dièse devienne sensible, et que je sois en majeur de la, où me voilà.

Accord parfait, trois mesures; consonnance de la dominante; dissonance de la dominante; repos de la tonique dont je m'éveille tout de suite par le triton sur la même basse, accord qui me conduit en mi, et me voilà avec quatre dièses.

[-473-] Je m'achemine tout doucement vers mes huit dièses, et si je sais bien compter, en voilà déjà sept.

Mais je me presse trop, revenons un peu sur nos pas; septième sur ut dièse, pour n'être qu'en fa dièse. Fausse quinte jointe à la septième diminuée sur le fa double dièse. Je suis en mineur de sol dièse, et j'ai cinq dièses.

Accord parfait, sixte et quinte ... à laquelle je fais succéder la consonnance de la tonique.

Le Maître.

Pour être irrégulière.

L'Élève.

Il est vrai. Consonnance de la dominante.

Le Maître.

Pour finir?

L'Élève.

Non; pour suspendre notre course par la consonnance de la sixième note mi, et puis je vais par la consonnance de la tonique, la dissonance de la seconde, la consonnance de la tonique, la dissonance de la dominante, au repos.

Le Maître.

Final?

L'Élève.

Cela ne se peut; vous ne pensez donc pas que j'ai commencé en majeur de huit dièses.

J'introduis vite trois dièses. Accord parfait, sixte et quarte. Accord parfait.

Dissonance de la seconde, dissonance de la dominante, consonnance de la tonique.

Consonnance de la quarte; consonnance de la tonique; dissonance de la dominante; sol dièse, si dièse, ré dièse, et m'en voilà tirée.

Eh bien, papa?

Le Philosophe.

Il serait bien mal à moi de te chicaner; chicaner sur l'arrangement des fleurs et les nuances d'un bouquet!

L'Élève.

Faites toujours.

Le Philosophe.

Tu le veux. Je trouve par-ci par-là ta marche extraordinaire [-474-] et brusque; par exemple, de l'accord parfait majeur de si tu vas droit en majeur d'ut.

L'Élève.

Là je regarde l'accord parfait majeur de si comme repos de la dominante en mineur de mi où il n'y a qu'un dièse, d'où je passe subitement en ut, n'effaçant qu'un dièse; c'est le moins qu'on puisse faire.

Le Philosophe.

Je ne dis pas que cela soit mal, ni même que l'effet soit mauvais. Est-ce là ton premier essai?

Le Maître.

Non, monsieur. Le morceau que vous venez d'entendre est une des douze progressions de basse que mademoiselle a composées, écrites et chiffrées dans tous les tons; entre ces progressions, il y en a une où tous les accords sont pratiqués et presque toutes les modulations enchaînées, même très-adroitement, et à chaque instant des écarts vraiment expressifs et des tournures tout à fait neuves.

Le Philosophe.

Et ces préludes, où sont-ils?

L'Élève.

Les voici.

Le Philosophe.

Comment? mais c'est un travail considérable.

L'Élève.

Et nécessaire. Songez, mon papa, que ce moyen était le seul de fixer dans ma mémoire les dièses et les bémols en chaque modulation, l'enchaînement et la succession des harmonies, la variété des passages de l'une à l'autre, la nature des accords, la manière de les chiffrer, en un mot, la multitude des choses qu'il faut avoir présentes lorsqu'on se propose de préluder.

Le Maître.

Je conseille à mes élèves d'en faire autant que vous en avez fait, et à vous, mademoiselle, de vaincre votre répugnance à prendre la plume et de revenir à un exercice qui vous donnera de la facilité.

Le Philosophe.

Et des idées. Il en naît sous les doigts de fortuites, qui viennent on ne sait d'où, et qui n'en sont pas moins précieuses.

[-475-] L'Élève.

Je n'écrirai jamais de la musique, peut-être même quand je pourrais me promettre de l'écrire excellente.

Le Philosophe.

Et pourquoi?

L'Élève.

C'est que j'aime mieux lire et penser que de combiner des sons.

Le Philosophe.

Tu vas dire qu'on n'est jamais quitte de moi; je voudrais bien t'entendre préluder de tête.

L'Élève.

C'est ce que je souhaitais.

Le Philosophe.

Un moment ... (A un domestique.) Non, point de thé, il est trop tard.

Le Maître.

Mademoiselle, mettez-vous dans un ton .... il n'importe lequel ... Frappez les accords, arpégez-les, faites du chant au-dessus, à la basse. Ne vous assujettissez à aucun mouvement; n'écoutez que votre coeur, votre imagination et votre oreille, et cependant allez de mesure.

L'Élève.

Papa, donnez le ton.

Le Philosophe.

En majeur de si bémol.

L'Élève prélude.

Le Philosophe.

Fort bien, fort bien. Il ne te reste plus qu'à entendre de la bonne musique.

L'Élève.

C'est l'affaire de Monsieur le baron de B[agge].

Le Philosophe.

Et de l'accompagnement, où en sommes-nous?

Le Maître.

L'accompagnement est une espèce de lecture que la connaissance [-476-] de l'harmonie éclaire et facilite, mais qui demande de l'habitude et du temps. Monsieur Grimm nous envoie les ouvrages des premiers maîtres; nous en avons déjà parcouru plusieurs, et cela va.

Le Philosophe.

Je comprends que l'usage des modulations, la pratique continue des accords, la facilité de les rapporter à certaines notes de la gamme auxquelles ils appartiennent, l'exercice de l'oreille, peuvent dispenser quelquefois des chiffres, mais toujours? mais accompagner bien et sans chiffres?

Le Maître.

Quelque versé que l'on soit dans la théorie et la pratique de l'art, vous n'imaginez pas qu'entre tant de combinaisons différentes dont une basse peut être accompagnée, il soit facile de rencontrer tout de suite celle qui convient à l'harmonie pure et à l'esprit de la pièce, et vous avez raison. Cependant on accompagne très-bien, sans chiffres, une basse dont on voit le chant. J'ai même remarqué que mes élèves sont plus sûrement conduits par le chant que par des chiffres équivoques. Le chant et la basse suffisent pour leur indiquer l'enchaînement des modulations, les harmonies et les accords, et il n'en faut pas davantage. Le goût fait le reste, et le goût vient avec le temps.

Le Philosophe.

Ma fille, puisque vous faites assez de cas des hommes pour ambitionner leur éloge, disposition que j'approuve et que je vous conseille de garder, et que la louange de ceux que vous estimez et que vous aimez vous est douce, recevez la mienne. Travaillez, exercez-vous; occupez-vous sérieusement d'un art où vous êtes déjà fort avancée et qui deviendra un jour la plus puissante consolation des peines qui vous attendent; car nul n'en est exempt sous le ciel, et il est heureux d'avoir un ami sûr toujours à portée de soi.

L'Élève.

Il me sera d'autant plus facile de vous obéir, que j'aime infiniment mieux suivre mes idées que de lire les idées des autres. Mon papa, la science de l'harmonie dégoûte beaucoup des pièces.

Le Philosophe.

Je n'en suis pas surpris. Cependant il ne faut pas qu'un [-477-] talent nuise à l'autre. Peu sont en état d'apprécier un beau prélude, bien conduit, bien varié, bien savant; tous sentent le mérite d'une pièce bien faite et bien jouée.

L'Élève.

Parce qu'il y a plus d'oreilles que d'âmes.

Le Philosophe.

C'est le contraire que tu veux dire.

L'Élève.

Non, non; je m'entends bien, et quelque jour je m'expliquerai avec vous là-dessus. Quoiqu'il en soit, si j'étais longtemps sans approcher de mon instrument, il pourrait m'arriver de perdre de la facilité que j'ai à lire et à exécuter. Quant à la science de l'harmonie, je crois que je ne l'oublierai jamais, et que c'est un moyen très-sûr de vous rappeler, monsieur, à mon souvenir tant que je vivrai.

Un Domestique.

Le thé est ...

Le Philosophe.

Plus de thé, vous dis-je. J'espère, monsieur, que vous voudrez bien m'accorder un demi quart d'heure de votre temps demain dans la matinée.

Le Maître.

Très-volontiers, monsieur.

L'Élève.

Papa ...

Le Philosophe.

Que veux-tu?

L'Élève.

Que vous disiez à maman que vous êtes un peu content de moi.

Le Philosophe.

Je t'aime à la folie. (Au maître.) Vous passez le reste de la journée avec nous, sans doute? Le temps est doux, nous sortirons après dîner. Un peu d'air nous fera du bien à tous les trois.

[-478-] Troisième suite DU DOUZIÈME DIALOGUE et de la septième leçon d'harmonie.

Principes élémentaires et généraux DE THÉORIE

Le Maître, L'Élève, Le Philosophe.

Nous dînâmes gaiement, parce que nous étions tous satisfaits les uns des autres; le maître, de son élève; moi, de tous les deux. La journée était assez belle pour la saison. Nous avions quitté table de bonne heure. Je proposai une longue promenade à pied. On accepta la proposition, et nous allâmes à l'Étoile. Arrivés là, nous nous retirâmes à l'extrémité d'une des allées qui sont ouvertes au midi, où l'oeil se promène sur un assez grand espace de la campagne, et où l'on jouit du soleil depuis le moment où il s'élève au-dessus des édifices de la ville jusqu'à son coucher. L'ombre du dôme des Invalides n'était pas encore fort allongée. Son hémisphère éclairée était à peu près sud-ouest. Monsieur Bemetz ... s'assit, le dos appuyé contre un arbre. Nous nous plaçâmes négligeamment à terre, ma fille et moi, et nous continuâmes la conversation que nous avions commencée en chemin. Il s'agissait des différents systèmes de musique, de la basse fondamenlale de Rameau, de la résonnance du son intermédiaire de Tartini et de l'ancienne règle de l'octave. Ma fille remarqua qu'il y avait dans ses leçons beaucoup d'exemples et peu de théorie, et que c'était moins aux principes qu'à la méthode qu'elle devait ses progrès. Monsieur Bemetz ... [-479-] son maître, lui répondit que l'art musical avait aussi les siens auxquels on s'était à peu près conformé sans les bien connaître. "Et qui est-ce qui ne connaît pas la basse fondamentale? lui dis-je. -- Et qui est-ce qui vous a dit que ce système était vrai ou faux?" me répliqua-t-il. Monsieur Bemetz ... avait quelque répugnance à s'expliquer. "Nous étions venus ici prendre l'air et non disputer. La chose n'avait pas encore dans sa tête toute la clarté et toute l'étendue dont elle était susceptible. Il valait mieux se taire que de débiter des idées incohérentes et indigestes, surtout à ceux qui n'étaient pas gens à s'en contenter." A ces prétextes il en ajouta d'autres. Nous insistâmes, et ce ne fut pas sans peine qu'il tira de sa poche trois petits cahiers qu'il nous lut, à une condition qui fut agréée: c'est que nous l'écouterions sans l'interrompre, à moins qu'il ne le permît expressément.

Section 1.

Le Maître.

C'est une belle découverte que celle de la résonnance du corps sonore. Combien de conséquences on en pouvait tirer! Tout corps sonore, outre un son principal et fondamental, fait entendre sa tierce majeure et sa quinte, ou les répliques à l'aigu de ces harmoniques.

L'Élève.

Mais ce phénomène est-il bien constaté?

Le Maître.

Mademoiselle, vous manquez à la condition.

L'Élève.

Parlez, monsieur; je me tais.

Le Maître.

Un corps sonore ut fait entendre ut, mi, sol; mais la quinte sol plus fortement que la tierce mi; un autre corps sonore sol, dont l'oreille est préoccupée, fait entendre sol, si, ré; un troisième ré, donne ré, fa dièse, la; un quatrième la, la, ut dièse, mi; et de corps sonores en corps sonores pris les uns à la quinte des autres, on a pu former les octaves diatoniques et chromatiques; et c'est peut-être la raison pour laquelle les gammes, plus ou moins complètes dans les temps passés et chez toutes [-480-] les nations, ont été universellement ordonnées par des intervalles qui indiquent quelque loi de nature qui dirigeait l'organe.

Si cela est, la gamme sera un produit commun de la nature et de l'art; de la nature qui a fourni les trois sons du corps sonore, ut, par exemple; de l'art qui s'est servi de différents corps sonores et de leurs harmoniques si, ré, fa, la, et qui les a intercalés entre les trois sons d'un premier, pour en former la gamme ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut.

Quoi qu'il en soit, c'est l'affaire de Rameau, et non la mienne. Je suis venu; j'ai trouvé sept sons ordonnés comme les voilà; et cela me suffit.

L'Élève.

L'octave chromatique, ut, ut dièse ...

Le Maître.

Oui, mademoiselle, n'est ni plus ni moins naturelle que l'octave diatonique; et d'après cela ... je resserre mes papiers.

L'Élève.

Pardon, monsieur; plus d'interruption; plus; je vous le promets.

Section 2.

Le Maître.

L'oreille ne s'accommode guère des treize sons de cette octave chromatique; et je doute que leur succession ait jamais fondé et fonde jamais un genre musical. En attendant, je m'en tiens à l'octave

ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut.

ou

la, si, ut, ré, mi, fa, sol, la.

Sauf mon recours aux cinq autres sons, lorsqu'il me plaira de passer d'un intervalle diatonique à un autre, par des teintes ou nuances.

J'appelle mode majeur la succession des huit sons, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut, ou la succession de tous autres sons ordonnés de la même manière.

J'appelle mode mineur la succession des huit sons, la, si, ut, ré, mi, fa, sol, la, ou la succession de tous autres sons ordonnés de la même manière.

[-481-] Je nomme dans la mélodie et l'harmonie les sons ut, mi, sol, produits du corps sonore, sons naturels ou appelés.

Je nomme dans la mélodie et dans l'harmonie les sons si, ré, fa, la, intercalés entre les sons naturels ut, mi, sol, appels.

Ainsi, en majeur d'ut dièse, les sons naturels sont ut dièse, mi dièse, sol dièse; et les appels sont si dièse, ré dièse, fa dièse, la dièse.

Et je me servirai des mêmes expressions tant en majeur qu'en mineur, quoiqu'elles n'aient pas la même exactitude en mineur, mode dont l'origine n'est pas encore bien connue.

Cela posé, j'observe ... J'observe que mademoiselle a quelque chose à dire. Dites, je le permets.

L'Élève.

J'observe de mon côté que vous allez revenir sur des choses qui me sont familières.

Le Maître.

Mais qui nous conduiront, je crois, à d'autres qui vous seront nouvelles. J'observe donc:

Premier Que les huit sons de l'octave du genre diatonique sont séparés par sept intervalles, dont cinq d'un ton et deux seulement d'un demi-ton.

Second Que les deux demi-tons ou intervalles chromatiques sont placés en majeur, l'un entre la tierce et la quarte; l'autre entre la septième et la huitième.

Qu'en mineur, ces deux intervalles chromatiques sont placés, l'un entre la seconde et la tierce, l'autre entre la quinte et la sixte de l'octave.

Troisième Qu'on nomme la première note de l'octave, tonique, et que des treize sons de l'octave chromatique, il y en a douze qui peuvent devenir, chacun, la tonique d'une octave diatonique; mais qu'il faut ordonner les octaves de ces sons sur le modèle du majeur d'ut et sur le modèle du mineur de la.

D'où je conclus qu'il y a vingt-quatre modulations diatoniques, douze majeures et douze mineures.

Quatrième Que dans chaque modulation, on peut composer deux sortes de musique, des successions de sons qu'on appelle mélodie, et des sons frappés ensemble qu'on appelle harmonie.

Cinquième Qu'une succession uniforme et constante de huit sons ordonnés sur les modèles ut ou de la s'appelle gamme.

[-482-] D'où je conclus que l'une et l'autre musique exigent une connaissance familière des vingt-quatre modulations.

Sixième Qu'en ordonnant ces vingt-quatre modulations sur les modèles d'ut et de la, il faut recourir aux dièses et aux bémols, afin de donner aux intervalles leur véritable étendue.

Septième Qu'il règne entre les modulations un rapport qui détermine l'ordre et le nombre des dièses et des bémols, et qui facilite la connaissance essentielle des vingt-quatre modulations.

Huitième Qu'en partant d'ut, en montant de quinte en quinte, et en prenant chacune de ces quintes pour une tonique, on trouve les dièses placés dans l'ordre suivant:

Fa, ut, sol, ré, la, mi, si.

Qu'en partant d'ut, en montant de quarte en quarte, et en prenant chacune de ces quartes pour une tonique, on trouve les bémols placés dans l'ordre suivant:

Si, mi, la, ré, sol, ut, fa.

Et qu'en comparant ces deux ordres, l'un de dièses et l'autre de bémols, ils sont inverses, l'un commençant par fa et finissant par si; l'autre commençant par si, et finissant par fa.

Neuvième Que le majeur et le mineur, dans la même octave, ne diffèrent que dans leurs troisièmes, sixièmes et septièmes notes, qui sont chacune d'un demi-ton plus aiguë en majeur qu'en mineur, ou d'un demi-ton chacune plus grave en mineur qu'en majeur.

L'Élève.

Donc dans la même octave ...

Le Philosophe.

Paix.

Section 3.

Le Maître.

Donc, dans la même octave trois dièses de plus en majeur qu'en mineur.

Donc, trois bémols de plus en mineur qu'en majeur.

Les trois dièses du majeur et les trois bémols du mineur, tombant exactement sur les mêmes notes de l'octave, se détruiront, s'ils se rencontrent.

Les deux modèles, le majeur en ut et le mineur en la, [-483-] formés des mêmes notes, sont appelés modulations relatives.

Donc, il y a toujours deux modulations relatives; c'est-à-dire d'un même nombre de dièses et de bémols; la majeure à droite, plus aiguë d'une tierce mineure; la mineure à gauche, plus grave de la même tierce: la, ut.

Donc la modulation majeure étant donnée, on trouvera la mineure dans la même octave, en ajoutant trois bémols; et la mineure relative à la majeure sera d'une tierce mineure plus grave.

Donc la modulation mineure décide la majeure de la même octave, par l'addition de trois dièses; et la majeure relative en sera distante d'une tierce mineure à l'aigu.

En changeant de modulations, on trouve un dièse de plus en allant à la quinte en montant, et un bémol de plus en allant à la quarte en montant ... Eh bien, mademoiselle, qu'est-ce qu'il y a?

L'Élève.

Jusque-là, c'est une récapitulation de ma récapitulation, et je vois que vous savez ces choses-là aussi bien que moi.

Le Philosophe.

Silence.

Le Maître.

En montant d'un ton, deux dièses de plus.

En descendant d'un ton, deux bémols de plus.

En montant d'un demi-ton, sept dièses de plus.

En descendant d'un demi-ton, sept bémols de plus.

Sept dièses ou cinq bémols; même chose.

Sept bémols ou cinq dièses; même chose.

Les dièses et les bémols forment toujours ensemble le nombre douze.

Le dernier dans l'ordre des dièses est sensible en majeur, et seconde note en mineur.

Le dernier dans l'ordre des bémols est quarte en majeur, et sixième note en mineur.

Les dièses et les bémols de deux modulations distantes d'un demi-ton font toujours ensemble le nombre sept. En mi, quatre dièses; en mi bémol, trois bémols. Quatre et trois font sept.

[-484-] Le Philosophe, bas à sa fille.

Point d'impatience, je te prie.

Section 4.

Le Maître.

De tout ce qui précède, je conclus:

Premier Pour les majeurs, qu'en ut; rien;

En sol, un dièse, fa;

En fa, un bémol, si;

En ré, deux dièses, fa, ut;

En si bémol, deux bémols, si, mi;

En ut dièse, sept dièses; ou cinq bémols, en ré bémol;

En ut bémol, sept bémols; ou cinq dièses, en si.

Second Pour les mineurs, en la; rien;

En mi, un dièse, fa;

En ré, un bémol, si;

En si, deux dièses, fa, ut;

En sol, deux bémols, si, mi;

En la dièse, sept dièses; ou cinq bémols, en si bémol;

En la bémol, sept bémols; ou cinq dièses, en sol dièse.

Troisième En majeur d'ut; rien. En mineur d'ut, trois bémols, si, mi, la.

Quatrième En mineur de la; rien. En majeur de la, trois dièses, fa, ut, sol.

Cinquième Trois dièses, fa, ut, sol, donc en la, pour le mineur.

Donc en fa dièse, pour le mineur.

Sixième Trois bémols, si, mi, la, donc en mi bémol, pour le majeur.

Donc en ut, pour le mineur.

C'est ainsi qu'on détermine les vingt-quatre modulations.

Voici comment on les enchaîne:

L'Élève, bas.

Cela va prendre couleur, apparemment.

Section 5.

Le Maître.

Premier On enchaîne les douze modulations majeures, par quinte, ou par quarte.

[-485-] Par cette marche, on n'introduit qu'un dièse ou qu'un bémol à la fois.

Second On enchaîne les vingt-quatre modulations, par quarte, en passant de chaque modulation majeure à son relatif mineur.

Troisième On enchaîne les vingt-quatre modulations par quinte, en faisant succéder le mineur au majeur, ou le majeur au mineur dans la même octave.

Par cette dernière marche, on introduit trois dièses, ou trois bémols à la fois.

L'oreille s'accommode de ce saut, parce qu'on reste dans la même octave, et qu'on n'en altère qu'un des sons essentiels, la tierce; les deux autres dièses ou bémols n'affectent que la sixiéme et la septième note de l'octave, sons bien moins importants dans la gamme, comme je ne tarderai pas de le prouver.

Quatrième On enchaîne les modulations par des marches rompues, mais fondées sur des issues immédiates.

Section 6.

Ces issues immédiates d'une modulation majeure quelconque sont:

La mineure de la même octave;

La mineure relative;

Les deux modulations d'un dièse de plus;

Les deux modulations d'un dièse de moins.

Ou:

Les deux modulations d'un bémol de plus;

Et les deux modulations d'un bémol de moins.

Donc du majeur d'ut, on peut aller immédiatement:

Au mineur d'ut. -- Au mineur de la. -- Au majeur de sol. -- Au mineur de mi. -- Au majeur de fa. -- Au mineur de ré.

Donc du majeur de si bémol, on peut aller immédiatement:

Au mineur de si bémol. -- Au mineur de sol. -- Au majeur de mi bémol. -- Au mineur d'ut. -- Au majeur de fa. -- Au mineur de ré.

Donc du majeur de mi, on peut aller immédiatement:

Au mineur de mi. -- Au mineur d'ut dièse. -- Au majeur de si. -- Au mineur de sol dièse. -- Au majeur de la. -- Au mineur de fa dièse.

[-486-] Ces issues immédiates sont autant de portes qui conduisent à de nouvelles modulations.

Du mineur d'ut, une des issues immédiates, on va au majeur de la bémol.

Du mineur de la, on va au majeur de la.

Du mineur de mi, on va au majeur de mi.

Du majeur de fa, on va au mineur de fa. Et ainsi du reste.

Les issues immédiates d'une modulation mineure sont:

La majeure de la même octave. -- La relative majeure. -- Les modulations d'un dièse ou d'un bémol de plus. -- Les modulations d'un dièse ou d'un bémol de moins.

Donc on peut aller immédiatement du mineur de la:

Au majeur de la. -- Au majeur d'ut. -- Au majeur de sol. -- Au mineur de mi. -- Au majeur de fa. -- Au mineur de ré.

Et par exception, du mineur au majeur de la quinte.

Par exemple, du mineur de la au majeur de mi.

Cette licence introduit quatre dièses à la fois, et cela sans blesser l'oreille. Car:

Le majeur de la peut succéder immédiatement au mineur de la.

Le majeur de mi peut succéder au majeur de la, donc le majeur de mi peut succéder médiatement au mineur de la; d'autant plus qu'en mineur de la on est déjà familiarisé avec le troisième dièse, sol dièse.

D'où l'on peut conclure, en général, qu'on va bien du mineur au mineur, et au majeur de sa quinte; c'est-à-dire du mineur de la au majeur et au mineur de mi.

L'Élève, bas.

Cela n'est pas nouveau; mais il est bon de l'avoir entendu plus d'une fois.

Section 7.

Le Maître.

Les issues immédiates et médiates du mineur sont autant d'autres portes à de nouvelles modulations.

Les issues immédiates et médiates du majeur et du mineur combinés ensemble donnent au génie tout son essor, pour franchir l'espace qui lui convient, et s'élancer d'une modulation à une autre modulation quelconque.

[-487-] Qu'il se propose, par exemple, d'aller d'ut à ut dièse. Il ira immédiatement:

D'ut au mineur de la;

Du mineur de la au majeur de sa quinte;

C'est-à-dire au majeur de mi, qui ouvre la porte de son mineur relatif ut dièse.

D'où l'on passera immédiatement au majeur d'ut dièse, Le terme proposé.

On peut regarder cet ut dièse comme ré bémol.

Et dans ce cas, partant d'ut pour aller en ré bémol, il s'agit de produire cinq bémols; ce qu'on exécutera en passant par la porte du mineur d'ut qui conduira au majeur de la bémol où il y a quatre bémols; d'où l'on entrera immédiatement en ré bémol.

Si l'on se propose de revenir au majeur d'ut, on suivra le même chemin; ou si l'on est pressé et qu'on en désire un plus court, on ira immédiatement du majeur de ré bémol au mineur de fa, où il n'y a plus que quatre bémols, d'où l'on sautera tout de suite, par la licence, au majeur d'ut détruisant quatre bémols à la fois.

A l'aide de ces deux marches, on pourra toujours monter ou descendre dans les modulations majeures, éloignées l'une de l'autre d'un demi-ton.

En consequence, du majeur d'ut j'entre en majeur de si, en passant par le mineur de mi, d'où je vais tout de suite au majeur de sa quinte si.

Du majeur de la bémol, où il y a quatre bémols, quoi de plus aisé que d'aller au majeur de mi, où il y a quatre dièses? Faisons de la bémol un sol dièse, et quatre dièses à écarter; le mineur de sol dièse en supprimera trois, et nous jettera subitement en majeur de mi, le terme proposé.

On combinera de cette manière toutes les modulations.

L'Élève, bas.

Fort bien. Cela m'est plus connu que le chemin des églises voisines.

Mais une chose sur laquelle il me resterait un scrupule, c'est cette liberté de faire changer à discretion de nom à une note dièse ou bémol, prenant le bémol d'au-dessus pour le [-488-] dièse d'au-dessous, ou le dièse d'au-dessous pour le bémol d'au-dessus.

Section 8.

Le Maître.

Ce soir, lorsque nous serons de retour, vous vous mettrez au clavecin; vous exécuterez les deux passages d'ut à ré bémol, d'ut à ut dièse; et votre papa et vous serez bien surpris l'un et l'autre de l'effet différent des mêmes sons ré bémol, fa, la bémol et ut dièse, mi dièse, sol dièse; et vous pardonnerez aux musiciens leur opiniâtreté à distinguer le ré bémol de l'ut dièse. Leur organe est diversement affecté; et le violon a deux doigtés pour ces deux sons. Cependant ce double passage les forcera de convenir que la différence n'est que dans l'illusion de l'oreille préoccupée d'une marche par dièse ou d'une marche par bémol; et de cet aveu, vous en conclurez contre eux que le clavecin n'est pas un instrument plus faux qu'un autre, mais que l'accord en est très-difficile.

L'Élève.

Je me réjouis de ce que vous me dites là. Lorsque de prétendus connaisseurs délicats, comme j'en ai trouvé, viendront me dire dédaigneusement du clavecin: "Mauvais instrument! Instrument faux!" j'en serai quitte pour hausser les épaules, sans leur répondre.

Le Maître.

Vous ferez bien et mieux encore d'en user de la même manière avec cette espèce de sourds qui traiteront la musique, le plus ingénieux et peut-être le plus violent des beaux-arts, d'une pure combinaison de sons.

L'Élève.

J'aurais été bien surprise, si ce mot m'était échappé sans conséquence.

Le Maître.

Quelle est l'harmonie la plus simple?

L'Élève.

Celle du corps sonore.

Le Maître.

Croiriez-vous qu'il peut résulter d'une succession de différents corps sonores les effets les plus surprenants?

[-489-] L'Élève.

Oui, d'après un exemple.

Le Maître.

Eh bien, cet exemple que vous demandez, le voici.

Promenez-vous à travers les modulations, en suivant la marche que je vais vous prescrire. Ne vous arrêtez nulle part. Faites entendre partout le corps sonore ou l'harmonie naturelle. N'employez même que la main droite, si cela vous convient. Assujettissez-vous seulement au mouvement que je vous indiquerai, et que le goût vous eût peut-être inspiré.

Asseyez-vous en idée à votre clavecin, et tâchez de me suivre d'oreille, si vous le pouvez.

Du corps sonore ut, frappé deux fois andante,

Passez au mineur de fa.

Revenez en ut;

Allez au majeur de sol,

Revenez en ut.

Allez au mineur de la, au mineur de mi; du même mouvement, et le corps sonore toujours frappé deux fois.

Du mineur de mi, allez au majeur de si, où vous vous arrêterez un peu, frappant si, ré dièse, fa dièse, une seule fois.

D'un mouvement moins décidé, passez en mineur de sol dièse, en sol dièse ou la bémol majeur; en mineur de fa, en majeur de fa et en ut, où vous vous arrêterez, n'ayant frappé les quatre derniers corps sonores qu'une seule fois, et du mouvement indiqué.

Ici, précipitez un peu vos pas; allez de quinte en quinte par les majeurs jusqu'à fa dièse inclusivemerit. Là, vous vous arrêterez encore; vous n'aurez frappé qu'une seule fois chaque corps sonore, mais assez vite et ferme.

Continuez cette marche de quinte en quinte, reprenant le majeur de fa dièse, faisant succéder le mineur à chaque majeur, et appuyant toujours un peu sur le mineur.

Arrivée en majeur d'ut, mais fatiguée, mais surprise, refrappez trois fois le corps sonore lentement, et changeant à chaque fois de position vers l'aigu; car la marche précédente vous aura conduite au bas du clavier.

Traversez ensuite tristement et plaintivement les modulations [-490-] mineures par quarte, en partant du mineur d'ut, et frappant lentement trois fois chaque corps sonore.

Parvenue en mineur de ré bémol, rompez cette marche langoureuse, portez à l'oreille étonnée deux fois le corps sonore en majeur de ré bémol; hâtez la première intonation; restez un peu sur la seconde; puis glissez doucement en mineur de fa, d'où vous rentrerez en ut ..... M'avez-vous entendu?

L'Élève.

Je le crois.

Le Maître.

Ai-je employé autre chose que les ressorts les plus simples de la magie musicale?

L'Élève.

Non.

Le Maître.

Cependant, si vous avez un peu d'imagination, si vous sentez, si les sons captivent votre âme, si vous êtes née avec des entrailles mobiles, si la nature vous a signée pour éprouver vous-même et transmettre aux autres de l'enthousiasme, que vous sera-t-il arrivé? De voir un homme qui s'éveille au centre d'un labyrinthe. Le voilà qui cherche de droite et de gauche une issue; un moment il a cru toucher à la fin de ses erreurs; il s'arrête, il suit d'un pas incertain et tremblant la route, perfide peut-être, qui s'ouvre devant lui; le voilà derechef égaré; il marche, et après quelques tours et quelques retours, l'endroit d'où il est parti est celui où il se retrouve. Là, il tourne les yeux autour de lui; il aperçoit une route plus droite, il s'y jette; il imagine une place libre au delà d'une forêt qu'il se propose de franchir; il court, il se repose, il court encore; il grimpe, il grimpe, il a atteint le sommet d'une colline; il en descend, il tombe, il se relève; froissé de chutes et de rechutes, il va, il arrive, il regarde, et reconnaît le lieu même de son réveil.

L'inquiétude et la douleur se sont emparées de son âme; il se plaint; sa plainte fait retentir les échos d'alentour; que deviendra-t-il? Il l'ignore; il s'abandonne à son destin qui lui promet une issue et qui le trompe. A peine a-t-il fait quelques pas qu'il est ramené au premier lieu de son départ.

Le Philosophe.

Et c'est là ce qui s'appelle enchaîner des sons dont la succession [-491-] fasse penser; savoir parler à l'âme et à l'oreille et connaître les sources du chant et de la mélodie, dont le vrai type est au fond du coeur, entendez-vous, ma fille? Pénétrez-vous d'une première idée; suivez-la, jusqu'à ce qu'elle en appelle une seconde, celle-ci une troisième, et tenez pour certain que vos successions, interprétées diversement par chacun de vos auditeurs, ne seront vides de sens pour aucun.

Le Maître.

Je ne dis pas que l'image qui s'est offerte à mon esprit soit la seule qu'on pût attacher à la même succession d'harmonie. Il en est des sons comme des mots abstraits dont la définition se résout en dernier lieu, en une infinité d'exemples différents qui se touchent tous par des points communs. Tel est le privilége et la fécondité de l'expression indéterminée et vague de notre art que chacun dispose de nos chants selon l'état actuel de son âme, et c'est ainsi qu'une même cause devient la source d'une infinité de plaisirs ou de peines diverses.

Quelle étonnante variété de sensations momentanées et fugitives n'aurais-je pas excitée, si j'avais entrelacé les harmonies dissonantes aux harmonies consonnantes et mis en oeuvre toute la puissance de l'art? Demandez à monsieur votre père ce qui se passe au dedans de lui, lorsqu'il est assis, les yeux fermés, à l'extrémité du clavecin, et qu'il s'abandonne à la discrétion de l'artiste sensible qui sait enchaîner des accords. Le génie musical a sur sa palette des teintes pour tous les phénomènes de la nature et toutes les passions de l'homme; il sait peindre et le lever du solell et la chute du jour, et la tristesse de la méchanceté et la sérénité de l'innocence; mais son trait est si délié, que si l'excellente musique a peu de compositeurs, elle n'a guère de vrais auditeurs.

Après vous avoir égarés dans les détours d'un labyrinthe, à l'aide des seules harmonies principales des vingt-quatre modulations, s'il m'avait plu d'y appeler le silence avec les ténèbres, le silence et les ténèbres se seraient faits. S'il m'avait plu de déchirer tout à coup ce silence et ces ténèbres par des cris, la plainte et les cris redoublés étaient sous ma main. Si je m'étais proposé d'accroître la tristesse de la solitude par l'horreur de la nuit, d'ouvrir des tombeaux, d'en évoquer les mânes et de vous effrayer de leur murmure, vous les auriez entendus à vos côtés; [-492-] vous en auriez frémi; vous vous seriez écriés: "Ames de mes pères, parlez; âmes en peine, que voulez-vous de moi?" Puis tout à coup, dérangeant un seul de mes doigts, le jour aurait reparu, tous les tristes fantômes se seraient dissipés; et si la fantaisie m'en était venue, j'aurais été le maître de leur faire succéder le cortége du plaisir, les ris, les jeux, les amours, la tendresse et la volupté. Quelle foule de tableaux divers s'entassent quelquefois dans un seul récitatif obligé! Le coeur s'émeut, la touche est pressée, et le sentiment est rendu.

Et voilà ce qu'il a plu à mademoiselle d'appeler une combinaison; c'en est une, sans doute, mais à qui a-t-il été réservé de la faire?

Le Philosophe.

A Hasse et à Pergolèse, à Philidor et à Grétry, et à quelques autres qui m'ont appris que le musicien, sa lyre à la main, pouvait s'avancer sur la ligne du Puget, de Le Sueur, de Voltaire et de Bossuet, et dire: "Et moi aussi, je sais maîtriser les âmes."

L'Élève.

Mais un défaut assez commun, c'est de dépriser les talents qu'on désespère d'acquérir; j'ai commis cette petite bêtise, et je ne saurais m'en repentir, puisque vous en avez pris occasion de relever si bien l'excellence de votre art.

Le Maître.

Les modulations diatoniques connues et leurs enchaînements démontrés, l'art procède à la recherche de ce qu'on peut obtenir de chacune.

Revenons un moment sur nos pas. On formera des successions de sons ou de la mélodie. On frappera les sons ensemble, et l'on produira de l'harmonie.

Section 9.

Le corps sonore nous offre le modèle d'un ensemble.

Il détermine en majeur trois sons correspondants aux trois premiers termes impairs de la gamme 1, 3, 5, tonique, tierce et quinte.

On imitera donc la nature si, en majeur d'ut, on frappe ensemble ut, mi, sol, ut. C'est le corps sonore de la gamme, l'harmonie [-493-] principale, la première consonnance. Ces sons ut, mi, sol, ut sont vraiment naturels.

Le si, voisin d'un semi-ton du principal son naturel, le heurte chromatiquement, c'est-à-dire du choc le plus fort dans le genre diatonique.

Le si est donc la voix la plus énergique, entre celles qui rappellent le corps sonore. Aussi l'a-t-on appelé sensible, sans trop savoir pourquoi.

Le ré dissone diatoniquement avec les deux premiers produits naturels du corps sonore, et les sollicite par conséquent l'un et l'autre.

Le fa appelle le mi et le sol.

Le la n'appelle que le sol et l'appelle diatoniquement.

Le la est donc, de tous les appels du corps sonore, le plus faible.

Ces appels, si, ré, fa, la, dissonent avec les sons naturels ou appelés ut, mi, sol, par leurs approches immédiates ou conjonctions diatoniques ou chromatiques.

Le Philosophe.

Et c'est d'un principe aussi simple que vous déduirez tous les phénomènes?

Le Maître.

Je l'espére ... Approchez-vous pour voir les exemples.

[Diderot, Leçons, 493; text: Sons dissonants ou appels des sons naturels.] [DIDLEC 60GF]

Les sons naturels ou appelés sont désignés par des blanches. L'exemple présente deux fois fa, mi, et ré, ut.

Le fa appelle le mi et le sol, mais plus fortement le mi que le sol.

L'Élève.

Qu'il choque diatoniquement, tandis que son choc avec le mi est chromatique.

Le Maître.

C'est cela. Le ré appelle le mi et l'ut; mais l'ut de préférence, quoique son choc avec l'un et l'autre soit diatonique.

[-494-] L'Élève.

Mais son choc avec l'ut est avec le son principal donné par la nature.

Le Maître.

C'est cela.

L'Élève.

Et c'est aussi la raison, je crois, pour laquelle des deux appels si, ut et fa, mi, le premier est le plus pressant.

Le Maître.

Assurément. Vous pensez, monsieur?

Le Philosophe.

Oui, je pense que plus un homme aura l'esprit juste et bon, plus cette petite ligne de notes sera démonstrative pour lui. Ce n'est pas là une chose à discuter; c'est une chose à sentir; comme le sont la plupart des causes secrètes qui exercent un si prodigieux empire dans tous les cas d'un usage journalier. La prépondérance la plus légère détermine à la longue, lorsqu'elle ne cesse point d'agir. Les langues seules m'en fourniraient des exemples sans nombre; et il n'y a pas un seul des beaux-arts qui ne les appuyât de quelque autorité. Plus un homme aura d'esprit, de lumières, de goût naturel, plus vous en ferez aisément un prosélyte.

Section 10.

Le Maître.

Les sons naturels ut, mi, sol sont toujours le terme du repos. Lorsque le corps sonore s'est emparé de nos oreilles, les autres sons ou les appels si, ré, fa, la nous fatiguent et font souhaiter le retour de la nature.

La mélodie et l'harmonie ne nous offrent sans cesse qu'un enchaînement d'écarts plus ou moins longs, qu'une suite de petits chocs plus ou moins durs, qu'une répétition d'appels plus ou moins énergiques à la nature que nous regrettons tout en la quittant, et que nous ne quittons que pour la retrouver avec plus de plaisir. Chantez le premier air qui vous viendra, et consultez votre propre sensation.

Qu'est-ce donc que la musique? On s'élèvera contre mon opinion; mais l'expérience se réunira avec moi pour la définir: [-495-] l'art de choquer les sons naturels pour en rendre le retour plus agréable. Qu'on s'écarte de cette règle dans la pratique; plus de mélodie, plus d'harmonie.

L'Élève.

Et voilà pourquoi il y a des phrases trop longues en musique.

Le Philosophe.

Et d'autres phrases qui ont tons les défauts du style.

Voilà une définition aussi singulière que neuve. J'en ai d'abord admis la vérité, et j'en pressens à présent la fécondité.

Section 11.

Le Maître.

Mais toute dissonance, tout choc, tout appel n'est pas de l'objet de la musique; puisque tout appel, tout choc, toute dissonance ou ne sollicite point, ou ne rend pas agréable le retour du corps sonore.

L'Élève.

Comme une douleur qui ôterait la connaissance, ne laissant plus de comparaison entre le malaise et le bien-étre ... mais je vous interromps.

Le Maître.

Interrompez-moi toujours de même ... Si l'on faisait entendre à la fois le corps sonore, ses harmoniques, avec les quatre sons dissonants, qu'en résulterait-il? Une multitude de chocs, une dissonance extrême qui détruirait tout rapport avec le corps sonore.

Le Philosophe.

Il en serait de ce mélange comme de celui de tous les rayons qui ne donne plus de couleur.

Le Maître.

Cela est juste. Il en résulte du blanc ou de la lumière qui éclaire tout et ne colore rien. Si l'harmonie naturelle ut, mi, sol me présente, ensemble et sans confusion, les sons ut, mi, sol; mi, sol dièse, si; sol, si, ré, les dissonants sont trop aigus et trop faibles pour blesser l'oreille.

[-496-] Section 12.

On peut s'écarter de l'harmonie naturelle, choquer, altérer la résonnance du corps sonore de plusieurs manières.

On dissone avec lui, on appelle son retour en frappant un, deux, trois ou même quatre sons dissonants.

L'Élève.

Allez doucement, monsieur; ceci demande de l'attention.

Le Maître.

Pour laisser du rapport entre les dissonances et le corps sonore, entre les appels et les appelés, vous pensez, sans doute, qu'il serait bien de conserver toujours un ou deux sons naturels. Cela n'est pourtant pas nécessaire, et c'est de cette expérience que je déduirai les distinctions qui vont suivre.

Section 13.

Je nommerai premières dissonances, celles où un, deux sons du corps sonore conservés, sont entendus avec les dissonances employées.

Si, par le plus petit choc, par l'écart le plus léger de la nature, on supprime un seul son du corps sonore, et qu'on lui substitue le son dissonant qui le rappelle, on pratiquera la plus faible des dissonances.

Ainsi, supprimez la quinte sol; substituez-lui la sixte la ou la quarte fa qui la rappelle toutes deux;

Supprimez la tierce mi, et substituez-lui les dissonants fa ou ré;

Supprimez la tonique ut, et substituez-lui des appels ou voix les plus énergiques si ou ré;

Et vous aurez, ainsi qu'il est indiqué dans l'exemple qui suit, différents écarts du corps sonore, avec le retour de ce corps après chaque appel.

[Diderot, Leçons, 496] [DIDLEC 60GF]

[-497-] Section 14.

Parmi les harmonies dissonantes, il y en a qui sont dissonantes en elles-mêmes, et dissonantes avec le corps sonore, telles que ut, fa, sol.

Il y en a qui sont consonnantes en elles-mêmes, et dissonantes avec le corps sonore, telles que ut, mi, la.

Une harmonie est donc consonnante en elle-même, lorsque tous les sons qui la forment sont disjoints.

Une harmonie est donc dissonante, lorsque entre les sons qui la forment il y en a de conjoints.

Le si et le ré sont dissonants avec le son naturel ut, parce qu'ils lui sont contigus ou conjoints, l'un chromatiquement, l'autre diatoniquement.

Section 15.

Parmi les harmonies dissonantes, il y en a de régulières, telles que ut, mi, la et si, mi, sol; et il y en a d'irrégulières.

Ces deux sont régulières, parce qu'elles peuvent se réduire à l'ordre naturel 1, 3, 5; car ut, mi, la est la même chose que la, ut, mi et si, mi, sol, la même chose que mi, sol, si; 1, 3, 5.

Pour distinguer ces deux espèces d'harmonies, je nommerai la première harmonie consonnante de la sixième note de la gamme, regardant le son la comme le principal de la consonnance; et la seconde, mi, sol, si, harmonie consonnante de la tierce.

La force de ces deux harmonies n'a pas l'énergie de la consonnance du corps sonore ut, mi, sol, quoiqu'elles suivent l'ordre 1, 3, 5.

L'organe et la raison conviennent sur ce point. L'organe, il n'est personne qui ne le sente. La raison, c'est que la première tierce du corps sonore en ut est majeure et telle que la nature nous en a préoccupés depuis que nous sommes nés; au lieu que la première tierce des deux autres sons la et mi est mineure.

Ces consonnances ne sont donc que les écarts les plus faibles de la loi de nature; elles n'en sollicitent pas moins le retour du corps sonore, mais elles ne le sollicitent que comme [-498-] le repos le plus parfait, qu'elles ne font, pour ainsi dire, qu'empêcher et suspendre par un choc léger.

L'Élève.

Avec la permission de monsieur, je serais tentée de dériver de la consonnance ut, mi, la ou la, ut, mi, de ce choc si léger, l'origine si inutilement cherchée du mode mineur, et de la consonnance si, mi, sol, ou mi, sol, si, l'origine du mode mixte si dédaigneusement accueilli.

Section 16.

Le Maître.

Je passerai sous silence les harmonies dissonantes irrégulières de cette première classe, pour m'occuper des harmonies produites par la suppression de deux sons du corps sonore, et la substitution de deux dissonants qui les rappellent.

En conservant la tonique du corps sonore ut, et supprimant les deux harmoniques mi et sol, auxquels je substitue les deux appels fa et la, j'ai ut, fa, la, ou fa, la, ut, harmonie consonnante presque de la force de celle du corps sonore, que je nommerai harmonie consonnante ou simplement consonnance de la quarte. Elle appelle le corps sonore qu'elle choque dans sa tierce et dans sa quinte.

En conservant la dominante sol du corps sonore en ut, et substituant à la tonique ut et à l'harmonique mi, que je supprime, les sons dissonants si, ré, je produis une nouvelle harmonie consonnante si, ré, sol, ou sol, si, ré, que je nomme harmonie consonnante de la quinte, appel du corps sonore plus énergique qu'aucun des précédents, par le si et le ré, les voix les plus urgentes qu'on puisse employer.

Vous voyez ces deux harmonies notées, et chaque appel suivi des sons du corps sonore appelés.

[Diderot, Leçons, 498] [DIDLEC 60GF]

Si l'on joint à ces deux harmonies ou appels l'harmonie de la sixième note, la, ut, mi, on formera une phrase harmonique [-499-] où le corps sonore est appelé par trois voix harmoniques, qui croîtront en énergie selon une proportion naturelle.

[Diderot, Leçons, 499,1; text: Exemple du corps sonore appelé par trois voix consonnantes.] [DIDLEC 60GF]

En conservant le son principal du corps sonore, la tonique ut, on pourrait encore substituer à ses deux harmoniques supprimés mi et sol, les dissonants, appels ou chocs ré et fa.

Les mêmes appels ou chocs ré et fa pourraient aussi remplacer les chocs ou appels si et ré, substitués à ut et mi dans la formation de l'harmonie consonnante de la quinte; ce que j'ai pratiqué dans l'exemple qui suit.

[Diderot, Leçons, 499,2; text: au lieu de, et] [DIDLEC 60GF]

Mais ces dernières harmonies sont encore du nombre de celles que j'ai appelées irrégulières et qui dissonent en elles-mêmes; et je n'en parlerai qu'après avoir parcouru les harmonies régulières, celles dont les sons peuvent s'ordonner suivant les nombres 1, 3, 5.

L'Élève.

Avec la permission de monsieur, ne pourrait-on pas aussi conserver la tierce mi du corps sonore ut ...

Le Philosophe.

Oui; mais il vaudrait mieux se taire et tenir la parole qu'on a donnée.

Le Maître.

Si l'on substituait, comme vous le proposez, aux harmoniques ut et sol, des dissonants, savez-vous ce qui en arriveverait?

L'Élève.

Puisque vous interrogez, il est honnête de vous répondre. Le mi qui resterait étant le plus faible des harmoniques du corps sonore, les harmonies qui en résulteraient ...

Le Maître.

Ou trop vagues, ou trop dissonantes n'auraient plus avec le [-500-] corps sonore assez de rapport pour le rappeler. Ce que je vais vous prouver par un exemple de ces deux harmonies bizarres. Chantons-les ensemble; consultons l'organe et jugeons.

[Diderot, Leçons, 500] [DIDLEC 60GF]

Le Philosophe.

Elles me déplaisent.

L'Élève.

Et à moi aussi.

Le Maître.

Abandonnons-les donc pour aller aux harmonies résultantes de la substitution de trois sons dissonants à deux des sons naturels supprimés.

Section 17.

En conservant la tonique ut je substitue aux harmoniques mi et sol, que je supprime, les trois sons dissonants, ou les appels les plus faibles, ré, fa et la.

En conservant la quinte sol, je substitue aux sons naturels ut et mi, que je supprime, les trois sons dissonants, ou les appels les plus forts, si, ré, fa.

Et je nomme la première combinaison dissonance de la seconde note de la gamme; et la seconde, dissonance de la dominante.

Ces deux harmonies appellent le corps sonore ou le repos, en ce qu'elles le choquent, et qu'en même temps elles dissonent en elles-mêmes par les conjoints qu'elles renferment. Les deux sons conjoints de la première sont ut, ré, ou ré, ut. Les deux sons conjoints de la seconde sont sol, fa, ou fa, sol.

Voilà la raison qui me les fait nommer dissonantes.

Je regarde l'une comme dissonance de la seconde note, et l'autre comme dissonance de la cinquième ou dominante. Car si l'on ordonne la première par la seconde note de la gamme, ré, on aura ré, fa, la, ut; et si l'on ordonne la seconde par la cinquième note de la gamme, sol, on aura sol, si, ré, fa, ou 1, 3, 5, 7, autre ordre naturel indiqué par les appels si, ré, fa, la.

[-501-] J'ai noté ci-dessous ces deux harmonies dissonantes, et montré chaque appel suivi du retour du corps sonore appelé.

[Diderot, Leçons, 501,1] [DIDLEC 60GF]

Si l'on voulait faire désirer le retour du corps sonore, un peu davantage, on n'aurait qu'à le différer, en interposant le double appel des deux dissonances; comme vous le voyez:

[Diderot, Leçons, 501,2] [DIDLEC 60GF]

On peut employer ces deux dissonances, chacune suivant ses quatre positions; la première, par exemple, suivant les positions ré, fa, la, ut; fa, la, ut, ré; la, ut, ré, fa; ut, ré, fa, la; pourvu qu'on fasse paraître ensuite le corps sonore et ses harmoniques où ils sont appelés.

Les quatre positions de ces harmonies dissonantes rendent le retour du corps sonore également agréable; et la raison en est, peut-être, qu'un des sons conjoints de l'harmonie dissonante lui est commun avec le corps sonore.

Si j'ai rejeté les harmonies où il ne reste que la tierce du corps sonore associée à deux sons substitués à la tonique et à la quinte, ce n'est pas pour admettre les harmonies où il ne resterait que cette même tierce associée à trois dissonants. On éprouve en effet qu'elles égarent si bien l'organe, qu'il ne désire aucunement le retour du corps sonore. Elles perdent la fonction importante, la fonction d'appel.

L'Élève.

Combien cette théorie est délicate et épineuse!

Le Philosophe.

Celle des autres beaux-arts l'est-elle moins? Les principes et les effets de l'harmonie dans le style sont-ils moins déliés?

Section 18.

Le Maître.

Une troisième classe de dissonances est celle où l'on s'écarte [-502-] entièrement du corps sonore, ne conservant ni le son principal, ni ses harmoniques. Tout est supprimé, tout est remplacé par des appels ou sons dissonants. Il y en a quatre.

De ces quatre appels ou sons dissonants frappés ensemble, il résulte une harmonie dans l'ordre 1, 3, 5, 7, une grande dissonance, l'harmonie dissonante de la sensible, si, ré, fa, la, l'appel le plus énergique du corps sonore, ut, mi, sol, sur lequel il se repose avec un agrément particulier.

Ces appels, cette harmonie dissonante ne souffre point d'autre position que la naturelle et directe si, ré, fa, la; 1, 3, 5, 7.

Et le corps sonore, de son côté, ne peut lui succéder que dans l'ordre naturel et direct du son principal et de ses harmoniques, ut, mi, sol; 1, 3, 5.

L'Élève.

Avec la permission de monsieur, la raison de cet étrange phénomène?

Le Philosophe.

C'est peut-être qu'il ne reste aucun son commun au corps sonore et à la dissonance, et qu'il faut aller au repos le plus simplement qu'il est possible, et le présenter avec ses harmoniques, comme la nature les a ordonnés.

La sensible sera donc au grave, et la sixte ou le son le moins dissonant à l'aigu.

Le Maître.

Mais avant que d'entamer le détail des autres dissonances, résultantes de la combinaison des appels ou autres sons dissonants, il faut que j'expose l'usage de celle-ci ... Eh bien, mademoiselle, vous êtes sur le gril? Qu'avez-vous à dire? Parlez.

L'Élève.

Après avoir rejeté comme vagues, comme trop dissonantes, comme égarant l'oreille, des harmonies ou combinaisons de sons dissonants, où il s'en trouverait trois ou seulement deux d'associés avec la tierce du corps sonore qu'on aurait dépouillé des deux autres sons naturels, vous admettez ici, et même avec complaisance, une harmonie composée de quatre sons dissonants, entre lesquels pas un des sons naturels du corps sonore; et la raison de cette différence, s'il vous plait?

[-503-] Le Maître.

Premièrement, c'est que le juge suprême, l'organe dont il n'y a point d'appel, le prononce ainsi.

L'Élève.

Ce que je demande, c'est la raison de son indulgence aussi bizarre que son dédain.

Le Philosophe.

C'est qu'apparemment ce son naturel du corps sonore est trop faible pour le représenter, et assez fort pour causer de la confusion. Dans cette grande dissonance de la sensible, suivie du corps sonore avec tous ses harmoniques, on offre d'abord à mon oreille tous les dissonants de la gamme, purs et sans mélange; puis le corps sonore avec son cortége, et les uns et les autres dans leur position naturelle; la gamme partagée rigoureusement en deux portions; d'un côté ce que la nature a produit, de l'autre ce que l'art a imaginé pour la faire valoir et désirer; pas la moindre distraction, ni là, ni ici.

Section 19.

Le Maître.

On peut à discrétion employer à la basse les trois sons du corps sonore; et de ce triple emploi; il résultera trois rapports, et trois accords.

L'emploi du son principal, 1, à la basse, outre l'unisson, donnera l'accord 3, 5, ou l'accord parfait.

L'emploi du second son, 3, ou de la tierce, à la basse, donnera l'accord 3, 6, 8, ou l'accord de tierce et sixte.

L'emploi du troisième son ou de la quinte 5, donnera l'accord 4, 6, 8, ou l'accord de sixte et quarte.

Les autres harmonies consonnantes qui appellent le corps sonore par leurs sons dissonants avec les siens produisent les mêmes accords, par le même emploi de leurs sons à la basse.

L'harmonie qui appelle contraint le retour du corps sonore. La basse qu'on donne à cette harmonie détermine la basse de l'accord appelé, et la forme sous laquelle les sons du corps sonore doivent se présenter.

Exemple. Si je donne à l'harmonie consonnante de la [-504-] sixième note, la, ut, mi, pour basse la sixième la, il faut que je donne aux sons du corps sonore appelé la forme sol, ut, mi, ou la troisième note est à la basse. Car le son la dissonant avec la quinte sol appelle ce dernier son, et n'en appelle pas un autre.

L'ordre ou la forme sous laquelle les sons du corps sonore doivent paraître, quand ils sont appelés, est déterminée par la forme des appels.

Ai-je appelé le corps sonore par l'harmonie consonnante de la sixte la, ut, mi, employée suivant sa seconde position, ou sous la forme ut, mi, la? il faut que j'emploie les sons du corps sonore sous la forme et sous la seule forme ut, mi, sol.

Si après avoir employé les sons du corps sonore sous la forme mi, sol, ut, je quitte la modulation d'ut pour passer à celle de sa quinte sol, je suis forcé d'employer les sons sol, si, ré de ce nouveau corps sonore sous la forme de ré, sol, si. Toute autre position ferait mal; car les sons du corps sonore ut, mi, sol, que j'enlève à la modulation d'ut, et que j'attribue à la modulation de sol, sous la forme de mi, sol, ut, harmonie de la quatrième note de la gamme sol où je me suppose, déterminent, en qualité d'appels, la forme des sons appelés. Le mi et l'ut sont devenus sixième et quatrième notes de la gamme de sol et sollicitent l'un la quinte ré et l'autre la tierce si. Il faut donc écrire ...

L'Élève.

Que cela est beau et général! Je ne sais jusqu'où ne mènerait pas ce petit nombre de lignes bien méditées.

Le Maître.

Il faut donc écrire:

[Diderot, Leçons, 504; text: et point, ni] [DIDLEC 60GF]

Voici un exemple de la préférence de la basse du corps sonore déterminée par la basse de l'harmonie dissonante des appels:

[-505-] [Diderot, Leçons, 505; text: et point, ni] [DIDLEC 60GF]

Écoutez-moi bien. Les musiciens qui se presseront de prononcer avant que de m'avoir compris crieront à l'hérésie, au blasphème; mais il n'en est pas moins vrai que ce n'est ni le goût, ni le génie qui fixent de préférence le son de la basse et la position des harmonies; c'est l'ordre et la nature des sons qui font appels; et comme ce qui était appelé devient d'un temps à un autre appel, et que ce qui était appel devient au même instant, appelé, il s'ensuit une chaîne ininterrompue, nécessaire, qui pourrail être infinie, sans que rien pût la briser, qu'au mépris des règles éternelles de l'art. La sixième note appelle et force le retour de la cinquième; la septième note appelle et force le retour de la huitième. On n'a pas même le choix d'un unisson de cette huitième note.

L'Élève.

Quel rigorisme! Voilà un jansénisme musical que vous n'aviez pas en m'enseignant le catéchisme.

Le Maître.

On ne révèle pas toute l'austérité de la doctrine aux néophytes. Cela les effaroucherait et retarderait leur initiation. A quelques termes près, c'était cependant le même fonds. Je vous disais: Observez les positions; et je vous dis à présent: Soumettez-vous à la loi des appels.

Section 20.

L'harmonie de la quinte ou dominante, dissonant avec celle du corps sonore, en est par conséquent un appel. Cependant on en peut faire un repos.

L'harmonie dissonante de la seconde note de l'octave ré, fa, la, ut, dissonant avec celle du corps sonore ut, mi, sol, en est par conséquent un appel. Cependant elle peut inviter au repos [-506-] de la quinte ou dominante. Car si ré, fa, la appellent ut, mi, sol; fa, la, ut appellent également sol, si, ré.

Pareillement l'harmonie consonnante de la tierce mi, sol, si, sollicite le repos de la dominante par le mi, et le retour du corps sonore par le si. Son appel à la dominante est même plus agréable et plus usité.

On peut donner pour basse à la dissonance de la seconde les quatre sons qui la composent. On a donc ici quatre rapports différents, et quatre accords dont les noms vous sont connus.

L'harmonie dissonante de la dominante admet pour basse, outre les sons qui la composent, les sons mêmes du corps sonore qui sauvent par anticipation les dissonances de cet appel, et forment des rapports et des accords qui vous sont connus.

L'Élève.

Permettez-vous?

Le Maître, faisant un signe de tête.

L'Élève.

Vous permettez à la façon de Jupiter ... et voilà la tierce majeure, même mineure, cette tierce qui fourvoie, qui brouille, qui égare, introduite parmi les sons dissonants de l'harmonie de la dominante; et s'il me prenait envie d'omettre dans l'harmonie le sol et le si, il me resterait mi, ré, fa, précisément une de celles que vous avez proscrites dans un de vos précédents paragraphes.

Le Maître.

Et qui est-ce qui vous a dit que vous puissiez bannir sans conséquence les sons que vous supprimez de cet accord? Mais c'est à monsieur votre père à répondre à cette difficulté qui attaque les raisons qu'il vous a données du vice des harmonies où l'on ne conserve que la tierce du corps sonore.

Le Philosophe.

Dites, une des raisons.

Le Maître.

Et ajoutez que ceci est moins un traité de l'art, qu'un sommaire des chapitres à remplir.

La grande dissonance ne fait bien que sa première note, la sensible, à la basse. L'accord qui en résulte ...

[-507-] L'Élève.

Est tierce, fausse quinte et septième, ou simplement fausse quinte et septième.

Le Maître.

Et voilà l'abus des permissions légèrement accordées.

Section 21.

Quoique chacune de ces harmonies appelle le corps sonore et fasse désirer son retour, et par des sons qui dissonent en elles-mêmes, et par des sons qui dissonent avec les sons naturels du corps sonore, cela n'empêche point que ce corps, avant de se montrer, ne se fasse solliciter par plusieurs voix successives.

Voici deux exemples où il ne cède qu'à la quatrième ou cinquième sommation:

[Diderot, Leçons, 507] [DIDLEC 61GF]

J'estime l'énergie des appels du corps sonore, selon l'ordre qui suit, à une exception près:

Premier appel du corps sonore, le plus faible, harmonie de la sixte.

Second appel du corps sonore, harmonie de la quarte.

Troisième appel du corps sonore, harmonie consonnante de la quinte.

Quatrième appel du corps sonore, harmonie dissonante de la seconde.

Cinquième appel du corps sonore, harmonie dissonante de la dominante.

Sixième appel du corps sonore, la grande dissonance.

De ces appels le troisième est plus fort que le quatrième, quoiqu'il ne renferme que deux sons dissonants, et qu'il y en ait trois dans le quatrième. Mais ces deux voix du troisième appel sont plus pressantes que les trois voix du quatrième. Souvent aussi ou je conclurais après ce troisième appel ou je suspendrais, en lui substituant le premier appel, celui de la sixte, l'écart le plus léger de la nature, et le moins dissonant possible avec le corps sonore. Aussi pour mieux indiquer la suspension, dans la dernière phrase, où j'appelle cinq fois le corps sonore, [-508-] j'ai fait une pause après ce premier appel qui est le troisième dans la phrase.

Le Philosophe.

Plus vous avancez, plus vos principes se fortifient. Ou je me trompe fort, ou je vois éclore les vrais germes du goût en musique.

Le Maître.

Je regarde l'harmonie de la tierce comme le premier appel au repos de la quinte. Je laisse en arrière les difficultés qu'on pourrait me proposer, et je jette en passant des vérités dont je donnerai la démonstration dans des éléments complets.

Je regarde l'harmonie dissonante de la seconde, dans son second emploi, comme seconde route vers le repos de la quinte.

Section 22.

Il est naturel de faire entendre au commencement d'une mesure le corps sonore appelé. Ce serait presque un contre-sens que de placer le repos ailleurs.

J'ai peut-être un peu négligé cette règle dans les leçons de pratique que je vous ai données; mais alors il n'était pas question de ponctuation.

L'Élève.

De la ponctuation, en musique! J'aime cette expression, et je ne saurais vous dire combien j'en sens la justesse. Je ne commence à bien jouer que quand j'ai saisi les membres de la phrase musicale; et j'ai toute la peine du monde à lire et entendre ceux qui ponctuent mal.

Le Maître.

Et il y en a beaucoup qui tombent dans ce défaut, sans s'en douter.

L'Élève.

Et beaucoup plus qui l'évitent, par instinct.

Le Maître.

Les appels ne sont pas tous également pénibles et urgents. Ils renferment plus ou moins de dissonances. Les sons dissonants se heurtent plus ou moins durement eutre eux, ou choquent plus ou moins fortement les sons du corps sonore, selon que les intervalles de leurs sons passent diatoniquement ou chromatiquement à ceux du corps sonore. Le corps sonore même prendra plus ou moins de temps, selon qu'il aura été plus ou moins laborieusement sollicité.

[-509-] Les exemples qui suivent éclairciront ma pensée:

[Diderot, Leçons, 509,1] [DIDLEC 61GF]

Après un peu de fatigue, un soupir vers le repos, je me repose sur la dominante. Là je reprends haleine; et pour mieux goûter le repos final, je m'y traîne par trois dissonances consécutives. La basse du dernier accord ou appel, étant un son naturel qui n'appelle rien, me laisse la liberté de choisir au corps sonore une basse, et je donne la préférence à la tonique, pour finir avec l'accord parfait.

Voici un autre modèle de ponctuation, où les appels sont ordonnés relativement à leurs énergies. Je me suis contenté d'indiquer les harmonies par les chiffres:

[Diderot, Leçons, 509,2; text: Adagio. 2, 3, 4, 5, 6, 7] [DIDLEC 61GF]

[-510-] Dans cet exemple, le corps sonore, docile à la voix, répond à chaque appel particulier. Il y est précédé de deux, de trois, de quatre, de cinq appels.

L'harmonie de la tierce et la dissonance de la scconde note y font bien leur devoir d'acheminer vers le repos de la dominante.

Plusieurs fois, je laisse le corps sonore, pour m'arrêter sur cette dominante. Il est vrai que ce corps sonore, considéré relativement à la consonnance de la quinte, forme lui-même un appel.

Le Philosophe.

Mademoiselle, voilà un exemple court à la vérité, mais qui bien médité vous apprendra ce que c'est que la pureté du style et du goût.

Le Maître.

Et vous indiquera la source d'où sont découlées les différentes sortes de mesure.

La phrase harmonique formée d'un double ou quintuple appel consécutif peut être considérée comme la source ou le modèle de la mesure à deux temps.

La phrase harmonique de quatre appels consécutifs, comme la source ou le modèle de la mesure à quatre temps.

Les simples appels suivis du corps sonore, comme la source ou le modèle de la mesure à trois temps.

La phrase harmonique de trois appels consécutifs, comme la source ou le modèle des pièces qui commencent par une portion de mesure en levant.

Le Philosophe.

Et c'est de là qu'il faut déduire l'explication d'un phénomène dont j'ai souvent et inutilement demandé la raison, de la mesure battue à temps vrai ou à temps faux; je disais: Qu'importe que la main soit, en l'air, ou soit baissée, pourvu que la durée de chaque mesure et de chaque portion de mesure soit rigoureuse. L'instinct, la raison, l'organe demandaient le repos et l'aplomb de la main, au moment même du repos de l'organe.

L'Élève.

La main se baisse en musique, comme l'intonation tombe en éloquence, au point, à la fin de la phrase.

[-511-] Le Maître.

Le petit exemple de trois appels suivis du corps sonore marque l'origine des pauses.

Car des appels d'énergies différentes, une fois désignés par des notes de diverses durées, il a fallu des pauses pour conserver à chaque appel son véritable caractère, et compléter la mesure; et ces pauses ont été d'autant plus nécessaires qu'on se sentait porté naturellement à faire entendre le corps sonore au commencement de la mesure.

Si cet exemple montre l'observation de cette loi de nature, il en montre aussi l'infraction adroite, lorsque le corps sonore devenant lui-même un appel, prolonge la phrase, trompe l'attente, conduit au repos de la quinte, et lie la dernière partie de la mesure avec la suivante.

Le Philosophe.

Et les syncopes?

Le Maître.

Et tant d'autres phénomènes que j'omets?

Le Philosophe.

Combien la force aveugle de nature a inspiré de choses aux hommes de génie!

Le Maître.

En musique et dans tous les beaux-arts, les grands ouvrages ont été faits; ensuite sont venus les critiques dont toute la science s'est réduite à prouver que les hommes de génie s'étaient conformés, sans s'en douter, à l'inspiration de nature.

Le Philosophe.

De là l'imbécillité des critiques qui, ne connaissant pas la variété infinie de cette inspiration, ont restreint les arts, par des règles fondées sur un petit nombre d'exemples.

Le Maître.

On peut transporter l'exemple précédent en mineur, observant que l'harmonie, tant dissonante que consonnante de la quinte, varie par la licence et l'introduction de la sensible. Quelle qu'en soit la raison, il est sûr que l'organe ne s'accommode point des huit sons consécutifs et non altérés de l'octave mineure.

Le Philosophe.

C'est un phénomène dont la raison est cachée dans la conformation [-512-] de l'organe de la voix qui a appris ensuite à l'oreille à rejeter ce qui la peinait.

Section 23.

Le Maître.

La grande dissonance, outre qu'elle appelle le corps sonore, peut encore être regardée comme harmonie dissonante de la seconde, en mineur de la, relatif d'ut. Par cette métamorphose, elle appellera le corps sonore en ut, celui du mineur de la, son relatif, le repos de sa quinte, avec et sans la licence comme vous voyez:

[Diderot, Leçons, 512] [DIDLEC 62GF]

La grande dissonance de chaque modulation sollicite donc à la fois et le corps sonore, et le repos principal du mineur relatif, et les deux repos de la dominante dans le même mineur.

J'aimerais mieux nommer la principale consonnance en mineur: principal repos, que corps souore en mineur.

L'Élève.

Premièrement, parce que c'est parler peu correctement puisqu'il n'y a point de corps sonore en mineur.

Le Maître.

Celui dont il s'agit ici n'est autre chose que le premier appel au majeur relatif.

La grande dissonance en mineur admettant, par licence, la sensible au lieu de la septième, s'étend bien davantage.

Ses quatre sons n'ayant entre eux ni conjonction chromatique, ni conjonction diatonique, elle peut se pratiquer selon toutes ses positions. Pas un de ses sons qui ne fasse bien à la basse. Elle fournit donc quatre rapports et par conséquent quatre accords qui vous sont familiers; car cette grande dissonance en mineur n'est autre chose que ce que nous avons appelé harmonie d'emprunt.

L'Élève.

C'est sans doute ici que vous allez vous acquitter.

[-513-] Le Maître.

De quelle promesse?

L'Élève.

De me dire quelque chose de mieux sur cette harmonie d'emprunt.

Le Maître.

Je m'en souviens; et chose promise, chose due.

Cette grande dissonance accompagne encore les sons du corps sonore, et les accords des deux premiers vous sont connus.

Mais par la raison qu'elle accompagne la tonique et sa tierce. par anticipation, et non par supposition, comme on a dit jusqu'à présent, elle peut accompagner la dominante avec laquelle elle fait tierce majeure, septième et neuvième diminuée; accord loyal, et employé par d'habiles compositeurs.

Mais ce qui ajoute singulièrement à la fécondité de cette harmonie, c'est la propriété de ses quatre sons d'être en même temps les quatre dissonants de quatre modulations différentes dont elle appelle indistinctement le corps sonore.

En mineur d'ut, par exemple, cette grande dissonance est si, ré, fa, la bémol.

Mais en mineur de mi bémol, la grande dissonance est ré, fa, la bémol, ut bémol.

En mineur de fa dièse, la grande dissonance est mi dièse, sol dièse, si, ré.

En mineur de la, la grande dissonance est sol dièse, si, ré, fa.

Or, tous ces sons sont les mêmes sous différents noms.

Donc il est vrai, comme je l'ai dit, qu'elle forme appel à la fois à quatre corps sonores en mineur, si mademoiselle permet de s'exprimer ainsi.

Donc chacun de ses sons peut devenir sensible; et cette conséquence désigne clairement les quatre corps sonores invités.

Si l'on observe de plus que ces quatre sons sont séparés par tierces, il sera facile de frapper une grande dissonance en une modulation quelconque mineure; puisque ces quatre sons sont les dissonants de l'octave, la septième ou sensible par exception, la seconde, la quarte et la sixte, ou les trois premiers sons qui répondent dans l'octave diatonique aux trois premiers nombres pairs avec la sensible.

[-514-] Voici la grande dissonance en mineur de ré, avec le retour des quatre corps sonores qu'elle appelle en même temps:

[Diderot, Leçons, 514] [DIDLEC 62GF]

J'en ai fait deux exemples; un premier pour qu'on vît clairement que les quatre sons qui la forment sont les mêmes.

Un second où j'ai placé ces quatre sons dans leur ordre naturel, afin de faciliter la connaissance de la modulation.

A présent, monsieur, je vous demanderai quel jugement vous portez de la basse fondamentale; si vous la croyez bien propre à dévoiler les vrais ressorts de la marche musicale.

L'harmonie dissonante sol, si, ré, fa doit être sauvée par l'harmonie consonnante ut, mi, sol. Et pourquoi cela? pourquoi? C'est que la basse fondamentale sol de la première demande à retourner à la basse fondamentale ut de la seconde? Et pourquoi cela? pourquoi? C'est que la basse fondamentale sol est le produit d'ut, et que le produit recherche son générateur. Voilà bien des fondements, bien des tours, bien des retours. En bonne foi, monsieur, est-ce là de la physique? Est-ce là de la théorie, ou un vain étalage de mots?

Mais les accords si fréquemment dispersés dans les compositions musicales où l'on ne trouve que la sensible, la seconde, la quarte et la sixte mineure présentaient bien un autre embarras à la basse fondamentale et à son inventeur. Que fait un bon logicien? que fait un bon physicien, lorsqu'il rencontre un phénomène qui contredit son hypothèse? Il y renonce. Que fait un systématique? Il force, il tord si bien les faits, que, bon gré, malgré, il les ajuste avec ses idées; et c'est ce qu'a fait Rameau.

Demandez-lui pourquoi l'accord ut, mi bémol, sol sauve tous ces accords; c'est, vous répondra-t-il, que la basse fondamentale sol, de tout accord qui conduit à la consonnance de la tonique, est sous-entendue; c'est que le la bémol emprunté a pris sa place et agi sous son nom. Si ce verbiage explique [-515-] quelque chose, il n'y a plus rien d'obscur, ni en musique, ni en aucune science, ni en aucun art; car où est la question à laquelle on ne puisse imaginer sans effort une réponse équivalente à celle de Rameau? Supposez que le phénomène à expliquer soit l'opposé, et qu'ut, mi bémol, sol, ne puisse plus sauver les accords dout il s'agit; Rameau n'aura d'autre chose à faire qu'à rendre ses réponses négatives, et elles iront tout aussi bien, et même mieux ... Mais, monsieur, vous ne me dites rien?

Le Philosophe.

Que voulez-vous que je vous dise? Il y a longtemps que ce vice du système de Rameau m'avait frappé, moi et beaucoup d'autres. Mais le moyen de s'élever contre une grande autorité fondée sur de grands ouvrages? Et puis j'étais enchanté d'une doctrine appuyée sur un phénomène naturel qui présentait une base solide à un art où l'on n'avait eu jusqu'alors d'autres guides que la routine et le génie. Je me serais reproché la moindre objection contre une méthode qui abrégeait le temps et l'étude; et lorsque je rencontrais quelques détracteurs de la basse fondamentale, surtout étrangers, Allemands ou Italiens, j'attribuais leur dédain à jalousie de métier; ou je me disais: Notre musique nationale est plate, insipide, et le mépris de nos productions a passé à nos connaissances théoriques.

L'Élève.

Comme si l'on n'avait pas l'expérience journalière qu'on peut trouver de beaux chants et ignorer parfaitement les principes de l'harmonie; et connaître à fond ces principes, et ne produire que de mauvais chants.

Le Maître.

L'harmonie dissonante de la seconde en mineur peut être fortifiée dans sa pente vers le repos de la dominante.

Exemple. En mineur d'ut, au lieu de faire ré, fa, la bémol, ut; sol, si, ré; écrivez ré, fa dièse, la bémol, ut; sol, si, ré, et vous aurez un appel vers la dominante beaucoup plus énergique.

[Diderot, Leçons, 515; text: et mieux] [DIDLEC 62GF]

[-516-] Cette dissonance en mineur, ainsi fortifiée, se nomme harmonie superflue, et appelle sol, si, ré comme repos de la dominante et comme corps sonore; comme repos, par la bémol, sol; comme corps sonore, par fa dièse, sol.

Cette harmonie superflue, n'étant plus régulière, ne fait bien qu'avec la sixte mineure pour basse, et donne une quarte superflue, une sixte superflue, et une tierce majeure; c'est pourquoi on la nomme sixte superflue.

Si elle est pauvre en accords, sa stérilité est bien réparée par son aptitude à devenir à la fois superflue en deux modulations, faisant un égal appel à deux dominantes distantes l'une de l'autre d'une fausse quinte ou d'un triton.

Les mêmes sons exprimés par ré, fa dièse, la bémol, ut, et sol, dièse, si dièse, ré, fa dièse, sollicitent sol, si, ré, et ut dièse, mi dièse, sol dièse, ou le repos de la dominante en ut et en fa dièse.

Voyez l'exemple qui suit:

[Diderot, Leçons, 516] [DIDLEC 62GF]

La portée inférieure montre ces harmonies superflues dans leur ordre naturel, et laisse distinguer facilement la modulation et l'ordre des sons de la dissonance de seconde.

La supérieure montre plus nettement l'identité des sons des deux harmonies superflues ... Que regardez-vous, mademoiselle?

L'Élève.

Le soleil qui touche à l'horizon.

Le Maître.

Nous achèverons en même temps notre tâche.

Section 24.

Entièrement écarté de la nature par la suppression totale du corps sonore et de ses harmoniques, on peut, outre la [-517-] grande dissonance, former encore d'autres appels, en combinant trois à trois, deux à deux, des sons dissonants.

En frappant ensemble les trois sons dissonants les plus faibles, ré, fa, la, on produit l'harmonie consonnante de la seconde note de la gamme qui appelle aussi le corps sonore et produit comme ses semblables, avec ses trois notes à la basse, trois accords consonnants, et de plus, sur la tonique, un accord de seconde.

Les trois sons dissonants les plus forts, frappés ensemble, font aussi un appel du corps sonore. L'harmonie n'en est en elle-même ni consonnante ni dissonante, mais elle peut accompagner les mêmes basses que l'harmonie dissonante de la dominante, et on en obtient les mêmes accords.

En combinant les sons dissonants deux à deux, on engendre quatre autres appels: fa, la; ré, fa; si, ré; si, fa, qui sollicitent le retour de deux sons du corps sonore, comme un seul son dissonant sollicite le retour d'un seul des sons du corps sonore.

Voici un exemple de deux sons naturels diversement appelés par des sons dissonants qui se succèdent; car les appels ont lieu dans la mélodie comme dans l'harmonie:

[Diderot, Leçons, 517,1] [DIDLEC 62GF]

C'est là le canevas d'un bout de chant qu'un musicien italien broderait de la manière suivante:

[Diderot, Leçons, 517,2] [DIDLEC 62GF]

Pour lier ensemble les sons principaux, il emploierait d'autres sons tant diatoniques que chromatiques; mais il se garderait bien de traiter ces sons de passage, qui servent de teintes et de nuances entre les diatoniques, comme des sensibles de nouvelles modulations.

Un musicien français aimerait mieux fredonner sur tous les sons tant naturels que dissonants; sacrifier même le goût, [-518-] l'expression, le mouvement et la mesure, à la cadence, si par hasard il réussit à la bien grelotter, et disposer du précédent canevas, comme vous voyez:

[Diderot, Leçons, 518] [DIDLEC 62GF]

Il ne serait pas difficile de s'étendre davantage sur la combinaison des sons dissonants, sur les accords qui en émanent, selon les basses différentes qu'on peut leur donner, sur les appels au corps sonore et sur son retour; mais à quoi bon entrer dans des détails que tout élève qui réfléchit suppléera de lui-même? C'est assez d'avoir ouvert la voie à l'entrée de laquelle la nature a tracé ces mots: "Il n'y a que trois sons naturels, ut, mi, sol", et le doigt de l'art a écrit au-dessous: "Et quatre sons, si, ré, fa, la, qui joignent et choquent les trois sons naturels, et forment par ces chocs pénibles la variété des appels au corps sonore et à ses harmoniques; toute la mélodie et toute l'harmonie."

Une science physique ou morale est bien avancée, lorsque la première intonation de nature est connue. Les autres marches n'en sont que des écarts qui, par leur gêne et leur dissonance, en pressent plus ou moins le retour, et le ramènent plus utile et plus agréable.

Et c'est ce qui me restait à vous dire, afin que les règles de pratique que je vous ai prescrites ne continuassent pas à vous paraître arbitraires.

L'Élève.

Et l'on peut à présent s'expliquer sans vous interrompre.

Le Maître.

Assurément.

L'Élève.

Et ces harmonies qui ne peuvent se réduire à l'ordre naturel des nombres impairs 1, 3, 5, ou 1, 3, 5, 7, et que par cette considération vous avez appelées irrégulières?

Le Maître.

Je n'y pensais plus.

[-519-] L'Élève.

Ut, fa, sol est, si je ne me trompe, une des premières que vous nous ayez citées.

Le Maître.

Je n'ai qu'un mot à vous en dire. Ces sortes d'appels ne se supportent guère qu'au-dessus de la tonique. J'en dis autant de ces fameux accords de suspension qui semblent comme tombés des nues dans tous les systèmes de musique, et qui ne sont que des corollaires naturels et simples du mien.

Mais c'est assez parler musique; employons le peu d'instants qui nous restent à gagner de l'appétit par l'exercice.

L'Élève.

C'est-à-dire que nous vous aurons à souper.

Le Philosophe.

J'y comptais.

Après quelques tours de promenade, le philosophe, s'adressant à Monsieur Bemetz ..., lui demanda par quel motif il n'avait pas ordonné ses leçons de pratique d'après ses principes spéculatifs? C'est, lui répondit Monsieur Bemetz ... avec une franchise qui n'est pas ordinaire, qu'ils n'étaient pas alors suffisamment développés, et que quand ils l'auraient été davantage, peut-être eût-il encore été mieux d'écrire son traité comme il avait fait.

Le Philosophe.

Et la raison? Il me semble que, tout à fait neuf, il en eût été plus original et plus piquant.

Le Maître.

Et peut-être moins lu, moins entendu et moins utile. Ce n'est pas en heurtant violemment les préjugés qu'on en vient à bout. Je ne prononce rien sur l'orthodoxie de ces missionnaires accommodants, qui sollicitaient auprès des idolâtres la permission, pour leur Dieu, de partager le piédestal avec le Dieu du pays. Quant à leur politique, je vous jure qu'elle était bonne. Peu à peu, le nouveau venu poussait son camarade; peu à peu la place du piédestal se rétrécissait pour celui-ci, jusqu'à ce qu'il ne lui en restât plus, et qu'il fût obligé de tomber à terre.

C'est ce que j'ai fait. J'ai tâché de mettre sur le piédestal les chocs et les appels à côté de la basse fondamentale. Le [-520-] temps, si j'ai raison, fera le reste. Cependant j'en avais assez dit par-ci, par-là, pour que les infidèles fussent préparés à recevoir ma doctrine, quand il me plairait de la révéler.

L'Élève.

Et c'est ce que vous venez de faire.

Le Maître.

Bien malgré moi, cela n'est pas encore mûr.

L'Élève.

Il vaut encore mieux cueillir son fruit vert que de l'abandonner au pillage.

Le Maître.

Mon jardin était ouvert à tant de monde, que j'ai craint que cela ne m'arrivât.

Le Philosophe.

Le contenu de ces trois petits cahiers que vous venez de nous lire, étendu à toutes les conséquences qu'on en pourrait tirer, fournira, quand vous en aurez le temps, un traité complet qui laissera bien peu d'arbitraire dans l'art musical. Il serait si facile et si clair qu'à l'aide d'un bon guide et de sept à huit mois d'application suivie, sans la moindre connaissance préliminaire de la musique, sans savoir ce que c'est qu'une croche, je ne doute nullement qu'on ne se rendît maître de l'harmonie; que cette science ne devînt une partie de l'éducation aussi générale et aussi commune que la lecture, l'écriture et l'arithmétique, et qu'avant un petit nombre d'années, il n'y eût dans le parterre de nos spectacles lyriques un certain nombre d'auditeurs assez musiciens pour suivre la facture d'une pièce et la juger.

Le Maître.

Je le crois, et je me suis convaincu par différents essais que mes leçons, telles que je les publie, suffisent pour ce que vous désirez. A présent même, j'ai des élèves qui ont commencé les uns fort jeunes, les autres dans un âge assez avancé, et qui préludent avec une hardiesse et une variété qui ne se conçoit pas, bien qu'il y en ait quelques-uns parmi eux incapables de lire et d'exécuter un menuet. Et quelle merveille y a-t-il à cela, s'il vous plaît? La musique est une langue; ne faut-il pas savoir parler avant que d'apprendre à lire et à écrire? Le clavier, [-521-] c'est l'alphabet; les touches, ce sont les lettres. Avec ces lettres, on forme des syllabes; avec ces syllabes, des mots, avec ces mots, des phrases; avec ces phrases, un discours. Je ne quitte mes élèves que quand ils en sont là; et comme vous savez, je ne les garde pas longtemps. Il vient un moment où je leur dis: Parlez, et ils parlent. Je les écoute quelques mois, au bout desquels je leur dis: Voulez-vous à présent savoir lire? Prenez un maître à lire. Voulez-vous savoir écrire? Écrivez. L'exécution des pièces, l'accompagnement n'est qu'une lecture dont je ne me mêle pas. Quand vous saurez lire, si vous avez de la patience, vous n'aurez besoin de personne pour vous apprendre à accompagner. Vous entendrez votre auteur en l'accompagnant; au lieu que si vous ignorez l'harmonie, vous l'accompagnerez sans l'entendre; précisément comme celui qui lit du grec, sans savoir le grec. Vous voyez bien ces touches, leur combinaison représente toute la musique qu'on a faite et qu'on fera; il y a des caractères à l'aide desquels on les transporte sur le papier. Étudiez ces caractères. L'étude en est longue, difficile et pénible; mais à la fin de cette étude, vous saurez tout. Vous saurez rendre vos pensées; vous saurez encore lire et rendre les pensées des autres. Si vous vous souciez peu de ce dernier talent, eh bien, vous ressemblerez à beaucoup d'honnêtes gens qui parlent bien sans savoir ni ni écrire, ni lire.

L'Élève.

Tout ce que vous dites est vrai, et vrai à la lettre. Qui le sait mieux que moi? Avec tout cela, il se passera du temps, et l'on aura entendu grand nombre de vos élèves, avant qu'on cesse de regarder comme le plus étrange paradoxe qu'on ait jamais avancé la possibilité d'apprendre l'harmonie sans connaître une note de musique.

Le Philosophe.

Quoiqu'il y ait des nations où les gens du peuple, où les habitants de la campagne chantent en parties sans la moindre étude pratique de l'art, chantent comme ils parlent, aussi ignorants en musique qu'ils le sont en grammaire, on niera qu'on puisse faire ici par institution ce qui se fait ailleurs par habitude.

Mais il faut que je vous annonce une autre affliction à laquelle [-522-] il serait bien extraordinaire que vous échappassiez. On n'oblige pas les hommes; on n'obtient pas impunément de la célébrité, méritée ou non méritée. Mais les peines auxquelles on s'est attendu en deviennent moins cuisantes; attendez-vous donc qu'au moment où votre ouvrage paraîtra, il sera dédaigné par des ignorants hors d'état, je ne dis pas de vous entendre, mais, de vous lire; que d'autres plus éclairés, mais aussi jaloux, aussi méchants s'occuperont à décrier vos principes qu'ils étudieront secrètement pour les montrer à d'autres; et qu'après cette tentative infructueuse, ils s'épuiseront en recherches pour vous dépouiller de vos idées et en faire honneur à quelque ancien ou à quelque moderne, sur un mot jeté au hasard dont l'auteur n'aura connu ni la valeur, ni la portée.

L'Élève.

Et si cela vous arrive, que ferez-vous?

Le Maître.

Je me tairai.

L'Élève.

C'est le parti le plus sage; et j'aime de tout mon coeur quelqu'un qui se félicite tous les jours de l'avoir pris.

Le Maître.

Mais d'où vient cette fureur d'anéantir la gloire d'un inventeur, ou de l'affaiblir en la distribuant à ceux qui n'y ont pas le moindre droit? Qu'y gagnent-ils?

L'Élève.

Ce qu'ils y gagnent? De vous enlever votre manteau pour le jeter sur les épaules d'un homme qui est bien loin, ou qui n'est plus.

Le Philosophe.

Ce qu'ils y gagnent? De dépecer le manteau en tant de petits morceaux qu'on n'en puisse revêtir personne, et qu'on reste aussi nu qu'eux.

Le Maître.

Efforts inutiles! ce qui est vrai est vrai.

Le Philosophe.

Quant à moi, j'atteste ...

[-523-] Le Maître.

J'atteste que vous avez promis au libraire Bluet une belle préface. J'atteste que vous m'avez permis de dédier mon ouvrage à mademoiselle votre fille, ma première élève en harmonie.

Le Philosophe.

Je satisferai Monsieur Bluet avec un mot dont j'ai le privilége en qualité d'éditeur. Pour la dédicace, je crois qu'il est aussi sage à elle et à moi de s'y refuser, qu'il est bien à vous d'y avoir pensé. L'obscurité est de l'apanage d'une petite particulière et peut-être de toutes les femmes. Les plus ignorées sont communément les plus estimables. Dans ce moment même, j'éprouve à parler de mon enfant une sorte de pusillanimité qui m'est toute nouvelle. Mais il y aurait un moyen de concilier votre souhait avec notre répugnance. Ce serait de dédier à tous vos élèves un ouvrage à la perfection duquel ils ont tous plus ou moins contribué. Il y aurait de la justice à distribuer ainsi votre hommage, et je n'y vois nul inconvénient.

Le Maître.

Ah! monsieur!

L'Élève.

Monsieur Bemetz ... vous êtes trop raisonnable pour n'être pas de l'avis de mon papa. Il est impossible qu'un parti que tous les gens sensés approuveront, et qui n'offensera personne, ne soit pas le meilleur à suivre.

Le Maître.

Mademoiselle,

Je n'aurais peut-être jamais rien composé sur l'harmonie, sans vous. C'est pour votre instruction que j'ai écrit ces leçons; je les ai perfectionnées en vous enseignant. C'est par le conseil de Monsieur votre père que je leur ai donné la forme de dialogues; c'est sa présence qui autorise la liberté et la gaieté qui y règnent, et son approbation qui m'enhardit à les publier. Je serais ingrat envers l'un et l'autre, si on ne lisait au commencement ou à la fin votre nom ou le sien. Je n'aurai point la fausse modestie de dépriser mon talent et mon ouvrage. Mon ouvrage est excellent; et il faut bien qu'il le soit, à en juger par la célérité de vos progrès. Mon talent ne peut être médiocre, puisque tous [-524-] mes élèves, grands seigneurs, hommes et femmes du monde, littérateurs et philosophes en sont, je dirais, presque enthousiastes. Une dédicace ne va pas sans encens; et vous n'en voulez point; à la bonne heure, je le prends pour moi.

L'Élève.

Mais tout en plaisantant, vous dédiez.

Le Maître.

Assurément, je dédie.

Je veux qu'on sache que Monsieur votre pére et Madame votre mère ont eu de l'amitié pour moi. Je veux qu'on sache que j'ai obtenu de l'héritière de leur âme honnête et bienfaisante la même estime qu'ils m'ont accordée. Je veux qu'on sache que je suis voué pour toute ma vie à la digne famille Diderot. Je veux qu'on sache que je suis avec respect,

Mademoiselle,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Bemetzrieder.

Et voilà, monsieur, malgré vous, malgré mademoiselle, une dédicace faite dans toutes les formes et qui restera; à moins que mon étoile ne m'ait destiné à être le premier homme que vous ayez affligé.

Le Philosophe.

Quelle tête!

Le Maître.

Pour cette fois, je suis sûr qu'elle est bonne. Après cela, monsieur, vous direz dans votre préface tout ce qu'il vous plaira.

Fin du douzième dialogue, de la septième leçon d'harmonie et de l'ouvrage.

[-525-] Sur LES LEÇONS DE CLAVECIN et principes d'harmonie par Bemetzrieder1

1771

Voici, si je ne me trompe, un ouvrage essentiel dans son genre; j'ai étudié la composition sous le grand Rameau, sous Philidor, sous Blainville, et ces habiles maîtres ne m'ont rien appris. J'ai lu presque tous les ouvrages qui ont paru sur la théorie et la pratique de l'art musical, et ils ne m'ont rien appris. Pourquoi cela? C'est que personne jusqu'ici n'avait assujetti la science de l'harmonie à une méthode fixe, et c'est le principal mérite de l'ouvrage de Monsieur Bemetzrieder. Ce jeune homme me fut adressé comme beaucoup d'autres; je lui demandai ce qu'il savait. "Je sais, me répondit-it, les mathématiques. -- Avec les mathématiques, vous vous fatiguerez beaucoup, et vous gagnerez peu de chose. -- Je sais l'histoire et la géographie. -- Si les parents se proposaient de donner une éducation solide à leurs enfants, vous pourriez tirer parti de ces connaissances utiles; mais il n'y a pas de l'eau à boire. -- J'ai fait mon droit et j'ai étudié les lois. -- Avec le mérite de Grotius, on pourrait ici mourir de faim au coin d'une borne. -- Je sais encore une chose que personne n'ignore dans mon pays, la musique; je touche passablement du clavecin, et je crois entendre l'harmonie mieux que la plupart de ceux qui l'enseignent. [-526-] -- Eh! que ne le disiez-vous donc? Chez un peuple frivole comme celui-ci, les bonnes études ne mènent à rien; avec les arts d'agrément on arrive à tout. Monsieur, vous viendrez tous les soirs à six heures et demie; vous montrerez à ma fille un peu de géographie et d'histoire: le reste du temps sera employé au clavecin et à l'harmonie. Vous trouverez votre couvert mis tous les jours et à tous les repas; et comme il ne suffit pas d'être nourri, qu'il faut encore être logé et vêtu, je vous donnerai cinq cents livres par an; c'est tout ce que je puis faire.1" Voilà mon premier entretien avec Monsieur Bemetzrieder.

Au bout de huit mois, dont les trois premiers s'étaient passés à essayer ses forces, ma fille s'est trouvée rompue dans la science des accords et dans l'art du prélude. Comme il m'arrivait souvent d'assister aux leçons, j'y remarquais un enchaînement, une suite, qui ne pouvaient manquer de conduire au but. Je conseillai à Monsieur Bemetzrieder d'écrire ces leçons pour ma fille et pour moi. Quand elles furent écrites, je jugeai qu'elles pouvaient être d'une utilité générale; elles étaient en mauvais français tudesque; je les traduisis dans ma langue avec le plus de simplicité et d'élégance qu'il me fut possible. Je leur conservai la forme de dialogues que l'auteur leur avait donnée, et je voulus que dans ces dialogues les interlocuteurs gardassent leur caractère. Voici en abrégé la méthode de l'auteur, qui ne suppose pas la première idée de musique dans son élève.

Connaître les touches de l'instrument; discerner les treize sons de l'octave et les douze intervalles qui les séparent; ne considérer pour le moment, de ces treize sons, que ceux qui servent à former les huit sons de l'octave diatonique; s'instruire de la nature des sept intervalles que forment entre eux ces huit sons; distinguer deux modes, le majeur et le mineur, et la marche des huit sons de l'octave, tant en montant qu'en descendant dans l'un et l'autre mode; prendre chacun des douze sons de l'octave chromatique pour tonique d'une nouvelle octave; faire succéder, à chacune de ces toniques, huit sons suivant les modèles du majeur et du mineur; reconnaître vingt-quatre tons, douze majeurs et douze mineurs; s'occuper des [-527-] rapports qui régissent et qui rapprochent ces tons, et se familiariser ainsi avec le nombre des dièses, des bémols, et des notes naturelles qui leur sont propres; s'exercer dans ces vingt-quatre tons; les posséder tous également; jouer la gamme de chaque ton avec les deux mains; former différents enchaînements de gamme dans les tons relatifs; parcourir tous ces tons à l'aide de différentes portions de gamme; se faire une idée nette des clefs, des notes, de leur valeur, des mesures et des pauses, étude superflue pour ceux qui ne veulent ni lire ni écrire; sentir qu'on peut, dans chaque ton, créer de la mélodie et de l'harmonie; la mélodie qu'on ne tient que du génie et non d'un maître, mise à part, produire l'harmonie naturelle du corps sonore dans tous les tons; enchaîner ces tons par quinte, par quarte, représentant chaque ton par sa gamme ou par une portion de sa gamme; frapper cette harmonie principale indistinctement avec les deux mains; s'assurer par des exemples qu'on n'altère point l'harmonie, en employant les sons qui la composent alternativement et sous diverses positions; préoccuper tellement l'organe du corps sonore de chaque ton, que le ton, sa gamme et son corps sonore se présentent à la fois à la tête et aux doigts; accoutumer insensiblement l'oreille aux changements de ton, par la succession des tons donnés par la nature; travailler jusqu'à ce que le corps sonore de chaque ton ait fixé son harmonie dans l'oreille; avoir les vingt-quatre tons si familiers que l'on puisse dire, au milieu d'une marche, sans savoir le clavecin, c'est tel ou tel son; un ton nommé à discrétion, en exécuter sur-le-champ la gamme, et parcourir toute l'étendue du clavier par une succession de gammes, à l'imitation du corps sonore ou de l'harmonie consonnante de la tonique; introduire dans chaque ton cinq autres consonnantes, celle de seconde, tierce, quatrième, cinquième et sixième notes; en former dans tous les tons une phrase harmonique; mettre des harmonies consonnantes par la pratique de la même phrase dans tous les tons; saisir les caractères propres aux vingt-quatre tons.

Deux harmonies dissonantes introduites dans chaque ton, entrelacer ces harmonies avec les harmonies consonnantes de la tonique, de la quatrième, de la cinquième et de la sixième note, et en former une nouvelle phrase harmonique à exercer [-528-] dans tous les tons; apprendre à connaître les accords que produisent les harmonies qu'on connaît, avec les basses qu'elles peuvent accompagner; donner successivement pour basse à chaque harmonie les notes qui la composent; compter les rapports que ces harmonies font avec leurs basses, et déterminer ainsi la dénomination de ces accords par leur propre nature; retenir que chaque harmonie consonnante fournit trois accords; que chaque harmonie dissonante en fournit quatre, et qu'il y en a trois autres produits par l'harmonie dissonante de la dominante, accompagnant la tonique et les tierce majeure et mineure; remarquer la place que tient dans la gamme la basse de chaque accord, afin qu'on en puisse dire comme, par exemple, de la fausse quinte: la basse de cet accord est sensible de l'octave, l'harmonie qui la produit est la dissonance de la dominante, donc pour faire un accord de fausse quinte en sol bémol majeur, il faut frapper pour basse la sensible fa de la main gauche, et de la droite exécuter l'harmonie dissonante de la dominante ré bémol, fa, la bémol, ut bémol; donc je suis en si bémol, si la fausse quinte est sur la, et l'harmonie qui produit cet accord est fa, la, ut, mi bémol; et ainsi de tous les autres accords et dans tous les tons.

Une note de basse étant donnée, accompagner chaque note de la gamme par toutes les harmonies qui renferment cette basse, et assigner à chaque note de la gamme les accords qui lui sont propres; choisir un seul accord à chaque note, et accompagner la gamme avec la fausse quinte, le triton, l'accord parfait de la tonique, l'accord de sixte sur la tierce, et traverser tous les tons majeurs; connaître les signes indicatifs des accords sur les notes de basse, étude particulière à ceux qui se proposent de lire et d'écrire, inutile aux autres; parcourir la gamme avec des accords dissonants seuls; parcourir l'octave chromatiquement de la main gauche, l'accompagner de sa droite de plusieurs manières; savoir ce que c'est que les accords de suspension; employer tous les accords spécifiés jusqu'ici en accompagnement à des progressions de basse qui promènent dans tous les tons; se faire aux différentes manières d'entrer dans un ton et d'en sortir; passer à l'harmonie d'emprunt, à l'harmonie superflue, et aux accords qui en émanent.

[-529-] Familiarisé avec ces deux nouvelles harmonies et avec leurs accords, parcourir de nouveau la gamme et en accompagner chaque note de toutes les harmonies qui la renferment, assignant derechef à chaque note tous les accords qu'elle peut supporter; revenir à l'octave chromatique, et la parcourir à l'aide de quelques accords d'emprunt et superflus; s'exercer à de nouveaux passages d'un ton à un autre, fournis par l'harmonie d'emprunt; traverser avec tous ces accords toutes les modulations par de nouvelles progressions de basse; savoir former soi-même une progression et pratiquer beaucoup d'accords sur la même basse, sans même la changer; reprendre les six harmonies consonnantes, en former deux nouvelles phrases harmoniques, l'une pour les tons majeurs, l'autre pour les tons mineurs.

Introduire dans chaque ton cinq nouvelles harmonies dissonantes, les lier aux six harmonies consonnantes et aux deux premières harmonies dissonantes, et en former une nouvelle phrase harmonique pour tous les tons majeurs et une autre pour les tons mineurs; discuter les accords produits par ces nouvelles harmonies; accompagner chaque note de la gamme en majeur avec tous les accords résultant des six harmonies consonnantes et des sept harmonies dissonantes; accompagner chaque note de la gamme en mineur avec tous les accords résultant des six harmonies consonnantes et des neuf harmonies dissonantes; connaître par quelques exemples l'usage des accords de septième; s'occuper de quelques nouveaux passages d'un ton dans un autre, et y entrer par trois, quatre, cinq, six ou sept dissonantes.

Récapituler soigneusement tout ce qui précède, ou se rendre compte des dièses ou des bémols appartenant à chaque ton, des rapports qui existent entre les différents tons; revenir sur les six harmonies consonnantes, les sept harmonies dissonantes en majeur, les neuf harmonies dissonantes en mineur; approfondir par pratique et par réflexion toute la fécondité de cette richesse; frapper subitement un accord quelconque dans un ton donné, en accompagner une basse donnée, parcourir tous les tons, se rompre dans tous les changements de tons, et préluder comme l'élève le fait à la fin de l'ouvrage de Monsieur Bemetzrieder, et comme peuvent le faire plusieurs de ses écoliers qui possèdent [-530-] tout ce qui précède, qui l'exécutent, et qui rendent compte de leur marche, les uns sans être capables de jouer un menuet, d'autres, même sans connaître une note de musique.

Cela paraît incroyable au premier coup; le fait n'en est pas moins vrai, et il y en a nombre d'expériences entre lesquelles je puis nommer ma fille, qui n'a pas encore dix-huit ans, qui ne s'est point fatiguée, et qui est sortie de cette étude dans l'espace de huit mois, avec la certitude qu'elle n'oublierait jamais ce qu'elle avait appris, et l'attestation de nos premiers maîtres, qu'elle pourrait, au besoin, disputer un orgue au concours.

Telle est l'analyse de la partie pratique de l'ouvrage de Monsieur Bemetzrieder, partie pratique indépendante de toute idée systématique.

La science de l'harmonie n'est donc plus une affaire de longue routine; c'est donc une connaissance que l'on peut acquérir en très-peu de temps, et avec une dose d'étude et d'intelligence médiocre: on en peut donc faire une partie de l'éducation; et tout enfant qu'on y aura appliqué, pendant une année au plus, pourra se vanter d'en savoir là-dessus autant et plus qu'aucun virtuose.

Au sortir des leçons de Monsieur Bemetzrieder, un élève suit sans peine la marche de la pièce de musique la plus fougueuse et la plus variée; et toute la science de l'accompagnement se réduit à une lecture qu'on peut apprendre sans maître.

Sa théorie n'occupe que les dernières pages de son ouvrage; ce sont, certes, les vues d'un homme de génie, ébauchées à la vérité.

Sans s'inquiéter beaucoup comment les treize sons de l'octave nous sont venus, il en forme vingt-quatre tons dont chacun renferme huit sons.

De ces huit sons quatre sont donnés par la nature du corps sonore, savoir ceux qui correspondent aux nombres 1, 3, 5, 8, ou le corps sonore, la tierce, la quinte et l'octave.

Entre ces quatre sons primitifs, l'art en a intercalé quatre autres destinés à appeler le retour des quatre sons naturels. Ces quatre appels correspondent aux nombres 7, 2, 4, 6, ou la septième, la seconde, la quarte et la sixte.

[-531-] Toute musique, soit mélodie, soit harmonie, est fondée sur la nature des appels.

En ut; ut, mi, sol, ut; voilà les sons donnés par la nature ou la résonnance du corps sonore; ce sont les termes du repos. Les appels ou les sons dissonants avec les sons naturels; en ut, sont si, ré, fa, la.

Faire de la mélodie ou de l'harmonie, c'est faire succéder les tons naturels aux appels; s'écarter de la nature et y revenir; se fatiguer et se reposer.

On peut s'écarter du corps sonore, le choquer, l'appeler de plusieurs manières.

Un son en lui-même n'est ni consonnant, ni dissonant; il ne l'est que relativement à d'autres; ainsi en ut, dans le chant, si, ut, le si choque, appelle le son naturel et primitif ut, dissone avec ce son.

Un son n'est en lui-même ni son naturel, ni appel, ni appelé, ni tonique, ni sensible; il peut devenir tout ce qu'il plaît d'en faire, selon qu'on le rapporte à tel ou tel autre son, ou à telle ou telle autre gamme.

En ut, dans l'harmonie dissonante de la dominante sol, si, ré, fa, les sons fa, sol, conjoints, forment la dissonance; les sons si et ré sont des intervalles disjoints et consonnants en eux-mêmes; mais chacun d'eux rapporté à la résonnance du corps sonore en choque les sons naturels, dissone avec eux, fait désirer le retour de ce corps, tandis que le fa sollicite le mi.

Les appels ont différentes énergies; ce sont elles qui déterminent et la chaîne des sons naturels et le choix des basses.

Les mêmes appels peuvent inviter différents corps sonores. Les appels s'ordonnent dans la phrase harmonique selon leur énergie, et chacun a sa place déterminée. Le corps sonore ne peut répondre qu'à deux, trois, quatre appels ou sollicitations successives.

De l'ordre successif des appels naissent la diversité de mesures, la place et la durée des sons appelés. Idée bien vraie et bien neuve.

L'harmonie résultante de l'harmonie dissonante de la sensible, ou le sixième écart de la nature dans l'ordre des appels [-532-] en majeur, est la même chose que l'appel de la dissonance de seconde en mineur relatif, ou le quatrième écart de la nature selon l'ordre des appels dans ce mode.

La même grande dissonance, ou le sixième écart de la nature dans l'ordre des appels en mineur, sollicite en même temps le corps sonore des quatre tons mineurs.

L'harmonie superflue appelle où conduit à deux tons différents, éloignés l'un de l'autre d'un intervalle de fause quinte ou de triton.

La douceur du repos étant limitée par la nature, l'énergie des appels l'est aussi; et tant qu'on ne trouvera pas le moyen d'augmenter cette douceur, il ne sera pas permis d'accroître à discrétion le nombre et la durée des appels; et voilà la seule règle d'admission ou d'exclusion d'un appel quelconque.

La théorie des appels satisfait à tous les phénomènes de la musique; elle est donc préférable à la basse fondamentale.

On déduit de cette théorie tout le ressort de la marche musicale sans effort et sans exception.

On a fait quelques questions et quelques objections à l'auteur.

On lui a demandé la formation de la gamme dans ses principes, et il l'a donnée plus simple, plus vraie, et avec bien moins de prétention que les auteurs qui l'ont précédé, regardant sa conjecture et les autres comme des frivolités plus nuisibles qu'utiles à la science pratique de l'art.

Il a prétendu que toute cette distinction scientifique des tons majeurs et mineurs dans une même gamme n'était qu'une impertinence, et il le prouve par le jugement de l'organe, la pratique de la musique, les principes de l'harmonie reçue, la facture des instruments, et des expériences qu'il a faites, et qu'on peut refaire aisément, comme de donner à deux concertants leurs parties, l'une notée en ut dièse, et l'autre en ré bémol, sans qu'ils soupçonnent, en exécutant, la supercherie qu'on leur a faite.

Il rapporte les différents caractères des modulations à la préoccupation de l'oreille par un nouveau corps sonore, à la différence du grave à l'aigu, à la résonnance plus ou moins forte d'une tonique et d'une autre, à la facture de l'instrument, à son accord et à d'autres causes physiques.

[-533-] Il regarde le mode mineur comme le produit de l'écart le plus faible de la nature.

A mon avis, s'il y a un bon livre original et utile, c'est celui de Monsieur Bemetzrieder; c'est celui-ci qui coupe bien franchement les lisières au génie; et tant que ses antagonistes n'auront pas trouvé le secret d'empêcher le progrès de ses élèves, ils peuvent se taire.

Monsieur Bemetzrieder compte parmi ses élèves des hommes et des femmes du premier rang, des musiciens par état, des hommes de lettres, des philosophes, des jeunes personnes, des personnes âgées (car l'âge et l'ignorance de la pratique de la musique n'y font rien), des gens qui out pris leçons pendant des années entières d'autres compositeurs, et qui n'ont rien appris; et tous conviennent que sa méthode conduit au but. Un des premiers maîtres d'accompagnement l'a adoptée et s'y conforme dans ses leçons; il a même eu la franchise de dire que, s'il en eût été l'inventeur, il se serait bien gardé de la publier.

Mais les nouvelles doctrines ne s'établissent jamais sans quelque opposition de la part de la vanité, de l'ignorance et de l'intérêt. L'intérêt et la vanité craignent qu'on ne les dépouille. L'ignorance ne veut rien apprendre, ou parce qu'elle croit tout savoir, ou parce qu'elle est paresseuse. A cette occasion je vais raconter un fait de la plus grande certitude. Dans une université étrangère, mais qui n'est pas éloignée de Paris, un jeune professeur, plein de lumières et de zèle, proposa de composer et d'imprimer un cours à l'usage de tous les colléges; et son motif, très-solide et très-louable, était d'épargner un temps précieux qu'on perdait à dicter des cahiers; il laissait à chaque professeur la liberté de contredire le cours imprimé, lorsqu'il aurait des opinions qui lui paraîtraient vraisemblables. Il confie son idée à quelques amis, on l'approuve; il cherche à se faire des partisans; il visite ses confrères, parmi lesquels il se trouva un vieux cartésien qui lui tint ce discours, dont il faut au moins approuver la sincérité: "Mon cher confrère, tu es jeune et je suis vieux. Le temps de travailler, qui est présent pour toi, est passé pour moi. Je n'entends rien à votre nouvelle doctrine; jamais je ne la posséderais assez bien pour n'être pas à tout moment embarrassé par mes écoliers. Cela es déplaisant; au lieu que je me tire toujours d'affaire avec le [-534-] distinguo." Et puis voilà mon vieillard qui prend sa robe de professeur par les deux coins et qui se met à danser en chantant:

Il y a trente ans que mon cotillon traîne;

Il y a trente ans que mon cotillon pend 1.

Son jeune confrère se mit à rire, s'en alla, et abandonna un projet excellent qui n'a point eu lieu.

Les exemples sont imprimés dans l'ouvrage de Monsieur Bemetzrieder, le premier de quelque importance dans ce genre de typographie. C'est un volume in-quarto de 360 pages.

[Footnotes]

[cf. p.187] 1. Les touches du clavecin sont noires et blanches; les noires sont ordinairement les plus longues et les blanches sont plus courtes. C'est pourquoi, ici, il faut appliquer aux grandes touches tout ce qu'on y dit des touches noires, et aux petites tout ce qu'on y dit des touches blanches.

Nota. Ceci est pour les claviers à la française. Les touches des claviers à l'italienne étant, au contraire, blanches et noires, il faut, à leur égard, appliquer aux touches blanches ce qui est dit ici des touches noires et aux touches noires ce qui y est dit des touches blanches. (Note manuscrite du temps.)

[cf. p.231] 1. Rapprochez ces détails de ceux qui sont donnés dans l'article sur les Systèmes de musique des anciens peuples, tome IX, page 443.

[cf. p.525] 1. Article tiré de laCorrespondance de Grimm.

[cf. p.526] 1. On reconnaîtra ici un passage que nous avons signalé dans le Neveu de Rameau.

[cf. p.534] 1. Refrain d'une vieille chanson.


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