TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Grimm, Friedrich Melchior
Title: Lettre de Monsieur Grimm sur Omphale
Source: Lettre de Monsieur Grimm sur Omphale (1752; reprint ed. in La Querelle des Bouffons, Genève: Minkoff, 1973), 1:1-54.

[-i-] LETTRE DE MONSIEUR GRIMM SUR OMPHALE, TRAGÉDIE LYRIQUE,

reprise par l'Académie Royale de Musique le 14 Janvier 1752.

Ingenium cui sit, cui mens divinior, atque os

Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.

M. DCC. LII.

[-1-] LETTRE DE MONSIEUR GRIMM SUR OMPHALE, TRAGÉDIE LYRIQUE,

reprise par l'Académie Royale de Musique le 14 Janvier 1752.

J'Ai osé condamner Omphale, Madame, avant que de sçavoir que vous la protégiez. Vous m'ordonnez de justifier en public mon jugement, et vous avez raison sans [-2-] doute; j'ai besoin d'une justification pour avoir jugé de la Musique Française, et beaucoup plus encore, pour n'avoir pas été de votre avis.

Je ne veux point renouveller ici les paralléles usés de la Musique Européenne et de la Musique Française, car comme tous les juges sont parties, c'est un procès qui ne finira jamais. J'en parlerai seulement, autant qu'il est nécessaire, pour autoriser la liberté que je prends, d'examiner cette derniere; autrement, au lieu de peser mes raisons, on me demanderoit peut-être de quel droit je me mêle d'en dire.

Je n'ignore pas que toutes les fois qu'il est question de leur Musique, les Français refusent nettement la compétence à tous les autres peuples, et ils ont leurs raisons pour cela. Cependant quand ces mêmes Français nous assurent que la Musique Chinoise est détestable, [-3-] je ne crois pas qu'ils se soyent donné la peine de prendre l'avis des Chinois pour prononcer ce jugement. Pourquoi nous ôteroient-ils par rapport à eux, au moins sur la Musique, un droit dont ils usent très-librement, et sur plus d'un point, à l'égard des autres Nations?

La Musique Italienne promet et donne du plaistr à tout homme qui a des oreilles, il n'y faut pas plus de préparation que cela. Si tous les peuples de l'Europe l'ont adoptée, malgré la différence des langues, c'est qu'ils ont préféré leur plaisir à leurs prétentions.

Je crois donc pouvoir dire que, la fin de la Musique étant d'exciter des sensations agréables par des sons harmonieux et cadencés, tout homme qui n'est pas sourd, est en droit de décider, si elle a rempli son objet; j'avoue que pour bien juger une Musique nationale, il faut de plus connaître le caractére de la Langue [-4-] par rapport au chant, et c'est aussi une étude que j'ai tâché de faire: si je dois me flatter de quelque succès, c'est ce que j'apprendrai de vous, Madame, après la lecture de cette Lettre.

Commençons donc par admettre le genre; c'est ce que je fais très-sincérement, et je lui trouve de grandes beautés, quoique toujours inférieures à celles de la Musique Italienne. La Musique Française est très-bien adaptée au génie de la Langue; et l'Opéra Français fait aussi un genre à part, dont la Nation a raison d'être jalouse; car tout ce qui est véritablement genre, ne sçauroit être conservé avec trop de soin.

Vous voyez, Madame, que je suis équitable. Non-seulement j'ai jugé la Musique Française par elle-même; loi toujours négligée par la fureur des comparaisons, mais je n'ai eu nulle peine à m'accoutumer à son génie et à sentir ses [-5-] beautés: le hazarad, il est vrai, a été pour moi. J'arrive à Paris aussi prévenu contre votre Opéra, que le sont tous les Etrangers; j'y cours, bien sûr de le trouver plus mauvais encore que je ne me l'étois figuré: à mon grand étonnement j'y trouve deux choses que j'étois bien éloigné d'y chercher, de la Musique et une voix qui chantoit. C'étoit Platée, Ouvrage sublime dans un genre que Monsieur Rameau a créé en France, que quelques gens de goût ont senti, et que la multitude a jugé. C'étoit Mademoiselle Fel, qui avec le plus heureux organe du monde, avec une voix toujours égale, toujours franche, brillante et légère, connaissoît encore l'art que nous appellons en langage sacré chanter, terme honteusement profané en France, et appliqué à une façon de pousser avec effort des sons hors de son gosier, et de les fracasser sur les dents par un mouvement [-6-] de menton convulsif; c'est ce qu'on appelle chez nous crier, et qu'on n'entend jamais sur nos Théâtres, à la vérité, mais tant qu'on veut dans les Marchés publics. Ma surprise, je l'avoue, fut étrange, et cette expérience m'a corrigé pour jamais, à ce que j'espére, de l'envie de juger avec précipitation sur un bruit vague et incertain. Cependant je n'avois qu'à arriver deux jours plutôt, on donnoit Médée et Jason, et j'étois affermi dans toutes mes idées.

Après la confession que je viens de faire, on me permettra, j'espére, d'obéir à vos ordres, et de hazarder quelques remarques sur la Musique d'Omphale, avec toute la franchise qui m'est naturelle: l'intérêt des arts, du goût, et surtout de la Nation, demande qu'on y puisse toujours dire la vérité; et c'est une gloire que la Francea seule parmi tous les Peuples de l'Europe, que tout Etranger peut [-7-] parler librement dans son sein, même pour relever les défauts qu'il y trouve. Cette noble confiance de ce Peuple, l'objet de notre admiration et quelquefois de notre jalousie, en dit plus que nous ne sçaurions faire, et ce sont nos Critiques mêmes qui font son plus bel éloge.

Vous me permettrez, Madame, de ne point parler du Poëme; le respect que j'ai pour le Créateur (a) du Ballet, pour l'Auteur de l'Europe Galante, d'Issé et de tant d'autres beaux Ouvrages, me mettroit dans le cas de prouver qu'Omphale n'est pas digne de lui: j'aime mieux me borner à la Musique dont [-8-] l'Auteur (b) peut mériter des égards qui me sont moins connus.

Je prévois que les partisans d'Omphale m'abandonneront bien des parties de cet Opera, et surtout celle qu'on appelle la Musique par excellence. Ils conviendront qu'il n'y faut point chercher de sçavoir, ni de richesses, ni d'harmonie. Ils me parleront du goût, du naturel, et de l'expression qui sont dans le chant de cet Opéra, et c'est précisément sur ces choses-là que je veux l'attaquer. Selon moi ce chant est d'un bout à l'autre de mauvais goût, et rempli de contresens, triste, sans aucune expression, et toujours au-dessous de son sujet, ce qui est le pire de tous les vices; sans compter que la basse continuë, toujours errante au hazard, parcourant avec incertitude le clavier, sans sçavoir où [-9-] s'arrêter, ne rencontre à la fin la dominante, que pour finir, presque toujours à contresens, sur une cadence parfaite.

Pour prouver toutes ces choses, il faudroit parcourir cette Musique ligne par ligne; mais je ne prétends pas faire un Livre; et quand on veut s'éclairer de bonne foi, peu d'exemples bien choisis, et peu de réflexions bien méditées, suffisent pour juger beaucoup de choses.

On a reproché à Monsieur Rameau de ne point entendre le Récitatif; il me paraît même que quelques-uns de ses amis n'osant au commencement le justifier de ce côté-là, ont mieux aimé avancer que tout le monde peut faire un Récitatif, que de soutenir la bonté du sien. Il est pourtant bien constaté qu'il n'y a rien de si difficile au monde que de faire le Récitatif (c), [-10-] car c'est l'ouvrage du génie tout pur. Mais c'est précisément dans cette partie que je [-11-] trouve Monsieur Rameau grand très-souvent, et toujours original Récitatif (d).

Je respecte le Créateur du Récitatif Français. Pour oser le juger, il ne suffit pas de voir sur le papier et de lire la Partition, il faut avoir vû le tableau en Scène. Il me tarde bien d'admirer Armide, ce chef-d'oeuvre de Quinault, cet Opéra que la Nation ne se lasse jamais de voir. Des gens dont le jugement est pour [-12-] moi une démonstration, m'ont assuré que le talent de Lully en Récitatif, est aussi grand que sa célébrité. Je le crois, mais je ne croirois pas que des oreilles accoutumées à la vérité, et à la beauté du chant par Armide, Atys, Thésée, et cetera eussent jamais pû écouter Omphale, et surtout sort Récitatif, si je ne sçavois qu'immédiatement après le siécle de Racine, et pendant celui de Monsieur de Voltaire, on a joué avec grand succès des Tragédies où il n'y a pas trois vers Français de suite.

Voyons l'entrée d'Alcide accompagnée d'une fanfare de Bateleurs. Avec quel chant ignoble et ennuyeux, ce fils des Dieux, sortant victorieux du combat, donne ses ordres à ses guerriers. Il les congédie, il gémit tout aussi bassement du trouble où l'amour le jette. Tandis qu'il se plaint de Junon, je plains Iphis (e) [-13-] d'entendre un si mauvais chant; plus malheureux en cela que les autres guerriers d'Alcide qui s'en vont pour se préparer à une fête où l'on joue des Airs de cabaret, et où l'on danse la plus longue et la plus triste Chaconne de France, en réjouissance du pardon qu'Omphale accorde aux rébelles. En général il n'y a pas dans l'Opéra entier, un seul Air de caractére, et l'on n'y en doit pas chercher: il n'appartient peut-être qu'à Monsieur Rameau de donner de la physionomie à tout ce qu'il peint; mais on a droit d'exiger que chaque Air soit un, au lieu que dans Omphale ce n'est jamais qu'une rapsodie de phrases de Musique, quelquefois agréables, cousuës l'une à l'autre, sans rapport, sans liaison et sans dessein.

Mais hâtons-nous de voir ces Scènes tant vantées, que quelques gens de goût, qui ont de l'esprit et du discernement, estiment encore. Je choisirai la [-14-] seconde du second Acte qui réussit beaucoup par la finesse, et l'intérêt que l'Actrice a trouvé le secret d'y mettre. Mais je suis en garde contre les charmes qu'Omphale et Iphis employent pour me séduire. Je rends hommage à leur talent; mais je sépare l'expression de l'Acteur de celle du Musicien, et alors je trouve le chant qu'Omphale me force d'applaudir dans sa bouche, plat, triste et monotone sous la plume du Musicien, et je lui trouve, qui pis est, de la prétention en ce qu'elle me répéte souvent jusqu'à trois fois ce que je voudrois n'avoir jamais entendu.

Voulez-vous un exemple du contresens le plus parfait? Le voici. Le Poëte dit:

Si vous aimiez, Iphis, changeriez-vous de même?

C'est Omphale qui parle, et l'Actrice qui exprime ce vers avec une finesse [-15-] singulière, a mieux aimé s'en rapporter au Poëte qu'au Musicien; car ce dernier finissant mal à propos son chant par cadence parfaite, dit:

Si vous aimiez, Iphis, vous changeriez de même.

Cet exemple est si frappant, que je vous supplie de le comparer à un exemple de l'expression la plus heureuse que je vais vous indiquer dans l'Acte de la Guirlande.

MIRTIL.

Mais le Zéphir lui-même, aimé de ma Bergere,

Seroit aussi constant que moi.

ZELIDE.

Aussi constant que vous?

Vous trouverez dans cette modulation le dépit, l'indignation, l'étonnement, l'ironie de la Bergere, les nuances de naïveté, d'amour et de mépris même, et vous sentirez encore plus de choses [-16-] que je n'en sçaurois exprimer. L'expression des paroles précédentes

MIRTIL.

Je reviens encor plus tendre.

ZÉLIDE.

Et plus fidéle?

n'est pas moins heureuse.

Omphale, immédiatement après les paroles que j'ai citées, exprime peut-être assez bien par son chant ce vers:

Mon coeur est plus tendre et moins fort.

mais, en remarquant la contenance d'Iphis, elle devroit continuer avec une surprise mêlée d'une joie secrete:

Vous vous troublez, d'où naît cette douleur mortelle?

C'est ce que l'Actrice joue fort bien: mais le Musicien lui fait dire avec beaucoup de tranquillité:

Vous vous troublez, au moins, je vous en avertis.

Puisque je suis sur le chapitre des [-17-] contresens, j'en citerai encore quelques exemples. Omphale dit à sa suite:

Je veux tout oublier: qu'on leur ôte ces chaînes.

La Musique le dit en suppliant; mais l'Actrice le dit en Reine qui commande et qui pardonne.

Elle dit dans un autre endroit:

Mais je dois voir les jeux que mon peuple m'apprête;

Heureuse, si l'amour y conduit mon Héros.

Le Musicien a eu assez d'esprit pour sentir qu'il faut donner de l'expression à ce dernier vers, mais, par un malheur qui le poursuit toujours, il dit par sa modulation plaintive tout le contraire:

Que je serois désespérée, si l'amour y conduisoit Iphis!

Ces exemples sont plus que suffisans, je crois, pour mettre tout le monde en état d'examiner, d'après eux, le chant de cet Opéra, et d'en découvrir plusieurs autres tout aussi marqués. Comme je [-18-] suis de bonne foi, je les ai tous choisis dans le rôle d'Omphale, dont on ne dira pas que le chant ne soit rendu exactement, et les défauts très-adroitement sauvés. Mais pour examiner avec justesse, il est essentiel de distinguer le jeu et le talent de l'Acteur d'avec son rôle; loi également ignorée et violée à l'Opéra et à la Comédie.

Remarquons en général que le contresens qui est un défaut d'intelligence dans l'Acteur, est défaut de génie et de talent dans le Musicien, surtout quand il est général et continuel; et jugez ce que c'est qu'un Opéra d'un Musicien sans talent?

Imaginons un moment que Mademoiselle Fel, oubliant le Poëte, jouât son rôle dans l'esprit que le Musicien lui a donné, qu'elle exprimât fidélement tous les contresens, et réglât uniquement sa déclamation et son jeu suivant l'expression [-19-] du chant. Ce seroit peut-être la moins mauvaise façon de parodier, s'il y en devoit avoir de permises chez une Nation qui se plaît à voir tourner en ridicule par des bouffons étrangers, nonseulement les chef-d'oeuvres par lesquels elle a surpassé la Grece et Rome, mais quelquefois les hommes mêmes à qui elle doit sa gloire et sa réputation dans les Lettres. Si l'Actrice eût voulu rendre au Public le service dont je viens de parler, elle l'auroit infailliblement éclairé; car c'est-là le droit de la vérité, rien ne lui résiste quand elle se montre à découvert: et le Public par la sorte de reconnoissance qui lui est propre, n'auroit pas manqué de mettre sur le compte de l'Actrice les fautes qu'elle auroit eu l'adresse de lui faire appercevoir dans son rôle.

J'ai choisi exprès la Scène la plus intéressante d'Omphale, car celles d'Alcide [-20-] et d'Argine sont toutes mauvaises; ce qui n'empêche pas, je l'avoue, qu'elles ne jouissent d'une grande réputation.

Pour que la Scène mérite l'éloge d'être bien faite, il faut que le Poëte sçache y mettre des détails agréables ou de l'intérêt, et que le Musicien en faisisse le véritable esprit, et lui donne la vraie déclamation, car il n'y en a qu'une: l'homme de génie la trouve quelquefois, mais elle reste éternellement cachée au Musicien vulgaire. Or, je crois qu'il y a des longueurs sans aucun intérêt, dans les Scènes d'Alcide et d'Argine, de la part du Poëte, et un chant de mauvais goût, et jamais le vrai de la part du Musicien. J'excepterois peut-être le morceau:

Ah, si l'amour devoit toucher ton ame.

dont le chant accompagné d'une sorte de Basse-contrainte, pourroit être rendu d'une maniere touchante.

[-21-] Je remarque en général que le Récitatif mesuré que vos Musiciens employent, surtout pour exprimer les grands mouvemens, et pour débiter les maximes, est par son genre et par son caractere, au-dessous de la dignité tragique. Vous me citerez la majesté et la noblesse avec laquelle l'Inca dans les Indes galantes dit à Phani en mesure:

Obéissons sans balancer,

Lorsque le Ciel commande.

Mais je vous dirai que les grands talens sçavent tout annoblir, et je vous citerai à mon tour toutes ces Chansonnettes de mauvais goût qu'Alcide débite, et qui paraissent être volées à quelque Choriphée d'un branle de Village; à commencer par celle

L'amour est sûr de la victoire.

et à finir par cette autre,

Mais je sçaurai percer la nuit obscure.

[-22-] qui est, comme quelques autres, fort applaudie, sans que le parterre ni moi sçachions pourquoi. S'il vous arrive, Madame, comme il ne faut renoncer à rien d'agréable, de vous promener un jour pendant la Foîre de Leipsic dans le Fauxbourg de Saint Pierre, vous trouverez dans votre chemin sur une banquette un aveugle vénérable par sa vieillesse, qui montre sa toile qu'il ne voit point, et qui chante avec beaucoup d'expression, sur l'air

Mais je sçaurai percer, et cetera

des paroles tudesques, à la vérité, mais plus convenables au caractére du chant.

Au reste, c'est aux gens de l'art à éxaminer mon sentiment sur ce point, et à décider, si en effet le Récitatif mesuré répond mal à la majesté de la Tragédie, et s'il ne faut point peut-être le reléguer dans le Ballet et dans la Pastorale.

[-23-] Je ferai une autre remarque sur les Duo d'Alcide et d'Argine, applaudis de tant de mains et de tant de pieds: tandis que celui d'Omphale et d'Iphis,

Ah! répétez cent fois un aveu si charmant.

qui est simple, naturel, d'un chant agréable et chanté juste, n'est écouté que de quelques gens de goût.

Les Duo en général ont déja l'inconvénient d'être hors de nature. Il n'est pas naturel que deux personnes disent, tournent et retournent les mêmes paroles pendant une demie-heure. On s'en apperçoit assés à l'embarras des Acteurs dans leur jeu. Il n'y a que l'agrément extrême de ces morceaux et l'enchantement que la Musique y sçait répandre, surtout en Italie, qui puissent me faire oublier ce défaut de vraisemblance. J'écoute avec plaisir deux Amans tendres (pourvu que la Musique le soit aussi) se jurer réciproquement [-24-] une constance éternelle. Leurs plaintes, leurs malheurs me touchent et, si le Musicien le veut ou le peut, ils me percent l'ame. Mais voir Alcide et Argine se quereller, se menacer pendant un quart-d'heure, par les mêmes paroles, et quand le Poëte enfin m'en délivre, et les fait partir, les voir revenir sur leurs pas, parce que le Musicien ne peut pas oublier sitôt le beau morceau qu'il croit avoir fait, les voir recommencer à se dire les mêmes injures en mesure, c'est voir le comble de l'extravagance et du mauvais goût.

Quand même ma remarque ne seroit pas juste en général, et qu'il y auroit des occasions de faire chanter les mêmes paroles par deux Acteurs qui ne sont pas d'accord, les Duo d'Omphale ne vaudroient pas mieux pour cela. Je prie un de nos Chansoniers de faire une chanson à boire ou une Romance des querelles [-25-] de Colin et de Colette sur la Musique de ce fameux morceau:

Je sens triompher dans mon coeur.

Duo qui doit son grand succès à la massuë redoutable d'Alcide, et qui fait rire la moitié du Parterre, tandis que l'autre applaudit: c'est alors seulement qu'il sera dans son vrai caractere. Je ne comprens pas, comment Monsieur Destouches n'a pas été soupçonné par Monsieur de la Mothe d'avoir travaillé pour la Comédie Italienne, et d'avoir voulu faire la Parodie plutôt que la Musique d'Omphale.

Ma Lettre s'allonge insensiblement et j'ai peur, Madame, que vous n'aimiez mieux abandonner Omphale à son mauvais sort, que d'écouter plus long-tems son adversaire. Permettez-moi de faire encore trois remarques, et je vous promets de parler un jour avec autant d'admiration et d'enthousiasme de Monsieur Destouches, [-26-] que j'en ai peu pour Omphale, quand j'aurai le plaisir de voir sur la Scene Issé, ouvrage qui a la réputation d'être aussi charmant, qu'il est unique dans son genre.

Pour avoir une idée du talent de mettre la Scene en Musique, je vous supplie d'écouter celle de Céphise dans Pigmalion; Scene épisodique, pour le moins aussi déplacée et aussi ennuyeuse que la conversation d'Aquilon et d'Iris dans l'Acte de la Vuë. D'où vient que je ne sçaurois écouter trois paroles de celle-ci et que j'écoute celle de Céphise et de Pigmalion avec un plaisir extrême? C'est que Pigmalion m'intéresse dès que le Musicien lui fait dire:

Céphise, plaignez-moi.

Examinez la vérité et la noblesse du chant de cette Scene. Comme il est touchant, [-27-] simple et varié! Quelle expression! Ecoutez ce Vers:

N'accusez que les Dieux: j'éprouve leur vengeance.

Avec quel bonheur il exprime:

J'avois bravé l'amour.

Non-seulement la modulation est dans son caractere, c'est-à-dire, plaintive, non-seulement elle m'exprime la force du terme braver, mais elle me peint encore le repentir de Pigmalion. Je sçai bien que Monsieur Rameau en faisant cette Scene n'a songé à rien de tout cela; et moi aussi vraiment j'aimerois bien mieux l'avoir faite sans y songer, que d'y découvrir toutes les beautés que je sens:

Voyez si vous pouvez entendre sans être touchée:

Oui, je sens de l'amour toute la violence.

Mais il faudroit copier toute la Scene. [-28-] Ayez la bonté de la comparer avec les plaintes d'Argine. Pour voir la différence, choisissons les deux derniers Vers de son rôle, dont le chant n'est peut-être pas mauvais. Argine dit sans expression:

Quel cahos! quelle horreur!

dans un morceau où tout devroit être exprimé. Elle diroit peut-être assez bien:

Soutenez-moi, je meurs d'amour et de douleur.

Mais le Musicien, au lieu de suivre naturellement la modulation qu'il avoit rencontrée assez heureusement, met un éclat de voix sur Amour; marque caractéristique des petits génies qui, ne pouvant entrer dans le sens de la véritable déclamation, s'attachent à exprimer quelques mots détachés hors du sens. Ce qui est bien certain, c'est qu'Argine mourante et toute livrée à sa douleur, en prononçant le mot d'Amour, ne songe pas plus à y [-29-] mettre du sentiment et de l'expression, que moi à en être touché.

Je trouve cette même expression puérile, et c'est ma seconde remarque, dans le Monologue: O rage! O désespoir! qui a la réputation d'être très-beau. Le Musicien n'a pas manqué de donner de l'expression à chaque mot. Il exprime Rage, Désespoir, Fureur, et il s'est applaudi sans doute du contraste que cela fait avec le mot gémit exprimé avec soin dans le Vers suivant; desorte que le chant de ce fameux Monologue, qui forme une pensée unique, change de caractere à chaque hemistiche. Car son prélude non-seulement n'a rien de commun avec le chant et l'accompagnement du premier Vers, mais ce Vers n'a aucune liaison de chant avec les mots:

Venez venger l'amour,

Ni ceux-là avec ceux-ci:

qui gémit dans mon coeur.

[-30-] Ni cette premiere partie du Monologue avec le reste. En vérité, s'il est permis de faire de la Musique de cette façon, je me mettrai en societé avec trois ou quatre hommes les premiers venus et tout aussi dépourvûs de talent que moi, nous nous partagerons fidelement les Vers, un par un, par hémistiches même, s'ils sont trop longs, et nous ferons des Opéra.

Monsieur Destouches auroit dû s'appercevoir qu'il avoit à faire parler une Amante gémissante qui, toute outragée qu'elle est, ne peut vaincre son amour, qu'elle n'a ni rage, ni fureur dans le coeur, puisqu'elle les appelle à son secours, et qu'aulieu de l'expression puérile du mot gémit, il falloit faire tout le chant du Monologue gémissant, et peindre par le prélude et l'accompagnement les cris plaintifs d'une Amante trahie.

Je prie encore les connaisseurs de [-31-] comparer cette réfléxion d'Argine:

Mais Alcide se plaint de la fierté d'Omphale

Réfléxion qui est en contresens:

Le hait-elle?

Décision, sans expression et sans changement de modulation:

Je veux pénétrer dans son coeur.

avec cette réfléxion du mauvais Génie dans Acante et Céphise:

S'il descend au tombeau, Céphise va le suivre;

S'il voit le jour, il est aimé.

Réfléxion heureusement rendue:

Il est aimé...

Décision prompte et forte:

Rompons, rompons, et cetera.

Et je les prie de ne point oublier que le mérite de cette derniere réfléxion appartient au Musicien seul, car le Poëte n'y avoit pas songé. Vous voyez, Madame, que je ne balance pas à citer un ouvrage [-32-] que Monsieur Rameau ne mettra certainement pas dans le premier rang de ses Opéra.

Encore une observation et je finis. Ayez la bonté de lire la quatriéme Scène du quatriéme Acte d'Omphale, et d'imaginer ce qu'elle seroit devenue entre les mains de Monsieur Rameau. Comment il auroit dit:

Que le jour palissant fasse place aux ténébres!

Que vos clameurs touchent les morts!

Ce qu'il auroit fait du morceau:

Quel transport saisit mes esprits!

Monsieur Destouches se ressemblant toujours, accompagne l'ombre de Tirésie d'une simphonie qui me peint Argine accablée de sommeil. Mais malheureusement il oublie si vîte les desseins qu'il ébauche, qu'il me prive de la consolation de voir la triste Argine endormie.

Si je me permettois de juger la Musique par la lecture, sans l'avoir entendu [-33-] éxécuter, je ferois le paralléle du second Acte d'Hippolite et Aricie avec Omphale. Je citerois pour la force de l'expression, ces vers dans la bouche d'une Furie:

Non, dans le séjour ténébreux

C'est en vain qu'on gémit, c'est en vain que l'on crie,

Et les plaintes des malheureux

Irritent notre barbarie.

Monsieur Destouches n'auroit pas peut-être donné de l'expression à ces vers, mais en revanche il n'auroit pas oublié d'exprimer à sa façon gémit, et d'adoucir la modulation sur le mot plaintes prononcé par la Furie. Je citerois ensuite pour modéle du plus noble Récitatif, celui de Thésée à Pluton:

Inéxorable Roi de l'Empire infernal, et cetera.

et j'opposerois aux Duo d'Omphale [-34-] celui de Thésée et de la Furie:

Non, rien n'appaise ta fureur.

Non, rien n'appaise ma fureur, et cetera.

Mais, afin que je ne vous parle pas éternellement de votre Orphée, comparez cette Scene d'Omphale défigurée par le Musicien, avec la belle Scene du serment et de la conjuration du premier Acte de Tancrede. (f) J'ai applaudi l'entrée de ce Heros dans la forêt enchantée avec la même sincérité que je m'ennuye à l'anniversaire de la naissance d'Omphale, et j'ai été aussi attendri par ce monologue touchant et noble de Tancrede:

Sombres forêts, asile redoutable, et cetera.

qu'Alcide me rebute par cette sombre et triste déclaration d'amour qu'il fait à Omphale.

C'est un problême inexplicable en apparence, [-35-] comment les mêmes Spectateurs qui ont applaudi ce chef-d'oeuvre de l'art, ce divin Pigmalion, la veille, osent marquer le lendemain le moindre plaisir à Omphale. Mais il n'est pas difficile de rendre compte de ces contradictions. C'est aux Philosophes et aux gens de Lettres que la Nation doit, même sans s'en douter, son goût devenu depuis peu général pour la bonne Musique, ainsi que pour tous les beaux arts. C'est à leurs éloges que Monsieur Rameau doit principalement la justice et les honneurs que toute la Nation lui rend aujourd'hui. Mais la nature et l'instinct font dans un seul jour en Italie et ailleurs plus de prosélytes au bon goût, que les Philosophes n'en font ici par leurs dissertations en plusieurs années. Ce goût, quoique général en France, est encore vague, il est souvent balancé par de vieux préjuges qui semblent respectables par leur faiblesse même, comme [-36-] quelquefois la vieillesse n'a d'autre titre à la considération que sa décrépitude. C'est encore aux Philosophes et au tems de fixer ce goût, et de le rendre sûr chez la Nation. Dans dix ans d'ici le magasin de l'Opéra se débarrassera de bien de prétendus trésors, et il ne sera pas plus pauvre pour cela. Atys, Armide, Hippolite et Aricie seront à la tête de la Tragédie: l'Europe Galante et les Fêtes de l'Hymen et de l'Amour à la tête du Ballet: Issé sera le modele des pastorales, et je crains fort que Platée ne reste sans rivale comme elle a été sans modele.

L'autorité et le crédit des gens de Lettres avanceront sans doute ce terme si glorieux pour la France. C'est à eux, comme Professeurs de leur Nation et de l'Univers, d'éclairer la multitude par leurs lumieres et de la guider par leurs préceptes. En fait de goût la Cour donne à la Nation des modes et les Philosophes [-37-] des loix. Il ne leur faut que le courage qu'ils n'ont pas toujours, d'affronter les opinions le plus généralement reçues et souvent les plus absurdes, de les attaquer avec toute la force de la raison, et de les exterminer par-tout où ils les trouvent. Le Philosophe (g) qui a fait le discours préliminaire de l'Encyclopédie, leur a donné le signal. Il a osé admirer ses Contemporains et ses Compatriotes. Il a osé avec une hardiesse digne de lui et de tout homme qui pense, parler de ces génies supérieurs, dont il partage les travaux et la gloire, et dont la Nation ingrate, quelquefois plus encore par défaut de lumiéres, que par envie et jalousie, a souvent méconnu le mérite et terni l'éclat qui n'en rejaillissoit que sur elle. Le tems n'est pas éloigné, j'espere, où le Public apprendra l'art d'écouter, et où il décidera des choses de goût et des Arts agréables [-38-] avec la même finesse et avec la même délicatesse que faisoit autrefois le peuple d'Athénes. C'est alors qu'il ne nommera plus dans un Acteur, expression de chant, ce qui n'est que jeu outré, effort des poûmons, quelquefois un geste de bras, ou un mouvement de baguette. C'est alors qu'il n'appellera plus chant ce qui n'est qu'une suite de cris, souvent faux, toujours désagréables. C'est alors que les grands talens seront véritablement flattés des applaudissemens qu'ils reçoivent et qu'ils les regarderont comme leur appanage le plus précieux; au lieu qu'aujourd'hui ils ont souvent à rougir des hommages que leur prodiguent les mêmes mains qui se prostituent un moment après avec la même fureur, à applaudir ce qu'il faudroit siffler, ou du moins, ce qu'il ne faudroit que tolérer avec un silence indulgent, pour faciliter le passage du néant à la médiocrité.

[-39-] Il me faut l'espérance de toutes ces révolutions, pour calmer la douleur que me cause le succès éclatant de Pigmalion. Je m'apperçois tous les jours avec regret qu'on n'en sent que ce qui est joli, et qu'on oublie ce qui est beau. C'est une suite de ce goût pour les petites choses, de cette maladie de retrécissement d'esprit qui semble avoir infecté notre siécle, et qui est cause dans un autre sens que tout le monde s'occupe de l'ornement de ses cheminées et de dessus des portes, et que personne ne songe au portail de sa maison. C'est l'Ariette: (h) Regne Amour, et cetera [-40-] qui fait le grand succès de cet acte, la beauté des deux monologues est perdue pour la multitude. On les trouve bien [-41-] faits, on le dit froidement, on est toujours dans l'enthousiasme de l'Ariette. Cette Ariette cependant, le canevas du monde [-42-] le plus heureux, qui fait déployer à Monsieur Jeliote toutes les graces et toute la richesse de son talent enchanteur, n'est que la [-43-] production d'un homme de goût; au lieu que l'Auteur des monologues doit avoir été échauffé par ce feu divin que nous [-44-] appellons génie. C'est le même ouvrier, je le sçai, qui a fait l'un et l'autre morceau, mais les hommes devroient être affectés tout différemment par ce qui est beau, que par ce qui n'est qu'agréable.

J'avoue que je trouve à chaque représentation de nouveaux objets d'admiration dans ces monologues. Quelle régularité dans le dessein, quelle harmonie [-45-] dans la symphonie, quelle simplicité, quel sçavoir dans la basse continuë, quelle noblesse dans sa marche, quelle expression dans le chant, comme il est touchant et vrai, comme tout cela concourt pour me saisir, pour me transporter hors de moi-même. Pigmalion me fait pleurer comme Orosmane. Avec quel art il reprend toujours ces paroles:

Fatal amour, cruel vainqueur,

Quels traits as-tu choisi pour me percer le coeur!

Comme il les rend par gradation plus touchantes à chaque reprise, sur-tout par la basse qui les conduit. Comme il m'exprime sur le même dessein des flûtes et des violons les mots:

Que d'appas! Que d'attraits!

Comme il me trouble moi-même quand il s'adresse à la statue:

Insensible témoin du trouble qui m'accable:

[-46-] quand il me dit:

Sa grace enchanteresse

M'arrache, malgré moi, des pleurs et des soupirs.

Dieux! Quel égarement! Quelle vaine tendresse!

En vain je commanderois à mes larmes, en vain je tâcherois de les arrêter. Cela n'appartient qu'à celui qui les fait couler. Il me saisit tout-à-coup par un trait de génie; deux accords qui précédent la priere de Pigmalion à Vénus, et qui sont d'autant plus sublimes, qu'ils sont d'une simplicité extrême et un pur changement du mode mineur au majeur. Avec quel bonheur il exprime et par le chant, et par la basse, et par la symphonie ces mots:

Pourrois-tu condamner la source de mes larmes!

En un mot, si la Statue ne s'animoit point, et si je n'étois saisi au moment du miracle par ce changement hardi et heureux [-47-] du ton G re sol en E si mi majeur, il m'arriveroit comme à son Amant ce qu'il lui dit dans une modulation qui me déchire l'ame:

Si le Ciel ne vous eut fait vivre,

Il me condamnoit à mourir!

Il me condamnoit à mourir!

Vous voyez, Madame, que l'enthousiasme que ces morceaux inspirent, m'empêche de vous parler de cette ouverturé brillante, de cette sarabande admirable dansée par la Statue (i) de ce Choeur majestueux: l'amour triomphe, de ce caractere original de la Pantomime niaise, enfin de chaque morceau qui fait partie de cet ouvrage immortel. Mais mon étonnement est à son comble, quand je pense que l'Auteur de Pigmalion est celui du quatriéme acte de Zoroastre, que l'Auteur de Zoroastre est celui de Platée, et que [-48-] l'Auteur de Platée a fait le divertissement de la Rose dans l'acte des fleurs. Quel Prothée toujours nouveau, toujours original, toujours saisissant le vrai et le sublime de chaque caractere, et dont on peut dire exactement ce que le Philosophe que j'ai déja cité, dit de Monsieur de Voltaire, qu'il n'est jamais ni au-dessus ni audessous de son sujet.

J'avoue, Madame, que je regarde l'admiration et le respect que j'ai pour tout ce qui est vrai talent, dans quelque genre

que ce soit, comme mon plus grand bien après l'amour de la vertu. Le Ciel en favorisant ces hommes de ses bienfaits, les a distingués de la foule des mortels ordinaires. Grandeur, naissance, richesses, distinctions frivoles, honneurs chimériques vous disparaissez tous à mes yeux. La seule préférence d'un homme à talents sur celui qui n'en a point, est juste et fondée. C'est la nature qui leur a imprimé [-49-] cette empreinte sacrée pour leur attirer le culte et les hommages de l'humanité.

J'érige dans mon coeur un Temple à ces mortels privilégiés, et je permets à tous ceux qui sont assez heureux pour sentir ce qui est beau, d'assister au culte que je leur rends. Je ne crains point d'être effacé en zéle. La sublime dévotion ne craint point de rivaux.

Je croi, Madame, vous appercevoir parmi le petit nombre de ces heureux esprits qui s'empressent d'honorer ce Temple. Qui pourroit être plus digne que vous, d'apprécier et d'admirer les talens! Vous trouvez dans ce Temple les images des morts illustres; des Autels et de l'Encens pour les vivans. Ils sont flattés de celui que vous leur accordez. Vous ne serez point étonnée de trouver l'autel du Dieu (*) de la Danse à côté de celui de l'immortel Maurice. Vous ne le serez [-50-] point d'y trouver le Conquérant de la Silésie, tantôt devant l'autel consacré à l'homme qui ne meurt point, au Chantre de Henri IV, à l'Historien de Charles XII. qui mérite seul d'être le sien; tantôt devant cet autre autel consacré à l'Orphée de la France à côté de celui du divin Pergolese; partageant sa dévotion

entre le Sublime: Venite exultemus (k) et le Pathétique Salve Regina; (l) ici arrêté par les graces et la légéreté de cette voix (m) unique qui par son talent a appris à sa nation qu'on pouvoit chanter en Français, et qui avec la même hardiesse a osé donner une expression originale à la Musique Italienne; là écoutant avec admiration Astroa et Salimbeni (n); séduit par l'expression, l'ame et l'aisance, cette marque infaillible du grand talent [-51-] du chanteur (o) de la Nation Française; tantôt occupé dans l'attelier des Praxiteles (p) du siécle; ou bien étonné par la fierté du pinceau de Carle (q) par la hardiesse de son émule, (r) par la vérité et la force de l'expression dans ces Pastels animés; (s) frémissant, tremblant à l'aspect de la sublime Mérope; (t) saisi par le jeu d'Orosmane; (u) touché par la vérité de ce Lusignan (x) vénérable ou de ce Vieillard emporté; (y) tantôt charmé des graces et du talent unique de Zeneïde; (z) tantôt enchanté de l'art et de la finesse du jeu de ce couple (aa) original et charmant; tantôt attiré par ces deux autres sujets inimitables, le Momus [-52-] (bb) et la Thalie du siécle; admirant tantôt la sagesse, les vûes vastes et profondes du Philosophe, (cc) Législateur des Nations, et tantôt distrait par le jeu pathétique de ce Violon inimitable. (dd).

Cet homme extraordinaire, qui lui seul a du tems pour tout, trouve son autel élevé au milieu de ce temple. Vous l'y voyez ayant le gouvernail de ses états dans une main, et sa flute dans l'autre; dictant d'un côté à son Chancelier (ee) le Systême des Loix, et de l'autre à son Musicien (ff) des desseins de Symphonie. Et le Ciel pour le dédommager du malheur qu'il a de régner, lui a accordé le précieux privilége, dont il est digne, de répandre ses bienfaits sur les talens qu'il a le bonheur d'admirer.

FIN.

[Footnotes]

(a) [cf. p.7] Monsieur De la Mothe. Je le nomme ainsi que les autres hommes célébres par leur mérite et par leur talent, que personne ici ne sçauroit méconnaître. C'est pour garantir de méprises quelques-uns de mes compatriotes entre les mains desquels cette Lettre pourroit tomber, et qui pour être au fond de la Saxe ou de la Baviere, n'en sont pas moins dignes d'honorer le vrai mérite.

(b) [cf. p.8] Monsieur Destouches.

(c) [cf. p.9] Le caractere du Récitatif Italien est si sublime, qu'il assure lui seul à cette Musique une supériorité de laquelle aucune autre n'approche. Je n'imagine rien au-dessus de sa vérité. Egalement capable [-10-] de toutes les expressions et de tous les caracteres, il déclame et marche avec pompe et majesté dans la Tragédie; il parle avec feu et rapidité le langage de toutes les passions; et avec le même bonheur il fait parler la joie, la gayeté, le sentiment, l'enjouement, la plaisanterie, la bouffonnerie. Le Récitatif Français, au contraire, est par son genre triste, lent, monotone, susceptible pourtant de grandes beautés. L éloge que je viens de faire du Récitatif Italien, ne paraîtra étrange qu'à ceux qui, sans principe et sans réfléxion, sont accoutumés à répéter ce qu'ils ont entendu dire à d'autres. Ils me diront que souvent le Récitatif n'est pas écouté en Italie, et qu'on n'y a des oreilles que pour les Ariettes. Mais il y a des gens en Italie qui préférent l'Arioste au Tasse, et il y en a à qui je voudrois défendre d'écouter la musique des Pergolesi, des Buranelli, des Adolphati, tout comme je voudrois empêcher à Paris certaines gens d'aller entendre Pigmalion. Je prie ceux qui ne voudront pas s'en rapporter à moi sur cette infériorité du Récitatif Français, de chercher dans les futurs Volumes de l'Encyclopédie le mot Récitatif et les autres articles qui y ont rapport. Je croi pouvoir m'appuyer du sentiment et des raisons de l'Auteur de cette partie; (Monsieur Rousseau, Auteur du Discours de Dijon) car quoiqu'il affecte fiérement d'ignorer tant de choses, on ne peut lui faire l'honneur de croire qu'il ignore les beautés du Récitatif Français, après avoir vu celui des Muses galantes.

(d) [cf. p.11] C'est une anecdote très-curieuse dans l'Histoire de la Musique Française, qu'en 1735. Monsieur Rameau n'a pas osé imprimer le Récitatif des Indes galantes, parce que tout Paris le trouvoit détestable. Et ce qui est bien plus singulier, c'est que l'Auteur dans sa Préface, en demande pardon au Public, qui, sans le dire, le trouve aujourd'hui très-beau. Ecoutons une de ces scenes barbares des Indes galantes; celle, par exemple, entre Huascar et Phani, dans l'acte des Incas. Avec quelle dignité, avec quelle majesté le Musicien fait parler l'Inca! Suivez la marche de cette Basse toujours simple et naturelle. Remarquez cette aisance et cette variété dans la modulation, ces passages hardis, quand la nature de la déclamation les demande. Je sçai seulement mauvais gré au Poëte d'avoir fait un traître d'un homme qui parle avec tant de majesté de ses Dieux, et qui rend au Soleil un culte si sublime.

(e) [cf. p.12] Monsieur Jeliote.

(f) [cf. p.34] Ce Poëme est de Danchet, et la Musique de Campra.

(g) [cf. p.37] Monsieur D'Alembert.

(h) [cf. p.39] Je ne puis m'empêcher de remarquer ici un autre grand avantage de la Musique Italienne sur la Française. Leur Aria est précisément, comme leur Récitatif, capable de toutes les expressions et de toutes les formes. Ce sont deux figures également belles et agréables; l'une dans un habillement noble et simple; l'autre couverte de toute la richesse d'un luxe rafiné. Vous voyez la raison pourquoi cette derniere éblouit la multitude, et la facilité qu'elle a de cacher ses défauts sous la splendeur de sa parure. L'Ariette, au contraire, ne fera jamais une partie [-40-] bien brillante de l'Opera Français: elle n'est pas fille du génie; non, elle ne prétend pas en France à une origine si sublime. Elle ne souffre que la peinture agréable de certains mots. Le Musicien est réduit à folatrer éternellement autour d'un lance, vole, chaîne, ramage, et cetera. Les grands tableaux, le langage du sentiment et des passions sont relégués dans les monologues qui ne sont qu'un Récitatif brodé, orné, et quelquefois surchargé. Quelle carriere pour un Musicien, que l'Aria Italienne! Voulez-vous de grands tableaux? les voici:

Vo solcando un mar crudele

Senza vele

E senza sarte,

Freme l'onda, il Ciel s'imbruna:

Cresce il vento, e manca l'arte,

E il voler della fortuna

Son costretto à seguitar.

Autre.

Leon piagato à morte

Sente mancar la vita,

Guarda la sua ferita

Nè s'avvilisce ancor.

Così frà l'ire estreme

Rugge, minaccia, e freme

Che fà tremar morendo

Tal volta il cacciator.

Il seroit impossible au pinceau du Musicien de surpasser dans ces tableaux l'expression et le coloris du Poëte. Voici un autre tableau, où le Poëte ne fait [-41-] qu'indiquer au Musicien ce qu'il a à rendre dans toute sa force;

Scherza il Nocchier talora

Con l'aura, che si desta;

Ma poi divien tempesta,

Che impallidir lo fà.

Non cura il pellegrino

Picciola nuvoletta;

Ma quando men l'aspetta,

Quella tuonando và.

Ecoutez le desordre et les fureurs des passions.

Dimmi, che un empio sei,

Ch' hai di macigno il core,

Perfido, traditore,

E allor ti crederò.

Vorrei di lui scordarmi,

Odiarlo, oh Dio, vorrei;

Mà sento, che sdegnarmi,

Quanto dovrei, non sò....

Dimmi che un empio sei,

E allor ti credero....

Autre.

Dovrei.... mà nò....

L'amor.... oh Dio! la fè....

Ah che parlar non so....

Voici l'expression de la douleur et de la tendresse.

Che non mi disse un di,

Quai numi non giurò!

E come, oh Dio, si può

Come si può così

[-42-] Mancar di fede!

Tutto per lui perdei,

Oggi lui perdo ancor.

Poveri affetti miei!

Questa mi rendi, amor,

Questa mercede!

Autre.

Digli, chè 'è un infedele,

Digli, che mi tradi:

Senti.... non dir così,

Digli, che partirò....

Digli, che l'amo.

Ah se nel mio partir

Lo vedi sospirar,

Tornami à consolar.

Che prima di morir

Di più non bramo.

Cette derniere strophe est, comme vous voyez, une miniature heureuse de la cinquiéme scene du quatriéme acte de Zayre.

Voulez-vous l'expression d'un sentiment touchant et moins fort?

Per pietà, bell' Idol mio,

Non mi dir ch'io sono ingrato,

Infelice, suenturato

Abbastanza il Ciel mi fà.

Ecoutez le chant de ces amans malheureux.

Ah, che parlando, oh Dio

Tu mi trafiggi il cor!

Ou

Quando finisce, o Dei

La vostra crudeltà!

[-43-] Se in così gran dolore

D'affanno non si muore,

Qual pena uccidera?

Voulez-vous enfin l'exemple d'un sentiment simple, naïf et tendre?

Tu di saper procura,

Dove il mio ben s'aggira,

Se più di me si cura,

Se parla più di me.

Autre.

Ch'io mai vi possa

Lasciar d'amare,

Non lo credete,

Pupille care:

Nè men per gioco

V'ingannerò.

Voi foste e siete

Le mie faville,

E voi sarete,

Care pupille,

Il mio bel foco

Fin ch' io vivrò.

Autre.

Tu sei la mia speranza

Tu sei il mio piacer, et cetera.

Le Poëte et le Musicien Français seroient également embarrassés, le premier à conserver à sa traduction toute la simplicité de ces paroles, sans les avilir; l'autre à les exprimer dans le chant. Oserois-je dire qu'en général les Français se sont peut-être trop éloignés de cette belle et heureuse simplicité de la nature. [-44-] Les plus belles scenes de Métastase ne réussiroient pas à Paris à cause de leur extrême simplicité. Cet éloignement de la vérité et du beau simple est général. On n'a qu'à voir comment nos Bergers sont habillés à l'Opera et nos Soubrettes à la Comédie. Brutus, avec une robe chargée d'or, avec une grande perruque et un grand plumet sur son chapeau, au milieu d'un Sénat aussi richement habillé que lui, débite ces beaux vers:

Ces peres des Romains, vengeurs de l'équité,

Ont blanchi dans la pourpre et dans la pauvreté.

Au-dessus des trésors, que sans peine ils vous cédent,

Leur gloire est de dompter les Rois qui les possédent.

Prenez cet or, Arons, il est vil à nos yeux, et cetera.

Si tel est le malheur des hommes, que dans leurs imitations comme dans leurs recherches, ils ne puissent jamais atteindre à la vérité, ni supporter à découvert la clarté de sa lumiere, pourquoi ne la point cotoyer, du moins le plus près, ou la voiler le moins qu'il est possible.

(i) [cf. p.47] Mademoiselle Puvignée.

(*) [cf. p.49] Monsieur Dupré.

(k) [cf. p.50] Motet de Monsieur Mondonville, qui a fait tant de chef-d'oeuvres dans ce genre.

(l) [cf. p.50] Petit Motet de Pergolese.

(m) [cf. p.50] Mademoiselle Fel.

(n) [cf. p.50] La premiere est à Berlin, Monsieur Salimbeni est à Dresde. Leur talent égale leur célébrité.

(o) [cf. p.51] Monsieur Jeliote.

(p) [cf. p.51] Monsieur de Bouchardon, Monsieur Pigale.

(q) [cf. p.51] Monsieur Vanloo.

(r) [cf. p.51] Monsieur Pierre.

(s) [cf. p.51] De Monsieur De la Tour.

(t) [cf. p.51] Mademoiselle Dumesnil.

(v) [cf. p.51] Monsieur LeKain.

(x) [cf. p.51] Monsieur Sarrasin.

(y) [cf. p.51] Dans l'Andrienne.

(z) [cf. p.51] Mademoiselle Gaussin.

(aa) [cf. p.51] Monsieur Grandval, Mademoiselle Grandval.

(bb) [cf. p.52] Monsieur Armand, Mademoiselle Dangeville.

(cc) [cf. p.52] L'Auteur de l'Esprit des Loix, et d'autres ouvrages consacrés à l'immortalité

(dd) [cf. p.52] Monsieur Pagin.

(ee) [cf. p.52] Monsieur le Baron de Cocceji.

(ff) [cf. p.52] Monsieur Graun.


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