TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
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Author: Alembert, Jean-Le Rond d'
Title: Reflexions sur la théorie de la musique
Source: Reflexions sur la théorie de la musique (Paris, 1777) in Oeuvres et correspondances inédites de d'Alembert publiées avec introduction, notes et appendice par Monsieur Charles Henry (Paris: Perrin, 1887), 131-155.
[-131-] MUSIQUE
I
Réflexions sur la théorie de la musique (1).
On peut considérer la musique, comme un art qui a pour objet un des principaux plaisirs des sens, ou comme une science par laquelle cet art est réduit en principes.
Il en a été de la musique comme de tous les autres arts inventés par les hommes; le hazard a d'abord appris quelques faits: bientôt l'observation et la réflexion en ont découvert d'autres, et de ces différens faits rapprochés et réunis, les philosophes n'ont pas tardé à former nn corps de science, qui s'est accru par degrés.
[-132-] Le plaisir que la musique fait à notre oreille et souvent à notre âme est un fait incontestable. Ce plaisir néanmoins n'affecte pas également tous les individus; sur cet objet, comme sur d'autres beaucoup plus graves, il est, si on peut parler ainsi, des incrédules pour qui le plaisir de la musique n'est rien, et des hypocrites pour qui ce plaisir n'est qu'un air de connoisseur ou d'amateur dont ils se parent; mais en aucun genre, les exceptions ne font loi et il demeure constant qu'en général dans tous les lieux, dans tous les tems, et presque à tous les âges, la plupart des hommes aiment à entendre chanter ou à chanter eux-mêmes.
Ce plaisir vient-il de la nature, ou simplement de l'habitude? Il paroit que la nature le suggère, et en quelque manière le commande, car tous les peuples ont une musique; il paroît aussi que l'habitude le fixe et le fortifie puisque la musique d'un peuple n'est pas celle d'un autre et que les oreilles, une fois imbues et pénétrées, pour ainsi dire, d'un certain genre de musique, n'y renoncent guères pour une musique nouvelle. C'est ainsi que le besoin de parler est commun à tous les hommes et que la différence des organes produite par les climats produit elle-même la différence des langues; les unes plus douces pour des organes plus flexibles, les autres plus rudes pour des organes plus difficiles à mouvoir.
Mais comme il ne suffit pas, pour se faire entendre, de proférer les uns après les autres, des mots sans liaison et sans rapport, il ne suffit pas de même pour produire une musique agréable, de faire suivre des sons au [-133-] hazard; il faut que la marche de ces sons soit assujettie à quelques loix et il est pour cet objet une syntaxe, comme il en est pour les langues.
Cette syntaxe est la théorie de la musique, c'est-à-dire la loi suivant laquelle les sons doivent se succéder, ou plutôt la loi qui défend certaines successions de sons, comme la grammaire défend certaines successions de mots.
Je ne parle d'abord que de la succession des sons, parce que le premier instinct de la nature nous porte à chanter seuls; mais la nature ou l'habitude nous fait aussi éprouver du plaisir à unir les sons l'un à l'autre pour les faire entendre à la fois, et les loix de cette union sont une autre branche de la syntaxe musicale (1). On peut demander pourquoi les hommes, qui n'ont aucun plaisir à parler plusieurs ensemble, en éprouvent à entendre en même temps plusieurs sons. C'est que la musique est une langue imparfaite, une langue dont les expressions ont toujours quelque chose de vague et d'indéterminé, à peu près comme seroit une langue qui n'auroit que de simples syllabes et point ou très peu de mots. Plus on voudra que cette langue soit intelligble, plus il sera nécessaire d'y aider l'expression par l'action et par le geste; dans la musique, l'accompagnement doit produire un effet semblable. Si un musicien joue un air de caractère et qu'en même tems un danseur exécute une pantomime accommodée à cet air, l'auditeur [-134-] spectateur appercevra bien mieux le sens de la musique et entendra un discours suivi et même animé dans cette musique où il n'auroit entendu que du bruit si elle n'avoit pas été pour ainsi dire traduite et expliquée par la danse. L'harmonie est de même une espèce de geste qui, dans la musique, doit suppléer au sense ou fortifier celui qu'elle a et qui souvent n'y supplée pas encore assez.
Il est néanmoins des oreilles et des peuples mêmes pour qui l'harmonie ne fait qu'embrouiller l'expression au lieu d'y ajouter. Quoique les anciens ayent connu le plaisir qui naît des consonnances, il paroît que s'ils ont fait usage de l'harmonie, au moins elle étoit chez eux beaucoup plus simple et moins chargée que la nôtre. Avons-nous été plus loin qu'eux sur cet objet, ou sommes-nous restés en arrière en voulant et croyant aller plus loin? Il faudroit, pour décider cette question, que nous fussions plus instruits sur la musique des anciens.
Les premières théories de la musique, il est vrai, remontent presque jusqu'au premier âge connu de la philosophie, au siècle de Pythagore, et l'histoire ne nous laisse aucun lieu de douter que depuis le tems de ce philosophe les anciens n'aient fort cultivé la musique, et comme art et comme science. Mais presque toutes les questions qu'on a proposées sur la musique ancienne ont partagé les sçavans, et vraisemblablement les partageront longtemps encore, faute de monumens suffisans et incontestables dont on puisse substituer le témoignage aux suppositions et aux conjectures. Nous souhaiterions [-135-] beaucoup que, pour éclaircir autant qu'il est possible, ce point important de l'histoire des sciences, quelque homme de lettres, également versé dans la langue grecque et dans la musique, s'occupât à réunir et à discuter dans un même ouvrage les opinions les plus vraisemblables établies ou proposées par les savans sur une matière aussi difficile et si curieuse. Cette histoire raisonnée de la musique ancienne est un ouvrage qui manque à notre littérature (1).
Si l'harmonie, telle que nous la pratiquons, est due aux expériences et aux réflexions des modernes, il y a beaucoup d'apparence que cet art a eu, comme presque tous les autres, des commencemens faibles et presque insensibles, et qu'ensuite augmenté peu à peu par les travaux successifs de plusieurs hommes de génie, il s'est élevé au point où nous le voyons. On ignore le premier inventeur de l'art harmonique, par la même raison qu'on ignore le premier inventeur de chaque science, parce que ce premier inventeur n'avoit fait qu'un premier pas, qu'un second en a fait ensuite un autre et que les premiers essais en tout genre ont été comme effacés par les vues plus parfaites que ces essais ont produites. Ainsi les arts dont nous jouissons n'appartiennent, pour la plupart, à aucun homme en particulier, à aucune nation exclusivement; ils appartiennent à l'humanité entière; ils sont le fruit des [-136-] réflexions réunies et continues de tous les hommes de toutes les nations et de tous les siècles.
Il seroit cependant à désirer qu'après avoir constaté, autant qu'il est possible, par le peu d'écrivains grecs qui nous restent, l'état de la musique ancienne, on s'appliquât ensuite à démêler dans les siècles postérieurs les premières traces incontestables de l'harmonie et à suivre ces traces de siècle en siècle. Le résultat de ces recherches seroit sans doute très imparfait, à cause du peu de livres et de monumens que nous avons du moyen âge: ce résultat néanmoins seroit toujours précieux aux philosophes qui aiment à observer l'esprit humain dans son développement et dans ses progrès.
Les premiers ouvrages que nous connoissons sur les loix de l'harmonie ne remontent qu'à environ deux siècles; ils ont été suivis de beaucoup d'autres. Mais dans la plupart des ouvrages on s'est presque uniquement borné a recueillir des règles sans en donner les raisons, sans en avoir cherché l'analogie et la source commune. Une expérience aveugle a été l'unique boussole de la plupart des artistes. Essayons ici, pour jeter sur ce sujet le peu de lumières dont il est susceptible, de présenter à nos lecteurs quelques observations raisonnées snr le principe de l'harmonie.
Il paroît que l'habitude influe beaucoup plus encore sur le plaisir qui résulte de l'harmonie que sur celui qui naît de la mélodie simple, et qu'un homme qui entendroit pour la première fois un grand concert n'entendroit qui du bruit: je parle même d'un concert vraiment harmonique et à plus forte raison de cette [-137-] musique étourdissante et pauvre, malheureusement trop commune, qui ressemble à une conversation décousue, où tout le monde parleroit à la fois et où personne ne diroit rien qui valût la peine d'être écouté.
L'harmonie est pourtant dans la nature, car il est certain qu'un son simple en apparence en renferme plusieurs autres; il est vrai que l'harmonie donnée par la nature est bien moins composée que celle de nos concerts; mais l'art ne peut-il pas ajouter sur ce point à la nature? Voilà du moins ce qu'il a tâché de faire et tel est l'objet principal de la théorie de la musique (1).
Tout corps sonore fait entendre, outre les son principal, sa douzième et sa dix-septième, ou ce qui revient à peu près au même, sa quinte et sa tierce, et la quinte plus fortement que la tierce. Donc, concluera-t-on, l'accompagnement d'un air doit être toujours et uniquement à la tierce majeure et à la quinte: rien n'est mieux raisonné; c'est dommage que l'expérience renverse cette belle logique, car cet accompagnement continuel à la tierce et à la quinte ne produiroit qu'une harmonie détestable.
C'est que le plaisir de l'harmonie vient non-seulement de chaque accord en particulier, mais de la succession des accords et qu'une suite non interrompue d'accords parfaits seroit d'une monotonie fastidieuse.
On ne concluroit pas plus juste des sons multiples observés dans un son simple que la succession la plus agréable des sons est de les faire suivre par quintes, [-138-] c'est-à-dire par celui des harmoniques que la nature fait le mieux entendre dans le son précédent. Cette succession formeroit un chant niais, semblable au cri désagréable de certains animaux.
C'est pourtant de cette résonnance du corps sonore que Rameau a tâché de déduire tout la théorie de la musique. Il expliqua assez bien qelques-uns des faits connus; il réussit moins à quelques autres; il voulut même en expliquer qui se refusoient entièrement à son principe; il finit par vouloir trouver dans les proportions musicales toute la géométrie, dans les modes majeur et mineur les deux sexes des animaux, enfin la Trinité dans la triple résonnance du corps sonore.
Des géomètres, qui ne donnoient pas comme lui le nom de démonstration à de simples systèmes, et qui n'avoient garde surtout de trouver dans la musique ce qui n'y est pas, éclaircirent et réformèrent même à quelques égards (1) ses idées un peu informes et confuses (2), les mirent en ordre, les apprécièrent, indiquèrent même tout ce qui y restoit à désirer, en exhortant les musiciens à trouver mieux, ce qu'ils n'ont point fait encore.
Dans ce même tems, un autre musicien célébre Tartini, fondoit la théorie musicale sur une autre expérience, [-139-] sur celle du troisième son que font entendre deux sons frappés à la fois (1). Mais ce principe avoit le même défaut que celui de la raisonnance du corps sonore; il ne satisfaisoit guères aux faits connus et, suivi scrupuleusement, il auroit donné une harmonie peu agréable. Tartini ajouta à son système des idées étranges comme Rameau avoit fait au sien; il trouva dans le cercle je ne sais quelles propriétés harmoniques (2).
Des musiciens, venus depuis, ont voulu substituer d'autres idées à celles de Rameau et de Tartini, mais aucun n'a pu parvenir encore à convaincre ni ses confrères ni les philosophes de l'évidence de ses principes; ils se contentent, chacun en particulier, de mépriser beaucoup le système qui n'est pas le leur (3).
Gardons-nous pourtant, en ce genre, comme en beaucoup d'autres, d'interdire les systèmes aux philosophes. Dans une tête pensante et active, souvent une vérité touche à une erreur qui la précède et qui l'amène et l'on se priveroit de cette vérité si on ne laissoit pas un libre essor à l'erreur dont elle tire son existence, non naturelle sans doute, mais souvent très importante et très précieuse. N'oublions pas que si Képler trouva la loi astronomique qui l'a immortalisé, c'est d'après quelques idées chimériques dont il étoit prévenu sur certaines perfections pythagoriques des nombres, et que nous devons des découvertes chimiques aux efforts de plus d'un artiste pour trouver le grand oeuvre.
[-140-] Ces différentes théories musicales ont d'ailleurs un autre genre d'utilité. Si aucune ne renferme encore le vrai système de la musique, elles servent du moins à classer les faits, à les mettre en ordre et à les rendre par là plus faciles à retenir, à peu près comme les méthodes de botanique, bonnes ou mauvaises, servent à ranger les plantes dans la mémoire.
Jusqu'à ce qu'on ait trouvé le vrai système musical et le vrai système des plantes (si pourtant ce système existe) chacun pourra choisir en liberté le système hypothètique qu'il croira plus propre à lui servir de mémoire artificielle, à condition pourtant qu'il n'y attachera pas d'autre prix et n'en fera pas d'autre usage.
L'imperfection de toutes les théories musicales vient de la même cause que la futilité de presque tous les systèmes physiques. On s'est pressé de bâtir avant d'avoir un assez grand nombre de matériaux pour élever l'édifice. Nous pratiquons dans notre musique moderne un grand nombre d'accords que vraisemblablement les anciens ne connoissoient pas. Est-il bien sûr que ces accords soient les seuls praticables et que de nouvelles combinaisons n'en fassent point découvrir d'autres? On est bien porté à penser le contraire, lorsqu'on voit les musiciens pratiquer avec succès des accords très dissonans et n'en pas tenter plusieurs qui le seroient beaucoup moins. Nous en avons indiqué un grand nombre dans l'Encyclopédie au mot Basse fondamentale (1). Nous croyons que la liste en pourroit être facilement [-141-] augmentée et nous inviterons les musiciens à compléter cette liste, à essayer ces nouveaux accords, non-seulement isolés, mais précédés ou suivis par d'autres, à tâcher enfine d'étendre leur art et à ne pas croire qu'il soit renfermé dans les limites de leur tête et de leur siècle. La plus belle langue est celle qui est la plus riche en mots, et en augmentant, comme nous le proposons ici, le nombre des accords, nous augmenterons le nombre des mots de la langue musicale, jusqu'à présent bien peu abondante. Il pourra résulter de là un autre avantage: ces nouveaux accords réunis et combinés avec les anciens, conduiront peut-être à quelque principe général qui servira de base à la vraie théorie que nous attendons encore ou cette combinaison approfondie nous convaincra qu'il n'y a point de théorie musicale à espérer, ce qui revient à peu près au même pour le progrès de la science. Car, une question est bien résolue quand on est assuré que la solution en est impossible.
Jamais les esprits ne furent plus disposés en tout genre à cette sage méthode de philosopher, qui ne s'appuie que sur des observations. D'ailleurs, aucune nation peut-être n'est plus propre en cet instant que la nôtre à faire et à recevoir ces nouveaux essais d'harmonie. Nous renonçons à notre vieille musique pour en prendre une autre. Nos oreilles, si l'on peut parler ainsi, ne demandent qu'à s'ouvrir à des impressions nouvelles; elles en sont avides et la fermentation même s'y joint déjà dans plusieurs têtes. Pourquoi n'espéreroit-on pas de ces circonstances et de nouveaux plaisirs et de nouvelles vérités? "Athéniens, disoit un prêtre d'Égypte [-142-] à Solon, vous croyez tout savoir et vous n'êtes que des enfans." Craignons qu'un jour nos neveux n'en disent autant de nous, par rapport à la musique, que nous croyons avoir pris tout son accroissement et qui n'est peut-être encore que dans son enfance, quoique cette enfance soit déjà bien vieille.
Notes.
1. La théorie de la musique, si une fois elle étoit trouvée, ne seroit pas, comme on pourroit d'abord le croire, un objet de spéculation pure, qui consisteroit à expliquer bien ou mal le plaisir que nous font éprouver la mélodie et l'harmonie. En découvrant les vraies sources de ce plaisir, nous pourrions y trouver des moyens de nous procurer en ce genre des plaisirs nouveaux. Il en seroit alors de la musique comme de la construction des lunettes, qui a reçu de si grands degrés de perfection depuis qu'on a trouvé les véritables loix de la réfraction de la lumière.
2. Monsieur Romieu, de la Société royale des sciences de Montpellier, avoit donné à cette société, en 1753, un an avant que l'ouvrage de Tartini parut, un mémoire imprimé la même année 1753, et où l'on trouve l'expérience de Tartini, présentée dans un grand détail. (1) En rapportant ce fait, comme nous le devons, nous ne prétendons rien ôter à Tartini; nous sommes persuadés qu'il ne doit sa découverte qu'à ses propres recherches; mais nous ne pouvons nous dispenser de rendre [-143-] un témoignage public à celui qui l'a annoncée le premier. Nous devons ajouter que dans l'ouvrage de Monsieur Serre, intitulé: Essai sur les principes de l'harmonie, imprimé en 1753, il est fait mention de la même expérience comme d'une chose dont plusieurs musiciens reconnoissent la vérité. L'auteur assure même qu'on peut faire avec deux belles voix de femme cette expérience que Messieurs Tartini et Romieu se sont bornés à faire sur des instrumens. Mais Monsieur Serre ne fait mention que du troisième son produit, ou par la tierce majeure, ou par la tierce mineure; il ne parle point du troisième son engendré par deux autres sons quelconques. Il prétend même (en quoi il diffère de Messieurs Tartini et Romieu) que la tierce majeure ut mi produit l'octave ut au-dessous de ut et non (comme ils le disent) la double octave, et que la tierce mineure la ut produit la dixième majeure fa au-dessous de la et non la dix-septième majeure au-dessous de la ou l'octave ou l'octave au-dessous de la dixième fa.
3. Si la nature, comme le pensent plusieurs musiciens, nous suggère l'harmonie et la mélodie, il faut au moins avouer que l'art sur ces deux points ajoute beaucoup à la nature. Il y ajoute même si prodigieusement que la nature ne s'y reconnoît plus guères et que, jusqu'à présent, on a fait d'assez vains efforts pour l'y ramener. Les philosophes anciens n'ont guères connu d'autres théories de la musique que celle qui est fondée sur le rapport arithmétique des vibrations qui produisent les sons. Le célèbre Monsieur Euler, parmi les modernes, a même fondé sur ce rapport la savante théorie qu'il nous a donnée de la musique. On a voulu [-144-] chercher dans ce rapport la source du plaisir des consonances; mais toute cette physique ou métaphysique, comme on voudra l'appeler, est encore bien imparfaite, bien vague et bien précaire. Qu'on nous permette de transcrire ici ce que nous avons déjà dit à ce sujet dans la préface de nos Élemens de musique (1):
"En exhortant les philosophes et les artistes à faire de nouveaux efforts pour perfectionner la théorie de la musique, nous devons les avertir en même tems de ne se point méprendre sur ce qui doit être le vrai but de leurs recherches. L'expérience seule en doit être la base: c'est uniquement en observant des faits, en les rapprochant les uns des autres, en les faisant dépendre ou d'un seul fait, s'il est possible, ou au moins d'un très petit nombre de faits principaux, qu'ils pourront parvenir au but si désiré, d'établir sur la musique une théorie exacte, complète et lumineuse. Les philosophes éclairés se dispenseront du soin d'expliquer les faits, parce qu'ils savent à quoi s'en tenir sur la plupart de ces sortes d'explications. Si on veut les apprécier ce qu'elles valent, il suffit de jetter les yeux sur les tentatives faites par de très habiles physiciens pour expliquer, par exemple, la résonance multiple du corps sonore. Ceux-ci, après avoir remarqué (ce qui n'est pas difficile à concevoir) que la vibration totale d'une corde musicale est le mélange de plusieurs vibrations particulières, en concluent que le son produit par le [-145-] corps sonore doit être multiple, comme il l'est en effet. Mais pourquoi le son multiple n'en paroît-il renfermer que trois? et pourquoi ces trois préférablement à d'autres? Ceux-là prétendent qu'il y a dans l'air des particules tendues à différens tons et que ces particules, différemment ébranlées, sont la cause de cette résonance multiple. Que savons-nous de tout cela? Et, en supposant même la prétendue diversité de tension dans les particules de l'air, comment cette diversité de tension les empêcheroit-elle d'être toutes indistinctement ébranlées par les mouvements du corps sonore? Que devroit-il donc en résulter pour l'oreille, qu'un bruit multiple et confus, où l'on ne pourroit distinguer aucun son particulier (1).
"Si les musiciens philosophes ne doivent pas perdre leur tems à chercher des explications physiques des phénomènes musicaux, explications toujours vagues et insuffisantes, ils doivent encore moins se consumer en efforts pour s'élever dans une région plus éloignée de leurs regards, et pour se perdre dans un labyrinthe de spéculations métaphysiques sur les causes du plaisir que l'harmonie nous fait éprouver. En vain entasseroient-ils hypothèse sur hypothèse pour expliquer pourquoi certains accords nous plaisent plus que d'autres. En creusant ces hypothèses, ils en reconnoîtront bientôt le foible. Jugeons-en par les plus vraisemblables qu'on ait jusqu'à présent imaginées pour cet effet. Les uns attribuent les différens [-146-] degrés de plaisir que les accords nous font éprouver à la concurrence plus ou moins fréquente des vibrations; les autres à la simplicité plus ou moins grande du rapport que ces vibrations ont entre elles. Mais pourquoi la concurrence des vibrations, c'est-à-dire leur direction dans le même sens et la propriété de recommencer fréquemment ensemble, est-elle une si grande source de plaisir? Sur quoi est fondée cette supposition gratuite? Et quand on l'admettroit, ne s'ensuivroit-il pas alors que le même accord nous feroit éprouver successivement et rapidement des sensations fort contraires, puisque les vibrations seroient alternativement concourantes et opposées? D'un autre côté, comment l'oreille est-elle si sensible à la simplicité des rapports, lorsque le plus souvent ces rapports sont inconnus à celui dont l'organe est d'ailleurs le plus vivement affecté par une bonne musique? On conçoit sans peine comment l'oeil juge des rapports; mais comment l'oreille en juge-t-elle? Pourquoi d'ailleurs certains accords fort agréables, tels que la quinte, ne perdent-ils presque rien de leur agrément quand on les altère et que par conséquent on détruit la simplicité de leur rapport, tandis que d'autres accords fort agréables aussi, tels que la tierce, deviennent durs par une faible altération, tandis enfin que le plus parfait et les plus agréable de tous les accords, l'octave, ne peut souffrir l'altération la plus légère? Avouons de bonne foi notre ignorance sur les raisons premières de tous ces faits. Il en est vraisemblablement [-147-] de la métaphysique de l'ouïe, si l'on peut parler de la sorte, comme de celle de la vision, dans laquelle les philosophes ont fait jusqu'à présent si peu de progrès et vraisemblablement ne seront guère surpassés par leurs successeurs (1).
"Puisque la théorie de la musique (même pour celui qui veut s'y borner) renferme des questions dont tout musicien sage doit s'abstenir, à plus forte raison doit-il éviter de s'élancer au delà de cette théorie et de vouloir trouver entre la musique et les autres sciences des rapports chimériques. Les opinions singulières avancées à ce sujet par quelques-uns des musiciens les plus célèbres ne méritent pas d'être relevées et doivent seulement être regardées comme une nouvelle preuve des écarts où peuvent tomber des hommes de génie, lorsqu'ils parlent de ce qu'ils ignorent."
4. Nous avons fait voir dans nos Élémens de musique et dans l'article fondamental de l'Encyclopédie que les musiciens se sont bornés jusqu'à présent dans leurs compositions à dix accords fondamentaux, dont les renversemens et les modifications en produisent quelques autres dans la basse continue.
"Mais est-il bien certain, ajoutons-nous dans l'article cité, qu'on ne puisse employer dans la basse fondamentale que ces accords et dans la basse continue que leurs dérivés? L'oreille est ici le vrai juge, [-148-] ou plutôt le seul: tout ce qu'elle nous présentera comme bon devra sans doute ou pourra du moins être employé quelquefois avec succès: ce sera ensuite à la thèorie à chercher l'origine des nouveaux accords, ou si elle n'y réussit pas, à ne point leur en donner d'autres qu'eux-mêmes. Je crains que la plupart des musiciens, les uns aveuglés par la routine, les autres prévenus par des systèmes, n'ayent pas tiré de l'harmonie tout le parti qu'ils auroient pu et qu'ils n'ayent exclu une infinité d'accords qui pourroient en bien des occasions produire de bons effets. Pour ne parler ici que d'un petit nombre de ces accords, par quelle raison n'employe-t-on jamais dans l'harmonie les accords ut, mi, sol#, ut; ut, mi, sol#, si, dont le premier n'a proprement aucune dissonance; le second n'en contient qu'une comme l'accord usité ut, mi, sol, si? N'y a-t-il point d'occasions où de pareils accords peuvent être employés, ne fût-ce que par licence, car on sait bien que les licences sont fréquentes en musique? Pourquoi ne pourroit-on pas quelquefois faire entendre dans un même accord deux tierces majeures ensemble? Et cela ne se pratique-t-il pas en effet dans l'accord ut, mi, sol#, si, ré, nommé de quinte superflue, et qui, étant pratiqué dans l'harmonie, semble autoriser à plus forte raison les deux dont nous venons de parler. Si ces accords ne peuvent entrer dans la basse fondamentale, ne pourroient-ils pas au moins entrer dans la basse continue? Si l'oreille les jugeoit trop durs en les rendant complets, [-149-] ne pourroit-on pas les adoucir par le retranchement de quelques sons, pourvu qu'on lui laissât toujours subsister le sol#, qui constitue la différence essentielle entre ces accords et les mêmes accords, tels qu'on les employe d'ordinaire en y mettant le sol au lieu de sol#? Ce n'est pas tout. Imaginons cette liste d'accords, terminés tous ou par l'octave ou la septième majeure et dont les trois premiers sons forment des tierces:
ut, mi, sol#, ut. ut, mi, sol#, si. ut, mi[rob], sol, si. ut, mi[rob], sol[rob], ut. ut, mi[rob], sol[rob], si.
Pourquoi ces accords, dont aucun excepté le dernier, ne renferme pas plus d'une ou de deux dissonances, sont-ils proscrits de l'harmonie? Est-il bien certain par l'expérience (car encore une fois l'expérience est ici le grand juge) qu'aucun d'eux ne puisse être employé en aucune occasion en les considérant, soit en eux-mêmes, soit par rapport à ceux qui peuvent les précéder ou les suivre? Je ne parle point d'une infinité d'autre accords, sur lesquels je pourrois faire une question semblable, accords qu'il est aisé de former par des combinasions qu'on peut varier en un grand nombre de manières et qui ne doivent être ni admis, ni aussi rejettés sans épreuves, mais sur lesquels on n'en a peut-être jamais fait aucune, tels que ceux-ci:
[-150-]
ut, mi, sol#, si[rob]. ut, mi[rob], sol#, ut. ut, mi[rob], sol#, si. ut, mi[rob], sol#, si[rob]. ut, mi, sol, la[rob]. ut, mi, sol#, la, ut, mi[rob], sol#, la. ut, mi, sol[rob], si. ut, mi, sol[rob], la[rob], et cetera, et cetera.
"Il est aisé de voir qu'on peut rendre cette liste beaucoup plus longue.
"Je sens toute mon insuffisance pour décider de pareilles questions; mais je désirerois que quelque musicien consommé (et surtout je le répète, non prévenu d'aucun système) voulût bien s'appliquer à l'examen que je propose. Dira-t-on que ces accords n'ont point d'origine dans la basse fondamentale? C'est ce qu'il faudroit examiner. Si l'accord qu'on nomme de sixte superflue n'en a point, pourquoi ceux-ci en auroient-ils? Et si cet accord en a, pourquoi ceux-ci ne pourroient-ils pas en avoir? Ne pourroit-on pas, par exemple, trouver une origine à l'accord ut, mi, sol#, ut, fondée sur ce que la corde mi doit faire résonner sa dix-septième majeure, double octave de sol#, et faire frémir sa dix-septième majeure en descendant, double octave d'ut? Et ainsi du reste? Quoi qu'il en soit, et pour le dire en passant, il se présente ici une question bien digne d'être proposée à ceux qui prétendent expliquer la [-151-] raison physique du sentiment de l'harmonie. Pourquoi l'accord ut, mi, sol#, ut, quoiqu'il soit proprement sans dissonances, est-il dur à l'oreille, comme il est aisé de s'en assurer? Par quelle fatalité arrive-t-il que des accords qui nous flatteroient étant séparés, nous paroissent peu agréables étant réunis? Je l'ignore et je crois que c'est la meilleure réponse."
Je dois observer ici que dans ma lettre à Monsieur Rameau, insérée à la fin de mes Élemens de musique, j'ai commis une légère méprise en citant un endroit des Fêtes de l'hymen, où la partition gravée m'avoit fait croire que deux parties différentes étoient à la tierce majeure l'une de l'autre. Ces deux parties sont à l'unisson, quoique l'une paroisse chanter en ut, l'autre en mi majeur. Mais l'ut de la première, qui est la partie de cor ou de trompette, doit être à l'unisson du mi de la seconde, qui est la partie des violons.
La question que nous venons de proposer, sur le nombre et le genre des accords qu'on peut pratiquer en musique, n'est pas la seule à beaucoup près qui ait besoin d'être approfondie et discutée. Qu'on nous permette d'en proposer ici quelques-unes:
I. Qu'entend-on précisément par cette phrase: être dans tel ou tel mode? A quelle marque sûre et infaillible reconnoît-on qu'on est dans un mode plutôt que dans un autre? Y a-t-il toujours dans une phrase de chant quelque courte qu'elle soit, un signe certain qui indique le mode? Ou faut-il pour le reconnoître que la phrase ait quelqu'étendue? Dans un chant où l'on reconnoît différens modes, peut-on toujours déterminer [-152-] précisément la note où un mode finit et fait place à un autre? N'est-il pas nécessaire dans certains cas d'avoir recours à la basse pour déterminer le mode, le dessus ne suffisant pas pour cet objet? La basse elle-même fixe-t-elle toujours le mode infailliblement et n'y a-t-il pas des accords de simple dominante dont les notes sont communes en même tems à plusieurs gammes, ou échelles diatoniques, soit majeurs, soit mineurs? Peut-on dire au contraire, comme l'ont prétendu quelques musiciens, que non-seulement certaines phrases de chant, mais même certaines suites d'accords n'appartiennent proprement à aucune mode (1)? On peut voir ce que nous avons dit sur ces différens objets dans nos Élémens de musique, page 189 et suivantes. Nous avons tâché de répondre à la plupart de ces questions non complètement (car la chose est peut-être impossible), mais autant du moins que la nature du sujet semble le permettre.
II. N'y a t-il absolument de possibles en musique que les deux modes admis jusqu'à présent: le majeur, c'est-à-dire celui où la tierce au-dessus de la tonique est majeure et le mineur où cette tierce est mineure et précédée d'un demi ton? Le demi ton ne pourrait-il pas suivre immédiatement la tonique dans ce dernier mode, et ne pourrait-on pas par exemple avoir deux modes mineurs de la, dont le premier commençât par la, si, ut, et le second par la, si[rob], ut, le reste étant ou le même de part et d'autre, ou différent aussi à quelques égards, ce qui produirait encore dans ce mode des modifications et des variétés nouvelles?
[-153-] III. Est-il vrai qu'un chant doive toujours finir dans le ton où il a commencé et n'y a-t-il pas une foule d'exemples du contraire? L'air des Pendus, par exemple, ne commence-t-il pas en ré mineur, pour finir en sol mineur, sans que l'oreille désire rien au-delà? L'air d'Atys dans Lulli: Que devant vous tout s'abaisse et tout tremble, ne commence-t-il pas en ut, pour finir en la? Dans la musique d'église, les exemples de ce genre sont très fréquens et se rencontrent presqu'à chaque pas. Le premier verset du Te Deum, par exemple, commence en la mineur, pour aller ré mineur et finir en ut. Il y a plus. Mille exemples dans le chant de l'église prouvent que le chant peut même ne pas finir sur une tonique, sans néanmoins que l'oreille désire ni attende rien quand le chant est fini? Le Pange lingua et plusieurs autres chants de cette espèce, finissent par un demi ton en descendant fa, mi, et ce mi ne peut pas être tonique, au moins dans les principes de la musique ordinaire, puisque le fa serait dièze, une tonique finale n'étant jamais précédée d'un semi ton à la note supérieure.
IV. Monsieur Rameau et d'autres après lui se sont tourmentés assez inutilement pour trouver la basse fondamentale du chant mineur en descendant la, sol, fa, mi, ré, ut, si, la. N'auraient-ils pas pu se tirer de cette difficulté, comme ils ont fait de la basse fondamentale de l'échelle diatonique ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut, en admettant deux modes réels dans cette échelle (1)? Ne pourrait-on pas donner au chant la, sol, fa, mi, ré, ut, [-154-] si, la, cette basse fondamentale par quintes ré, sol, ré, la, ré, la, mi, la, qui commence par le mode de ré et finit par celui de la? Pourquoi même ne pourrait-on pas lui donner celle-ci: fa, ut, fa, ut, sol, ut, sol, ré, qui commence en fa et finit en ré? Pourquoi ne pourrait-on pas de même donner à la gamme ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut, la basse fondamentale la, ré, la, ré, sol, ré, sol ut, qui commence en la et finit en ut, d'autant que ce chant ut, ré, mi, appartient à peu près autant au mode de la, par les cordes ut, mi, qu'au mode d'ut, par les mêmes cordes. Nous invitons les musiciens philosophes à nous faire part de leurs lumières sur ces différentes questions.
5. Si l'on ne peut donner une basse fondamentale qui soit dans le seul mode de la, à l'échelle mineure diatonique de ce mode, en descendant, la, sol, fa, mi, ré, ut, si, la, il en est de même de l'échelle diatonique du mode majeur d'ut en descendant: ut, si, la, sol, fa, mi, ré, ut. En effet, la basse fondamentale ut, sol, ut, fa, ut, ré, sol, ut, que Monsieur Rameau donne à ce mode en montant, pour y conserver l'impression du seul mode d'ut, ne peut servir en descendant, parce que si l'accord ut, mi, sol, ut, peut monter à ré, fa, la, ut, ce dernier ne peut descendre à ut, mi, sol, ut. C'est une remarque essentielle et que nous aurions dû faire dans nos Élémens de musique au chapitre intitulé du double emploi. Il en résulte que l'échelle diatonique majeure ut, si, la, sol, fa, mi, ré, ut, ne peut avoir une basse fondamentale qui soit dans un seul mode; cette observation ajoute une difficulté nouvelle à celles que nous avons [-155-] déjà exposées ci-dessus sur les caractères qui constituent le mode et sur les moyens de le fixer avec une entière certitude.
[Footnotes]
(1) [cf. p.137] Voir la note 1, page 142.
(2) [cf. p.138] C'est le but des Élémens de musique, publiés en 1752, par l'auteur de ces opuscules.
(1) [cf. p.139] Voir la note 2, page 142.
(2) [cf. p.139] Voir la note 3, page 143.
(3) [cf. p.139] Voir la note 4, page 147.
(1) [cf. p.140] Voir la note 5, page 154.
(1) [cf. p.144] Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, 1772, page xxj.
(1) [cf. p.152] Voyez le Traité de musique de Monsieur Bethizy, pages 40 et 143.
(1) [cf. p.153] Voyez Nos Elémens de musique, page 40.