TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: ROUGRI TEXT
Author: Rousseau, Jean-Jacques
Title: Lettre a Monsieur Grimm
Source: Lettre a Monsieur Grimm, Au sujet des Remarques ajoutées à sa Lettre sur Omphale (1752; reprint ed. in La Querelle des Bouffons, Genève: Minkoff, 1973), 1:87-118.

[-i-] LETTRE A MONSIEUR GRIMM,

Au sujet des Remarques ajoutées à sa Lettre sur Omphale.

Picas quis docuit verba nostra conari

M DCC LII.

[-1-] LETTRE A MONSIEUR GRIMM,

Au sujet des Remarques ajoutées à sa Lettre sur Omphale.

JE vous félicite, Monsieur, de votre nouvelle gloire. Vous voilà en possession d'un honneur qu'Homere et Platon n'ont eu que longtems après leur mort, et dont Boileau seul avoit joui de son vivant parmi nous: Vous avez un Commentateur. Les remarques sur votre lettre n'ont pas, il est vrai, le titre de Commentaires; mais vous sçavez que les Commentateurs suppriment les choses essentielles, et étendent celles qui n'en [-2-] ont pas besoin; qu'ils ont la fureur d'interprêter tout ce qui est clair; que leurs explications sont toujours plus obscures que le texte, et qu'il n'y a sorte de choses qu'ils n'apperçoivent dans leur Auteur, excepté les graces et la finesse.

Or les remarques ne disent pas un mot d'Omphale, qui est le sujet de votre lettre: En revanche, elles s'étendent fort au long sur vos digressions un peu longues. Vous avez parlé du Récitatif, et les remarques en font un sermon dont vos paroles sont le texte. Le Récitatif françois est lent; premier point. Le Récitatif françois est monotone; second point. On a soin de suppléer à la définition qu'on prétend que vous deviez donner du Récitatif Italien. Après cela on définit le Récitatif ou la Mélopée des anciens. On définira bientôt l'Ariette; et que ne définit-on point?

Grand Commentaire sur ce que vous voudriez défendre à certaines gens d'écouter la Musique des Pergolesi, des Buranelli, des Adolfati; lequel Commentaire prouve très-méthodiquement que vous avez raison de dire qu'on ne doit rien conclure contre le Récitatif Italien, de ce qu'il n'est pas écouté à l'Opera.

[-3-] Autre grand Commentaire sur l'Ariette, inventée à Bologne par le fameux Bernachi, mais mise en usage par d'autres, attendu que le fameux Bernachi n'étoit point Compositeur, mais Chanteur célebre.

Second Commentaire sur l'art d'écouter, que le Commentateur prend pour l'art d'ouvrir les oreilles. Sur quoi il se plaint très-spirituellement de ce qu'on néglige l'art de comprendre.

Commentaire sur ce que vous avez dit de l'abus du geste: mais ici le Commentateur prend la liberté de n'être pas de votre avis, parce que le geste est essentiel à la Musique de Lully.

Item, grand Commentaire sur votre sensibilité pour les beaux arts et pour les talens en tout genre. Vous avez élevé un Temple au Dieu du goût et des talens. Il faut en croire le Commentateur quand il nous déclare que vos Dieux ne sont point les siens. En le disant il l'a prouvé, et il peut être bien sûr qu'on ne le soupçonnera jamais de cette idolâtrie.

Passons à la clarté des interprétations: Le Commentateur, qui a la charité de suppléer aux définitions qu'il assure que [-4-] vous avez eu tort d'omettre, vous dicte celle-ci pour le Récitatif Italien. Le Récitatif Italien ferme dans sa marche, donne à chaque sentiment le tems à l'Orchestre de lui faciliter ses transitions de tons, et par ce moyen évite les cadences finales, et ne connoît de repos qu'à la fin du récit. L'Orchestre n'obscurcit point la déclamation de l'Acteur par un tas d'accords, mais à chaques différentes expressions il lui confirme le même s ntiment par une nouvelle façon de l'exprimer. Voilà ce qui le rend susceptible de variété. Pour vous dire franchement mon avis sur une définition si claire, je pense que l'Auteur aura entendu par hazard quelque Récitatif Italien, coupé de ritournelles et de traits de symphonie, et il aura bonnement pris cela pour le caractere général du Récitatif; ce qu'il y a de bien assuré dans tout ceci, c'est que l'Auteur de cette définition, quel qu'il soit, n'a jamais sçu la Musique.

Mais une autre définition qu'il faut entendre par curiosité, c'est celle de l'Ariette. Je vais la transcrire bien exactement. Le fameux Bernachi a placé le mineur entre deux majeurs, et a fait répéter le premier et principal motif de chant par différentes [-5-] transitione de tons, afin que l'oreille saisisse mieux par cette répétition le caractere des pensées de la Musique. Vous riez: patience, vous n'êtes pas au bout; il faut encore, s'il vous plaît, essuyer la note. Ce que j'ai dit mineur, n'est souvent que corrélation de ton. C'est à l'habilité du compositeur de chercher la corrélation relative au sujet, et qui entre le mieux dans le majeur. Le mineur ou corrélation change toujours de mouvement: c'est-à-dire que si le majeur est C. le mineur sera 3/4 lent, et reprend le majeur C; c'est ce qui fait l'ombre au tableau. Ne faisons point l'injure à l'Auteur de croire qu'il ait tiré tout ce galimatias de sa tête. Je pense entrevoir encore ici la vérité. Ces passages auront été transcrits de quelque vieux livre Italien, et traduits tant bien que mal par quelqu'un qui n'entendoit rien du tout à la Musique, et pas grand chose à l'Italien.

Je consens à vous faire grace de la suite à condition que vous conviendrez que les remarques sont de vrais Commentaires. Jamais les Lexicocrassus et tous les sçavans en us n'en eurent le caractere mieux marqué. Ainsi je suppose la preuve faite.

J'ignore parfaitement qui est le Commentateur, [-6-] mais je ne le crois point mal avec vous: car, selon moi, ce n'est pas sans quelque finesse à sa maniere qu'il affecte de relever tant de jolis endroits de votre lettre. C'est une espece de Compère qui répéte les sentences de Polichinelle, et qui ne feint de s'en mocquer que pour les faire mieux entendre aux Spectateurs. Je sçais bien que vous n'avez pas l'air de Polichinelle; mais pour le Compère, je vous le dis encore, je le soupçonne d'être de vos amis.

Permettez donc que je m'adresse à vous pour lui faire passer quelques avis dont je m'imagine qu'il doit faire usage avant que d'insérer son Commentaire dans votre lettre. Comme je pourrois bien, par contagion, m'appésantir un peu sur les remarques pour éviter du moins la monotonie; je donnerai différens noms à leur Auteur. Quand il prendra la peine d'expliquer au long pourquoi il vous fait l'honneur d'être de votre avis, je l'appellerai le Commentateur. Quand il sera semblant de vous réfuter, ce sera le Compère, et ce sera le Critique toutes les fois qu'il aura raison; mais je serai contraint d'être un peu sobre sur l'usage de ce dernier nom.

[-7-] Qu'un Commentateur soit obscur, diffus, languissant, c'est le droit du métier; mais il y a pourtant un certain point qu'il ne doit pas excéder. On ne sçauroit permettre à Matanasius même de citer à propos de l'Ariette, et Mainard qui s'apperçut le premier que le troisiéme vers devoit avoir un sens fini ou repos dans la stance; et la Sophonisbe du Trissino, modéle des trois unités; et Maigret qui le premier introduisit cette régle des trois unités dans la Tragédie, et qui par conséquent en instruisit Sophocle, Euripide et Seneque; et le fameux Bernachi dont ni vous, ni moi, ni bien d'autres n'avons entendu parler; ce qui ne doit pourtant pas vous surprendre; il y a comme cela tant de ces gens fameux que personne ne connoît, et qui passent leur vie à se célébrer les uns les autres, sans se faire connoître davantage. Quoiqu'il en soit, voilà les raisons claires pourquoi l'Ariette Italienne n'est point réduite à folâtrer éternellement comme la Françoise autour d'un lance, vole, chaîne, ramage; raisons que le Compère vous reproche de n'avoir pas dites, et qu'il a la bonté de dire à votre place.

Le Compère prétend que parce que le [-8-] genre bouffon est connu en Italie, il n'est pas vrai que Monsieur Rameau en soit le créateur en France: cela est extrêmement plaisant. Car s'il n'eût point existé de genre bouffon en Italie, il eût été fort ridicule de dire que Monsieur Rameau en avoit créé un en France. Je n'examine point si le genre bouffon existe réellement dans la Musique Françoise. Ce que je sais très-bien, c'est qu'il doit nécessairement être autre que le genre bouffon de la Musique Italienne; une oye grasse ne vole point comme une hirondelle. A l'égard de la Musique de Platée, que le Critique vous reproche d'avoir traitée de sublime, appellez-la divine, s'il l'aime mieux, mais ne vous repentez jamais de l'avoir regardée comme le chef d'oeuvre de Monsieur Rameau, et le plus excellent morceau de Musique, qui jusqu'ici ait été entendu sur notre Théâtre. Il faudra, je l'avoue, vous passer de l'approbation de tous ceux qui n'ont point d'autre moyen pour apprécier un ouvrage, que de compter les voix qui l'ont applaudi. Mais vous n'en êtes pas à prendre votre parti sur cela.

Je voudrois demander à ce grand homme, qui prend la peine d'assigner les bornes [-9-] du sublime, quelle épithete il donneroit à la premiere scéne du Tartuffe, surtout aux deux derniers vers, Allons, gaupe, marchons, et cetera et à ces autres vers de la même piéce.

C'en est fait; je renonce à tous les gens de bien, et cetera.

Priez le de vouloir décider si c'est-là du sublime ou non. On lui en pourroit demander autant de la Musique de la Serva padrona; mais il n'en a peut-être jamais entendu parler.

Le Compere, qui prend la liberté de vous dire qu'Adolfati est mal placé dans votre citation de Pergolese et de Buranello, trouvera bon que nous prenions la liberté de lui demander des raisons ou du moins des raisonnemens, à lui qui ne veut passer aux autres que des propositions démontrées. Il peut n'avoir aucune connoissance des chef-d'oeuvres de cet Auteur: mais l'ignorance n'excuse point un homme d'avoir mal dit, elle l'oblige seulement à se taire; sur-tout quand il est question de condamner publiquement un Auteur vivant dont la carriere n'est que commencée. Il est vrai que cet Adolfati, qui [-10-] n'a pas l'honneur d'agréer au Compére, méprise très-cordialement les Musiciens François, mais il faut un peu le lui pardonner; le pauvre diable a passé par le bec de l'oye.

Il falloit absolument substituer Hasse à la place d'Adolfati, et cela par quatre raisons sans replique. L'une, que Hasse est votre compatriote; l'autre, qu'à l'âge de 48 ans il avoit fait 54 Opéra; la troisiéme, qu'il est le seul étranger dont les Italiens exécutent la Musique.

O le méchant Boileau de n'avoir pas encensé Monsieur de Scuderi, Monsieur le Gouverneur de Notre-Dame de la Garde, qui étoit son Compatriote et son Contemporain, qui faisoit tant de livres, et qui enchantoit tant d'honnêtes Lecteurs! Et ce coupable Philosophe, qui a osé admirer ses Compatriotes, n'auroit-il point par malheur oublié le Compere? Aussi n'a-t'il pas l'honneur d'être son Philosophe, mais le vôtre; et je me serois bien douté que vous n'aviez pas tous deux les mêmes Philosophes non plus que les mêmes Dieux. Hasse est le seul Etranger dont les Italiens adoptent la Musique? Le Compere, en citant Terradeglias, a donc oublié [-11-] qu'il est Espagnol? Hasse est admiré par les Italiens? Les Italiens admirent bien l'Arioste. *

Et la quatriéme raison? demandera le Compere. Il sera bien fâché de l'avoir oubliée. C 'est que votre nom commençant par un G, et ceux de Hasse et de Hendel par une H, la proximité des lettres initiales étoit pour vous une nouvelle obligation de nommer ces deux Auteurs. Je vous demande pardon d'avoir fourni cette arme contre vous; mais, à l'imitation du Commentateur, je me réserve aussi le droit d'être quelquefois Compere.

Le Commentateur s'étend sur l'éloge de Pagin et de son illustre Maître, et nous y applaudissons vous et moi de très-bon coeur. Il voudroit que vous eussiez dit jusqu'à quel point la Nation ingrate envers un talent si sublime, a osé l'humilier publiquement. [-12-] Il falloit dire, s'humilier publiquement. Midas n'humilia point Apollon, et un Cygne peut être hué par des Oyes sans en être humilié.

Je veux être équitable, Monsieur, et je ne suis pas moins prêt à donner à l'Auteur des remarques les éloges qui lui sont dûs, qu'à lui proposer mes doutes. Par exemple, vous avez dit que le goût des Arts étoit général en France, et il l'est beaucoup trop assurément. L'imbécile multitude des prétendus connoisseurs sans lumieres engendre l'avide et méprisable multitude des Artistes sans talens, et le génie demeure étouffé dans la foule des sots. Vous avez dit encore qu'en fait de goût la Cour donne à la Nation des modes, et les Philosophes des loix. Le Compere vous répond à cela par les Magots de la Chine, les vases de fragile porcelaine, les papiers des Indes, les estampes enluminées. Voilà, selon lui, les loix données par les Philosophes; quant aux modes que nous tenons de la Cour, il n'en parle point. Vous dites que les Philosophes donnent insensiblement du goût aux Peuples, c'est-à-dire du discernement pour les grands talens, et de l'admiration pour ceux qui les possédent. [-13-] Le Compere vous répond que la Philosophie n'inspire pas les talens, et vous avertit gravement de ne pas confondre le goût avec la sécheresse du calcul. Ma foi, je le dis de très-bon coeur, le Compere me paroît un homme admirable.

Laissez dire le Compere; ne doutez pas qu'en effet nous ne soyons redevables aux Philosophes de ces lumieres agréables qui commencent à nous éclairer, et croyez que si la Philosophie ne fait pas les grands Artistes, l'argent les fait encore moins. Heureuse l'Italie, dont les Habitans ont reçu de la nature ce goût exquis qui les rend sensibles aux charmes des beaux Arts! Plus heureuse la France d'acquérir ce même goût à force d'études et de connoissances, et de devoir à l'art de penser l'art plus précieux de sentir! La Philosophie, je le sçai, n'engendre point le génie, mais si elle apprend aux nations à le connoître et à l'aimer, c'est lui donner un nouvel être non moins rare et non moins utile que celui qu'il tient de la nature.

Il assure qu'il n'y a point en Europe de nation plus attentive au Spectacle que la Françoise, et il convient que Paris est la [-14-] seule ville où l'on soit contraint de poser des Gardes dans les Spectacles pour contenir la criaillerie des juges de Corneille, de Racine et de Quinault. Il dit dans un endroit, que la Musique n'a point reçu de nos jours d'augmentation en France du côté du goût, et dans un autre, que Monsieur Rameau nous a enrichis de son propre goût. Ce sont des rafinemens de l'art, Monsieur, que ces contradictions-là; c'est un moyen sûr de ne pas manquer la vérité dans les choses dont on veut raisonner sans y rien entendre.

Vous avez fini votre lettre par un trait de la plus grande beauté, et vous ne devez pas douter que celui qu'il regarde n'en ait senti la force et le vrai; c'est à ces hommes-là, quand ils sont des hommes, qu'il appartient d'apprécier le sublime. N'oubliez pas, je vous prie, à ce sujet, un petit remerciement au Compere: car dans cet endroit il s'est surpassé lui-même.

C'est encore par un trait d'habileté, qui mérite quelque compliment, que le Commentateur ne dit pas un mot du sujet de votre lettre. Ces mystères sont pour lui lettres closes; croyez qu'il a eu de fort [-15-] bonnes raisons pour n'en point parler. Vous nous avez appris à tous, tant que nous sommes, à faire l'analyse d'une piece de Musique; vous avez trouvé l'art d'exprimer les idées, les fautes, les contre-sens du Musicien en parodiant les paroles du Poëte. Vous avez fait un choix exquis de pieces de comparaison; vous avez parlé des Duo, de l'Ariette, du Récitatif en homme de goût, qui entend la Musique et qui fait réfléchir; et fuyant également l'air bêtement suffisant et la fourbe et maligne hypocrisie des écrits à la mode, vous avez eu la difficile modestie de ne juger que sur des raisons, et le courage de prononcer avec fermeté. Je me contente d'exposer ces choses; peut-être ne seront-elles louées de personne, mais à coup sûr beaucoup de gens en profiteront.

Quant à moi, qui vous dis librement ce que je pense à charge et a décharge, et à qui vos écrits donnent le droit d'être difficile avec vous, je voudrois premierement que vous eussiez choisi un autre texte qu'Omphale; cette misérable rapsodie n'étoit pas digne de vous occuper. Je voudrois encore que vous eussiez mieux fait sentir la différence qui caractérise les [-16-] deux Récitatifs, et la raison décisive qui assure la supériorité au Récitatif Italien: sçavoir le rapport plus grand de celui-ci à la déclamation Italienne, que du Récitatif François à la déclamation Françoise. Proprement les François n'ont point de vrai Récitatif; ce qu'ils appellent ainsi n'est qu'une espece de chant mêlé de cris, leurs airs ne sont à leur tour qu'une espece de Récitatif mêlé de chant et de cris, tout cela se confond, on ne sçait ce que c'est que tout cela. Je crois pouvoir défier tout homme d'assigner dans la Musique Françoise aucune différence précise qui distingue ce qu'ils appellent Récitatif de ce qu'ils appellent air. Car je ne pense pas que personne ose alléguer la mesure; la preuve qu'il n'y en a point dans la Musique Françoise, c'est qu'il y faut toujours quelqu'un pour marquer la mesure. Combien d'Etrangers ce maudit bâton ne fait-il pas déserter de notre Opera?

En marquant très-bien la grande supériorité de l'Ariette Italienne, par la force et la variété des passions et des tableaux, vous auriez dû, peut-être, relever un ridicule contre-sens qu'on y trouve souvent, et qui est la seule chose que les [-17-] Musiciens François en ont fidellement copié. C'est que les paroles roulant ordinairement sur une comparaison, dont la premiere partie de l'Ariette fait le premier membre, et la seconde le second, quand le Musicien reprend le rondeau pour finir sur la premiere partie, il nous offre un sens tout semblable à celui d'un discours exactement ponctué, qui finiroit par une virgule.

Mais revenons au pauvre Compere qui se morfond peut-être à écouter, et ne point entendre.

Le Critique vous a donné un avis dont je vous conseille de faire votre profit; c'est d'être sobre sur les louanges dans un pays où elles sont si fort à la mode; déchirer ou encenser, voilà le partage des ames basses. Soyez toujours prêt à rendre avec plaisir justice au mérite, c'en est assez pour vous, et c'en seroit beaucoup trop pour un homme ordinaire. Je ne vous dirai pas, ne flatez jamais personne, si je vous en croyois capable je ne vous dirois rien: mais je vous dirai de très-bon coeur; vous méprisez trop les éloges pour qu'il vous soit permis d'en inquiéter les gens dignes de votre estime. Quant au Critique, [-18-] on peut croire en lisant ses remarques que son prétendu détachement des louanges pourroit bien être un tour d'adresse pour tâcher de donner quelque valeur aux siennes, c'est-à-dire à celles qu'il donne, et l'on y voit du moins très-clairement qu'il n'est pas homme à s'en faire faute dans le besoin.

Le compere ne me paroît pas extrêmement content de votre Temple, et comme il ne sçauroit le voir que par dehors, il n'y a pas grand mal à cela; mais le Critique vous y reproche des Groupes singuliers, et je vous avoue que je suis de son avis. Je sçais bien que cette singularité qu'il aura prise pour une maladresse, est un arrangement très-méthodique et l'effet d'un systême raisonné; mais c'est le systême propre que je condamne. Vous admirez tous les talens, et c'est tant mieux pour eux et pour vous, mais vous les admirez tous également, et voilà ce que je ne puis vous passer. Vous prétendez qu'ils ont tous la même origine, et que le génie qui les engendre les annoblit également. Mais les génies eux-mêmes, direz-vous qu'ils sont tous égaux? Il n'est pas tems d'entrer ici dans une longue dissertation à [-19-] ce sujet; je voudrois au moins vous faire convenir qu'il y a bien des différences dans les parties requises, dans les difficultés à surmonter, et que le génie étroit qui fait un fort bel adagio est bien loin du puissant génie qui ose expliquer l'univers.

J'aime la Musique peut-être autant que vous, mais je n'en aime pas moins le mot de Philippe qui faisoit honte à son fils de chanter si bien; il ne lui eut pas fait honte d'être aussi sçavant que son maître. Vous me citerez peut-être un Roy qui joue de la flûte, et je vous répondrai que ce n'est pas sans peine qu'il s'est acquis le droit d'en jouer.

Donnez-moi seulement du goût et des organes, je vais danser comme Dupré, ou chanter comme Jeliote. Joignez au goût, de la sçience et de l'imagination, je ferai un Opera comme Rameau. Pour composer un Roman passable, il faut encore une grande connoissance du coeur humain et des extravagances de l'amour. La Dialectique, et c'est un talent comme les autres, est nécessaire avec tout cela pour dialoguer une bonne Tragédie: ce ne sera point encore assez pour faire un livre de Philosophie, si vous n'avez un [-20-] esprit juste, élevé, pénétrant et exercé à la méditation. Le bon Général doit être robuste, courageux, prudent, ferme, éloquent, prévoyant et fertile en ressources. Enfin, toutes ces qualités, je dis toutes sans exception, et par dessus toutes encore, une ame grande et sublime, maîtresse de ses passions, et une inouie excellence de vertu; voilà les talens que celui qui gouverne un Peuple est obligé d'avoir. Les talens ne sont donc pas égaux par leur nature? ils le sont beaucoup moins encore par leur objet. Tous les autres sont bons pour amuser, gâter, ou désoler les hommes. Ce dernier seul est fait pour les rendre heureux. Cela décide la question, ce me semble.

Le critique vous avertit encore de ne point vous montrer partial, et il vous dit cela au sujet de Monsieur Rameau. C'est un autre avis très-sage dont je le remercie pour vous. Ce sera aussi le sujet du dernier article de ma lettre; car je me fais un vrai plaisir de commenter votre Commentateur.

Je voudrois d'abord tâcher de fixer à peu près l'idée qu'un homme raisonnable et impartial doit avoir des ouvrages de Monsieur Rameau; car je compte pour rien les [-21-] clabauderies des cabales pour et contre. Quant à moi, j'en pourrai mal juger par défaut de lumieres, mais si la raison ne se trouve pas dans ce que j'en dirai, l'impartialité s'y trouvera sûrement, et ce sera toujours avoir fait le plus difficile.

Les ouvrages théoriques de Monsieur Rameau ont ceci de fort singulier, qu'ils ont fait une grande fortune sans avoir été lûs, et ils le seront bien moins désormais, depuis qu'un Philosophe a pris la peine d'écrire le sommaire de la doctrine de cet Auteur. Il est bien sûr que cet abrégé anéantira les originaux, et avec un tel dédommagement on n'aura aucun sujet de les regretter. Ces différens ouvrages ne renferment rien de neuf ni d'utile que le principe de la Basse fondamentale *: mais ce n'est pas peu de chose que d'avoir donné un principe, fût-il même arbitraire, à un art qui sembloit n'en point avoir, et d'en avoir tellement facilité les regles, que l'étude de la composition qui étoit autrefois une affaire de vingt années, est à présent celle de quelques mois. Les Musiciens ont saisi avidement la découverte de Monsieur Rameau [-22-] en affectant de la dédaigner. Les Éleves se sont multipliés avec une rapidité étonnante; on n'a vû de tous côtés que petits compositeurs de deux jours, la plûpart sans talens, qui faisoient les docteurs aux dépens de leur maître; et les services très-réels, très-grands et très-solides que Monsieur Rameau a rendus à la Musique ont en même tems amené cet inconvénient, que la France s'est trouvée inondée de mauvaise Musique et de mauvais Musiciens, parce que chacun croyant connoître toutes les finesses de l'art dès qu'il en a sçu les élémens, tous se font mêlés de faire de l'harmonie, avant que l'oreille et l'expérience leur ayent appris à discerner la bonne.

A l'égard des Opéra de Monsieur Rameau, on leur a d'abord cette obligation d'avoir les premiers élevé le Théâtre de l'Opera au dessus des Tréteaux du Pont-Neuf. Il a franchi hardiment le petit cercle de très-petite Musique autour duquel nos petits Musiciens tournoient sans cesse depuis la mort du grand Lulli. De sorte que quand on seroit assez injuste pour refuser des talens supérieurs à Monsieur Rameau, on ne pourroit au moins disconvenir qu'il ne leur ait en quelque sorte ouvert la carriere, et [-23-] qu'il n'ait mis les Musiciens qui viendront après lui à portée de déployer impunément les leurs; ce qui assurément n'étoit pas une entreprise aisée. Il a senti les épines, ses successeurs cueilleront les roses.

On l'accuse assez légerement, ce me semble, de n'avoir travaillé que sur de mauvaises paroles; d'ailleurs pourque ce reproche eût le sens commun, il faudroit montrer qu'il a été à portée d'en choisir de bonnes. Aimeroit-on mieux qu'il n'eût rien fait du tout? Un reproche plus juste est de n'avoir pas toujours entendu celles dont il s'est chargé, d'avoir souvent mal saisi les idées du Poëte, ou de n'en avoir pas substitué de plus convenables, et d'avoir fait beaucoup de contresens. Ce n'est pas sa faute s'il a travaillé sur de mauvaises paroles, mais on peut douter s'il en eût fait valoir de meilleures. Il est certainement du côté de l'esprit et de l'intelligence fort au dessous de Lulli, quoiqu'il lui soit presque toujours supérieur du côté de l'expression. Monsieur Rameau n'eût pas plus fait le monologue de Roland * que Lulli celui de Dardanus.

Il faut reconnoître dans Monsieur Rameau un [-24-] très-grand talent, beaucoup de feu, une tête bien sonnante, une grande connoissance des renversemens harmoniques et de toutes les choses d'effet; beaucoup d'art pour s'approprier, dénaturer, orner, embellir les idées d'autrui, et retourner les siennes; assez peu de facilité pour en inventer de nouvelles; plus d'habileté que de fécondité, plus de sçavoir que de génie: ou du moins un génie étouffé par trop de sçavoir; mais toujours de la force et de l'élégance, et très-souvent du beau chant.

Son récitatif est moins naturel, mais beaucoup plus varié que celui de Lulli; admirable dans un petit nombre de scenes, mauvais presque par-tout ailleurs, ce qui est peut-être autant la faute du genre que la sienne, car c'est souvent pour avoir trop voulu s'asservir à la déclamation, qu'il a rendu son chant baroque et ses transitions dures. S'il eût eu la force d'imaginer le vrai récitatif et de le faire passer chez cette troupe moutonniere, je crois qu'il y eût pu exceller.

Il est le premier qui ait fait des symphonies et des accompagnemens travaillés, et il en a abusé. L'Orchestre de l'Opera ressembloit avant lui à une troupe de [-25-] Quinze-Vingts attaqués de paralysie. Il les a un peu dégourdis. Ils assurent qu'ils ont actuellement de l'exécution; mais je dis, moi, que ces gens-là n'auront jamais ni goût ni ame. Ce n'est encore rien d'être ensemble, de joüer fort ou doux, et de bien suivre un Acteur. Renforcer, adoucir, appuyer, dérober des sons, selon que le bon goût ou l'expression l'exigent, prendre l'esprit d'un accompagnement, faire valoir et soutenir des voix, c'est l'art de tous les Orchestres du monde excepté celui de notre Opera.

Je dis que Monsieur Rameau a abusé de cet Orchestre tel quel. Il a rendu ses accompagnemens si confus, si chargés, si fréquens, que la tête a peine à tenir au tintamarre continuel des divers instrumens, pendant l'exécution de ses Opera qu'on auroit tant de plaisir à entendre, s'ils étourdissoient un peu moins les oreilles. Cela fait que l'Orchestre, à force d'être sans cesse en jeu, ne saisit, ne frappe jamais, et manque presque toujours son esset. Il faut qu'après une scene de récitatif, un coup d'archet inattendu réveille le spectateur le plus distrait, et le force d'être attentif aux images que l'Auteur [-26-] va lui présenter, ou de se prêter aux sentimens qu'il veut exciter en lui. Voilà ce qu'un Orchestre ne fera point quand il ne cesse de racler.

Une autre raison plus forte contre les accompagnemens trop travaillés, c'est qu'ils font tout le contraire de ce qu'ils devroient faire. Au lieu de fixer plus agréablement l'attention du spectateur, ils la détruisent en la partageant. Avant qu'on me persuade que c'est une belle chose que trois ou quatre desseins entassés l'un sur l'autre par trois ou quatre especes d'instrumens, il faudra qu'on me prouve que trois ou quatre actions sont nécessaires dans une Comedie. Toutes ces belles finesses de l'art, ces imitations, ces doubles desseins, ces basses contraintes, ces contrefugues, ne sont que des monstres difformes, des monumens du mauvais goût, qu'il faut releguer dans les Cloîtres comme dans leur dernier asyle.

Pour revenir à Monsieur Rameau, et finir cette digression, je pense que personne n'a mieux que lui saisi l'esprit des détails, personne n'a mieux sçu l'art des contrastes;

mais en même tems personne n'a moins sçu donner à ses Opera cette unité si sçavante [-27-] et si désirée, et il est peut-être le seul au monde qui n'ait pu venir à bout de faire un bon ouvrage de plusieurs beaux morceaux fort bien arrangés.

Et ungues

Exprimet, et molles imitabitur aere capillos.

Infelix operis summa, quia ponere totum

Nesciet.

Voilà, Monsieur, ce que je pense des ouvrages du célebre Monsieur Rameau, au quel il faudroit que la Nation rendît bien des honneurs pour lui accorder ce qu'elle lui doit. Je sçais fort bien que ce jugement ne contentera ni ses partisans ni ses ennemis; aussi n'ai-je voulu que le rendre équitable, et je vous le propose, non comme la régle du vôtre, mais comme un exemple de la sincérité avec laquelle il convient qu'un honnête homme parle des grands talens qu'il admire, et qu'il ne croit pas sans défaut.

J'approuve votre goût pour tout ce qui porte l'empreinte du génie; mais si vous en croyez l'avis d'un homme sincére et qui a quelque expérience; pour l'honneur des arts et la pureté de vos plaisirs, tenez-vous-en à l'admiration des ouvrages [-28-] et ne désirez jamais d'en connoître les Auteurs. Vous vivrez dans des sociétés où vous ne trouverez que cabales et enthousiastes, et dont tous les membres sçavent déja très-décidement s'ils trouveront bons ou mauvais des ouvrages qui sont encore à faire: garantissez-vous de tout ce vil fanatisme comme d'un vice fatal au jugement et capable même de souiller le coeur à la longue. Que votre esprit reste toujours aussi libre que votre ame; souvenezvous des justes railleries de Platon sur cet Acteur que les vers d'un seul Poëte mettoient hors de lui, et qui n'étoit que glace à la lecture de tous les autres; et sçachez qu'il n'y a point d'homme au monde, quelque génie qu'il puisse avoir, qui soit en droit d'asservir votre raison; pas même Monsieur de Voltaire, le maître dans l'art d'écrire de tous les hommes vivans. En un mot; je veux vous voir parcourant la Henriade, quand le coeur vous palpitera et que vous vous sentirez touché, transporté d'admiration, oser vous écrier en versant des larmes. Non, grand homme, vous n'êtes point encore le rival d'Homére.

Pardonnez-moi, Monsieur , un zéle peut-être indiscret, mais dicté par l'estime [-29-] que ceux de vos écrits que j'ai vus m'ont inspiré pour vous. Le Public les a jugés et applaudis, et y a reconnu avec plaisir l'homme d'esprit et de goût; quant à moi j'ai cru, avec beaucoup plus de plaisir encore, y reconnoître le vrai Philosophe et l'ami des hommes. Continuez donc d'aimer et de cultiver des talens qui vous sont chers et dont vous faites un bon usage. Mais n'oubliez pas pourrant de jetter de tems en tems sur tout cela le coup d'oeil du sage, et de rire quelquefois de tous ces jeux d'enfans.

Je suis, et cetera.

FIN.

[Footnotes]

* [cf. p.11] Je ne prétens point dire ici du mal de Hasse, qui réellement a beaucoup de mérite, de talent et une fécondité prodigieuse, quoique très-éloigné, selon moi, d'être l'égal de Pergolese. J'examine seulement les raisons sur lesquelles le Compere s'ingere de prescrire à Monsieur Grimm les Auteurs qu'il doit nommer, et ceux qu'il doit rejetter. Lequel des deux est le plus repréhensible; celui qui ne dit rien de Hasse, ou celui qui parle mal d'Adolfati?

* [cf. p.21] Ce n'est point par oubli que je ne dis rien ici du prétendu principe physique de l'harmonie.

* [cf. p.23] Acte 4. Scene 2.


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