TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
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Author: Le Cerf de la Viéville, Jean Laurent
Title: Comparaison de la musique italienne, et de la musique françoise, Premiere Partie: Premier, Second et Troisiéme Dialogues, Lettre
Source: Comparaison de la musique italienne, et de la musique françoise, Seconde Edition (Bruxelles: Foppens, 1705; reprint ed. Genève, Minkoff, 1972), 6-55.
[-f.ajv-] COMPARAISON DE LA MUSIQUE ITALIENNE, ET DE LA MUSIQUE FRANÇOISE.
Où, en examinant en détail les avantages des Spectacles, et le mérite des Compositeurs DES DEUX NATIONS, On montre quelles sont les vrayes beautez de la Musique.
PREMIERE PARTIE
Qui contient trois Dialogues et une Lettre, dans lesquels on réfute le Livre intitulé: Paralelle des Italiens et des François, en ce qui regarde la Musique et les Opera.
Seconde Edition.
A BRUXELLES, Chez François Foppens, a Saint-Esprit. 1705.
[-f.aijr-] PREFACE
J'Avois plusieurs fois fait réflexion, que quoique nous ayons en nôtre langue assez de Traitez de Musique, nous n'en avons point qui entre dans une discussion des beautez de nôtre composition. Ce ne sont que des traitez de mécanique et d'artisan, si je puis parler ainsi: des Traitez qui enseignent séchement les régles, et desquels aucun n'enseigne à sentir le cas qu'on doit faire des Piéces où ces régles sont pratiquées: desquels aucun ne conduit les honnêtes gens à juger en gros du prix d'une simphonie et d'un air. Je concevois qu'il y auroit quelque mérite et quelque gloire à donner le premier des Traitez de ce genre-ci.
Lorsque je vis le Paralelle des Italiens et des François, il me sembla que ce seroit une conjoncture favorable pour en hazarder un; et qu'en réfutant ce Paralelle, qui est un Abregé des principes du méchant goût, on s'ouvriroit une carriere, qui peu à peu pourroit mener loin. Je fis trois Dialogues. Mais quand je les eus achevez, je fus pris d'une juste crainte de n'être pas capable de cette entreprise. Je les laissai là, et je demeurai plus d'un an [-f.aijv-] sans y songer. Enfin une rencontre particuliere les fit paroître. Ils ont été goûtez de quelques gens. Je me suis enhardi à poursuivre mon dessein. Je donnerai une seconde et une troisiéme Parties, et peut-être une quatriéme, de cette Comparaison de la Musique Italienne, et de la Musique Françoise; et sous ce titre, j'aurai lieu de parcourir tout ce qui regarde une science de goût et d'homme du monde. Ce n'est pas que je me fie à mes forces beaucoup plus que je ne faisois, (cependant j'ai étudié de nouveau et les régles de la composition et la plûpart des Auteurs, qui ont parlé de la Musique ancienne et moderne.) Au contraire, je voi mieux aujourd'hui qu'auparavant les difficultez de cette entreprise.
Sed me * Parnassi deserta per ardua dulcis
Raptat amor, juvat ire jugis qua nulla priorum,
Castaliam molli divertitur orbita clivo.
Mais j'avouë premierement que la nouveauté et la beauté du projet m'animent à risquer quelque chose. En second lieu, je pourrai du moins montrer une espece de chemin à quelqu'un plus habile que moi, et l'engager à venir suivre une route à laquelle il n'auroit pas songé. Enfin j'ai esperé que j'aurois droit d'apliquer à [-f.iijr-] la Musique, les idées dont je me suis rempli dans les bons Auteurs de l'antiquité; et si une étude fort attentive de leur goût, jointe à un assez grand usage de nos Spectacles et de nos Concerts, et à un trés-long commerce avec toute sorte de Musiciens, peut servir à mon dessein: Je puis peut-être en remplir une petite partie. La seule grace que j'ai à demander, est qu'on veüille bien croire, qu'étant obligé de critiquer et de juger quelquefois, m'étant mis dans cette nécessité et dans ce train-là, je ne le fais jamais avec aucun sentiment de passion ni de vanité. Je suis fâché de ne pas trouver dans nôtre langue assez de termes pour adoucir l'air de décision. Si on me reprend à mon retour, j'aurai autant de plaisir à voir les critiques d'autrui, lors qu'elles me paroîtront bonnes, que j'en ai eu à voir les miennes, que j'ai crûës telles. Quant aux faits que je raporte, la maniere dont les rétracterai, dés qu'on m'aprendra que je me suis trompé, montrera que je les avois assurément raportez de bonne foi.
Cette premiere Partie avoit été d'abord mal imprimée. On ne mit point le titre au haut des pages, parce qu'il parut trop long. La ponctuation et l'ortographe y furent fort négligées, et il s'y glissa quantité de fautes. Cette seconde Edition a les mêmes [-f.aiijv-] desagrémens. Comme on n'avoit point fait d'Errata la premiere fois, les mêmes fautes se sont retrouvées ici, et il y en a quelques-unes de plus. De mon côté, je n'ai point voulu corriger deux ou trois pensées sur des points de Musique où j'ai manqué de justesse, deux ou trois fautes purement de moi, que je reconnus bientôt. Je dois croire qu'il m'en échapera d'autres dans les Parties suivantes. Lorsque j'aurai donné toutes mes quatre Parties, et que j'aurai sçû et concilié les jugemens du Public, je tâcherai de les mettre toutes quatre à même tems en un état moins indigne de lui. Il me sera plus facile de corriger tout ensemble. Je suis persuadé, comme l'Auteur de l'Art de Penser, que * [2. discours page 18. in marg.] les premieres Editions des Livres ne doivent être que comme des essais informes, que ceux qui en sont Auteurs proposent aux personnes de Lettres, pour en aprendre leurs sentimens. Quand un Livre n'est pas bon et demeure sans succés, qu'importe qu'il ait été bien imprimé? Si le mien est de quelque utilité, il s'en fera une Edition complete plus exacte que celles-ci, dont je n'ai pû prendre soin.
M'étant servi, et ayant à me servir encore de tous les termes de Musique, je dois rendre compte de la maniere dont je croi que quelques-uns des plus douteux doivent s'écrire.
[-f.aiiijr-] Monsieur l'Abbé R. dit des Basses-contres. Je demandai en passant s'il faloit un s au pluriel de ce mot là? (Je m'expliquai mal, Je devois mettre, faut-il une s à la derniere syllabe de ce mot-là?) J'ai vû depuis que les Journalistes de Paris écrivent comme lui. Je ne puis me persuader que ce soit écrire correctement. Contre est là adverbe. Basse-contre, c'est-à-dire comme le * [Observations sur la langue Françoise. tome 1. page 64. in marg.] remarque Monsieur Ménage, Basse contre la taille: Bassi tenor. Or les adverbes ne se déclinent point. Je croirois qu'il en est de haute-contre et basse-contre comme de revenant-bon, et de plusieurs autres mots semblables. On doit dire des revenans-bon et non des revenans-bons, selon * [Rem. de Vaugelas avec des notes tome 2. page 500. in marg.] Monsieur de Lîle Corneille. Je voudrois de même décliner les mots haute, basse, et mettre une s à la fin au pluriel, et laisser l'adverbe contre indéclinable.
B mol, B carre, autres mots indéclinables, ce me semble. Je ne croi point qu'on puisse dire des B mols, comme fait Monsieur Sauveur, (au moins dans l'extrait de ses principes d'Acoustique et de Musique du Journal de Trevoux) * [Iuin 1704. page 906. in marg.] on change la voyelle a en i dans les dieses, et en o dans les b mols, et comme fait Nivers dans la 2. page de son Traité de la composition, cinq dépendans, qui sont les b mols et les dieses. Je dirai toûjours b mol et b carre, tant au pluriel [-f.aiiijv-] qu'au singulier, comme on dit des Opera, des Te Deum, des impromptu, et cetera. Monsieur Despreaux qui avoit écrit des Operas, en ayant été repris par Monsieur Perraut, avoüe dans ses belles * [Oeuvres de Despreaux. tome 2. page 106. in marg.] Réflexions, qu'il pourroit bien s'être trompé. Et le Vers de Benserade:
Tout retentit de Te Deums,
est souvent cité par les honnêtes gens, parce qu'ils en rient.
Faucet, fausset, j'ai écrit fausset. Mal. Monsieur Despreaux et tous les bons Auteurs, écrivent fausset, et l'analogie le veut ainsi. Du moins, je m'imagine que fausset vient de l'adjectif féminin fausse. Une voix de fausset, comme qui diroit une voix presque fausse.
Demi-ton, semi-ton. Quantité de Musiciens disent semi-ton, sur tout les gens d'Eglise. Monsieur Brossard dans son Dictionnaire, et Nivers dans son Traité, ne parlent point autrement. Le Pere Bussier dans sa Dissertation du Journal de Trevoux, Octobre 1703, et Monsieur Sauveur, parlent de même. Que ne disent-ils aussi tous un hemi-ton, comme Cardan fait toûjours? Ils me pardonneront de ne les pas suivre en cela. Je ne doute point qu'il ne faille dire demi-ton, et c'est ainsi que parlent tous les gens du monde. Pourquoi parler grec et françois, quand nous pouvons parler françois tout-à-fait? Disons-nous un semi-jour, une semi-heure? Je [-f.avr-] voi même que le mot Semi-Pelagiens, qui étoit autrefois généralement en usage, perd son cours. Depuis douze ou quinze ans, beaucoup de bons Anteurs ne disent plus que Demi-Pelagiens.
Une Sixte, une Sexte. Sixte est encore assez commun. Monsieur Brossard le dit, les Journalistes de Trevoux le disent aprés lui; et, si j'ai la mémoire bonne, le Pere Bussier le dit aussi en particulier dans sa petite Dissertation. Je leur demande encore pardon, si je croi Sixte inexcusable. Sexta, Sexte, et le grand usage est en cela conforme à l'analogie. Nivers ne dit que Sexte; c'est le terme de tous ceux qui y prennent garde, et le Dictionnaire de Trevoux ne connoît pas même Sixte. Mais j'ai oüi dire une sixiéme à bien des gens du monde, à bien des femmes sur tout: il est rare qu'une femme dise autrement, et je le trouve plus doux. Il a l'air moins Latin et plus François. Je compterois en accords de composition, comme on compte au Piquet: tierce, quarte, quinte, sixiéme, septiéme, et cetera. Cependant quand on y joint un adjectif, je dirois Sexte, parce qu'il est plus court: Sexte majeure, Sexte mineure. Du sol diesis au mi b mol, il y a une Sexte diminuée. Du mi b mol à l'ut diesis, il y a une Sexte superfluë.
Diese, diesis. Voici de tous les mots de Musique, celui qui me paroît souffrir le [-f.avv-] plus de difficulté. Richelet ne met que diese. Le Dictionnaire de Trevoux, le meilleur de tous nos Livres sans doute, pour les termes de Musique, en mettant diese avant que de mettre diesis, semble le préferer à diesis. Monsieur Perraut l'Académicien écrit * Parallele. tome 4. page 269. in marg.] diese, Monsieur Perraut le Medecin son frere le dit * [Traité de la Musique des anciens essais de <.>hy. tome 2. in marg.] encore plus absolument. Monsieur Brossard, Nivers, Monsieur Sauveur, le Pere Bussier, les Journalistes de Trevoux et de Paris, et la plus grande partie des Musiciens, ne connoissent que diese. En voila beaucoup. D'un autre côté, Chapelain et Monsieur de Lîle Corneille, deux Grammairiens de profession, desquels l'autorité est forte, sont pour diesis. Monsieur Chapelain dit, (ce sont les mots * [Rem. de Vaugelas. tome 1. page 140. in marg.] de Monsieur de Lîle Corneille.) qu'alors ces solecismes sont des élegances comme des diesis, et cetera. Et j'avois ramassé plusieurs autres autoritez pour diesis que j'ai perduës. L'Affilard, qui est de Versailles, dit toûjours diesis; et j'ai crû observer, que presque toutes les femmes et tous les gens du grand monde disent de même diesis communément: l'usage qui décideroit s'il étoit constant, selon la grande régle de Vaugelas, est donc douteux. Diesis a sans doute été le mot primitif, [diesis], séparation, division, pourquoi le changer? D'ailleurs, nous avons vû que c'est assez le génie de nos termes de Musique d'etre indéclinables. Vaugelas, [-f.avjr-] aprés Quintilien, convient que ces mots singuliers embellissent une langue; et il me paroîtroit que diesis a quelque chose de plus piquant que diese. Quoi qu'il en soit, j'ai crû pouvoir m'attacher tout-à-fait à diesis, je le dis au singulier et au pluriel, et on me permettra de ne point parler d'une autre maniere.
Diesé ou diesée. Monsieur Sauveur parle ainsi à tout moment: Je croi que celui-ci ne se doit point pardonner: Si on se permet de dire diesé, on dira bien-tôt bemolisé et becarisé, et il n'y aura point de fin à ces vilains mots factices. J'ai toûjours oüi dire, même aux Musiciens les moins corrects: Un ut diesis, un fa diesis: L'ut diesis est un des plus beaux tons de la Musique; De l'ut au fa diesis, il y a un triton, une quarte superfluë; et je croirois que ce sont là de ces façons de parler singulieres et extraordinaires, qui, selon Quintilien et Vaugelas, font la beauté d'une langue.
Replique. Il est françois sans difficulculté. La neuviéme n'est que la replique de la seconde. Mais Nivers, l'Organiste de saint Sulpice, ne connoît point d'autre terme pour dire cela, ni plusieurs autres Musiciens non plus. Cependant répetition signifie la même chose, il est usité aussi, il est plus juste pour le sens, plus intelligible et plus doux; et par là je ne balancerois [-f.avjv-] point à le préferer à replique. Richelet a écrit * [Remarq. sur la lettre O. in marg.]: L'octave est la répetition du premier son. Deux lignes au dessous il dit encore répetition, et point replique.
On voudra bien que je finisse cette Préface par une Epitaphe de Lulli, que je ne mettrai point dans le Dialogue où je ferai la Vie de cét excélent Musicien, parce qu'elle m'a semblé trop longue. J'aurois voulu qu'elle n'eût eu que quatre Vers.
EPITAPHE DE LULLI.
CElui que ces Muses * [Les Fig. de son Tombeau Ie supose son Tombeau dans quelque sale d'Opera. in marg.] en larmes,
Pleurent ici de tous leurs yeux,
Né pour elles, conduit pour elles en ces lieux,
Y fit dans ses Concerts triompher tous leurs charmes.
Son Art, de la raison vainqueur,
Fut l'amour du siécle où nous sommes:
Et ses chants, ses doux chants, tant qu'il sera des hommes,
Sçauront charmer l'oreille et pénétrer le coeur.
TABLE.
Premier Dialogue, Page 1
Second Dialogue. page 43
Troisiéme Dialogue, page 86
Lettre à Monsieur de la F. page 151
[-1-] COMPARAISON DE LA MUSIQUE ITALIENNE, ET DE LA MUSIQUE FRANÇOISE.
PREMIER DIALOGUE.
ON a souvent besoin de s'amuser, et l'on s'amuse, non pas à ce qui pourroit être fort utile; mais à ce qui ne donne gueres de peine. Une des trois personnes qui vont parler dans ces conversations s'avisa le lendemain de les écrire. Elles amuseront peut-être encore quelqu'un aussi peu occupé que lui.
Le Chevalier de... qui vouloit entendre à son aise Tancrede, qui réüssissoit à Paris, à ce qu'on lui avoit mandé, fut de bonne heure prendre sa place [-2-] dans l'amphitéatre d'un Opera de Province. Il trouva dans un petit coin écarté un homme envelopé d'un manteau rouge, et une femme dont les coiffes étoient abbaissées, auprés desquels il se mit. Et il rêvoit en attendant qu'on commençât, quand tout à coup cette femme éclata de rire. Le Chevalier se tourna, et il vit que c'étoit une belle personne que son cousin le Comte du B... qui étoit l'homme d'à côté d'elle, avoit épousée depuis 3. ou 4. mois. Monsieur le Chevalier de .... ne regarde gueres les gens, dit-elle. Eh! Madame, répondit le Chevalier, qui vous auroit cruë là? Est-ce vôtre place? Passe pour Monsieur le Comte du B... Musicien profond et attentif. Nous y sommes venus l'un et l'autre, dit le Comte, dans le même dessein que vous, qui est apparemment, Monsieur le Chevalier, de pouvoir écouter l'Opera nouveau, hors du tumulte et du babil du Théatre et des Loges: et Madame, qui n'étoit point habillée, a de plus été bien aise de se cacher, Monsieur le Comte, dit le Chevalier, vous avés beau dire, et colorer les choses, ce n'est pas là une partie de Mari: et je vous avertis que s'il y avoit seulement six mois complets que les nôces fussent passées, j'irois le dire à gens qui en riroient avec moi; mais il vous sied si bien d'aimer encore le particulier et le mistere [-3-] des Amans, que je vous promets d'être discret. Oh! pour cela, reprit la Comtesse, Monsieur le Chevalier de.... prend fort bien les choses, et on a grand besoin de sa discrétion. Madame, répondit celui-ci, je voudrois être en la place de mon cher cousin, j'aimerois autant le tête à tête que lui. Quand au soin que vous avés û d'abbaisser vos coiffes, quoique cela nous ôte à l'un et à l'autre le plaisir de vous voir, nous vous en remercions en faveur de la Musique; car nous en écouterons tous deux avec moins de distraction. Finissons, Monsieur, dit la Comtesse, hé bien, vous venés voir Tancrede, en esperés vous quelque chose?.. Beaucoup, Madame, on m'en a écrit de Paris des merveilles, et je veux, avant qu'il soit 8. jours, vous en entendre chanter 4. ou 5. airs qui vous feront plaisir aujourd'hui, et que vous apprendrés bien vîte: vous nous consolerés de ne les avoir pas entendus dans la bouche de la Maupin. Non, dit le Comte. Il vaudra mieux, je croi, que Madame s'en tienne aux petites chansons que son Maître lui montre à present, quoique composées ici. Fort bien, répondit le Chevalier, à cause que vous en avés fait les paroles, et que vous êtes bien aise que Madame.... Vous me croyés plus fin et plus galant que je ne suis, interrompit Monsieur du B... c'est seulement que je n'ai [-4-] pas bonne opinion des Opera nouveaux; et, ne vous en déplaise, les gens de bon goût sont comme moi. Monsieur le Chevalier, avés vous vû un petit Livre nouveau intitulé, Paralelle des Italiens et des François, en ce qui regarde la Musique et les Opera? Oüi..... Souvenés-vous donc comment l'Auteur parle des Piéces qui se font depuis la mort de Lulli. Je l'ai bien remarqué, repliqua le Chevalier, et j'ai dans ma poche ce Livre là, que j'ai lû tantôt. Mais faites vous grand fond sur cet Ouvrage, et prétendés-vous que l'autorité en soit bien forte? Assurément, dit la belle Comtesse; est-ce que Monsieur le Chevalier de... ne le trouve pas sçavant et bien écrit?.. Pour sçavant, non, Madame, si vous voulés bien me pardonner d'être d'un autre sentiment que vous, ou plûtôt d'un autre sentiment que celui que Monsieur vôtre Mari vous a inspiré: et pour bien écrit, comme il vous plaira; mais je croirois que, pour bien écrire, il faut écrire plus naturellement que ne fait l'Auteur. Il ne nous connoît, gueres, Madame, et il nous prend pour de bons badauts, nous autres gens du monde, pour qui son Livre est fait; s'il compte que ses voix rossignolantes; ses haleines infinies, [<.>. 79. page 80. in marg.] et tous ses autres grands mots nous enchanteront. Monsieur l'Abbé R. car on dit que c'est lui, est devenu trop Italien dans ses voyages d'Italie. Il [-5-] publia au retour ses Monumens de Rome. Les Conservateurs de Rome, à qui il le dédia, lui ont envoyé pour récompense des Patentes de Citoyen Romain, surquoi s'étant échauffé de nouveau, il nous vient vanter les Opera d'Italie avec des hyperboles de la derniere reconnoissance; mais nous ne goûtons point ce stile en ce païs-ci. Comment diantre, il est toûjours en convulsion, et jamais Vendeur d'Orvietan ne s'est tant tourmenté à imaginer des termes magnifiques pour relever l'excellence de ses drogues. Franchement du tems que Monsieur R. faisoit l'Histoire de Cromwel, sans la sçavoir, et sans y mettre que deux verités, (comme disoit le feu Roi Jâques) il ne peignoit pas plus juste qu'aujourd'hui; mais il me semble qu'il écrivoit mieux. C'est là parler d'un ton assés ferme, reprit la Comtesse. Pour moi qui veux devenir Musicienne, j'ai lû aussi le petit Ouvrage de Monsieur l'Abbé R. je ne m'y connois pas; mais j'ai remarqué une chose qui m'empêche de vous en croire tout à fait, et sur le stile et sur le fond du Livre: de la bonté desquels ce que je vous vais dire m'avoit persuadée, avant que j'usse rien lû. Oh! Madame, s'écria le Chevalier, que dites-vous là? Vous êtes donc Dame qui vous laissés d'abord prévenir, et qui êtes si aisée à gagner! Je m'en souviendrai, Madame [-6-] et je tâcherai d'en profiter. Vous riés, dit-elle; mais sçachés que je ne me laisse prévenir que par des choses qui le méritent, et d'un poids aussi grand que celle dont je veux vous parler: c'est l'Approbation de Monsieur de Fontenelle, que Monsieur l'Abbé R. a fait mettre à la tête de son Paralelle. En esset, dit le Chevalier, elle est fort en vûë, et placée fort habilement. C'est où les Theologiens mettent les Approbations des Evêques et des Docteurs de Sorbonne qu'ils ont obtenuës pour leurs Ouvrages, et celle de Monsieur de Fontenelle en tient là lieu. Aprés cela, il n'y a pas moyen de soupçonner le Paralelle d'être heretique en Musique, ni en belles Lettres. Cela est trop vrai pour vous, reprit le Comte; car peut-être ne nierés vous pas que Monsieur de Fontenelle ne s'y connoisse: lui qui a fait tant de belles paroles d'Opera. Et tant d'Eglogues si tendres et si galantes, ajoûta la Comtesse, et le charmant portrait de Clarice. Il dit donc en propres termes dans son Approbation qu'il a crû que le Paralelle sera tres-agreable au Public, pourvû qu'il soit capable d'équité. Il me paroît que Monsieur de Fontenelle entend par agreable, le stile et le fond du Livre. Car s'il n'entendoit pas tous les deux, il ne s'aviseroit pas de parler de l'équité du Public, de laquelle il ne semble douter, et qu'il ne sollicite ainsi adroitement, que parce que [-7-] Monsieur l'Abbé R. soûtient dans son Livre des opinions hardies et nouvelles. Vous entendés et vous expliqués à merveilles, Madame, répondit Monsieur de..... mais il ne faut pourtant pas que cette Approbation singuliere et raisonnée vous prévienne si fort contre moi, Monsieur de Fontenelle peut avoir ses vûës. Les Musiciens François sont des <a>nciens pour nous, en comparaison des Italiens, et d'ailleurs Monsieur de Fontenelle n'a interêt d'élever les François au dessus des autres Peuples que pour la Poësie, la Phisique et autres sciences de son ressort: ainsi il a bien pû abandonner la gloire de la France sur la Musique, sans que cela soit décisif. Et parbleu, Madame, croyés moi. Si le Paralelle étoit vrai en tout, le beau Sexe n'y gagneroit pas. Vous êtes toûjours vif, Monsieur, dit le Comte du B.... mais il faut entrer dans le détail des opinions de Monsieur l'Abbé R. puisque vous avés le Livre sur vous, examinons-lé, jusqu'à ce qu'on joüe l'ouverture de Tancrede. Nous verrons vous et moi si le Paralelle est aussi peu juste que vous le pensés. Volontiers, dit Monsieur de... cela amusera Madame. Alors il tira le Livre de sa poche, et le Comte s'approcha de lui avec une bougie que la Comtesse s'étoit fait apporter pour lire les paroles de Tancrede, dont elle avoit pris un exemplaire en entrant.
[-8-] Le Chevalier se disposa donc à attaquer le Paralelle, et passant les six premieres pages qui ne sont qu'un Avant-propos, il lût d'abord ces paroles de la septiéme, qui l'avoient frapé. Il y a peu de Tragedies ou de Comedies qui soient plus belles que la plûpart des Opera de Quinaut. Madame approuvet-elle, dit-il, cette premiere exageration de Monsieur. l'Abbé R.
Qui va voir l'Opera seulement pour les vers. Boisl. epi. 9.
Il y a certainement mille belles choses dans les Opera de Quinaut. Presque par tout une douceur infinie, souvent une tendresse fort touchante, quelquefois du sublime et du grand. C'est sans doute nôtre premier Poëte Lyrique, quoi qu'en ait dit dans ses Factums le malicieux Furetiere, qui en fut justement blâmé. Mais enfin tels que sont les Opera de Quinaut, vont-ils du pair avec Cinna, Rodogune, Andromaque, Iphigenie, Alcibiade, Tiridate, et cetera et les passions, car c'est dequoi parle l'Abbé R. y sont-elles exprimées de même? Quant aux Comédies, je ne sçai pourquoi il les met là, si ce n'est qu'il veüille comparer le burlesque de Thesée et d'Alceste, avec ce que Moliere a fait de meilleur. Monsieur l'Abbé R. auroit tort: bien loin que Quinaut puisse tirer de fort grandes loüanges de ses paroles plaisantes et boufonnes: la plus grande [-9-] loüange qu'il ait peut-être méritée est d'avoir û enfin le bon sens de purger de ces fades boufonneries nos Opera, où nous les avions introduites à l'imitation des Italiens. Monsieur l'Abbé R. en dit donc là un peu trop. Il n'est permis, ou plûtôt il n'est pardonnable d'outrer les louanges que quand on en donne à sa Maîtresse, et c'est trop en donner aux Opera que de les comparer à de bonnes Tragedies, et que de dire qu'à en déclamer les paroles sans les chanter, ils plairoient autant que les autres Pieces ae Théatre qui ne se chantent point. Les Opera ont beau être excellens dans leur genre: la jolie comparaison de Furetiere est toûjours vraye, et ce n'est que du droguet, qui tire sa principale beauté de la broderie que le Musicien met dessus.
Passons, passons, cria le Comte, que dit ensuite Monsieur l'Abbé? une verité fort juste, et qui ne sera pas contestée. Que les Opera des Italiens sont de pitoyables rapsodies, sans liaison, sans suite, sans intrigue: s'il avoit ajoûté, et sans bon sens et insuportable à ceux qui en ont, on ne pourroit pas mieux parler. Il finit cet article en répétant que les nôtres sont des Ouvrages d'une suite, d'une justesse et d'une conduite merveilleuse. Il falloit qu'il en nommât quelques-uns de ce caractere: on lui montreroit qu'il ne les a pas bien examinés. La langueur orpinaire [-10-] où je tombe aux Opera, dit Monsieur de S. Evremont, vient de ce que je n'en ai jamais vû que de méprisables dans la disposition du sujet. Ce que je reprens ici, ajouta le Chevalier, vous montre le goût que j'ai pour la simple verité. Les exagerations me révoltent lors même qu'elles me sont favorables. Pourquoi Monsieur l'Abbé ne se contente-t-il pas de dire que les paroles de Quinaut sont d'ordinaire excellentes, et la conduite de ses Piéces quelquefois assés bonnes? Aprés cela l'Abbé R. louë nos basses-contres, (faut-il une S au plurier de ce mot là?) et il dit que l'on les entend quelquefois, s'abîmer dans un creux profond et qu'elles ébranlent une bien plus grande quantité d'air que les autres. Il avouë que nos Opera l'emportent sur ceux d'Italie, pour les Chants, pour les divertissemens, pour les violons, pour les hautbois, pour les danseurs, pour les pas, et pour les habits. Comment, pour tout cela, dit la Comtesse!... Oüi, Madame.... Mais vraiment, c'en est beaucoup, je n'ai point remarqué qu'il nous cede tant de choses, et nous pourrions presque nous consoler du reste.... Madame, Monsieur l'Abé R. ne prétend pas aussi nous desesperer tout à fait: mais il nous vendra pourtant bien cher ces petits avantages qu'il nous laisse, et il trouvera bien encore moyen de nous mettre aux piés <d>es Italiens. Mais, je ne doi pas oublier un [-11-] endroit de cette page 20. qui m'a encore choqué. Il parle de Lulli et de Beauchamp. On n'avoit rien vû, dit-il, de semblable sur le Théatre, avant ces deux grands Hommes.
Trouvés-vous bon, Monsieur le Comte, qu'il traite ainsi également Beauchamp et Lulli? S'il veut appeler Beauchamp un grand homme, je le veux bien, quoi que ce ne fût pas un danseur de tres-bon air, il étoit plein de vigueur et de feu, personne n'a mieux dansé en tourbillon, et personne n'a mieux sçû que lui faire danser. Mais je ne puis souffrir qu'on le mette au Niveau de Lulli. Il me paroit, Madame, que c'est à peu prés comme si je confondois avec vous Mademoiselle Marton, vôtre femme de Chambre et que je disse, en parlant de vous et d'elle: je viens de voir deux belles personnes.
Venons au fait, dit le Comte.... nous y voila, Monsieur l'Abbé R. commence par dire, page 23. que la langue Italienne a par ses voyelles, un grand avantage sur la langue Françoise, pour être chantée, il en allegue deux raisons. La premiere, qu'on ne sçauroit guéres faire de cadences ni de passages agréables sur les syllabes ou se trouvent nos voyelles, dont la moitié sont muettes. La seconde, qu'on n'entend qu'à demy nos mots, au lieu qu'on entend très distinctement tout ce que disent les Italiens. Il a raison, dit le Comte, voyons comment [-12-] vous vous défendrez sur ces deux articles là? vous allez voir, Monsieur le Comte, répondit le Chevalier, que je suis homme sincere et nullement entêté. Je ne nietai point que les ltaliens n'ayent plus de facilité que nous à faire des passages et des cadences sur la plûpart de leurs voyelles, et je vous avouërai encore de bonne foi que je conviens avec Monsieur l'Abbé R. que nos diphtongues, comme dans les mots gloire, chaîne et cetera font un son confus, assés peu propre aux passages et aux cadences: mais je répons que tous ces roulemens, tous ces passages, étant des agrémens peu naturels, et dont il ne faut user qu'avec sobrieté, c'est un fort petit desavantage pour nôtre Langue que de n'y être pas si propre que l'Italienne, à qui cet avantage là a été et est encore bien funeste.... Quoi, Chevalier, vous voulés dire que les roulemens ne sont pas une des principales beautés de la Musique!.... Assurément, Monsieur, je le dis. C'est une de ses beautés les plus médiocres et les plus communes: pour preuve de quoi vous avés dû remarquer que les Musiciens ignorans en parsement toutes les Pieces de leur façon: on y en trouve à chaque Mesure. Lulli, tout Italien qu'il étoit.... Hé bien, Lulli, interrompit le Comte, Lulli ne prenoit-il pas plaisir à s'en servir, et n'en ornoit-il pas sa Musique? Souvenés-vous d'Isis.
[-13-] Il est arme du tonnerre,
Mais c'est pour donner la Paîx.
De Roland.
Ce n'est qu'aux plus fameux Vainqueurs
Qu'il est permis de porter vôtre chaîne.
Et de cent autres de cette force et de cette longueur là. Lulli, reprit le Chevalier, se sert rarement de ces grands roulemens, et trois ou quatre fois, tout au plus, dans un Opera. Cela montre bien qu'il n'en croyoit pas l'usage si avantageux ni si nécessaire: et, comme je voulois vous le dire, tout Italien d'origine qu'il étoit, il avoit si peu de goût et de talent pour les doubles, que quand il avoit la condescendance d'en mettre quelqu'un dans ses piéces, il le faisoit faire par son beaupere Lambert: témoin le bel air de la Grotte de Versailles.
Dans ces deserts paisibles, et cetera.
Dont le double est de celui-ci. Monsieur le Marquis de P. nous a chanté plusieurs fois un air admirable de Lulli qui commence par
Non vi è più bel piacer;
Ce sont des paroles Italiennes, comme vous voyés, et cependant Lulli n'a pas daigné les embellir du moindre petit roulement: tant ce Musicien fécond et original faisoit peu de cas de ces sortes d'agrémens. Un homme d'esprit que vous connoissés tous deux, et qui sçait bien la Musique, dit là-dessus plaisamment, qu'il en est des [-14-] Musiciens amateurs et faiseurs de doubles et de passages, comme des mauvais Cuisiniers qui tâchent de se saver par le sel et par le poivre. Pour moi, dit la Comtesse, j'en étois autresois folle; mais il me semble que je ne les aime plus tant à présent..... C'est, Madame, que vôtre bon goût s'est bientôt lassé de ces beautés fausses, qui ne charment que des Musiciens novices ou gâtés. J'espere que vous remettrés en cela Monsieur le Comte dans le bon chemin, comme vous avés déja fait en bien d'autres choses.
La prononciation distincte est le second avantage que Monsieur l'Abbé R. attribuë à la langue et aux chanteurs Italiens. Je me garderai bien de lui passer celui-là. Tout au contraire. Je soûtiens que les Chanteurs Italiens prononcent mal, et même qu'ils ont beaucoup moins de facilité, que les nôtres, à bien faire entendre ce qu'ils disent. Pourquoi, Monsieur, dit la Comtesse? Premierement, Madame, parceque les Chanteurs Italiens serrent tous les dents et n'ouvrent point assés la bouche: excepté dans leurs roulemens, où ils la tiennent ouverte des quarts-d'heure entiers, sans remuer la langue, ni les lévres. Mais quand ils récitent, quand ils disent quelque chose, ils ne l'ouvrent point. On croiroit que ce n'est rien que de bien ouvrir la bouche. Cependant c'est là un défaut [-15-] naturel et commun à tous les Chanteurs du monde, comme ne pas tourner assés les piés est le défaut de presque tous les Danseurs. Il n'y a qu'en France où l'on sçache ouvrir, comme il faut, la bouche en chantant. Tous les autres Peuples, sans exception, manquent en cela: les Italiens autant et plus que les autres. Et par conséquent il faut que leurs Chanteurs prononcent moins distinctement que nos François. J'entens que nos François qui ont eu de bons Maîtres, et qui sçavent chanter.
Reste à vous montrer qu'on entend et qu'on comprend les paroles Italiennes avec plus de difficulté que les nôtres. Ce sont des Vers qu'on chants. Or leur Poësie aime les élisions, et en est toute remplie. Ce qui fait que plusieurs sillabes étant mangées et confonduës les unes dans les autres: le discours devient nécessairement obscur, et le sens difficile à attraper, quand le Musicien chante, et chante vîte. Par exemple.
La speranza tutt' inganna,
E dà tutti si f' amar, et cetera.
Il est clair que s'il y avoit, inganna tutti è dà tutti si fa amar. Cela seroit plus intelligible. Je choisis exprés à Madame deux élisions aisées: mais c'en est assés pour lui faire concevoit que quand il s'en rencontre de plus importantes et de plus équivoques, [-16-] qu'il s'en rencontre deux ou trois dans le même Vers, comme cela est permis, et qu'avec cela le Chanteur serre le dents et chante un air vif et brusque: ils n'est pas possible que l'esprit des Auditeurs le suive, et comprenne aisément, et dés la premiere fois, ce qu'il veut dire. Ajoûtés que la langue Italienne, pleine d'expressions alambiquées, de métaphores, de comparaisons, a encore une construction, une phrase renversée: et puis jugés, s'il vous plaît, si nôtre langue Françoise, toûjours simple, naturelle et claire, ne se fait pas entendre plus aisément.
Qu'appellez-vous une construction et une phrase renversée, dit la Comtesse?.... C'est, Madame, que les Italiens ne suivent point, comme nous, l'ordre naturel des mots et de l'expression. Nôtre langue a seule cet avantage, qui lui donne une clarté et une netteté particuliére. La langue Italienne, semblable à la Grecque, à la Latine, et à presque toutes les autres, trouve de l'élegance à transposer les mots, d'une phrase, à mettre à la fin le nom et le verbe, qui doivent être au commencement, selon l'ordre du sens et de la pensée: et à placer au commencement ce qui devroit être à la fin. Et pour n'aller point chercher d'exemple plus loin que dans les deux petits Vers que je vous ai cités.
[-17-] La speranza tutt' inganna,
E dà tutti si f' amar.
Nous dirions nous, l'esperance trompe tout le monde, et se fait aimer de tout le monde. Vous voyés que les Italiens disent, l'esperance tout le monde trompe, et de tout le monde se fait aimer. Voilà l'ordre de la phrase renversé, et certainement cela nuit à la clarté. Comme la plûpart des paroles Italiennes que nous chantons sont faites à Paris, et qu'elles ont le tour et la phrase Françoise, nous ne trouvons gueres de ces transpositions ni de ces élisions là; mais si vous entendiés de la Poësie veritablement Italienne, vous y en trouveriés à tout moment qui vous feroient de la peine. Je vous demande pardon, Madame, de me servir de termes de Grammaire, dont.... Mais, mon ami, interrompit Monsieur du B... qui commençoit à s'échauffer. Tu nous en donnes bien à garder avec tes renversemens et tes élisions. Est-ce que tu prétens me faire accroire qu'il n'y en a point dans nôtre langue? Des transpositions, fort peu, répondit le Chevalier, et presque jamais dans les Vers chantans. J'avouë qu'il y a des élisions.
Que vous ferés croire à la fin,
Que c'est l'amour qui vous éveille.
Croire à la fin. L'amour, pour amour.
[-18-] Dans un bois solitaire et sombre
L'indifferent Atys se croyoit seul un jour.
Solitair' et sombre. L'indifferent, pour le indifferent.
Mais je répons à cela qu'il y en a infiniment moins, ce qui est en comparaison de la multitude des élisions Italiennes, comme s'il n'y en avoit point en François. En second lieu dans nôtre langue je ne sçache gueres qu'il y ait d'élisions sur des noms monosyllabes, excepté sur les articles. Ainsi quand on mange un mot de 2, de 3, de 4, syllabes: les premieres déterminent celle qui est mangée, et la font entendre. Au regard des articles: nous ne faisons des élisions que sur les articles du singulier, le et la.
L'amour, L'indifferent. L'inconstant.
Et l'on ne peut gueres s'y tromper, car l'epithete marque d'ordinaire le genre de l'article, et même aide à concevoir d'abordla pensée; mais en Italien, les articles pluriels, le, souffrent des élisions tout comme les singuliers, et ce qu'il y a de pis, ils sont mangés à toute heure, par d'autres mots, que par des épithetes: ce qui produit une bien plus grande obscurité. Jugés ce que ce peut être quand l'élision tombe sur un verbe d'où dépend tout le sens de la phrase: comme dans nôtre exemple. Si f' amar. O n ne sçait si le Chanteur a dit, si d' amar, [-19-] si p' amar, et cetera et l'on ne sçait par consequent si cela signifie, l'esperance peut être aimée, doit être aimée, et cetera de même lors que c'est quelqu'un des pronoms vi, ti, mi, ci, qui est mangé, imaginés-vous combien il est difficile de ne pas prendre l'un pour l'autre. En François nous mangeons me et te; mais nous ne mangeons jamais vous, nous. Et lors que c'est quelque adverbe, quelque particule, quelque conjonctive essencielles sur qui les élisions Italiennes se font, (car elles se font encore sur tout cela, et point en nôtre langue.) Imaginés-vous quels plaisans contresens, quels galimathias cela peut faire. L'esprit d'un spectateur, déja distrait et partagé par les sons et par les accords de la Musique, est encore obligé de courir jusqu'au bout d'une longue phrase pour tâcher d'en démêler la pensée. Ne voila-t-il pas une langue qui a de grands avantages pour être mise en chant? Si elle n'étoit pas respectable par la mémoire d'Eve nôtre grand'mere, qui parla, dit-on, Italien dans le Paradis terrestre, et sous la protection des femmes, à qui Charles-Quint disoit que l'Italien convenoit par préference, j'irois plus loin. Et je vous soûtiendrois peut-être que cette langue est moins une langue qu'un ramage puéril et badin, incapable de fournir des termes vifs et expressifs à toutes les grandes [-20-] passions, et sur ce pié là moins propre à la Musique, non seulement que le Grec, le Latin et le François; mais même que l'Espagnol et l'Arabe. Mais la consideration des Dames me retient. On vous en est obligé, repartit la Comtesse; cependant pour nos Opera il me semble que comme ils roulent presque toûjours sur l'Amour, dés que la langue Italienne lui est favorable, cela nous suffit. Vôtre érudition auroit quelque peine à prouver qu'un Opera en paroles Arabiqucs pût mieux valoir.... Eh! croyés-vous, Madame, que l'Arabe n'ait pas toute la douceur necessaire à la Musique? Ne vous souvenés-vous point de cette jolie Chanson Arabesque, qui est dans un des Romans de Gomberville?
* Jabalon dayemo lhochub:
D'ayemo-lzashri uáttoyûb.
Nous avons connu une belle fille grande liseuse de Romans, qui ayant trouvé ces paroles dans Gomberville, y avoit fait elle-même un air, et elle les chantoit sans cesse, pendant l'absence de quelqu'un, que j'aurois bien voulu être. Où le voilà allé, avec son Arabe! dit le Comte. Je conçois, Monsieur le Chevalier, que les chansons Arabes auroient une commodité, pour les Dames, à qui vous les apprendriés. C'est qu'elles pourroient les chanter, quelque sens que vous y missiés, en presence de qui que ce [-21-] fût, sans scandaliser personne. Aprés quoi, je doute que nous en voyons la mode, non plus que des airs Grecs ou Latins. Ainsi parlons de l'Italien. Soit, reprit le Chevalier, l'Italien gazoüille donc joliment sur l'amour: cette langue a des mots doux et flatteurs qui l'expriment à merveilles. Oüi, l'amour naissant, l'amour plein d'espoir, l'amour hûreux, ou du moins l'amour qui ne sent que des peines aimables. Cela est fort bien. Mais les Dames, et surtout les Heroïnes d'Opera sont-elles toûjours bonnes? Quand il leur plaît de livrer leurs Amans de Theatre au dépit, à l'envie, à la colere: ou plûtôt au desespoir, à la rage et à la fureur, comment faire avec de l'Italien, si cette langue ne donne point de termes convenables à ces passions violentes? On y est encore tres embarassé, lors qu'il en faut tirer des paroles d'une expression modeste et grave, et lors qu'il y a de la Magie et de la Diablerie sur le tapis, le moyen que le Muscien applique à des paroles badines et emmiellées, de ces tons forts qui portent de la frayeur, de l'horreur dans l'ame des Auditeurs? Il est pourtant vrai, avec la permission de Monsieur l'Abbé, que la langue Italienne a l'inconvénient de cette douceur fade et excessive, de cette puérilité effeminée. Ses z fréquens, ses terminaisons perpétuelles en e, en i, en o, [-22-] et cetera lui ôtent la gravité, la vivacité noble, et les expressions énergiques. Mais, mon cher Comte, avançons et tirons nous de ces minucies. Car, comme dit Monsieur l'Abbé R. ce n'est là proprement que le materiel de la Musique [page 27 in marg.].
On ne s'étonnera point, dit-il, page 30. que les Italiens trouvent que nôtre Musique berce, et qu'elle endort: qu'elle est même, à leur goût, tres platte et tres insipide, quand on considerera la nature des airs François et celle des airs Italiens. Il dit vrai. Il n'est nullement étonnant que les Italiens trouvent nôtre Musique platte et insipide, et Monsieur l'Abbé en donne une raison fort sensible. C'est que dans nôtre Musique tout est doux, facile, coulant, lié, naturel, suivi, uni et égal, et chés les Italiens tout le contraire. Au moins, Monsieur, dit la Comtesse, vous ne vous plaindrés pas que Monsieur l'Abbé n'expose pas le fait de bonne foi..... Non, je vous assure, Madame: il a ici une sincerité tres loüable.
Mais, Madame, sur ce portrait,lesquels des Italiens ou de nous, vous paroissent le plus dans le bon goût et dans le bon chemin? Et vous, Comte, qui êtes si sçavant et si délicat en bonne chere, avec lequel aimeriés-vous mieux vivre, ou d'un homme qui ne vous feroit manger que des daubes, des patisseries, des ragoûts, des [-23-] confitures, et qui ne vous feroit boire que des Vins muscats, de l'Eau de Cete et du Pitrepite: ou d'un autre à la table duquel on ne serviroit que du Vin de Tonnerre ou de Silleri, des potages excellens; mais gueres de consommés, de la viande blanche, admirable chacune en son genre, peu d'entremets, des plus beaux fruits et des compotes? Oh, dit la Comtesse, je choisis pour lui. Il retient place, pour toute sa vie, à la table de celui-ci..... Voila le fait, Madame. Nous sommes les gens qui nous nous nourrissons de tout ce que la nature nous donne de plus délicieux et de plus exquis, et qui mangeons même quelquefois des morilles et des truffles; mais qui n'aimons gueres les liqueurs, les sauces ni l'épice. Et les Italiens sont les gens à patisseries, à ragoûts et à confitures ambrées, et qui ne mangent que de cela. Ce qu'il y a de seur, dit la jeune Comtesse, en riant, c'est que vous vivrés plus long-temps qu'eux.... Je le croi, Madame, et que nôtre Musique sera plus long-tems goûtée et estimée que la leur. Mais, reprit le Comte, à ne point sortir de vôtre Comparaison, quelque favorable qu'elle vous paroisse, vous devés toûjours m'avoüer que les ragoûts, et ce que vous nommés les sauces, ont quelque chose qui flatte, qui pique davantage le goût que de simple viande [-24-] blanche: et ce qui est plus important pour les Italiens, et plus embarassent pour toi, tu ne peux pas t'empêcher de convenir qu'il y a bien plus d'honneur et d'habileté à un Cuisinier à faire des ragoûts et des des sauces bien friandes, qu'a faire des potages de santé, ou à faire cuire un lapin à propos. Ah, ah, s'écria la Comtesse, voici un mauvais pas, Chevalier, tirés vous-en bien si vous pouvés. Il aura de la peine, ajoûta le Comte. Car, si les sauces chatoüillent plus le goût que la perdrix la mieux lardée et la mieux cuitte, il faut qu'il avouë que la Musique Italienne, quoi que peut être moins bonne au fond que la Musique Françoise, donne toûjours un plaisir plus vif et plus piquant: et par l'habileté du Cuisinier qui fait les ragoûts, je lui ai prouvé l'avantage qu'ont pour la science et par la gloire les Maîtres Italiens sur les nôtres. Parle, parle, mon ami. Je te sçai bon gré d'avoir mis sur le tapis cette Comparaison là, qui me represente des choses qui me font plaisir: et je m'y arrêterai volontiers.
Tu crois donc m'avoir bien embarassé, répondit le Chevalier! Eh bien, écoute moi. D'abord je ne t'accorde point du tout que les ragoûts flattent davantage un Mangeur délicat, qu'une perdrix, qu'une beccasine d'un fumet exquis. Ils piquent plus [-25-] fortement; mais ils piquent moins agréablement. Ils ne nous chatoüillent pas tant qu'ils nous mettent la bouche en feu, et ce n'est qu'après qu'on s'est gâté le goût, et qu'on s'est échaufé en s'accoûtumant à ces mets là, qu'on les trouve si délicieux. Tout au plus, un homme qui sçait manger, comme toi, en tâte 5 ou 6 fois dans un repas, pour se réveiller l'appetit, quand il commence à manquer. Mais de ne manger que de cela et d'en manger toûjours: une entrée, puis une autre, puis de ce ragoût-ci, et de celui-là: en attendant les entremets et les confitures, sans vouloir ni de perdrix, ni de poulardes, ni de veau de Normandie: c'est dequoi ni Monsieur le Comte du B... ni aucun des gens aussi fins que lui en bonne chere, ne s'accommoderoit. A l'aplication. La Musique Françoise est donc sage, unie et naturelle, et ne souffre que de tems en tems, et loin à loin les tons extraordinaires et les agrémens si recherchés: La Musique Italienne, au contraire, toûjours forcée, toûjours hors des bornes de la nature, sans liaison, sans suite, rejette nos agrémens doux et aisés. Il n'est pas étonnant que les Italiens trouvent la nôtre fade et insipide: mais tant pis pour eux, et tant mieux pour nous. C'est qu'ils se sont gâté le goût par l'usage continuel de leurs accords piquans et raffinés. Du reste on [-26-] peut aimer la Musique Italienne, ou plûtôt quelque morceau de Musique Italienne, de fois à autre; mais tres-rarement. Au lieu que la nôtre est toûjours en droit de plaire. C'est un ordinaire simple et excellent qui ne fatigue, qui ne rebute jamais. Et pour l'usage, pour des Piéces aussi étenduës qu'un Opera, vous devés préferer la Musique Françoise à l'Italienne, comme vous préferés le Vin d'Avenai au Rossoli, et la viande blanche aux ragoûts.
Quant à la science et à la profondeur, j'avoürai avec la sincerité qu'affecte Monsieur l'Abbé R. qui veut paroître écrire de bonne foi, que communément et en general les Maîtres Italiens en ont plus que les nôtres. Mais qu'ils en ayent tous plus que tous les nôtre, non. Je ne doute point que Lulli n'ait été du moins aussi sçavant que Luigi et Carissimi, et je suis persuadé que Charpentier de la Sainte Chapelle et Colasse le sont encore autant que Bassani et Corelli. Les Maîtres Italiens travaillent, tournent, creusent plus leurs Piéces que ne font nos Faiseurs d'Opera. Mais il faut sçavoir si les Italiens ne les travaillent et ne les creusent point trop, et j'ai déja commencee à vous montrer que oüi, et je vous le montrerai bien encore: et quand nos Compositeurs travailleroient trop peu leur Musique, il resteroit à examiner si ce seroit par ignorance [-27-] ou par paresse. Pour ce qui est de la gloire, Monsieur, ce n'est pas la peine qu'on a prise, c'est la réüssite qui en décide: c'est la bonté des choses qu'on fait, et non pas l'art que l'on a mis à les faire. Qu'importe que nos Compositeurs soient paresseux et même ignorans, si avec leur ignorance et leur paresse ils nous donnent de meilleures choses, et de la Musique qui ait plus de beautés vrayes et solides, que ne nous en donnent les Italiens, avec toute leur application et toute leur profondeur?
Voila une Comparaison qui nous a menés bien loin: mais elle nous sera d'une grande utilité et d'une grande ressource pour la suite. Monsieur l'Abbé R. loüe les Italiens dans la fin de la page 31. [Paralel in 12 Paris 1702 in marg.] sur ce qu'ils passent à tout moment du b carre au b mol, et du b mol au b carre. La loüange est juste, dit le Comte: il n'y a rien qui plaise tant à l'oreille que ces changemens de mode, qui sont même vifs et sensibles dans nos passacailles et dans la varieté de nos airs de violon. J'en conviens avec vous, répondit le Chevalier; mais pourquoi cela fait-il un effet si agréable?.... Pourquoi? Par la surprise charmante d'un second ton opposé au premier, qui frappe et qui réveille doucement ceux qui ont un peu d'oreille. Fort bien, reprit le Chevalier de... Mais, mon ami, quand ces changemens sont si fréquens, [-28-] la surprise peut-elle frapper? Alors il n'y a plus proprement de mode: le spectateur dont l'oreille n'a pas eu encore le tems de s'accoûtumer à un ton, n'est point réveillé par la difference de ce second ton, qui dés là ne peut pas faire un effet agréable. Pour que ce changement de mode plaise, pour qu'il pique, vous voyés bien qu'on doit se garder de le faire à tout moment. Cet agrément a besoin d'être ménagé, et un homme délicat n'en veut pas trop: c'est un ragoût.
[Parallele. page 32. in marg.] Les airs Italiens sont d'un chant si détourné, qu'ils ne ressemblent en rien à ceux que composent toutes les Nations du monde. Continuë Monsieur l'Abbé. Le bel éloge! Mais, Chevalier, dit la Comtesse, est-ce que chaque Nation ne doit pas avoir en tout son caractere particulier, et en Musique, comme en autre chose? Assurément, Madame, répondit celui-ci, c'est une perfection, et je ne doute point que vous n'ayés remarqué que les beaux airs Italiens sont ceux où l'on sent quelquefois je ne sçai quoi de particulier et d'Italien: mais quand cela va à l'excés, cela devient un fort grand défaut. La nature est la mere commune de tous les peuples et de toutes leurs productions: elle les inspire tous, et pour réüssir excellemment, il faut qu'ils l'expriment telle qu'elle les inspire. La nature [-29-] bien exprimée, voila la source et la marque de toutes les beautés. Or, Madame, quoique la nature chés tous les peuples soit différente, elle ne l'est pas si fort qu'ils ne ressemblent en rien, quand ils l'écoutent, et qu'ils l'expriment, et je croi que c'est un mauvais augure pour la Musique Italienne que de ne ressembler à aucune autre. Il y a de l'apparence qu'elle en est moins naturelle, et comme mille choses que dira plus bas Monsieur l'Abbé feront voir qu'elle ne l'est pas, et qu'il n'en sçauroit disconvenir: je vous dis dés ici qu'il s'ensuit de ses loüanges mêmes qu'elle ne vaut rien. Qu'est-ce que c'est que faire de la Musique? C'est faire parler en chant un homme qui louë Dieu, qui l'invoque: ou bien un homme qui ressent de l'amour, de la haine, de la colere, et cetera un homme qui se plaint, qui prie, qui menace, et cetera. Je laisse à part la Musique d'Eglise: ce n'est point dequoi il s'agit dans le Paralelle. Mais pour le reste: voilà des passions naturelles. Vôtre Musique les peindra-t-elle bien, si elle ne les peint pas naturellement? Et les peindra-t-elle naturellement avec un chant si détourné? Eh, mon pauvre Chevalier, s'écria le Comte, tu te moques de nous. Est-il question de la nature dans les Opera, et ne te souvient-il point de ce que dit là-dessus, Monsieur de Saint Evremont dans ce discours [-30-] sur les Opera, que tu nous as cité tantôt? Voyés-vous qu'il est naturel de faire chanter un homme qui se meurt, et qui, au lieu de songer à la Musique, devroit demander un Confesseur ou un Chirurgien!
De tous vos ennemis c'est le plus redoutable.
Nos plus vaillans Soldats sont tombés sous ses coups.
Rien ne peut résister à sa valeur extrême....
O Ciel! c'est Renaud..... c'est lui-même.
Et puis on emporte hors du Théatre le Chanteur, qui est censé prêt à mettre en terre. N'y a-t-il pas bien des mesures et du naturel à garder en cela? Peut-on s'imaginer qu'un Maître appelle son valet, et lui donne une commission en chantant? *
Si je ne fais qu'un vain effort,
Accompli ce que je t'ordonne.
Sitôt que tu sçauras ma mort,
Hâte toi de voir Hermione.
Va, et cetera.
Eh, allons donc, Monsieur le Comte, interrompit le Chevalier, étalés bien vôtre Saint Evremont. Mais en un mot, il n'est point naturel, si vous voulés, que tout ce qu'on met en chant soit chanté. Cela n'est point vrai-semblable en soi même, j'y consens: mais cela est devenu vrai-semblable et naturel par l'usage. Le Musicien doit suposer que cela l'est, et agir sur ce pié là: de la [-31-] même maniere qu'un Poëte traite les sujets de la Fable, comme s'ils étoient véritablement historiques. On sçait bien que tout ces faits de l'antiquité fabuleuse sont faux: mais ils se sont établis, on les passe pour vrais en Poësie, et un Auteur qui prend dans la Fable un sujet de Tragédie, n'est pas moins obligé à y garder exactement les moeurs, les caracteres et les bienseances, que s'il l'avoit pris dans l'Histoire la plus autentique. C'est ainsi qu'en doit user le Musicien. Il lui est permis, il lui est ordonné de croire qu'il n'y a rien que de naturel, et rien qui ne doive être naturellement exprimé dans ce qu'il met en Musique: et même il faut qu'il s'efforce d'exprimer le plus naturellement les choses les moins naturelles, afin de leur donner une espece de vrai-semblance par la naïveté de son chant, et de faire oublier, s'il se peut, à des spectateurs aussi délicats que Monsieur de Saint Evremont, que c'est forcer la nature et la vrai-semblance que de chanter ces sortes de choses. Voilà, mon cher Comte, la beauté suprême de la Musique et le grand Art du Musicien: et en verité quelques-uns des nôtres ont été jusques là. Il y a dix airs dans Lambert d'une naïveté et d'une douceur si parfaites, que loin de choquer la nature, ils la représentent admirablement. Par exemple. Quand [-32-] vous entendés chanter,
Eh, pourquoi faut-il que mon coeur
Adore une inhumaine?
Songés-vous qu'il n'est pas tout à fait naturel qu'un Amant chante ce qu'il sent? Pour moi je m'imagine que si j'étois dans la douce mélancolie de l'Amour, je dirois cela tout comme Lambert le dit. Et toutes ces Brunettes, Monsieur, s'écria la Comtesse, tous ces jolis airs champêtres qu'on appelle des Brunettes, combien sont ils naturels!
Nicolas va voir Jeanne.
Et Jeanne dormés-vous? et cetera.
Mon Dieu, Monsieur le Chevalier, prouvés bien, je vous prie, qu'on doit compter pour de vrayes beautés la douceur et la naïveté de ces petits airs, afin que je n'aye point honte d'aimer celui-là autant que je fais. Aimés-le, Madame, dit-il, et même admirés-le, sans scrupule, aussi bien que ces autres petits airs rustiques que nous dansons aux chansons avec les Dames, quand elles veulent bien nous le permettre, dans la gayeté, et dans la liberté de la Campagne.
Si je vous pri' de m'aimer
Me refuserés-vous?
Ces Bransles, ces Brunettes sont doublement à estimer dans nôtre Musique. Et parce que cela n'est ni de la connoissance [-33-] ni du génie des Italiens, et parce que les tons aimables gracieux, si finement proportionnés aux paroles, en sont d'un extrême prix. Car sur des paroles champêtres tout comme sur des paroles heroïques, en petit tout comme en grand, la justesse d'expression a son merite. C'est la même nature representée sous differens visages. Lulli est merveilleux, en quelque genre que ce soit, pour cette justesse d'expression. Il ne.... Oüida, interrompit le Comte. Témoin seulement ce bel endroit d'Amadis de Gaule.
Consolés-vous dans vos tourmens,
La mort, et cetera.
Peut-on voir rien de plus naturel ni de mieux exprimé? Tout ce joli jeu n'est ni faux, ni puéril, n'est-il pas vrai? Mon pauvre ami, repliqua le Chevalier, Lulli est Lulli, comme a dit Monsieur de la Brüiere; * mais Lulli étoit homme et homme adonné à ses plaisirs. Je ne dis pas qu'il ait toûjours été également juste et exact. Mais cet endroit d'Amadis dont on s'est mocqué, dont tu te mocques, et qui en effet est badin et peu digne de Lulli, seroit encore sage et uni pour tes Italiens. Je reviens donc à dire que, dés que leur Musique n'est point naturelle, quelques ornemens, quelques raffinemens qu'ils y attachent d'ailleurs, [-34-] elle ne sçauroit valoir grand' chose. Les beautés de la nature sont telles que toutes les autres ne peuvent les remplacer: c'est un premier agrément si essentiel, que rien n'en répare le défaut.
Et à propos de chants détournés, je supplie Madame de faire une remarque. C'est que si cela étoit si excellent, la plûpart des Opera qui ont paru depuis Lulli, seroient bien au-dessus des siens. Comme Lulli, homme fécond et original, dans 20. ou 22 Opera qu'il nous a donnés, a épuisé une grande partie des tons naturels: Les Compositeurs qui sont venus aprés lui, et qui n'ont pas voulu qu'on leur reprochât de l'imiter et de le piller, ont été réduits souvent à chercher des tons particuliers et bizarres, de ces chants détournés que Monsieur l'Abbé R. loüe, et ausquels Lulli n'avoit gueres touché. Charpentier, Colasse, Campra, Monsieur des Touches dans Hercule et Omphale, se sont jettés là-dessus, et ont employé beaucoup d'habileté et d'art pour les préparer et pour les embellir. Ont-ils fait merveilles par là? Rien n'a tant gâté leurs Ouvrages, et ces Successeurs de Lulli, bien malheureux qu'il nous ait laissé tant de belles choses, ont échoüé quand ils ont eu recours à ces détours et à ces raffinemens. Leurs recherches et leur étude leur ont été desavantageuses, et ils nous en ont [-35-] mieux fait sentir alors le prix et le naturel des Opera de leur Maître, qui a, pour ainsi dire, enlevé presque toute la fleur de la Musique Françoise. Je ne conclus pourtant pas que la Musique Italienne est mauvaise, parce qu'elle est pleine de chants détournés, et qui ne ressemblent en rien à ceux que composent toutes les Nations du monde. Je vous ai dit seulement que c'est un méchant augure, et une marque qu'elle n'est gueres naturelle: et quand j'aurai joint à cela les consequences que je tirerai des autres loüanges de la même trempe qu'elle va recevoir de Monsieur l'Abbé R. vous verrés ce que je conclurai.
Mais auparavant, Monsieur le Comte, il faut justifier nos Musiciens du reproche qu'il leur fait de s'attacher fort aux régles, et de flatter, de chatoüiller, de respecter trop nos oreilles. Oh! pour ce reproche-là, dit Monsieur du B... je n'en suis pas de moitié avec lui. Pourquoi la Musique est-elle faite, si ce n'est pour flatter et chatoüiller nor oreilles? Et dequoi serviroient les régles, ajoûta la Comtesse, si l'on ne les suivoit? Elles ont été imaginées avec un bonheur et une habileté extrême, reprit le Chevalier, et il n'y a rien à redire. Les Poëtes, les Mathématiciens, et cetera ont quelquefois reclamé contre les régles de leur métier, ils les ont attaquées. Les Musiciens jamais les leur. [-36-] Tous conviennent qu'elles sont fort bonnes, et j'ai bien de la peine à concevoir comment ce peut être un défaut que de les suivre d'ordinaire. Elles ménent à une justesse et à une douceur trop précieuse, pour s'en éloigner. Non pas qu'il faille s'y attacher en aveugle et avec une contrainte d'esclave. Lulli se met au-dessus d'elles de tems en tems. On le lui a reproché, il n'en a fait que rire, et quand il s'est trouvé des renconrres où les régles communes de la composition gênoient et emprisonnoient son génie, il les a laissées là, pour courir aprés certaines grandes beautés, qu'elles l'empêchoient d'attraper. Mais cela avec une retenuë, une sagesse digne d'un vrai Musicien, et avec un choix, un goût dignes d'un homme d'esprit rarement et sobrement. Car, pour le dire en passant, la pratique, l'application, l'étude font les ouvriers: mais il n'y a que l'esprit, gouverné par le goût, qui fasse les excellens ouvriers.
Monsieur l'Abbé R. au contraire tire l'éloge et la gloire des Musiciens Italiens, [page 33. in marg.] de ce qu'ils font souvent des cadences doublées et redoublées de 7 ou 8. mesures; [page 34. in marg.] des tenuës d'une longueur prodigieuse, des passages d'une étendue à confondre ceux qui les entendent la premiere fois, sur des tons à faite frayeur: [page 36. in marg.] de ce qu'ils hazardent ce qu'il y a de plus dur et de [-37-] plus extraordinaire: de ce qu'ils insultent la délicatesse de l'oreille que les autres n'oseroient toucher qu'en la flattant. Dans le sentiment, selon l'Abbé, [page 36. in marg.] dans le sentiment qu'ils ont d'être les premiers hommes du monde pour la Musique, d'en être les souverains et les maîtres despotiques, et en gens toûjours assurés du succés.
Or ça, Chevalier, dit Monsieur du B... soyés bon Prince: convenés que tout cela bien préparé peut devenir fort beau.... Oüi, mon ami, comme une petite grimace bien concertée peut devenir fort agréable et fort piquante. Mais que diriés-vous d'une femme qui feroit des grimaces outrées, et qui en feroit sans cesse? En un mot, mon cher Comte, tous ces ornemens hardis, vicieux en eux-mêmes, et contre les régles, veulent être préparés et soûtenus avec une grande adresse: et je croi qu'ils le sont: persuadé que je suis de la science et de l'habileté des Maîtres Italiens, que je connois par moi même. Mais ces sortes de beautés ne veulent pas être prodiguées, et en les prodiguant, comme font les Italiens qui violent les régles à tout moment, on leur ôte tout leur mérite, et ou leur rend leurs premiers défauts. La premiere fois qu'on les entend dans les ouvrages des Compositeurs Italiens, elles enchantent: la seconde, elles se font souffrir, [-38-] La troisiéme, elles choquent: la quatriéme elles révoltent. Ils portent tout à l'excés.
[Tartuffe Acte 1. in marg.] Et la plus noble chose ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Il faudroit dire de tous ces agrémens licentieux aux Maîtres d'Italie, ce que Voiture disoit plaisamment des mots nouveaux. Vous en userés trois fois la semaine.
Si bien, Monsieur, que si les Italiens ne prennent des licences trop audacieuses et trop fréquentes que parce qu'ils se tiennent toûjours assurés du succés: il est bon de s'expliquer avec eux. Ils sont assurés de les corriger par des adoucissemens recherchés et habiles. Oüi. Ils ont droit d'être dans cette assurance. Assurés que leurs agrémens licentieux plairont à chaque mesure, par leurs adoucissemens: ils s'aveuglent et se trompent bien pitoïablement. Du reste ce n'est pas seulement en Musique qu'ils se croyent les premiers hommes du monde, et que comptant à tort là-dessus, ils ne font rien qui vaille. Il en est ainsi de leur Poësie, où regnent la même présomption, la même affectation, les mêmes temerités. La pauvre nature en est bannie de même, ou y est accablée de tant de gentillesses fausses et guindées de tant de pointes et de galimathias, qu'on ne la reconnoît, qu'on ne l'entrevoit presque nulle part. Voilà une belle peinture que vous faites-là, [-39-] dit la Comtesse. Madame, répondit le Chevalier, je la fais sans crainte: car je ne cours gueres risque d'être contredit en ceci. Il y a déja long-tems que les gens de bon goût, et les honnêtes gens de France, se sont déclarés de ce sentiment. Mais par bonheur pour les Musiciens d'Italie, on ne les a pas encore tout à fait comparés à leurs Poëtes, et parce qu'ils ont été connus chés nous beaucoup plus tard que ceux-ci, on n'a pas encore eu le tems de bien voir combien ils tiennent les uns des autres, et combien le caractere de la Poësie et celui de la Musique Italienne sont conformes. La verité est qu'ils le sont en tout. C'est le même goût, le même génie, et l'on ne peut peindre la Musique des Italiens d'une maniere plus courte, plus juste, ni plus fâcheuse, qu'en disant qu'elle ressemble en perfection à leur Poësie. A vous entendre, repliqua Madame du B... Un petit trait de Monsieur de Saint Evremont dont je me souviens, leur conviendroit à merveilles. Ils creusent encore où il n' y a plus rien à trouver, et passent la juste et naturelle idée qu'il faut avoir, par une recherche trop profonde, dit-il, en parlant de la Comédie des Anglois. Oüi, repartit vîte le Chevalier, voilà le portrait des Poëtes et des Musiciens Italiens: et ce passage de Monsieur de Saint Evremont dans la bouche de Madame la Comtesse du B... me fait ici [-40-] plus de plaisir, que rien n'en a jamais fait à Monsieur de Saint Evremont dans la bouche de Madame Mazarin.
Vous prétendés donc, le beau Monsieur, reprit le Comte, que tous les Poëtes Italiens sont détestables!...... Dieu m'en garde. Je serois un ridicule et un ingrat. J'en aime et j'en estime trop quelques-uns d'entr'eux pour en parler de cette maniere. Mais j'ai la hardiesse de vous soûtenir que la plûpart sont souverainement mauvais, et j'ajoûte qu'ils sont mauvais par les mêmes endroits que leurs Musiciens le sont. On pourroit également leur dire aux uns et aux autres le
Dove diavolo havete pigliato, et cetera.
Je n'ai que faire d'achever, devant Madame. Vous sçavés cette brusquerie, pleine de bon sens, du Cardinal d'Este. Eh, oüi, oüi, dit le Comte, on en est bercé. Mais sçachons un peu qui sont les Poëtes Italiens que vous honorés de vôtre estime. Oüida, repartit Monsieur de.... J'aurai bien encore la hardiesse de vous les nommer. C'est le Tasse, sur tout dans son Aminte, que je préfére de beaucoup à tous ses autres Ouvrages. C'est la Secchia Rapita du Tassoni: c'est l'Arcadia di Monsieur Jacopo Sannazaro: ce sont les Sonnets du Pétrarque: c'est enfin le Pastor fido du Guarini, et l'Arioste trois fois la semaine. Vous voyés [-41-] que je ne les choisis ni ne les arange pas par raport à leur esprit: car l'Achillini, le Bonarelli, le Cavalier Marin, le Testi, et cetera en ont peut-être autant que ces autres là. Mais il me semble que les moins brillans, les moins élevés, les moins fougueux sont dés là les premiers et les meilleurs, comme les plus naturels. Et j'arangerois les Musiciens de même. Je ferois passer devant les autres ceux que je trouverois les moins merveilleux et les moins sçavans..... Vous n'avés rien dit du Marquis de Brignole, qui est à demi Poëte. En quel rang mettés-vous le Instabilità dell' ingegno?..... Je vous les laisse, mon pauvre Comte, et j'aime mieux une seule journée Del Libro chiamato Decameron, cognominato principe Galeotto, que toutes les huit dalle instabilità. Le Marquis de Brignole est un Cuisinier à épice et à sausses. C'est Cavallo, c'est Cesti, c'est Buononcini. Des mets d'un si haut goût ne sont point mon fait, et le bon homme Messer Giovanni Bocaccio, avec son vieux langage Italien et sa mortifera pestilenza di Fiorenza, me paroît toûjours charmant et digne de sa haute réputation, par sa simplicité et par sa naïveté. O quelle gloire pour l'Italie, et quel plaisir pour la France, s'il se trouvoit enfin quelque Musicien Italien du caractere de Messir Bocaccio.
[-42-] Paix, Messieurs, dit alors la Comtesse, à tantôt le reste. Voila l'Orchestre qui prelude et qui va commencer. Qu'on me rende ma bougie pour lire Tancrede. Le Chevalier remit le paralelle dans sa poche et ils écouterent tous trois l'Opera nouveau d'un bout à l'autre, sans parler. Ce qui est fort beau pour eux et pour Campra.
[-43-] COMPARAISON DE MUSIQUE ITALIENNE ET DE LA MUSIQUE FRANÇOISE.
SECOND DIALOGUE.
VOila un Opera bien court, dit la Comtesse quand Tancrede fut fini, et voila déja bien le louer, dit le Chevalier, vous n'en diriez pas autant des Opera d'Italie qui durent toûjours cinq ou six heures, et qui vous paroitroient bien en durer huit ou neuf. Tancrede merite encore d'autres louanges, ajouta Monsieur du B... il me semble qu'il y a de beaux airs, de belles simphonies, et des chants bien détour... achevez hardiment, Monsieur le Comte, vous vouliez dire qu'il y a des chants bien détournés, et vous avés raison. [-44-] Mais il y en a aussi d'heureux et de naturels et de cette maniere Monsieur l'Abé R. et moi, nous louërons également Campra. Mais la foule s'est écoulée et nous pouvons nous en aller, continua le Chevalier en presentant la main à la Comtesse. Vous viendrés souper avec nous Chevalier, dit le Comte, pour continuer l'examen du Paralelle. Nous sommes tout seuls Madame et moi, nous aurons la liberté et le tems de nous entretenir à nôtre aise: et je te promets que nous ne te ferons point mauvaise chere, car nous ne te donnerons ni daubes, ni pitrepite. Le Chevalier remit doric sa belle cousine à son carosse, et s'y mit sans façon avec eux.
Je songe à une chose, lui dit-elle, pen; dant le chemin. Vous êtes tantôt demeuré assez d'accord que les Italiens méprisent nôtre Musique, et vous ne vous en étonnés pas. Si nous en faisions communément autant de la leur, nous serions but à but. Mais, Monsieur le Chevalier, ce qui m'inquiéte, c'est que la plus grande partie de nos François, je croi, pour l'amour de vous, que ce n'est pas la plus sensée; mais enfin une grande partie de la France aime et admire la Musique des Italiens. Pourquoi ne faisons-nous pas de la leur le peu de cas qu'ils font de la nôtre? En verité cela me paroît fort contre vous, et vous ne pouvés pas nier que ce ne soit une espece de desavantage [-45-] et de deshonneur. Madame, répondit le Chevalier, l'objection est délicate et spirituelle. Vous avés l'art... Oh, ne la flattes point, interrompit le Mari, et lui répons.... J'y vais tout à l'heure, mon cher. Premierement il n'est pas si absolument vrai que tous les Italiens méprisent nôtre composition. Lorsque le fameux Luigi vint en France, il fut charmé des chansons de Beausset, et il est public que les Opera de Lulli ont attiré à Paris plusieurs admirateurs qu'ils s'étoient faits au fond de l'Italie, desquels même quelques-uns sont demeurés parmi nous. Je suis trompé si ce Théobalde qui jouë à l'Orchestre de Paris de la basse de violon à cinq cordes, et qui a fait Scilla, Opera estimé pour ses belles simphonies, n'en est pas un. Voilà le deshonneur de nôtre Musique en partie effacé. Quant au goût et à l'admiration de la plûpart des François pour la Musique Italienne. Cette Musique nous est nouvelle, Madame, en faut-il davantage pour y faire courir tous les François? Qu'on leur apporte de la Musique Japponnoise, je vous répons que la nouveauté la leur fera d'abord trouver charmante. Du tems de Monsieur de Saint Evremont, il dit que les Opera d'Italie nous donnoient un grand dégoût. Et qui gageroit que dans quinze ou vingt ans les airs Italiens auront encore en France le [-46-] même cours qu'ils y ont depuis quelques années, hazarderoit fort son argent. Il y a bien de l'apparence qu'il en sera de la Musique Italienne comme il en est de toutes les choses outrées et d'un sublime faux et guindé, et comme il en fut autrefois de la Poësie de Ronsard, qui éleve jusqu'aux nuës durant, quelque tems
[Boileau in marg.] Vit dans l'âge suivant par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pedantesque.
Les Italiens, nous dit-on, se tiennent constamment à leur Musique; nous perdons le goût de la nôtre, nous changeons. Eh, Madame, cela prouve-t-il quelque chose? Tous les autres Peuples du monde gardent leurs anciennes manieres de s'habiller: nous avons changé cinq cens fois de modes, et nous en changerons cinq cens fois encore: il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Tel est le génie des François. Nous avons beau être bien, nous ne sçaurions nous y tenir, et le plaisir du changement nous paye de reste de ce que nous pouvons perdre au change. Pour moi, dit le Comte, ce n'est pas que je sois de cette humeur. Tant mieux pour vous, repliqua le Chevalier, vous perdriés plus qu'un autre à changer. Mais, Madame, ni moi, nous ne vous en croirons pas sur vôtre parole, et vous ferés bien de ne montrer qu'à demi l'infidélité que vous avés faite à la Musique [-47-] Françoise pour l'Italienne; car quelqu'un pourroit s'en souvenir, en augurer quelque chose et vous en punir.
Tu veux te tirer d'affaire en badinant, repartit Monsieur du B... mais tu n'en est pas où tu penses. Je te demande pourquoi cent de nos Musiciens les plus sçavans, qui ont pris goût à la Musique Italienne, ne le quittent point. Je t'en nommerai tant que tu voudras, et non seulement des Musiciens de profession; mais des Gens de qualité, des Prélats, qui ne chantent plus et ne font plus jouer chés eux que des Piéces Italiennes, des Sonates. Elles ont cessé d'être nouvelles pour eux, ainsi ne m'allegue pus l'amour de la nouveauté et du changement... Je vous trouverai, Monsieur le Comte, deux autres raisons de leur opiniâtreté à la Musique d'Italie aussi bonnes que les deux que je vous ai données de leur premiere inclination pour elle. C'est, dit le Chevalier, le pouvoir d'une mauvaise habitude, et la vanité. On se gâte le goût quand on prend à tâche de se le gâter, comme font vos sçavans Italiens: on parvient à s'accoûtumer à de mauvaises choses, et enfin on se rend incapable d'en revenir. Un homme qui s'est accoûtumé à boire de l'eau de vie, ne sçauroit aprés cela s'en passer, il n'y a que cela qui lui fasse plaisir: et lors qu'à la fin du repas vous [-48-] avés bû quelques liqueurs, vous ne voudriés pas reprendre le vin de Champagne, il vous paroîtroit plat et sans force. C'est nôtre Comparaison de tantôt que je rappelle, puisque vous le voulés bien. Ainsi, mon pauvre Comte, la nouveauté et l'amour du changement jettent d'abord nos François dans la Musique Italienne; ils y trouvent de la difficulté: il s'en faut bien qu'elle ne foit aussi aisée à déchifrer que la nôtre. L'envie d'en venir à bout en pique quelques-uns. Ils n'en veulent pas avoir le démenti: ils étudient, ils réussissent à la chanter ou à la faire executer. Leur amour propre est flatté de la science qu'ils ont acquise et qu'ils acquiérent encore tous les jours dans l'usage de cette Musique. Quelle joye, quelle bonne opinion de soi-même n'a pas un homme qui connoît quelque chose au cinquiéme Opera de Corelli: et cette vanité qui les chatouille, et qui leur fait penser qu'ils sont distingués et fort au-dessus de ceux qui en demeurent à la Musique Françoise, jointe au pouvoir que prennent insensiblement sur nous les mauvaises habitudes et l'accoûtumance aux goûts outrés et corrompus, donne à ces Messieurs pour la Musique Italienne une constance qu'ils n'ont pas eûë pour la nôtre. Ils deviennent tout à fait Italiens: Pour plus de distinction ils chantent et [-49-] font chanter les u comme des ou, et dans l'Italien et dans le Latin, comme s'ils étoient à Rome: et quelques-uns vont jusqu'à composer en ce goût là. Ils forcent et contraingnent avec tant de soin la nature et leur propre génie, qu'ils parviennent à faire des especes de Sonates, où les beautés monstrueuses ne sont pas trop mal prodiguées. Et s'ils s'abaissent encore à faire des Piéces dans le goût François, il les en remplissent aussi. Bel et digne fruit de leur étude et de leur nouvelle habileté!
Il est insultant, reprit le Comte. Mais au moins m'avouëra-t-on que l'usage de la Musique Italienne est utile à nos François, en ce qu'il les porte à l'application, et qu'il les rend habiles. Pour celui là, oüi, dit le Chevalier, je vous l'avouë tres volontiers. Si nous pouvions conserver le goût de la belle de la sage nature, parmi tous les excés, toutes les extravagances de la Musique Italienne: Je suis persuadé qu'il nous seroit avantageux d'en entendre, d'en sçavoir, et d'en imiter même quelque chose, comme a pû faire Lulli. Vous verrés, dit la Comtesse, que c'est dans la vûë de cette utilité que Monsieur de Fontenelle a composé son approbation d'une maniere singuliére, et qu'il a averti si adroitement le public d'être capable d'équité, et de trouver tres-agréable le Livre de Monsieur l'Abbé R........ [-50-] Vous y êtes, Madame, Monsieur de Fontenelle nous a tous avertis d'être capables d'équité, et nous ne lui ferons pas plaisir, si nous ne le sommes pas. En effet, dit-elle, j'ai vû quelques gens qui avoient conçû, que les dernieres lignes de l'approbation avoient un sens concerté, et tant soit peu imperatif.... Oh Monsieur de Fontenelle sçait bien ce qu'il fait, et en verité, ajoûta le Chevalier en soûriant, cet homme là est plus haïssable qu'un autre pour ceux du parti desquels il n'est pas. Car on le trouve toûjours en son chemin, et son nom a une authorité que n'auroit pas celui de son Maître, le grand faiseur de Paralelles. Mais enfin ce qu'il y a ici de seur, c'est que comme a dit Monsieur le Comte, l'amour de la Musique Italienne et l'avantage qu'on lui donne sur la Musique Françoise ménent au travail, et à l'habileté: au lieu que la haine et le mépris des Auteurs Grecs et Latins favorisent infiniment nôtre paresse, et par consequent conduisent d'abord à l'ignorance.
A ces dernieres paroles, ils se trouvérent au pied de l'escalier. Monsieur de.... aida à la Comtesse à monter, et en attendant qu'on servît, ils passérent dans son cabinet. Ne perdés point de tems, dit-elle, Messieurs. Où en étiés-vous du Paralelle? A la page 38. répondit le Chevalier, en atteignant son Livre. Monsieur l'Abbé R. y éléve [-51-] les Italiens au-dessus de nous, en ce qu'ils font des dissonances qui irritent l'oreille, qu'ils sauvent parfaitement, et qu'ils chantent ensuite avec une extrême hardiesse et un extrême bonheur. Il ne dit point que nos Compositeurs ne font pas de dissonances; mais il dit que nos Musiciens tremblent et chancellent en les chantant.
Je veux imiter vôtre sincerité, dit le Comte. Nous venons d'entendre plusieurs dissonances dans Tancrede que nos Musiciens de Province n'ont point trop mal soûtenuës. Des dissonances, reprit la Comtesse, en se tournant vers son Mari! ne m'en avés vous pas fait remarquer dans cet endroit si touchant d'Acis et Galatée?
Ecoutés mes tristes adieux.
Je vous quitte, et cetera.
Que Monsieur le Marquis de P. marquoit, exprimoit bien cela! A merveilles, Madame, répondit le Comte. Il me trembloit ni ne chancelloit. Quoique ce ne soit ni un tres sçavant Musicien, ni un Acteur de de profession. On ne peut pas nier, dit Monsieur le Chevalier de.... que Lulli et nos autres Musiciens ne se servent de dissonances, et ne les sauvent, selon les régles. Il n'est pas si difficile de couvrir des accords imparfaits, car ce n'est que cela, par des accords parfaits. Mais je prétens que nôtre sagesse à nous en servir et à les placer à propos, vaut mieux que la sçavante diversité dont [-52-] les Italiens les sauvent. Je voyois l'autre jour dans je ne sçai quelle piece de Corelli 14 quartes, et dans la II. sonate de son 4. Opera 26 sixiémes tout de suite. Elles étoient sauvées les unes et les autres d'une maniere singuliére et surprenante: cependant ces chef-d'oeuvres, ces beaux accords faisoient des sons bizarres et d'une dureté desagréable. Nous autres, reprit le Comte, nous mettons d'ordinaire des dissonances dans les endroits fort tristes, dans les plaintes, dans les invocations magiques, et cetera elles siéent là fort bien. C'est leur place, ajoûta le Chevalier, car ce sont des agrémens peu naturels, qui deviennent naturels et excellens où la nature souffre, où elle gémit. Ces tons aigus, ces accords qui jurent, sont comme des cris de la nature qui se plaint. Pour la mollesse et la timidité que Monsieur l'Abbé attribuë à nos Chanteurs, je n'ai rien à lui répondre: sinon que ceux qui sçavent leur métier soûtiennent tous les tons qu'il faut soûtenir et les soûtiennent d'une maniere nette et hardie. Quand ce sont de mauvais Chanteurs, je croi bien qu'ils ne font rien qui vaille.
L'Abbé nous dit ensuite que la Musique est une chose trop commune en Italie, que les Italiens chantent tous les jours et par tout, qu'un chant naturel et uni est pour eux une chose trop vulgaire, et que pour piquer leur goût rassasié [-53-] de chants simple et suivis, il faut sans cesse changer de ton et hazarder les passages les plus bizarres et les plus forcés. L'Abbé se méprent et s'égare ici. Comment le chant naturel et uni seroit-il pour eux une chose trop vulgaire? Comment le naturel seroit-il usé pour eux? Et comment seroient-ils rassasiés de chants simples et suivis? Ils n'en ont jamais entendu, et au contraire, c'est ce qui leur seroit tres-extraordinaire et tres-nouveau. Il faudroit, à ce compte là, qu'il y eût en Italie beaucoup de Musiciens naturels et beaucoup de Musique simple et suivie, que leurs Maîtres commençassent par en faire, et eux par en entendre du goût François. Or il n'est rien ni de l'un, ni de l'autre, et Monsieur l'Abbé ne pense pas aux conséquences de ce qu'il dit là! Au diantre le Musicien simple et suivi qui paroît en Italie. Ils naissent tous avec ce panchant à trop creuser que condamne Monsieur de Saint Evremont, et ne composent que quand ils ont fait un fond de science raffinée, qui leur rend les accords bizarres, agréables et familiers. Monsieur l'Abbé R. se contredit ici lui-même, et tout le reste de son Livre en fait foi. Il vouloit seulement dire que la Musique naturelle n'est point piquante pour les Ital..... Il l'a déja dit, ce me semble, interrompit la Comtesse, et vous avés pris feu là-dessus. Il seroit plaisant que tu te fusse mépris, [-54-] s'écria le Comte, et que tu te fusse battu contre ton ombre, quand tu nous as fait tout ce long discours en faveur de la nature: qu'il y eût en Italie de la Musique naturelle de reste, et qu'elle y fut commune et triviale. Qu'en pense-tu toi-même, dit le Chevalier? Oh, répondit le Comte, si vous m'en prenés à mon serment, je vous avouërai qu'il y a peu de Musique Italienne naturelle: mais je croi qu'elle est d'or-dinaire plus belle, que si elle l'étoit. Voilà, aussi ce que croit et ce que veut établir Monsieur l'Abbé, continua le Chevalier; mais c'est en quoi vous vous trompés tous deux, et surquoi je vous combats. La simplicité est la compagne inséparable de la nature, et les Musiciens Italiens ne connoissent ni l'une ni l'autre. Dites-moi un peu: croïés-vous que les Italiens réüssissent en Architecture, en Peinture, et en Sculpture, qu'ils ayent le bon goût de ces Arts là? Si je le croi, mon ami, dit le Comte! Oüi parbleu. Et moi aussi repliqua Monsieur de.... et c'est une de mes raisons pour soûtenir qu'ils ne l'ont donc pas en Musique, et qu'ils n'y réussissent nullement. S'ils sont bons Sculpteurs, bons Peintres, bons Architectes: il faut de necessité qu'ils soient mauvais Poëtes et mauvais Musiciens. Car ils aiment, ils cherchent, ils attrapent autant la nature et la belle simplicité, en Architecture, [-55-] en Sculpture, et en Peinture, qu'ils la haïssent, qu'ils la fuyent; qu'ils la méprisent en Poësie et en Musique. Il en est de l'Architecture, et en verité de tous les autres Arts, comme de la Musique. La simplicité y est également belle et nécessaire. Quand le Cavalier Bernin vit à Paris l'Eglise des grands Jésuites, si enrichie, si ornée par tout, il haussa les épaules et s'en mocqua. Il admira l'Eglise de leur Noviciat, toute simple, toute unie. L'Eglise de Saint Loüis est de la Musique Italienne: celle du Noviciat, de la Musique Françoise.
Comme les Italiens sont beaucoup plus vifs que les François, poursuit Monsieur l'Abbé page 48. [Paralele. in marg.] ils sont bien plus sensibles qu'eux aux passions, et les expriment aussi bien plus vivement dans toutes leurs productions. Là-dessus il dit, d'un grand sérieux, que leurs simphonies remuent avec tant de force les sens, l'imagination et l'ame, que les Joüeurs de violon, qui les executent ne peuvent s'empêcher d'en être transportés, et d'en prendre la fureur; qu'ils tourmentent leur violon et leurs corps, qu'ils s'agissent comme des possedés, et cetera. N'avés-vous point tremblé, ou n'avés-vous point ri, Madame, en lisant cette description, car elle peut faire faire l'un ou l'autre? Nos violons sont plus tranquilles que cela: c'est la verité. Mais je ne suis pas fâché que nous et eux, nous soyons quelquefois [-56-] moins vifs et plus sages que d'autres Peuples: on ne nous reproche pas trop souvent nôtre sang froid.
Selon Monsieur l'Abbé, les simphonies Italiennes sont infiniment au dessus des nôtres pour representer la tempête, la fureur, le calme, le repos. Mon petit Cousin, dit le Comte, je ne vous ferai point de quartier là-dessus, et il faut que nous nous battions, si vous n'en convenés pas de bonne grace. Je suis raisonnable, Monsieur le Comte, répondit le Chevalier, et je n'ai garde d'en vouloir venir aux mains avec un homme comme vous. Je demeure d'accord qu'en general les Italiens peuvent l'emporter sur nous pour les simphonies. Mais aprés cela, il est bon de s'expliquer. Nous avons d'abord les ouvertures de Lulli, genre de simphonie presque inconnu aux Italiens, et en quoi leurs meilleurs Maîtres ne seroient auprés de lui que de bien petits garçons. Les ouvertures de Lulli ont des beautés qui seront nouvelles et admirables dans tous les siécles, et ce qui est une grande marque de perfection, qui se font sentir sur toutes sortes d'instrumens. Nos Menuets, petites Pieces d'une simplicité si gaîe, et gracieuse, et d'un si grand usage pour danser et pour nos jolis Vaudevilles, sont presque aussi originaux, et nous sont presque aussi particuliers. Mais aussi, dit le Comte, vous [-57-] voyés que Monsieur l'Abbé à la discretion de ne parler ni des uns ni des autres: et pour nos simphonies de tempête, de fureur, de calme et de repos, franchement ce n'est pas grand chose. Eh fy, dit le Chevalier de.... ce sont des fadaises achevées. Quelle pitié que la tempête de Persée, celle de Thétis et Pélée de Colasse, et cetera. Nos simphonies douces sont aussi bien mauvaises, n'est-ce pas? Celle qui est dans Acis et Galathée, devant et aprés le bel air,
Qu'une injuste fierté, et cetera.
Ne vaut..... Oh, celle-là est Italienne, interrompit Monsieur du B... Lulli l'a prise toute entiere dans un Opera de Rome: je le sçai de bonne part. Qui est-ce qui t'a fait ce conte là, mon cher, dit le Chevalier? Cette simphonie est ce qu'il y a au monde de plus beau, en Musique: Mais croi qu'elle est aussi veritablement de Lulli, qu'elle est véritablement la plus belle chose du monde. Je vous dis donc que Lulli a été au moins égal en simphonies aux Italiens, et que les siennes plairont plus long-tems et plus generalement que les leur, parce qu'elles sont plus simples et plus naturelles. Si nous avions deux Lulli, nous leur tiendrions tête, ou peut-être prétendroi-je que nous l'emporterions sur eux en simphonies même: Mais, comme nous n'en avons qu'un, je veux bien vous avoüer [-58-] qu'ils ont quelque avantage en cela. C'est leur fort, ils devroient se retrancher là-dessus, s'ils entendoient leurs interests: ils y réüssissent beaucoup mieux qu'au reste. Quelle science, s'écria le Comte, quelle force, quelle vivacité, quelle grace! Loüés les bien, dit le Chevalier, car vous ne retrouverés pas d'occasion de loüer la Musique Italienne avec tant de Justice. Cependant croyés, Comte, que si leurs Musiciens vouloient épargner un peu leur science et leurs beautés licencieuses dans leurs simphonies, elles n'en vaudroient pas pis. J'en ai entendu un grand nombre dans Luigi, dans Carissimi, dans les Opera de vôtre divin Arcangelo Corelli, dans Bassani, et cetera qui m'ont fait un extrême plaisir: mais celles qui étoient les moins riches, si l'on peur parler ainsi, en fugues, en passages, en tenuës, et cetera n'étoient pas, ce me semble, les moins vives et les moins gracieuses. J'ose ajoûter que leurs simphonies indifferentes sont les plus belles, à mon gré.
[page 45. in marg.] Monsieur l'Abbé vante leurs sommeils, et il les vante avec des exagerations et des descriptions tres Italiennes. Eh bien, Monsieur, dit la Comtesse, vôtre complaisance est-elle déja à bout? N'accorderés-vous pas qu'ils sçavent endormir plus doucement que nous leurs Heros et leurs Auditeurs? Non, vrayement, Madame, répondit [-59-] le Chevalier, je n'accorderai point cela. Ils ont des sommeils plus longs, plus étudiés, plus chargés de tons pesans et engourdis, que les nôtres. Mais, tout bien compté, rien n'est au dessus du sommeil d'Atys et des Sourdines d'Armide. Vous ne parlés point du sommeil de Circé, dit Monsieur le Comte du B... On ne se souvient pas de tout, Monsieur; mais je vous remercie de citer pour moi celui-là, qui ne doit pas être oublié. Des simphonies en quoi les Italiens nous cédent, ce sont les marches et les simphonies guerrieres. Ils n'en font gueres de ce genre, et celles qu'ils font sont moins animées d'un certain feu noble et martial, que fougueuses et furieuses. En avés-vous entendu dans quelqu'un de vos Maîtres, vous, Monsieur l'Italien, qui vaillent celles de Thesée?... Il m'a paru, dit la Comtesse, que celles de Tancrede leur ressemblent un peu.... Ce n'est pas la faute de Campra, Madame, il n'a pas eu intention de piller Lulli. Mais c'est qu'on ne sçauroit gueres faire des airs de Trompette que sur deux tons tres voisins. C sol ut et D la re sol majeur. Lulli a pris pour les simphonies de Thesée, C sol ut naturel, ton heureux, et brillant, et qu'il aimoit fort. Campra s'est servi du D la re sol majeur, pour celles de Tancrede.
Avec la permission de Monsieur le Comte, il [-60-] faut que je lui fasse observer ici un avantage que nous avons sur les Italiens, pour l'expression de certaines passions brusques, comme la joye, la gayeté, le dédain, la colere, et cetera. Nous avons une maniere de les bien marquer qui nous est particuliere, et qui donne à nôtre Musique des beautés que toute la profondeur de la science Italienne ne sçauroit égaler. Ce sont nos airs de mouvement, avec l'accompagnement de deux violons, comme
Non, je ne puis souffrir qu'il partage une chaîne, et cetera.
Dans Persée.
J'abandonne ma gloire et la laisse ternir, et cetera.
Dans Roland.
Un personnage qui dit quelque chose de plus vif, de plus emporté que le reste de son discours, qui est pris de quelque saillie, qui a tout d'un coup quelque redoublement de passion: quitte le train ordinaire du récitatif. Il prend un ton d'un mouvement vîte et piqué, et qui es marqué encore par l'accompagnement de deux violons, et il exprime ainsi ce qu'il sent, il le fait sentir aux autres d'une maniere vive, sans être outrée: sans sortir des régles, sans bizarrerie: puis quand l'emportement est calmé, il retourne au récitatif ordinaire: pour le quitter encore à la premiere saillie. Cela s'appelle allier la vivacité et le bon [-61-] sens, la force et la simplicité. Qu'y a-t-il de plus beau, de plus naturel que cela? Oh, reprit le Comte, les Italiens ont quelque chose d'approchant. Quelque chose d'approchant n'est rien, repliqua le Chevalier, et c'est tout que d'arriver à ce point de justesse.
Nous voici enfin, dit le Comte, à un endroit que j'attendois, il y a long-tems. Monsieur l'Abbé R. remarque une chose dans la Musique Italienne que, [page 49. in marg.] ni les Musiciens François, ni ceux de toutes les autres Nations, ne sçauroient et n'ont jamais sçû faire. C'est d'nnir quelque fois d'une maniere surprenante la tendresse avec la vivacité. Unir, Chevalier, unir la tendresse avec la vivacité dans le même air! Il est certain que nos airs sont ou vifs ou tendres; mais que nous n'avons pas atteint au talent suprême de joindre ensemble la vivacité et la tendresse. Pour bien répondre à Monsieur l'Abbé R. dit le Chevalier, il faudroit sçavoir plus précisément ce qu'il entend par vivacité. Il me semble que
C'est l'Amour qui prend soin lui-même, et cetera.
Dans Roland.
Que ne puis-je arrêter l'ardeur
Qui vous porte, et cetera.
Dans Amadis. Sont des airs que l'on peut appeller tendres et vifs: parce que le ton et le mouvement en sont vifs, et que le [-62-] sens qui ne laisse pas d'être exprimé fort juste, en est tendre. Cependant je conviendrai volontiers qu'à la rigueur, nous ne pouvons pas nous vanter d'unir la vivacité et la tendresse, deux passions differentes, dans le même air. Nous faisons de beaux airs vifs et de beaux airs tendres séparément, et nous nous en contentons. Les Italiens ont une commodité, que nous n'avons pas de mettre ces deux passions dans le même air. C'est qu'ils répétent les mêmes paroles beaucoup plus que nous, et ainsi ils peuvent y attacher differens caracteres à differentes reprises. Mais nous ne devons point leur envier un avantage si dangereux. Pour faire un bel air de cette sorte, ils en gâtent cinq cens, et quand ils parviennent à en construire un qui frappe ou qui plaise, je ne sçai s'il est aussi beau qu'on diroit bien, n'y ayant point une certaine simplicité noble et charmante. Pour moi, dit la Comtesse, j'avouë que je suis fatiguée de leur entendre répéter les mêmes paroles tant de fois, et faire un air long comme une histoire, sur quatre petits Vers. Combien Lulli reprent-il de fois les mêmes paroles?.... Trois, Madame, tout au plus... Je croirois, poursuivit-elle, que c'en est assés. Il n'est gueres naturel qu'on répéte davantage ce qu'on veut le mieux exprimer..... Oh, Madame, les Musiciens [-63-] Italiens en sçavent bien d'aurres. Quand ils ont repris une ou deux fois les deux derniers Vers de l'air, vous croyés que c'est fait: pardonnés-moi. Sur la derniere sillabe du dernier mot, qui souvent ne fait rien au sens; mais où il y aura quelque a ou quelque o propres à leurs passages badins, ils vous mettent un roulement de 5. ou 6. mesures: en faveur duquel répetant sur nouveaux frais le dernier Vers 3. ou 4. fois, en voilà encore pour un quart d'heure. Et où est le naturel à cela, où est la belle expression? Il faut n'entendre point leur langue, et que le bon sens soit bien esclave des oreilles, pour goûter de si fades agrémens.
[Boisl. art Poët. chapitre 1. in marg.] Evitons ces excés: laissons à l'Italie
De tous ces faux brillans l'élatante folie.
Passons, cria Monsieur du B..., passons avec Monsieur l'Abbé, aux Pieces composées de plusieurs parties. Que pensés-vous que l'Abbé entende par Pieces à plusieurs parties, dit d'abord le Chevalier? Des simphonies ou des piéces qui se chantent? Ma foi, répondit le Comte, je n'e le sçai pas trop bien, et j'y ai été embarassé, aussi-bien que deux ou trois personnes, qui m'ont fait la même question que vous. Mais suposons que Monsieur l'Abbé entend les unes et les autres. Il nous assure qu'il n'a [page 5<.> in marg.] gueres vû de Musiciens en France qui ne convinssent que les Italiens sçavent [-64-] mieux tourner et croiser un Trio que les François. Vous ne contesterés pas en cela, Chevalier, la supériorité des Italiens: car vous avés rendu hommage à leur profonde science en Musique, et il est constant que le Trio est de toutes les Piéces la plus difficile, et celle qui demande le plus d'habileté. C'a été, sans doute, sur ce raisonnement, que nos Musiciens François sont convenus avec Monsieur l'Abbé R. que les Trio des Italiens valent mieux que les nôtres, et je ne pense pas que vous osiés être d'un autre sentiment. Non, Monsieur, dit le Chevalier. Je ne disconviens point que les Italiens ne soient des Musiciens fort profonds, et que le Trio ne soit un ouvrage, ou l'habileté est fort nécessaire. Aprés quoi je n'ai garde de dire qu'ils n'y réüssissent pas bien, ou que nous y réüssissons aussi sçavamment qu'eux. Mais je vous ai déja fait voir que leur extrême science ne leur est pas toûjours un tître de victoire bien net. Et Monsieur l'Abbé met deux raisons de l'avantage qu'il donne pour les Trio, à ses chers Italiens, qui souffrent quelque difficulté. Voyons, repartit le Comte..... La premiere est que, comme les premiers dessus de leurs Trio sont de 3. ou 4. tons plus hauts que les nôtres: leurs seconds dessus deviennent par là beaucoup plus hauts, et beaucoup plus beaux que les nôtres, qui [-65-] sont trop bas..., Est-ce que cela n'est pas vrai?.... Il est vrai, repliqua Monsieur de.... que leurs seconds dessus sont plus hauts: pour plus beaux, il faut sçavoir. Plus beaux, à les chanter en particulier: je le croi. Plus beaux dans le Trio même: Je n'en tombe pas d'accord. Les premiers dessus des Italiens pîpent, parce qu'ils sont trop hauts: leurs seconds dessus ont le défaut d'être trop prés des premiers, et trop éloignés de la basse, qui est la 3. partie. Ce sont deux des agrémens. Je trouve de l'avantage et du profit à ne faire du second dessus qu'une taille, comme nous faisons: et non pas une haute-contre, comme font les Italiens. Parce que la taille tient le milieu entre la basse et le dessus, et lie ainsi les accords du Trio. Au lieu que, quand le second dessus est si haut, il laisse trop d'intervalle et de vuide, entre le premier dessus et la basse. Desorte, Monsieur le Comte, que ce n'est point un malheur pour nous que les secondes parties de nos Trio ne soient que des tailles. Au contraire, je vous soûtiens que le corps du Trio en est meilleur?
Seconde merveille, dit Monsieur l'Abbé. Les trois parties des Trio Italiens sont si également belles, qu'on ne sçauroit dire laquelle est le sujet. Je vous avouë, Comte, avec ma bonne foi ordinaire qu'il y a là beaucoup d'habileté et même de la beauté. Cependant [-66-] je vous soûtiendrai encore que si cela fait de plus beaux chants en détail, cela en fait un moins beau, en gros. Le Trio chante assurément moins bien. Monsieur l'Abbé ajoûte que Lulli n'en a composé qu'un bien, petit nombre, où les trois parties soient ainsi également belles. Il en a composé plusieurs, comme le Trio des Parques dans Isis, qu'il estimoit tant lui-même
Le fil de la vie, et cetera.
Celui de Cadmus.
Gardons-nous bien d'avoir envie, et cetera.
Celui des fêtes de l'Amour et de Bacchus.
Dormés, dormés beaux yeux, et cetera.
Et les autres, que Madame me dispense de marque. Et Lulli n'est pas le seul. Lambert, Boisset, la Barre, et cetera en ont fait aussi de cette nature. Mais nous ne devons gueres nous soucier que nos Compositeurs s'attachent à attraper ces sortes de beautés, plus avantageuses à la gloire du Musicien, qu'à l'oreille de ceux qui vont à l'Opera. Sans entrer dans l'examen de l'égalité des trois parties, il nous suffit que Lulli nous ait donné je ne sçai combien de Trio tres touchans et tres flatteurs. Souvenés-vous des deux que nous entendîmes avant hier dans le premier Acte de l'Opera de Persée.
O Dieux qui punissés l'audace, et cetera.
Et
Ah, que l'Amour cause d'allarmes, et cetera.
[-67-] Deux Trio comme cela, en un seul Acte! Je vous assure que voilà un grand homme, et ce qui est bien à compter, il est toûjours aisé et naturel dans cette fécondité-là. Ils ne paye pas seulement de science, comme vos Italiens: la nature lui fournit, lui dicte toûjours ses chants, qui sont toûjours liés et suivis. Vrayement oüi, dit la Comtesse, les chants François sont toûjours liés et suivis: Monsieur l'Abbé le sçait bien, il vous le reproche, et il s'aplaudit que les chants Italiens ne soient pas de même. Il a grand' raison, Madame, répondit le Chevalier. Les interruptions que les Maîtres d'Italie mettent à toute heure dans leur Musique font un heureux effet, et qui paroît à merveilles dans leurs Trio. Voyés leur Trio. Toutes les parties en sont coupées de pauses, demi-pauses, de soupirs, demi-soupirs. Il n'y a point de fin. C'est un chant rompu, estropié, et qui cahotte incessamment, si je puis parler de cette maniere. On ne fait pas trois pas, sans s'arrêter. Concevés combien cela est agréable, en comparaison de la Musique unie et coulante de Lulli. Non qu'il faille bannir, et que Lulli bannisse, les interruptions, les soupirs, les pauses. Le moindre demi-soupir bien placé a de la beauté. Mais telle est encore cette beauté, qu'elle dépent principalement de la sobrieté et de l'art avec [-68-] quoi on en use. Les Italiens n'ont qu'un talent, qui est de prodiguer tout. Et avec ce magnifique talent, d'ordinaire (pour me servir d'un vieux mot que j'ai lû quelque part,) d'ordinaire, ils font à rebours de bien.
Mais parlons un peu des Duo. Je croirois, si vous me le permettiés, que les Italiens nous sont moins superieurs pour les Trio, que nous ne le leur sommes pour les Duo. Ceux-ci demandent moins de jeu, moins d'art: plus de chant, plus de naturel que les autres. Et je serois fort trompé, où, en fait de Duo, la Musique Italienne n'approche pas de la nôtre. Monsieur l'Abbé n'en a point parlé, qu'en dit Monsieur le Comte? Il fait comme Monsieur l'Abbé, dit la Comtesse, il ne dit mot. L'avantage des Duo va plus loin que celui des Trio, ajoûta le Chevalier; car il est vrai-semblable et ordinaire qu'il y ait plus de Duo que de Trio. Monsieur le Comte voudra bien que je lui dise, puisque l'occasion s'en présente; que le talent et des Trio et des Duo a été un des principaux talens de Lulli. On a remarqué que dans le grand nombre des siens, il ne s'en trouve presque point qui ne soient beaux. Et nous avons de lui quantité de Duo d'un goût exquis.
Nous ressentons mêmes douleurs, et cetera.
Dans Persée.
[-69-] Qui goute de ces eaux ne peut plus se deffendre, et cetera. Dans Rolland.
Les plus belles chaînes, et cetera.
Dans Thesée et le reste. Monsieur C. que vous voyés quelquefois, et qui a fort connu Lulli me contoit un jour une particularité curieuse sur ses Duo. Il dit que Lulli préféroit le Duo de Phaéton.
Que mon sort seroit doux, et cetera.
A ce fameux Duo du 5. Acte, que tout le monde a admiré et admire.
Hélas une chaîne si belle, et cetera.
Chacun a son goût, disoit Lulli, quand on lui en parloit. Que mon sort, et cetera me flatte et me touche davantage. Ce qui montre bien que cet Italien, si peu Italien, aimoit mieux une Musique douce et unie, qu'une Musique sçavante et travaillée. Au contraire.... Oh, interrompit le Comte, suposé que ce discours de Lulli soit vrai, ne vous pressés pas tant d'en tirer des inductions. Il avoit ses raisons pour ne pas faire tant de cas du Duo.
Hélas une chaîne si belle, et cetera.
Et pour faire croire qu'il y en avoit dans ses ouvrages d'un plus grand prix. Il sçavoit qu'on étoit averti que, Hélas une, et cetera est de l'Allouette l'aîné son Secretaire, et non pas de lui. Bruit commun, répondit le Chevalier, qui a bien la mine d'être faux. N'importe, n'importe, reprit la Comtesse. [-70-] Dans le doute qui de Lulli ou de l'Allouette est auteur du Duo.
Hélas une chaîne si belle, et cetera.
La préférence que Lulli donnoit sur celui-là à
Que mon sort seroit doux, et cetera.
Devient suspecte. Lulli étoit homme d'esprit. Il n'est pas sans apparence qu'il étoit bien aise d'élever, Que mon sort, et cetera qui est seurement de lui, aux dépens de l'autre, qui est peut-être de l'Alloüette.
L'avantage des Italiens sur les François, dit l'Abbé, page 53. [Paralelle. in marg.] paroît beaucoup mieux dans les Piéces qui ont encore plus de parties que les Trio. Est-ce dans les Quatuor? Nous en avons peu, et ce ne sont proprement que des Duo doublés. Cependant vous avés pû remarquer, Madame, de quelle harmonie sont les 2 Quatuor de la 3. scene du I. Acte d'Atys.
Allons, allons, accourés tous, et cetera.
Et
Quels honneurs, quels respects, et cetera.
Et celui de Thesée.
Rendons graces aux Dieux.
Est-ce dans les Choeurs que paroît l'avantage des Italiens? Monsieur l'Abbé nous a donné cause gagnée pour les Choeurs dés le commencement du Paralelle. Oüi, dit la Comtesse, et je m'en suis étonnée: car les Choeurs sont un article important et une [-71-] des plus grandes et des plus magnifiques beautés d'un Opera. La sincerité de Monsieur l'Abbé n'a pas permis qu'il nous disputât rien là-dessus, reprit le Chevalier. On sçait que les Choeurs sont hors d'usage en Italie, et même hors de la portée des Opera ordinaires. Sur 6. Opera, il n'y en aura pas 2. où il y ait un Choeur, et ce n'est pas tant pis. Il est difficile et peu agréable qu'on y en ménage. Comment, repliqua la Comtesse, un Choeur sur 6. Opera. Vous nous en imposés, Chevalier.... Point du tout. Tout ce que je dis aux belles personnes est toûjours vrai, et si je vous trompe jamais, ce ne sera pas en des choses qui vous sont, à vous et à moi si indifférentes. Combien pensés-vous qu'un Opera d'Italie a de Chanteurs?.... 20. ou 25. Monsieur, comme dans les nôtres.... Non pas tout à fait, Madame. 6 ou 7, 7 ou 8. communément. Ces merveilleux Opera de Venise, de Naples, de Rome, consistent en 7 ou 8 voix. Jugés si 7 ou 8 Acteurs, dont chacun fait un personnage, peuvent former des Choeurs. Lorsque le Compositeur d'un Opera veut avoir la gloire d'y mettre un Choeur pour la rareté: ce sont les 7 ou 8 personnages ramassés, le Roi, le Boufon, la Reine et la Vieille, qui le font, en chantant tous ensemble. Monsieur le Comte aura la bonté de considérer si cela n'est pas bien [-72-] noble et bien joli. Pour en revenir aux Pieces qui ont plus de parties que les Trio, il semble donc que Monsieur l'Abbé R. entend ici les simphonies. Mais comme il nous reproche incontinent aprés qu'en France, c'est beaucoup quand le sujet est beau, et qu'il pourroit bien encore entendre là et nos Simphonies et nos Choeurs: Je lui répondrai que dans les Choeurs et dans les Simphonies; mais sur rout dans les Choeurs, il n'y a pas de mal que le sujet soit le plus beau, et même que toutes les autres parties ne soient belles que par raport au sujet. Il suffit qu'elles soient justes et bien liées. Pourquoi cela, Monsieur, dit la Comtesse?.... C'est, Madame, que pour qu'un Choeur soit beau, il faut que de tout le concert, de toutes les parties, il sorte un certain chant qui domine, qui éclate, qui se fasse sentir. Nous avons appris d'un Connoisseur illustre qu'en cela consiste la grande beauté des Choeurs: et vous voyés bien que le Compositeur n'attrape gueres cette beauté, qu'en s'attachant sur tout au sujet, et en ne donnant à ses autres parties qu'un chant qui en dépende, qui le suive. Il importe assés peu que les parties subalternes soient si chantantes, si travaillées. Par exemple, Monsieur le Comte. Le Choeur de Persée.
Descendons sous les ondes, et cetera. Acte 4. Scene 6.
Est peut-être le plus travaillé qu'ait fait [-73-] Lulli: toutes les parties en sont presque également belles, c'est un morceau d'une science vrayment Italienne. Cependant à l'oreille il ne vous fera qu'un plaisir médiocre. Sur le papier vous l'admirerés, dans les représentations vous en trouverés vingt qui vous plairont davantage. Le Choeur,
Le Monstre est mort: Persée en est vainqueur.
Qui est une ritournelle, aprés Descendons sous les ondes, l'efface de beaucoup. Si j'ose dire ce que je pense, et m'égayer un peu. Il en est de cette égalité de beauté dans les différentes parties d'une Piéce de Musique, comme de l'égalité de beauté dans les différentes Héroïnes d'un Roman. Loin que ce soit une perfection, c'est une espece de défaut. Il faut que le sujet, la premiere partie: que l'Héroïne principale, soient tirés du pair, et toûjours aisées à distinguer. Qu'elles conservent toûjours un certain empire sur les autres, afin que nôtre attache, nôtre admiration soient pour elle, par préférence. Oüi vrayment, reprit la Comtesse, et cela est ainsi dans tous les Romans bien policés. Il me semble qu'on a reproché, comme un grand crime, à Monsieur d Urfé d'y avoir manqué dans l'Astrée. Pour moi, dit le Chevaliet, je vous avouë que je lui ai sçû fort mauvais gré d'avoir fait Diane trop belle et trop aimable. J'étois [-74-] devenu amoureux d'Astrée dans le premier tome, et je n'étois point du tout content de tous les charmes et de tout l'esprit qu'il donne à Diane dans les tomes suivans. La jalousie me prenoit.... Badinés bien, interrompit le Comte, vous étalés vôtre érudition en matiere de Romans fort à propos. Mais j'ai une objection à vous faire.... Un petit moment, dit Monsieur de... en interrompant le Comte, à son tour. Puisque vous voulés que nous retournions à nos moutons, dont je m'écarterois volontiers avec Madame, il faut que je vous dise encore que Monsieur l'Abbé R. parle desavantageusement à la page 54. de nos accompagnemens de violon. La plûpart ne sont, selon lui, que de simples coups d'archet qu'on entend par intervalles, qui n'ont aucun chant lié et suivi, et qui ne servent qu'à faire entendre quelques accords. Qu'entend-il par accompagnemens de violon, dit le Comte du B...? En veut-il à ceux qui sont dans nos Choeurs et à ceux que nous mettons avec nos airs de mouvement? Il y a de l'apparence, répondit le Chevalier, car seroit-ce des simphonies qu'il parleroit? On n'appelle gueres accompagnemens de violon les parties que les violons joüent dans les simphonies, et qui sont du corps des simphonies mêmes. Je ne sçai si c'est ma faute; mais j'ai trouve que Monsieur l'Abbé ne s'expliquoit pas trop [-75-] nettement, ni là, ni ailleurs. Il lui auroit est aisé de distinguer les articles, et de s'expliquer en bien des endroits d'une maniere plus claire. Mon Maître à chanter, qui a aussi peu d'esprit que vous, dit la Comtesse, en soûriant, a, je pense, trouvé la même chose: dequoi il s'est offensé: car lorsque je lui ai demandé ce qu'il lui sembloit du Paralelle, il m'a répondu qu'il lui sembloit joli; mais qu'il ne jugeoit pourtant pas que l'Auteur fût un grand Musicien. Quoi qu'il en soit, reprit le Comte, il est tres-constant que les accompagnemens de nos airs de mouvement ont un chant aussi suivi qu'ils doivent l'avoir, liés comme ils sont aux airs qu'ils accompagnent, et qu'ils joüent et travaillent quelquefois d'une maniere fort sçavante. Témoin cet endroit du Prologue de Phaéton.
Dans le temps même qu'il repose.
Et dans nos nouveaux Opera, Témoin ce premier air du 2. Acte de l'Europe galante.
Descendés pour régner sur elle, et cetera.
Au surplus l'Abbé se mocque et n'y songe pas, s'il attaque les accompagnemens de violon dont Lulli orne et entrelasse ses Choeurs. Ces accompagnemens-ci, à les joüer même seuls et hors des Choeurs, pour qui ils ont été faits: comme j'ai quelquefois oüi faire aux violons de la Comédie, sont d'une beauté singuliére. Je ne connois [-76-] rien de si gracieux que celui de ce Choeur du prologue de Proserpine.
On a quitté les armes, etc.
Que celui de cet autre Choeur du prologue d'Isis.
Hûreux l'Empire
Qui suit ses loix.
Et dix autres. Je confesse que peu de simphonies Italiennes sont plus brillantes. C'est-là ne point chicaner, Monsieur le Comte, dit le Chevalier, et je m'apperçois que vous avés hâte d'en venir à vôtre objection.... Oüi Monsieur le Chevalier, appliqués vous-y: elle le merite bien. Je dévrois-déja vous l'avoir faite: mais elle n'en est pas moins bonne. Une conversation comme la nôtre nous dispense de la contrainte et d'un ordre si exact.
Cette beauté des secondes parties que vous condamnés, c'est pourtant une beauté, et vous en êtes convenu: mais vous dites que c'est une beauté incommode et superfluë. De mêmes ces dissonances, ces changemens de mode, ces passages, ces interruptions, ces fugues, ces tenuës, et cetera dont vous vous êtes mocqué dans la Musique Italienne, ce sont pourtant des ornemens, de vôtre propre aveu: mais vous dites qu'ils sont trop communs et trop fréquens. Je vous demande si ce peut être un vice que de mettre trop de belles choses ensemble, [-77-] et trop prés aprés, d'ajoûter charmes sur charmes, beautés sur beautés, quand on peut y fournir? Je ne puis pas m'imaginer qu'on fasse mal, à force de faire trop bien, et trop souvent bien. Montrés-moi comment on gâte un ouvrage en le rendant trop beau, trop agréable, trop travaillé, trop brillant. Car encor un coup, je ne conçois point que les mêmes choses qu'on admireroit en détail, et en les examinant une à une, soient méprisables en gros, et mauvaises, parce qu'elles sont heureusement rassemblées.
Quoique vous ne le vouliés point concevoir, cela ne laisse pas d'être tres-vrai, répondit le Chevalier, il y a long-tems qu'Horace nous a dit que tout ce que nous faisons ne doit être que simple, et qu'un habile homme doit sçavoir quelquefois épargner, ménager ses propres forces, et les affoiblir lui-même exprés. Et cette derniere maxime est peut-être une des maximes du monde la plus délicate, la plus importante, et du plus grand sens. Rien n'est si dangereux, ni si vicieux, que de s'abandonner à son génie: de laisser aller la vivacité d'une imagination échaufée aussi loin qu'elle veut, et de parer, à son gré nos ouvrages d'une quantité importune d'embellissemens hardis, et forcés. Je vous ferois aisément avoüer que c'ont été ces excés qui ont avili, qui ont corrompu [-78-] tous les beaux Arts, si je n'apprehendois de fatiguer Madame par un détail long et sérieux. La vraïe beauté est dans le juste milieu. Les sçavans le prouvent, les Gens de la Cour le sentent, le Peuple l'a tant oüi dire, qu'il le redit. Il faut donc s'arrêter à ce milieu: il ne faut donc jamais être excessif. Trop peu d'agrémens est nudité, c'est un défaut. Trop d'agrémens est confusion, c'est un vice, c'est un monstre. Quand les Arts ne font que commencer, ils sont encore nuds: peu à peu ils s'enrichissent et ils arrivent à leur perfection. Nous y étions peut être pour la Musique, à la mort de Lulli, et nous n'avons pas eu le temps de nous en éloigner beaucoup; mais je ne sçai si nous ne déclinerons point bientôt pour celui là, et pour les autres. Aprés que les Arts ont été quelque tems parfaits, le goût se corrompt, on subtilise, on raffine, on les charge d'agrémens outrés et de fausses gentillesses: marque seure qu'ils baissent et qu'ils se gâtent. Voilà où en sont vos Maîtres Italiens. A la réserve que n'étant pas propres à cet Art, pour les Opera, ou n'y ayant pas été heureux, ils ont eté, je croi, à la corruption et au mauviis goût, sans passer par la perfection: ou du moins sans que nous nous en soions apperçûs.
Tu es un fort joli garçon pour juger [-79-] de cet air là, s'écria le Comte. Mais tu penses donc que je m'en tiendrai à ton autorité, et à celle de ton Horace, sur ce ménagement, sur cette épargne d'agrémens où tu nous veux réduire! Eh bien, Monsieur le Comte, repartit le Chevalier, voulés vous que je vous cite un autre homme, et d'un esprit aussi droit qu'Horace, quoique d'une autre espece? Ecoutés Monsieur Descartes, et ayés du respect pour un Philosophe si illustre, et qui a fait un Traité de la Musique. Il tenoit pour principe, comme le rapporte Monsieur Baillet, * [* Abregé de la vie de Monsieur Descartes.] que les choses les plus simples sont d'ordinaire les plus excellentes, et certainement Monsieur Descartes n'avoit rien tiré de toute la profondeur de ses méditations de plus solide, ni de plus beau que ce principe. Il n'y a point d'Art, depuis celui de la Musique jusqu'à celui de la bonne chere, à quoi on ne le puisse appliquer. Or qu'est-ce que cette simplicité qui fait, qui caracterise les choses les plus excellentes, et que je vous ai dit être la compagne inséparable de la nature? Une sage médiocrité d'embellissemens et d'agrémens. De quoi est-ce que le Cavalier Bernin se mocquoit dans l'Eglise des Grands Jésuites? De l'excés des beautés d'Architecture, de la profusion outrée de ces mêmes agrémens, qu'il auroit admirés, s'il y en avoit moins eu. Ils ne le choquoient que parce qu'il les trouvoit [-80-] trop prodigués, trop rassemblés.
Pour vous contenter, dit le Comte, je croirai la simplicité merveilleuse partout ailleurs qu'en Musique; mais en Musique je ne sçaurois me persuader qu'elle soit si nécessaire et si belle. Le moïen qu'une Musique simple attendrisse, touche, et émeuve? Il faut de l'art et des agrémens pour cela, et il est bien difficile qu'il y en ait assés. Tout au contraire, mon pauvre Comte, repliqua le Chevalier, une Musique remplie d'agrémens recherchés, et où il paroîtra beaucoup d'art, ne pourra gueres attendrir, toucher, émouvoir: et un chant simple, naturel, et qui en apparence coulera de source et sans travail, en viendra bien mieux à bout. Les passions qui touchent et qui frappent le plus l'Auditeur, sont sans doute celles qu'il voit les plus vives et les plus violentes dans l'Acteur, et plus elles sont vives et violentes, plus elles veulent être simplement exprimées: plus elles dédaignent les petitesses de l'Art et des ornemens. Connoissés-vous quelque chose dans tout nos Opera qui soit plus en possession de saisir et d'attendrir tout le monde que ces deux endroits d'Armide?
Enfin il est en ma puissance, et cetera.
Et
Renaud, Ciel, ô mortelle peine, et cetera.
Pou peu que cela soit bien chanté, on [-81-] se trouble, on se laisse aller au plaisir d'une douce émotion, et il y a de beaux yeux, Madame, qui y ont pleuré. Ce n'est qu'un recitatif fort uni: mais aussi admirable qu'il est simple. Et une belle voix seule, avec un chant bien expressif, et un accompagnement net et proportionné, fera toujours ainsi des impressions plus vives, qu'un grand concert, qu'un grand assemblage d'instrumens. Ce qu'on nous conte de plus surprenant des effets de la Musique s'est fait de même, et par un seul Musicien. Orphée, Amphion..... Oh ne nous voila pas mal, interrompit le Comte. Si tu nous cites Orphée, je vais te citer, moi, ma Mere l'Oye. Passons donc de la fable à l'histoire, continua le Chevalier. Ce Timothée qui émut un jour Alexandre, jusqu'à le faire courir aux armes, n'avoit que sa flûte. En faveur de Madame je vous épargne le chagrin de plusieurs exemples semblables: mais quand a-ç'été que la Musique Italienne a saisi, a transporté quelqu'un comma Timothée émut Alexandre le Grand? et pour parler de la nôtre, depuis que nous l'avons embellie de tant d'accords et de tant de parties, voyons-nous qu'elle ait le même pouvoir sur les coeurs, qu'elle avoit lorsque ce Musicien de Montpellier chantoit les faits d'Ogier le Danois, ou seulement lorsque Mabile de Rennes chantoit [-82-] quelque Poësie amoureuse sur sa viole? Relisés là-dessus le chapitre 19. de vôtre bon ami Eutrapel. Cependant, repliqua le Comte, les instrumens qui ont le plus de parties, sont les plus parfaits. Dites les plus harmonieux et les plus commodes, reprit le Chevalier. Si le but de la Musique est de toucher, il s'ensuit que les plus touchans seront les plus parfaits, malgré que vous en ayés: et toutes les parties de vos luts et de vos clavessins ne vallent point les cinq cordes d'un violon, qui étant beaucoup plus simple, parlera mieux sous une main legere, et formera un chant et des sons plus perçans, plus tendres, et plus plaintifs cent fois, que vos instrumens à 2 et 3. octaves. Cependant sur ces instrumens mêmes, sur le lut, sachés que les Piéces excellentes, les Piéces qui ne s'usent point, sont celles qui ont un caractere de simplicité qui se fait sentir parmi les accords de toutes leurs parties. Comme l'immortelle, la belle homicide du vieux Gautier, et cetera. L'antiquité, cette admirable et ingenieuse antiquité, n'a point connu d'instrumens qui ayent eu plus de dix cordes, et par conséquent qui ayent pû joüer les 5. parties: et avec cela les Musiciens de l'antiquité avoient porté leur Art à un si haut point de vivacité et de perfection. La Musique leur étoit si connuë, dit un homme [-83-] du grand monde, * qui avoit assés étudié et beaucoup médité, qu'en ajustant, et diversisiant de certains tons, ils sçavoient toucher le coeur comme ils vouloient...... car c'étoit une sorte de violence, et d'enchantement, dont le secret n'est pas venu jusqu'à nous, au moins ce qu'il y avoit de plus rare s'est perdu. Diantre, dit le Comte, voyés-vous la grande perte pour le public!... Si c'en est une, Monsieur le Comte! je vous en répons, et quelques Maris modernes la regretteroient, s'ils sçavoient que cette Musique Grecque si simple
** De tout fol amour amortissoit l'ardeur,
Et du sexe charmant conservoit la pudeur.
Qu'une Reine + autrefois pour l'avoir écoutée
Fut prés d'un lustre entier en vain sollicitée.
Mais qu'elle succomba dés que son séducteur
Ut chassé d'auprés d'elle un excellent fluteur,
Dont, pendant tout ce tems, la haute suffisance,
Avoit de cent perils gardé son innocence.
Avec toute sa pompe et son riche appareil
La Musique en nos jours ne fait rien de pareil.
Non, ce me semble. Je suis bien honteux d'avoir retenu cette longue partie du croassement du plus indigne corbeau de ce siécle, Par bonheur elle est moins mauvaise [-84-] que le reste. Mais il me souvient encore de deux petits traits d'histoire que je veux servir pour dernier plat, à l'ennemi de la simplicité en Musique. Les Lacedémoniens étoient gens d'esprit et de bon goût, comme vous scavés, et c'étoit d'ailleurs un des Peuples de la Gréce qui aimoit et qui cultivoit le plus la Musique. Licurgue ne leur avoit permis que ce plaisir-là, qu'ils prenoient à la guerre et dans le camp même, et par lequel ils s'échaufoient, ils s'animoient au mépris de la mort. Terpandre, le premier Musicien de son siécle, s'avisa d'ajoûter une corde à sa harpe, à sa lyre: pour la variété, disoit-il. Aussitôt les Ephores lui ôtérent sa lyre des mains avec ignominie. * Phrynides, autre Musicien célébre, en ajoûta deux à la sienne: on lui fit l'affront de lui couper ces deux cordes là publiquement. Parce que, dit le judicieux Plutarque, parce que de si habiles Connoisseurs croyoient que rendre la Musique, de simple, embarassée et confuse: c'étoit gâter, c'étoit corrompre ce bel Art. Vous jugerés par là combien les Maîtres Italiens sont estimables, eux qui ont inventé mille agrémens inutiles, bizarres, importuns: eux qui étouffent sans cesse dans leurs airs, et peut-être dans leurs simphonies, la belle simplicité, et [-85-] le beau chant, sous un amas d'accords et d'ornemens affectés. Je vous ai dit que leur Musique n'est point naturelle: en voilà des preuves et des marques essencielles.
Vous devenés bien sçavans et bien sérieux, Messieurs, dit Madame du B... Je vous demande pardon, Madame, répondit le Chevalier, j'y ai été contraint pour amener Monsieur vôtre Mari à la raison. Mais je vous suplie de l'y mettre vous-même. J'ai déja éprouvé que vous vous êtes défaite de cette prévention, que lui, et l'approbation politique de Monsieur de Fontenelle vous avoient inspirée pour le Paralelle. Jugés, Madame, si...... Je juge, dit la Comtesse, à qui on venoit dire qu'on avoit servi, qu'il est temps d'aller souper. Mais, Chevalier, vôtre éloignement de la Musique Italienne est bien fort: n'en reviendrés-vous point?.... J'ai lieu d'esperer que non, Madame, car vous n'en chanterés gueres, et j'ai entendu Mademoiselle Ullot, sans qu'elle m'air perverti. Sa voix et son habileté sont le piége le plus séduisant et le plus flatteur que puisse avoir la Musique Italienne, et je ne m'y suis point pris. Lorsque je l'entendis à Gaillon, j'eus la force de n'admirer que la maniere dont elle chantoit, et fort peu ce qu'elle chantoit.
[-86-] COMPARAISON DE LA MUSIQUE ITALIENNE ET DE LA MUSIQUE FRANÇOISE.
TROISIÉME DIALOGUE.
MAdame la Comtesse du B..., son Mari et le Chevalier se mirent à table, et quoi qu'ils y fussent avec ce plaisir que donnent la liberté et la familiarité, ils n'y furent pas long-tems. Quand l'heure de se coucher approchoit, le Comte étoit toûjours impatient.
Or ça, dit-il, aprés qu'ils eurent été reprendre leurs places dans le Cabinet de la Comtesse: dépêchons-nous de voir le reste du Paralelle, et plus de digressions, Chevalier, je vous en prie. Je ne les vais pas chercher, répondit celui-ci, il faut [-87-] qu'elles me soient nécessaires lorsque j'en fais, ou que vous me donniés vous-même lieu d'en faire. Mais enfin achevons. Il est vrai que nous sommes plus longs que nous ne pensions d'abord l'être: quoique nous affections de suivre le Paralelle pié à pié, laissant à de plus habiles gens que nous un examen moins gêné de la Musique Italienne et de la nôtre.
Page 60. Monsieur l'Abbé R. vante la fécondité des Maîtres Italiens, et accuse la sécheresse et le génie extrêmement borné des François, qui se pillent les uns les autres, ou qui se copient eux-mêmes. Pour ce reproche-ci, dit le Comte, je le tiens si bien fondé que vous ne pouvés pas vous dispenser d'y souscrire: Témoin ce que dit Scaramouche. Promenades de Paris, Acte 2.
Chantés, chantés, petits oiseaux,
Prés de vous l'Opera, l'Opera doit se taire.
Vous faites tous les jours des chants, des airs nouveaux,
Et l'Opera n'en sçauroit faire.
La pensée est juste, et l' autorité décisive. Oüida, répondit le Chevalier, on ne peut pas penser faux à la Comédie Italienne: quoique je ne sçache pas bien si les oiseaux font tous les jours de nouveaux chants, et ont l'art de varier ainsi leur ramage. Mais enfin je ne défendrai point ceux de nos Compositeurs que la paresse ou le peu de [-88-] génie, réduit à se copier eux-mêmes, ou à mettre à tout moment Lulli en piéces, et à le voler, lui, et d'autres, qui sont moins riches que lui. Ces Compositeurs stériles sont gens qui n'interessent point la gloire de la Musique Françoise..... Oh! Chevalier, nous en avons si peu d'autres.... Je le croi. Ce n'est pas une merveille que les bons Compositeurs soient plus rares en France, qu'en Italie, où tout le monde s'en mêle. Mais ayés la bonté de considerer que ceux de nos Compositeurs qui méritent ce nom là, sont bien à plaindre et bien reserrés. Premierement il n'a jamais été de Musicien qui n'en ait quelquefois imité ou copié quelqu'autre, et Lulli a aussi imité quelqu'un de tems en tems. D'ailleurs ce merveilleux Lulli a enlevé aux Musiciens d'apresent une grande partie des beaux tons, et souvent leurs Piéces ressemblent aux siennes, sans qu'ils ayent pensé à lui. Comme il arrive tous les jours en Poësie qu'on a les mêmes pensées, et qu'on dit les mêmes choses qu'un Auteur qu'on n'a point eu en vûë d'imiter, et comme Monsieur le Marquis de Racan + fit quatre Vers semblables mot pour mot à Quatrain des Tablettes de Mathieu, qu'il n'avoit jamais lûës. Un hazard naturel fait que l'on s'entre-rencontre. Enfin il y a une derniere chose à [-89-] observer sur la varieté et sur la fécondité des Musiciens Italiens, qui sont à la verité, en cela au-dessus des nôtres. C'est que la bizarrerie, la science seule font souvent leur Musique. Ils composent, sans créer. Leurs Piéces sont des accords sçavans et recherchés, et rien autre chose. Il n'en coûte pour cela aux Maîtres Italiens que de l'application et du travail. Dans nôtre Musique Françoise, nous voulons du chant, du naturel, de la justesse d'expression: il faut que le génie joüe, qu'il fournisse, autrement quelque fécond, quelque diversifié qu'on soit, on est sifflé. Or vous sçavés, Madame, qu'il est bien plus facile et plus commun d'avoir de l'érudition que de l'esprit, de conter, que de penser, de parler beaucoup, que de parler juste. Monsieur l'Abbé R. semble pourtant loüer la fécondité de Lulli. En effet elle est assés loüable. Acis et Galathée, son dernier, et je croi, son 22. Opera, est au moins aussi beau qu'aucun des autres: et ce qu'il a fait d'Achille et Polixene nous marque d'une maniere bien vive et bien sensible, qu'il auroit pû faire encore plusieurs Opera de la même force, sans s'épuiser. Mais à propos des Opera de Lulli: il faut, tandis qu'il m'en souvient, que je fasse remarquer une chose à Monsieur le Comte. C'est qu'Isis, le plus sçavant de tous, sans contredit, a été [-90-] un de ceux qui a eu le moins de succés, quand on l'a representé d'abord, et est encore un des moins aimés.
Monsieur l'Abbé assure tres-sérieusement que Lulli a passé tous nos Maîtres, même daus le goût François. Même dans le goût François, repeta en riant, la Comtesse. Ce même là est excellent. Est-ce que Lulli a travaillé dans quelqu'autre goût? Je ne le pense pas, Madame, répondit le Chevalier, il l'a fixé; mais c'est parce qu'il n'a connu que celui-là que ses ouvrages en sont la régle et le modelle. Lulli trouva nôtre Musique encore rude et nuë, comme un Art qui commence. Il la polit, il l'enrichit, il la poussa enfin à sa perfection. Du reste il ne travailla point sur un nouveau goût: il prît le nôtre, et il avoit tellement perdu le goût Italien qu'il ne vouloit, ou ne pouvoit plus faire de doubles, faisant faire par Lambert ceux dont il avoit besoin. Il s'étoit donc revêtu du goût François, jusques-là qu'il l'approprioit même aux paroles de toutes tes autres Langues. J'ai déja eu l'honneur de vous parler de l'air
Non vi è più bel piacer, et cetera.
Qui a tout le caractere et toute la simplicité de nôtre Musique. Voyés la belle plainte de Psiché
Deh, piagete al pianto mio, et cetera.
Lulli en a banni les faux agrémens et le [-91-] badinage Italien, pour n'y mettre qu'un beau chant, des tons François. L'air Espagnol de la 3. Entrée du Bourgeois Gentilhomme.
Se que me muero, et cetera.
Est du même goût. Son Te Deum, ce Te Deum que nous entendîmes chanter aux Peres de l'Oratoire de la ruë Saint Honoré, pour la convalescence de Monseigneur, et qui étoit executé par trois cens Musiciens, conduits par Marets, à la même simplicité, et plus encore à proportion que ses Opera. Ce sont des airs François sur des paroles Italiennes, Espagnoles et Latines. Quand Monsieur l'Abbé dit que Lulli a passé tous nos Maîtres, même dans le goût François: c'est comme si l'on disoit que vous êtes aimable, même en femme. Mais, reprit le Comte, Lulli étoit Italien.... Eh, mon ami, + il est venu en France dans un si bas âge, et il s'y est naturalisé de telle sorte, qu'on ne peut le regarder comme un étranger. A proprement parler il n'a point eu de Partie: ou s'il en a eu une, ç'a été Paris, où l'éducation, l'habitude et ses emplois l'ont fait renaître. Mais quand il ne nous seroit venu de son pays que dans un âge avancé, et déja Musicien formé et profond; ce qu'il n'étoit point, puisque tout le monde sçait que feu Mademoiselle lui fit apprendre à joüer du violon: Qu'est-ce [-92-] que cela feroit à la gloire de nôtre Musique? Il est certain qu'il a fait de la Musique Françoise et dans le goût François; car Monsieur l'Abbé n'aura pas la cruauté de nous en démentir: si la Musique de Lulli dans ses Opera est véritablement plus belle que celle des Maîtres Italiens dans les leur, que nous importe que Lulli ait été François ou Italien? C'est un homme de leur païs; mais c'est un Musicien du nôtre. C'est nôtre Musique, ce sont nos Opera, et il ne s'agit que de cela dans le Paralelle. Pourvû que nôtre Musique soit meilleure que l'Italienne, n'importe comment, ni par qui. Voilà ma cause gagnée, et moi dispensé de faire le voyage d'Italie pour entendre quelque chose de mieux que ce que j'entends ici: Je ne demande qu'à mettre ainsi mon goût en repos sur mes plaisirs et sur l'honneur des Opera de France. Cependant, reprit encore le Comte, les Opera François sont dûs à quelqu'un de la Nation Italienne, et ils [64. in marg.] n'établissent pas l'égalité entre les deux Nations: puisque la nôtre est obligée de son avantage à la leur. Eh bien, repliqua le Chevalier, nous l'en remercirons, et nous avoûrons, par reconnoissance, que si leurs Musiciens étoient élevés et instruits chés nous: qu'ils s'attachassent au goût François, et qu'ils s'éloignassent de l'Italien, comme à fait Lulli, ils pourroient [-93-] bien réüssir. Mais jusques-là Monsieur l'Abbé me permettra de croire qu'en effet il n'y a pas [page 64 in marg.] d'égalité entre les deux Nations, en ce qui regarde l'Art de la Musique, et que cet Art n'a pas été, ni n'est pas chés eux dans le même point de perfection que chés nous: sans qu'il soit besoin pour nôtre gloire que quelque François aille exceller en Italie, dans goût magnifique de ces Monsieurs.... Ecoutés, dit la Comtesse, il ne faut desesperer de rien.... Non, je vous assure, Madame. De la maniere que mille gens s'y prennent et s'adonnent aujourd'hui à cette Musique là: il n'est pas impossible que quelqu'un d'eux s'avise d'aller briller à Rome ou à Florence, et y faire joüer des Sonates et des Opera de sa façon, qui obscurciront le sublime des Melani et des Scarlani. Rebel nous a déja donné des Sonates, dit froidement le Comte..... Oh parbleu, pour Rebel, nous le retenons, et ne lui faites pas, s'il vous plaît, l'affront de croire que ses Sonates brillassent en Italie. Rebel y a véritablement mis une partie du génie et du feu Italien; mais il a eu le goût et le soin de le temperer par la sagesse et par la douceur Françoises, et il s'est abstenu de ces chûtes efrayantes et monstrueuses, qui font les délices des Italiens.
Mais Monsieur l'Abbé R. va insulter bien des gens tout d'un coup. [page 65 in marg.] Lulli, selon lui, est [-94-] le seul qui ait jamais paru en Frauce, avec ce génie superieur pour la Musique. C'est le premier de nos Musiciens, dit la Comtesse; mais ce n'est pas le seul génie superieur, c'est à dire, ce me semble, le seul grand génie, qui ait paru en France. Monsieur l'Abbé pourroit être moins severe, repartit le Chevalier, et avoir quelque consideration et quelque indulgence pour Boisset tant admiré de Luigi et de Lulli même, pour Camus, pour le fameux Lambert, dont les beaux airs ont une simplicité si charmante. Et remarqués, Madame, que cette simplicité a sçû leur conserver leur premiere vogue. Malgré tous les charmes des Opera de Lulli, et la nouveauté des autres, la France se souvient toûjours des airs de Lambert, et apparemment, quelque penchant qu'elle ait à changer, on ne s'ennuïra point de les chanter, on ne les oublira jamais. Du reste Monsieur l'Abbé est un dangereux Connoisseur si Colasse, Charpentier, Marais, Monsieur des Touches, Campra, et cetera ne lui paroissent pas dignes de son estime, et s'il ne les trouve pas de grands génie, quoi qu'ils n'ayent pas toûjours été heureux. Mais, Comte, prens garde à celui-ci. Voici un endroit du Paralelle que je te veux lire. L'Italie est pleine de Maîtres qui sont tout au moins de la force de Lulli. Il y en a à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Bologne, à Milan, à Turin, et il [-95-] y en a eu dans tous les tems. Que dis-tu de cette imperti....? Vous vous fâchés, Monsieur le Chevalier, interrompit la Comtesse. Un peu de flegme, s'il vous plaît. J'ai la bonté de souffrir que vous vous entre-tutayés devant moi, vous et Monsieur, comme deux petits Maîtres; mais songés que c'en est assés que de vous passer cette mauvaise habitude, et que vous devés contraindre vos autres saillies. Je vous demande pardon, Madame, reprit-il. J'avoüe que la sottise de Monsieur l'Abbé m'alloit mettre en train d'en dire quelques-unes. A l'entendre, il faut qu'il y ait eu 7 ou 8. douzaines de Lulli en Italie, depuis qu'on s'y mêle de composer: puisqu'il y en a eu dans tous les tems, et qu'il y en a dans toutes les Villes hors du commun. Vous verrés à la fin qu'il n'y aura point d'Evêché dont le Maître de Musique ne soit un Lulli, et les Evêchés ne sont pas loin à loin en Italie. Si Monsieur l'Abbé disoit vrai, il auroit aprés cela grande raison de nous reprocher que nous ne sommes que des gueux: nous n'en pourrions pas disconvenir; car nous avoüons volontiers ce qu'il dit plus bas: qu'il faut un siécle entier pour nous produire un Lulli. Cependant lorsqu'il ajoûte qu'on desespere que tous les siécles ensemble produisent jamais quelqu'un capable de le remplacer. Il va trop loin. Reconnoissés-en Monsieur l'Abbé, à toutes les [-96-] exagerations peu raisonnables du Paralelle, un homme vraiment nourri de Poësie et de Musique Italienne un Ecolier du Toredano, et du Mancini, dont les pensées toûjours outrées, sont de l'Italien en François.
Et l'Abé continuë de la même force page 68. il ne se fait plus rien de beau en France depuis la mort de Lulli. Ainsi, conclud-il d'abord, ceux qui aiment la Musique n'ont qu'à aller en Italie. Laisse nous, Madame, et t'y en vas vîte, mon pauvre Italien, car tu es à peu prés du même sentiment sur les Opera nouveaux, et ç'a été ce que tu m'en as dit, à propos de Tancrede, qui nous a fait songer au Paralelle. Oh! vous lui faites tort, repartit la Comtesse. Il vous a seulement dit qu'il n'avoit pas bonne opinion des Opera nouveaux; et il ne prononce pas d'une maniere si courte, et si offensante pour la France, que Monsieur l'Abbé. J'ai oüi dire à d'habiles gens que ces décisions generales et envelopées marquent peu de discernement. Il ne se fait plus rien de beau: nous n'avons pas un seul homme, et cetera et la verité est qu'un jugement si vague ne coûte gueres. Puisqu'il faut que je m'explique, ajoûta le Comte, je vous dirai encore, Chevalier, que quand on nous donne un nouvel Opera, j'en ai toûjours méchante opinion. Non, que je croïe qu'il est impossible qu'on nous en donne de bons; mais parce que la [-97-] moitié, et plus, de ceux qu'on nous a donnés, ont échoüé dés les premieres representations: parce que plusieurs de ceux qui ont réüssi, ont plûtôt dû leur succés à la magnificence du spectacle, et à la dépense que Monsieur de Francine y a faite, qu'à leur propre bonté (pour preuve dequoi ils ont tombé bien vîte dans nos Provinces où l'on les habille moins magnifiquement.) Et enfin parce qu'il n'y en a point eu qui m'ait fait beaucoup de plaisir. Quoi, dit le Chevalier, l'Europe galante ne vous en a point fait? Pour celui-la, répondit Monsieur du B... J'avouë qu'il est privilegié, et que je vais volontiers à l'Opera, toutes les fois qu'on le jouë. C'est toûjours quelque chose, reprit le Chevalier, et vous faites bien de l'excepter: car il y auroit de la temerité à aller contre le goût general, et Monsieur et Francine, qui le sçait bien, vous dira qu'aucun Opera, même de Lulli, n'a été plus suivi que l'Europe galante. Mais Issé, mais Amadis de Grece, où il y a tant de naturel et tant de feu, et ce qui a dû vous toucher, plusieurs tons hardis et heureusement hazardés, ne vous ont-ils point piqué? Enée et Didon est, ce me semble, un assés bel ouvrage, et un assés bel ouvrage d'un bout à l'autre, pour trouver grace devant quelque Juge que ce soit. La Musique de Venus et Adonis, dont vous avés estimé les paroles, a [-98-] paru bonne à la plûpart des Connoisseurs, quoique les roulemens y soient un peu trop fréquens: et aurés-vous le courage de mépriser Hésione, dont le Prologue a tant plû, et qui est plein de choses neuves et brillantes? Il me suffit de cela pour montrer à Monsieur l'Abbé que, depuis la mort de Lulli, on a encore fait quelque chose de beau en France. Cependant je demeure d'accord que les Opera de Lulli font la principale richesse de nôtre Théatre. Il est bon de ne point joüer Amadis de Grece immédiatement aprés Amadis de Gaule, et on ne doit donner au Public des Opera nouveaux, que de peur de rendre ceux de Lulli trop tôt vieux, en les joüant toûjours. Je trouve même que trop de gens ont aujourd'hui la hardiesse d'en composer. Un Musicien novice et inconnu n'a point de honte d'entreprendre une Piéce de cette étenduë, et à force de brigues et de sollicitations, il parvient à la faire joüer. Il est sifflé: il le mérite. On devroit se souvenir de ce que le Roi dit un jour à quelqu'un, à ce que j'ai oüi conter. Vous voulés aller trop vîte: il faut longtems faire des Courantes, avant que de tenter un Opera. Aprés cela, Monsieur le Comte, il me reste une chose à vous dire. C'est que si la mort de Lulli à été un coup terrible pour nôtre Musique: celle de Quinaud en a été un autre, qui aide fort à nous faire sentir le [-99-] premier. Le défaut de belles paroles excuse un peu ceux de nos Compositeurs qui ne réüssissent pas: car il est certain que les belles paroles sont les premiers fondemens de la belle Musique. Elles sont nécessaires pour éveiller et pour échaufer le génie du Musicien, et elles sont à présent difficiles à trouver. Tout le monde est convenu que Monsieur l'Abbé de la Motte a eu un grand talent pour en faire, et l'esprit aisé, vif, et fertile. Cependant je croi que le mépris qu'avoit Monsieur de Saint Evremont pour la disposition du sujet de tous les Opera, seroit peut-être aussi juste à present qu'autrefois. Nous n'avons gueres vû de Tragédies en Musique où la conduite, l'intrigue, l'art du Théatre, fussent passablement bien entendus. Sur des paroles d'ordinaire mal liées, et quelquefois plates ou rudes, est-il équitable d'exiger de nos Compositeurs une Musique aussi harmonieuse, aussi suivie, des tons, des expressions aussi vives et aussi nobles que Lulli en a sçû mettre sur ces belles scenes de Quinaut? Voilà en quoi les Maîtres Italiens d'aujourd'hui ont une avance bien utile sur les nôtres. [page 7. in marg.] Car en Italie, ou les Opera ne sont que de pitoyables rapsodies sans liaison, sans suite, sans intrigue, ou la langue est coulante, badine, emmiellée, même malgré que le Poëte en ait, et où les Musiciens et les Auditeurs ne [-100-] demandent que cela: Vous croyés bien qu'un Compositeur n'a qu'à faire le moindre signe, le pays n'a garde de manquer de rimeurs fertiles en Concetti et en Vivezze d'ingegno, qui lui jettent à la tête des paroles si douces et si fleuries qu'il les peut souhaiter. Aprés quoi, s'il ne donne pas aux Auditeurs des roulemens et des accords tout leur soul, il est dans son tort, et le Poëte s'en lave les mains. Monsieur l'Abbé R. qui a recüeilli et vanté avec tant de soin les avantages des Compositeurs Italiens, a oublié celui-là. Cependant j'espere que Monsieur le Comte et tous les gens raisonnables le trouveront heureux et important. N'est-ce pas là railler et critiquer modestement, dit la Comtesse?.... Je ne raille, ni ne critique, Madame: cela ne m'appartient pas. Mais quand je serai obligé de parler de toute autre chose que de la Musique et de la Poësie Italiennes, je profiterai de vos avis, et j'éviterai les décisions courtes et offensantes. Mais je tâcherai d'éviter aussi les exagerations: desquelles je suis persuadé qu'un homme qui veut qu'on le croye, ne sçauroit trop se garder. Par exemple. Monsieur l'Abbé R. nous vient dire [page 71 in marg.] qu'il n'y a nul endroit foible dans les Opera d'Italie, qu'on n'y distingue point la belle scene, et que toutes les chansons y sont de la même force. Loüanges peu vrai-semblables, et qui ne s'attirent ni [-101-] créance, ni réponse. Il ne tiendroit qu'à moi d'en dire autant de nos Opera. Je serois moins mal fondé que lui à le dire de quelques-uns. Monsieur de Saint Evremont nous assure que, selon les Italiens mêmes, et dans les Opera mêmes de Luigi, les beaux endroits étoient impatiemment attendus, et venoient trop rarement.
[page 72. in marg.] Monsieur l'Abbé veut bien ensuite convenir que nôtre récitatif est bien plus beau que celui des Italiens. Monsieur de Saint Evremont avoit dit avant lui, que le leur étoit fort ennuyeux, et qu'on pourroit le définir un mauvais usage du chant et de la parole. II ne.... N'appuyés point là-dessus, interrompit le Comte, puisqu'on vous accorde tout ce que vous pouvés demander. J'ajoûterai donc, dit le Chevalier, que rien n'est si agréable que nôtre récitatif, et qu'il est presque parfait. C'est un juste milieu entre le parler ordinaire, et l'art de la Musique, et Lulli a sçû donner au sien un caractere harmonieux et naturel qui sera toûjours admiré et toûjours imité imparfaitement, quoi qu'en dise l'Auteur d'un Livre + que j'ai entendu bien loüer, aussi peu connoisscur en Musique, qu'excellent Juge pour le reste. Qu'y a-t-il qui fasse plus de plaisir, et qui ouvre mieux un Opera que ce commencement de Persée?
Je crains que Junon ne refuse, et cetera.
[-102-] Armide est tout plein de récitatif, aucun autre Opera n'en a tant, et assurément personne n'y en trouve trop. Ah, Armide! Armide! dit la Comtesse. Mon Dieu, qui est-ce qui approche d'Armide? Armide, Madame, reprit le Chevalier, est la Piéce de Lulli dont la Musique est la plus simple, la plus aisée, et la plus suivie. Aussi n'y a-t-il rien de si merveilleux, repliqua le Comte, en affectant un air précieux et grave: et je vous apprens, mon petit cousin, qu'Armide est l'Opera des femmes, Atys l'Opera du Roi, Phaéton l'Opera du Peuple, Isis l'Opera des Musiciens. Mais enfin revenons au Récitatif. C'est principalement par là que Lulli est au dessus de nos autres Maîtres. Car puisque je suis en obligation d'être sincere, je conviendrai que ceux qui sont venus aprés lui ont quelquefois fait des airs et des simphonies d'un assés grand prix, et qui peuvent aller du pair avec les airs et les simphonies de Lulli. Je doute qu'il nous ait laissé de plus beaux airs que celui des quatre Saisons.
Me plaindrai-je toûjours Amour sous ton empire? et cetera.
Celui d'Hesione
Ah, que mon coeur va payer chérement, et cetera.
Celui de Picus et Canente
Cedés cruels, et cetera.
Ni de simphonie, à qui la Sarabande d'Issé [-103-] ne soit pas comparable. Ce fameux air de violon de la descente d'Orphée, que Colasse a remis dans le Prologue des quatre Saisons, n'efface point la Sarabande de Monsieur des Touches. Mais pour le Récitatif des nouveaux Opera, vous me permetrrés de le trouver tres-médiocre, et presque toûjours ou plat ou dur, et vous ne devés pas encore vous plaindre de ces termes-là. Nos Maîtres d'aujourd'hui ne sçauroient du tout atraper une certaine maniere de reciter, vive sans être bizarre, que Lulli donnoit à un Chanteur, et il paroît qu'ils connoissent bien eux-mêmes leur foiblesse et leur manque de génie à cet égard: car ils accourcissent le Récitatif tant qu'ils peuvent, et ils mettroient volontiers tout en airs. Tant pis, ajoûta la Comtesse, je croirois que c'est là un grand défaut. Il n'est pas vrai-semblable que les personnages que l'on met sur le Théatre soient toûjours dans les transports de quelque passion: ainsi ils doivent quelquefois parler naturellement, sur tout dans les premieres scenes. Et puisque c'est le récitatif qui represente ces discours naturels et simples, il en faut de nécessité, si l'on ne veut choquer toute vrai-semblance. Outre que la beauté des grands airs et des airs de mouvement s'avilit, quand ils sont trop prés à prés.
Fort bien, Madame, dit le Chevalier, en [-104-] battant un peu des mains. A cette maniere de raisonner, je voi bien que vous êtes tout à fait dans le bon chemin, et que je suis sauvé du péril de vous voir préferer la Musique Italienne à la nôtre. Le Comte n'a qu'à se bien tenir à present. Mais ne croyés-vous pas que le défaut de nos Compositeurs qui abrégent trop leur Récitatif, est au moins de meilleur sens, que celui des Italiens qui ne veulent point abreger le leur? Quoi qu'il ait toûjours été fade et pitoyable, quoi qu'il soit encore beaucoup plus mauvais que le plus mauvais de nos nouveaux Opera, les Italiens s'obstinent toûjours à faire durer leur Psalmodie des heures entieres. Ils ne sçauroient la finir, et ne se corrigent point de cette longueur, doublement ennuyeuse. Il faut que ces gens-là soient bien vains ou bien aveugles. Comment, aveugles, reprit la Comtesse! est-ce qu'on leur a laissé quelque lieu de se flatter là-dessus, et les François qui voyagent en Italie, ne portent-ils point de sifflets? Je croi que non, Madame, dit Monsieur de... parce que les Italiens portent des stilets, eux. Mais, par ma foi, si le sifflet n'étoit point là un meuble si dangereux, il y seroit d'un assés grand usage aux François, et d'une assés grande instruction pour les Italiens. Mais à cet avantage que nous avons sur eux par le Récitatif, et dont la nécessité [-105-] du récitatif, que vous avés si bien montrée, prouve l'importance: J'en vais ajoûter ici plusieurs autres de la même espece. Comme le goût et le talent des Italiens est de toûjours joüer, de toûjours badiner, et que ce sont des Musiciens enyvrés de leurs sçavans agrémens, et incapables d'arrêter leurs saillies et leurs excés: tous les endroits sérieux, et qui demandent de la gravité, de la sagesse, sont hors de leur portée: ils ne sçavent ce que c'est. Ainsi les sacrifices, les invocations, les sermens, et cetera sont des morceaux d'une beauté aussi peu connuë chez eux, qu'elle l'est parfaitement chés nous. Jugés où cela va, Madame, et combien cela appauvrit leurs Opera: combien cela leur ôte de belles choses. Rappelés-vous, s'il vous plaît, ces trois endroits admirables de l'Opera de Phaéton.
Le sort de Phaéton se découvre à mes yeux, et cetera.
Acte premier.
Vous êtes son fils, je le jure
Par ce Dieu, et cetera.
Acte quatriéme.
C'est toi que j'en atteste
Fleuve noir, et cetera.
Acte cinquiéme. Quel éfet cela ne fait-il point, et quel lustre ces trois endroits ne jettent-ils point sur toute cette piece! D'ailleurs ces sermens, ces invocations, ces sacrifices, comme celui de Cadmus, de [-106-] Belle-Rophon, et cetera aident fort à la varieté. On ne peut pas nier que ce ne soient des inventions naturelles et agréables pour diversifier un Opera. N'attendés rien de pareil des Italiens. Depuis qu'on connoît le B carre, et le B mol en Italie, et en verité il y a long-tems, aucun de leurs Maîtres n'a rien fait qui puisse être comparé à un de ces trois morceaux du seul Opera de Phaéton. Oh, repartit le Comte, vous n'avés pas vû toutes leurs Piéces: et enfin, s'ils ne chantent pas aussi heureusement que nous certaines choses graves et sérieuses: leurs simphonies les expriment à merveilles. Ils ont des simphonies sérieuses et graves de la plus grande beauté. Vous faites comme Monsieur l'Abbé, repliqua le Chevalier, parce que ce Normand là voit qu'il ne sçauroit nous chicanner sur l'avantage immense du Récitatif, il en revient à louer les simphonies Italiennes, [page 75. in marg.] et à dire qu'au lieu que les nôtres sont souvent fort séches et fort ennuyeuses, les leur sont par tout moüelleuses, remplies d'accords harmonieux, et cela sans aucune inégalité. Je vous repeterai encore à vous et à lui que j'estime et même que j'admire d'ordinaire les simphonies Italiennes. Du reste qu'elles soient partout remplies d'accords sçavans et recherchés, je n'en conviens que trop pour vous. Par tout remplies d'acords harmonieux, et toûjours égales, et les nôtres [-107-] souvent fort ennuyeuses et fort séches: ce sont deux nouvelles exagerations, aussi peu justes l'une que l'autre. Mais à la fin il faudra que leurs simphonies soient d'une beauté bien puissante et bien étenduë, si elles mettent toutes seules leurs Opera au dessus des nôtres, à qui ils sont inferieurs par tant d'endroits. Il est vrai que les Italiens l'emporteront de beaucoup sur nous pour l'execution, et l'execution est un grand point. Tu ris, ce me semble, dit Monsieur du B... A vôtre avis, Comte, ai-je raison, et Monsieur l'Abbé a-t-il bien fait de comparer leurs Acteurs aux nôtres, comme il commence de faire à la page 75?
Il rappelle donc ce qu'il avoit dit de favorable de nos basses-contre, au commencement du Paralelle, [page 12 in marg.] et il prétend que l'avantage que nous avons sur les Italiens par les basses-contre, n'est pas comparable à celui que les Italiens ont sur nous par les Castrati. Mais, Madame, ose-t-on prononcer?.... Cependant vous avés lû le Paralelle, et vôtre modestie a souffert là-dessus ce qu'elle avoit à souffrir. Je n'ai qu'à conserver le nom Italien que Monsieur l'Abbé a donné poliment à un genre de Musiciens si Italien, et vous me permettrés d'en parler. Il dit qu'ils sont sans nombre en Italie, et que nous n'en avons pas un seul. Non vrayment, et j'espere que la mode n'en viendra pas en [-108-] France, ou du moins qu'ils n'y seront jamais sans nombre. Le Roi en a pourtant eu parmi ses Musiciens, reprit le Comte; mais je croi qu'il n'en a plus aujourd'hui. Pardonnés-moi, dit le Chevalier, du moins plusieurs noms en i et en o que je vois dans la liste des Musiciens de sa Chapelle me font croire qu'il pourroit bien y avoir là quelque + animal imbarbe. Mais enfin tant pis pour le Roi, selon Monsieur l'Abbé, s'il n'y en avoit point. Ce sont les Dieux de la Musique et les Heros du Paralelle. A l'en croire les plus belles voix de nos femmes n'en approchent pas. Il en fait un Eloge, pour la construction duquel il se met en frais de nouvelles exagerations, plus sublimes encore que toutes celles qu'il avoit employées jusqu'ici, et il se tuë de faire si Cour à la Nation, par un torrent de loüanges qu'il leur donne.... Qui sont-elles, Monsieur?... Qui elles sont, Madame? Elles sont en si grand nombre, que j'aurai bien de la peine à les raporter sans confusion, et je m'en vais, si je puis, les arranger avec ordre.
[page 77 in marg.] Primo, Madame, les voix des Castrati sont fortes, perçantes, fléxibles, nettes, touchantes, elles penetrent jusqu'à l'ame. En voilà beaucoup pour un premier article, n'est-ce pas? Mais parceque je veux me hâter, et qu'il nous reste encore bien des [-109-] choses, je dirai seulement qu'il est vrai que les voix des Castrati sont admirables pour chanter 5 ou 6 airs dans un Opera. Mais elles sont si fortes et si perçantes, qu'elles deviennent par là incapables d'un grand rôle. Car, à la longue, elles irritent, elles blessent l'oreille, et elles ne sçauroient gueres soûtenir le récitatif, qui est une psalmodie trop basse pour elles. Bon, dit Monsieur du B.... tu nous débites là des raisonnemens creux. Prétens-tu nous faire passer, sans aucune preuve, tes imaginations pour des verités? Je n'ai garde, mon ami, repliqua le Chevalier; mais écoutés un petit exemple qui me va tout d'un coup tenir lieu de preuves et d'argumens. Au mois de Janvier 1700. Monsieur le Duc de Medina-Celi, Viceroi de Naples, fit joüer à Naples un Opera dont il faisoit les frais, et qui étoit magnifique. Eh bien, interrompit la Comtesse, cela est de grand air.... Assurément, Madame, on a des manieres fort nobles en Italie. Monsieur le Duc de Medina-Celi fit donc joüer à ses frais un Opera si merveilleux qu'il y avoit un Choeur. Et comme il en retiroit les profits, selon la Coutume des grands Seigneurs qui entreprennent des Opera en ce païs là, et que l'argent qu'on donnoit à la porte étoit pour lui, il y gagna beaucoup. La Piéce s'appelloit Cesar et Pompée. C'étoient ces deux illustres Romains qui en étoient le [-110-] sujet, et les deux principaux personnages. Mais vous sçaurés, s'il vous plaît, que deux femmes faisoient César et Pompée, et qu'on fut réduit à les habiller en hommes, plûtôt que de donner ces deux rôles à deux Castrati. C'étoit une chose fort réjoüissante que de voir deux petites personnes, hautes comme deux bamboches, dans leurs habits d'hommes, représenter le grand Pompée et le grand César: et je vous laisse à penser qu'elles plaisantes idées ce déguisement grotesque, quoique nécessaire, faisoit naître dans l'esprit d'un spectateur raisonnable. Je voudrois que Monsieur de Saint Evremont eût été là: Si tu y avois été toi-même, mon pauvre Comte, je me persuade que l'opinion merveilleuse que tu as, sur le Livre de Monsieur l'Abbé, des Opera Italiens, et de l'avantage qu'ils ont sur les nôtres par les voix des Castrati, auroit un peu diminué.
Secundò. Ces voix douces et rossignolantes sont enchantées dans la bouche des Acteurs qui font le personnage d'Amant. Rien n'est plus touchant que l'expression de leurs peines, formée avec ces sons de voix si tendres et si passionnés. Ils ont en cela un grand avantage sur les Amans de nos Théatres dont la voix grosse et mâle est constamment bien moins propre aux douceurs qu'ils disent à leurs Maîtresses. Puisque cela est si constamment sur, sans doute Monsieur l'Abbé a receüilli les suffrages, et les Dames [-111-] ont avoüé que les Amans à voix hautes font mieux auprés d'elles leurs affaires, que les autres. Est-ce aussi vôtre goût, Madame? Je serai bien aise de le sçavoir. Je ne me suis pas encore bien examinée là-dessus, répondit la Comtesse, je vous le dirai une autre fois. Tout ce que j'entrevoi à l'heure qu'il est, c'est que les voix hautes, plus vives et plus gayes gue les basses, emportent je ne sçai quelle idée de jeunesse. On se figure, ce me semble, ces Amans là, comme des gens en cheveux blonds. Et la jeunesse peut bien être un tître pour dire certaines choses avec grace, et un présage de bonheur. Cependant l'amour est de tous les âges, et d'ailleurs je n'ai pas remarqué que les voix hautes eussent seules des sons, ou plûtôt un son, ou si vous voulés, des tons tendres et passionnés. Convenons, reprit le Comte, que les voix hautes sont plus propres aux Amans jeunes et heureux: J'accorde en cela l'avantage aux Italiens sur nous. Mais les grandes beautés ont plus d'un Amant, et deux Amans ne sont pas tous deux heureux, au moins sur les Théatres. Si les Castrati disent mieux des douceurs, et représentent mieux les Amans favorisés, vous pourrés prétendre en revanche que nos basses feront mieux les Amans maltraités, mécontens, et menaçans. A vôtre compte, dit le Chevalier, [-112-] nous serions déja égaux. Mais ne sembleroit-il pas que nous n'avons sur nos Théatres que des voix grosses et mâles? Lorsqu'il faut remplir les rôles d'Amans préferés, n'avons-nous ni hautes-contre, ni tailles, dont les voix sont aussi douces, aussi fléxibles et aussi hautes qu'elles le doivent être, pour dire tendrement des douceurs? D'abord il est naturel et vrai-semblable que tous les hommes ayent la voix mâle. Ainsi quand les voix des Amoureux, des premiers rôles, sont si perçantes et si en faucet, outre que cela devient aigre aux oreilles et incommode pour les airs en partie: cela a encore le défaut d'etre trop féminin, trop Damoiseau. Le tiers des premiers rôles des Opera de Lulli sont des rôles de simple taille, et il ne paroît pas que cet excellent homme fût persuadé que les voix grosses et mâles fussent constamment bien moins propres aux douceurs qu'ils disent à leurs Maîtresses: car dans Cadmus, il avoit Clédiere, haute-contre qui chanta depuis Admete, Thesée, Alphée dans Proserpine, et cetera et il ne lui donna que le rôle, peu considerable, du premier Prince Tyrien: au lieu qu'il fit le long et tendre personnage de Cadmus, pour Gaye, qui n'étoit qu'un Concordant. Lulli en usa de même dans Isis. Gaye eût encore le personnage amoureux de Hierax, et Clédiere n'eût que le rôle indifferent de Mercure. De sorte [-113-] que ces voix tres-hautes ne sont pas absolument nécessaires, que nous n'en manquons point, et que celles des Italiens, passant la juste mesure de haut, elles sont moins propres que qui que ce soit aux grands rôles, comme je vous l'ai montré par l'exemple de l'Opera de César et Pompée. Ce qui détruit en un mot l'enchantement des Castrati dans les personnages d'Amant: puisque dés que ces personnages sont de quelque longueur, il leur est si impossible de les joüer, qu'on est obligé d'en charger des femmes, travesties exprés. Ajoutés toûjours, dit la Comtesse, qu'en Italie, où il n'y a aucunes basses, it ne sçauroit gueres y avoir d'Amans haïs, grondeurs, tirans, comme le Geant de Cadmus, le Licomede d'Alceste, l'Amisodar de Bellerophon, et cetera et cela est desagreable pour les Heroïnes. Car enfin
* Dans l'équipage d'une belle
Il faut bien par honneur quelque Amant maltraité.....
Mon Dieu, oüi, Madame, reprit le Chevalier, et nous observons dans nos Piéces cette bien-seance, qui les orne fort, outre les fréquentes beautés que nous apporte l'opposition de nos Amans heureux et malheureux, de nos voix hautes et basses, tant pour l'action, que pour les accords. Combien de Duo gracieux! de fugues vives!
[-114-]
Non, non, rien n'est comparable Au destin glorieux Du plus brillant des Dieux. puissant
Dans Phaéton.
Il faut mourir pour satisfaire partir A cette loi severe, et cetera.
Dans le quatriéme Acte d'Enée et Didon. Ces combats de nos basses et de nos hautes-contre sont une source inépuisable d'agrémens et d'agrémens naturels. Monsieur l'Abbé ne l'a pas ignoré, et ne l'a osé cacher. Le mélange de ces basses avec ces dessus, dit-il page 14. forme un constraste agréable.... Plaisir que les Italiens ne goûtent jamais. Voyés maintenant, Monsieur le Comte, à quoi se réduit le triomphe des Italiens pour les personnages d'Amant. L'Italie gagne beaucoup à être toute pleine de ces sortes d'hommes, comme les appelle plaisamment Monsieur l'Abbé, et toute dénuée de basses. Au pis aller, reprit la Comtesse, quand nous n'aurions nous autres que des voix mâles sur nos Théatres, ce ne seroit pas, je pense, un si grand desagrément que c'en est un de n'avoir pour toute ressource que les Messieurs de Monsieur l'Abbé. Thevenard est en possession depuis 7 ou 8. ans de joüer les premiers Amans à Paris, et il les jouë si bien et si tendrement que les Compositeurs des nouveaux Opera ne font plus leurs premiers rôles que pour lui. Je me [-115-] suis tantôt apperçûë dans Tancrede que Campra, qui doit sçavoir beaucoup de Musique Italienne, n'est gueres de leur goût sur l'avantage des voix hautes, et a une grande inclination pour les basses. Car les trois personnages d'homme de Tancrede sont des basses, tous trois. C'en est peut-être trop, répondit le Comte. Il me semble qu'il auroit mieux fait de mettre pour la varieté, une basse dans le Prologue, et la haute-contre de son Prologue dans le corps de son Opera. Il avoit été moins loin dans Hésione ou Telamon est une haute-contre, et Monsieur des Touches dans son Amadis de Grece fait aussi une haute-contre du Prince de Thrace. Les trois basses m'ont choqué comme vous, repliqua le Chevalier, c'est imiter l'excés des Italiens en prenant le contrepié. L'excés est toûjours un défaut, et encore y a-t-il aujourd'hui des tailles et des hautes-contres à l'Opera de Paris. Si elles ne sont pas tout à fait si belles qu'on le voudroit bien, et qu'il s'y en trouve d'ordinaire: elles auroient du moins égayé et diversifié Tancrede. Mais, Comte, avés vous pris garde au Duo du premier Acte.
Suivons la fureur et la rage, et cetera.
Oüi, dit le Comte. Il m'a fait d'autant plus de plaisir qu'il est difficile et extraordinaire de faire chanter deux basses ensemble. Il me semble que Lulli ne l'a fait [-116-] qu'une fois, et ç'a été dans le Duo de Proserpine.
L'Amour comblé de gloire
Triomphe de tout l'Univers.
Le Duo de Tancrede, reprit le Chevalier, a quelque chose de plus expressif et de plus juste. Car comme l'emportement et la fougue conviennent aux basses, il est plus naturel que deux basses se rencontrent et chantent ensemble dans un endroit fougueux et emporté. Mais le Duo de Proserpine est plus singulier et plus beau, en ce qu'il est tendre et gracieux, et d'un chant aussi doux qu'il peut et qu'il doit être. Mais revenons bien vîte aux Musiciens + Italiens à voix claire.
Troisiémement, Madame, [page 81. in marg.] on entend tres-distinctement tout ce qu'ils Chantent, au lieu qu'on perd d'ordinaire la moitié de ce que disent de petites filles, sans poûmons, sans force et sans haleine, qui chantent en France les dessus. Pour ce qui est d'entendre distinctement ce que disent les Italiens, nous y avons d'abord répondu. Quant aux petites filles que nous reproche Monsieur l'Abbé: je n'ai point vû qu'on leur confie de grands rôles ni à Paris, ni ailleurs, lors qu'elles sont sans force, sans haleine et sans poûmons. On peut bien faire chanter par hazard un air détaché à quelqu'une d'une poitrine encore foible; mais [-117-] cela est rare: il est alors de peu de conséquence qu'on perde quelques mots de ce qu'elles disent, et nous autres François de mauvais goût nous pardonnons volontiers quelque chose à une jolie petite fille. Du reste Monsieur Misson écrit qu'il alla à Ferrare à un Opera, dont la principale Actrice + n'avoit que douze ou treize ans, et faisoit ce jour là son coup d'essai sur le Théatre. A ce compte-ci il s'en faut bien que Monsieur l'Abbé ne soit en droit de nous rien reprocher à l'égard de nos petites filles. Il ne trouvera pas que nous ayons jamais donné, comme cela, un premier rôle à une Chanteuse de 13. ans, et qui en soit à son coup d'essai.
En quatriéme lieu, et ce qui est le plus considerable, [page 83. in marg.] c'est que les voix des Castrati durent des 30. et 40. années: au lieu que celles de nos femmes ne conservent gueres plus de dix ou douze ans leur force et leur beauté. Comment, dit la Comtesse, dix ou douze ans! Il donne à nos Chanteuses un regne bien court. Monsieur l'Abbé parle comme il veut, repliqua le Chevalier, je ne lui conteste point la durée des voix des Castrati. Ce sont gens qui ne se fatiguent pas beaucoup, et d'ailleurs fort sobres: il y a de l'apparence qu'ils durent long-tems. Mais quoique nos Chanteuses ne se ménagent pas tant quelquefois, elles ne passent pas [-118-] tout à fait si vîte qu'il le dit. Combien la Rochois a-t-elle été d'années sur le Théatre? 20. au moins. Combien la Desmatins qui chante depuis 12. ou 15. ans, et plus, y sera-t-elle encore? La Maupin y est depuis 8. ou 10. et elle ne fait qu'entrer dans la force et dans l'éclat de son regne: il ne tiendra qu'à elle de chanter encore 20. ans, sans qu'on se lasse de l'entendre et de la voir.... Mais Hardoüin, Monsieur; mais Desvois; mais Dun, depuis quel tems..... Oh, Madame, l'nterrompit le Chevalier, il ne s'agit point des hommes par tout ici: Monsieur l'Abbé ne compare les Castrati qu'aux femmes. Ecoutés, reprit le Comte, il n'est pas trop besoin que vous vous tourmentiés là-dessus. Quand nos Chanteuses dureront 15 ou 20. ans, c'en est assés. Le changement de visages égaye et réveille, et lors qu'une nouvelle Chanteuse, encore jeune et novice, vient prendre la place d'une vieille Actrice d'une ancienne habileté: si les oreilles en souffrent un peu, en récompense les yeux y trouvent leur Comte, et le spectacle en est plus riant. Je croi, repartit Madame du B... que les yeux en Italie n'ont gueres de part au plaisir; car j'ai oüi dire que les Messieurs de Monsieur l'Abbé sont bien laids et bien ridés. J'en ai vû un ou deux, dit le Comte, qui, je vous assure, n'étoient pas jolis, et qui étoient vieux et fannés de [-119-] bonne heure: et je me souviens que mon ami Dom Japhet d'Arménie, que je lisois l'autre jour, aprés que la Duégne lui a jetté un pot de chambre sur le corps, à lui, tout nud, et en hyver, Couronne toutes les injures que sa colere lui suggere, par
+ Epouventail plâtré,
Dents et crins empruntés, et face de châtré.
Si ces petits Seigneurs là chantent 40. ans, ils doivent avoir bonne mine à la quarantiéme année.... Si bien donc, Monsieur et Madame, que vous ne les croyés pas beaux: Hé bien, reprit le Chevalier, donnés-vous la peine d'écouter Monsieur l'Abbé R.
[page 98 in marg.] D'ailleurs les Italiens ont encore un grand avantage sur nous par le moyen de leurs Castrati, en ce qu'ils font le personnage qu'ils veulent, une femme aussi-bien qu'un homme, selon qu'ils en ont besoin. Car ces Castrati sont tellement accoûtumés à faire des rôles de femme, que les meilleures Actrices du monde ne les font poiut mieux qu'eux. Ils sont plus grands que le commun des femmes, et ont par là plus de majesté qu'elles. [page 100 in marg.] Ils sont même ordinairement plus beaux en femmes que les femmes mêmes. A vous le dé, Madame. Celui-là est net, et voilà vôtre paquet à toutes en peu de mots. Hélas, Monsieur, dit la Comtesse, qui prit un certain sérieux, n'est-on pas libre d'avoir les [-120-] yeux et de juger des choses comme l'on veut? Monsieur l'Abbé est le maître de ses sentimens et de son goût. Vous prétendés souvent qu'il ne l'a pas bon; mais on diroit que vous lui applaudissés en ceci, et je vous vois un air de gayeté.... Moi, Madame, s'écria le Chevalier, en se composant aussi, palsembleu vous me faites tort. Je sçai bien qu'il n'est pas permis de rire de ces sortes de discours là, et que cela ne vaut rien. Ferini, continuë l'Abbé qui persiste à vouloir scandaliser les honnêtes gens, Ferini, par exemple, qui en 1698. faisoit à Rome le personnage de Sibaris dans l'Opera de Themistocle est plus grand et plus beau que ne le sont communément les femmes: il a je ne sçai quoi de noble et de modeste dans la phisionomie habillé en Princesse Persane, comme il l'étoit, avec le turban et l'aigrette, il avoit un air de Reine et d'Imperatrice, et l'on n'a peut-être jamais vû une plus belle femme au monde qu'il le paroissoit sous cet habit. Un Ecrivain Italien louëroit-il Ferini d'une maniere plus vive que cela? Je m'imagine qu'aprés que Ferini avoit chanté à l'Opera de Themistocle, Monsieur l'Abbé R. ne s'épargnoit pas à crier Bravo, et qu'il étoit bien secondé. Car dans tous les Opera d'Italie, à peine ces sortes d'hommes ont-ils achevé un air, qu'on entend toute la salle retentir d'un bruit long et confus de gens qui crient bravo, bravo, de toute [-121-] leur force. Les uns, outre cela, battant des mains, les autres jettant leurs bonnets en l'air. Quelques-uns faisant voler des Sonnets imprimés par avance, à l'honneur du Signor Castrato. Tout le monde enfin, excepté les Dames, marquant des transports d'admiration avec un emportement terrible. Il y a de l'apparence que les Italiens ont les mêmes sentimens que Monsieur l'Abbé du mérite des Castrati sur le Théatre, et qu'ils les y trouvent, comme lui, plus beaux en femmes que les femmes mêmes. Cela l'excuse et le justifie un peu. Mais, diable, il va trop loin, il auroit dû se contraindre et se modérer en France. Jamais une plus belle femme au monde que Ferini, dit le Comte! L'exageration est complette, Monsieur l'Abbé, Monsieur l'Abbé.
+ Oh, vous ne deviés pas lacher cette parole.
Mais, reprit la Comtesse, j'avois oüi dire que les Examinateurs des Livres étoient à present si difficiles, et qu'ils y regardoient de si prés. Monsieur de Fontenelle qui a approuvé le Paralelle est pourtant galant, repartit le Chevalier, et les Dames ont toûjours été des premieres et des plus empressées à prendre le parti des modernes. Vous verrés que l'Abbé R. lui aura fait quelque tricherie pour faire passer cet endroit, qui est en verité scandaleux et de mauvais exemple. Je pense que, quelque violent qu'il soit, il n'a pas été remarqué de la plûpart [-122-] de ceux qui ont lû le Paralelle: car tous ceux qui craignent Dieu et les femmes, comme moi, Madame, s'il vous plaît, auroient pris soin de décrier, et de décréditer un livre si peu poli: comme je tâche de faire à present, jaloux de l'honneur de nôtre patrie et de celui du beau sexe. Mais pour quitter promtement cette dangereuse matiere, je prierai en deux mots Monsieur l'Abbé de croire que tous ces déguisemens de femmes en hommes, et de Castrati en femmes, ne sont ni honorables à l'Italie, ni bons et agréables pour les Opera. Nos femmes sont toûjours femmes: nos basses chantent d'ordinaire les Rois, les Amans en second et méprisés, les Magiciens, les Heros graves et un peu vieux, et cetera et nos tailles et nos hautes-contre dont les voix sont aussi hautes et aussi fléxibles que la nature souffre et veut qu'elles le soient, font les Heros jeunes, galans, et qui doivent être aimés. Les Dieux amoureux et gais, et cetera. La representation de nos Tragédies en Musique en est sans doute plus juste et plus naturelle, et par là même, selon mon grand principe, elle en est plus belle et meilleure. La contrainte et les déguisemens, où les Castrati réduisent les Italiens sont des défauts que nous n'avons point, et qui nous donnent en effet plus d'avantage sur eux, que Monsieur l'Abbé ne s'efforce de leur en attribuer sur [-123-] nous. Pour que les choses soient bien, et dans l'ordre, il ne faut point que les hommes et les femmes aillent sur les droits, et fassent le métier les uns des autres: tout le monde s'en trouve mal; c'est un vrai abus. Que la Maupin quitte quelquefois sa coiffure et son éventail, pour prendre une lance et un casque, en Déesse, en femme guerriere: il n'y a rien à dire. Ce sont des occasions favorables pour elle, ou son air vif et Cavalier, et sa voix hardie et unique brillent encore mieux que dans les rôles ordinaires, sans choquer la pudeur ni la vrai-semblance. Mais rien de plus. La modestie de nôtre Théatre est un avantage précieux que nous ne sçaurions trop conserver, et les gens de bon sens devroient siffler sans égard et sans misericorde les Auteurs et les Acteurs qui osent y donner quelquefois atteinte.
Apropos de la Maupin: [page 97 in marg.] l'Abbé ne songe gueres à elle, ni à la Desmatins, quand il nous vient dire que si une principale Actrice comme la Rochois vient à nous manquer, non seulement Paris; mais toute la France entiere ne sçauroit fournir une Actrice qui puisse la remplacer. La Rochois a été une Actrice excellente: mais est-ce que la Desmatins et la Maupin ne l'ont pas tout à l'heure remplacée et avantageusement? Il faut que Monsieur l'Abbé n'ait point d'oreilles, si aprés avoir [-124-] entendu la voix de la Maupin, il regrette celle de la Rochois. Pour des yeux, Madame, continua le Chevalier, en se tournant vers la Comtesse, et en lui souriant un peu, nous ne sçavons que trop qu'il n'en a point. [page 96. in marg.] Cet homme là est bien du vieux tems de nous parler encore de Dumesnil, comme il fait. Il y a long-tems que les débauches de Dumesnil l'ont fait crever. Et franchement il avoit été bien mauvais, et nous avoit bien consolés par avance de sa perte, depuis que la mort de Lulli, qui étoit un merveilleux Maître, l'avoit mis en liberté de s'enyvrer tout son soul. Pithon bien formé ne laissera personne se souvenir que Dumesnil ait vécu. [page 84 in marg.] C'est beaucoup en France, dit l'Abbé, quand il y a 5. ou 6. bonnes voix, sur 30. et 40. Acteurs ou Actrices qui se trouvent à un Opera. En Italie elles sont toutes à peu prés égales, et l'on en prend rarement de médiocres, parce que l'on en a à choisir tant que l'on veut. Avec 6. ou 7. voix on fait un Opera en Italie: il n'est pas si mal-aisé qu'elles soient toutes à peu prés égales. Cependant elles ne le sont pas, quoi qu'à la verité on y en entende quelques-unes admirables. En France il nous en faut 40. ou 50. il n'est pas necessaire que celles des Choeurs et celles qui ne chantent qu'un petit air en passant, soient de la beauté des autres. Mais, il me semble que toutes celles qui chantent [-125-] à Paris des rôles considerables peuvent être appellées de bonnes voix.
Monsieur le Chevalier de... est un Critique bien long et bien étendu, dit alors le Comte, qui faisoit semblant de s'assoupir. Réveille toi, mon ami, répondit l'autre. Nous approchons de la fin de nôtre carriere, et pour te remettre en train, je vais passer presque condamnation sur 2. points que nous reproche Monsieur l'Abbé.... Ma foi, Chevalier, depuis l'article des Castrati, je ne m'interesse plus tant à ses affaires: je te l'abandonnerai volontiers en tout, si tu veux finir..... Courage, courage, Monsieur le Comte. L'honneur veut que l'on soutienne ses amis jusqu'au bout, lors qu'on a commencé une fois: et Madame a oublié le manquement de respect et de galanterie de Monsieur l'Abbé, qui n'y retournera plus. Il éleve les Chanteurs Italiens au-dessus des nôtres par deux endroits. L'un qu'ils sçavent tous la Musique en perfection: l'autre qu'ils ne chantent jamais faux. Au contraire nos Acteurs François manquent d'attention et d'habileté: Ils chantent souvent faux, et sçavent si peu de Musique qu'ils sont obligés d'étudier leurs rôles à chaque Opera, notte à notte, et comme des Ecoliers. Au regard de l'ignorance, cela n'est pas vrai de tous les Chanteurs de Paris, ni même de toutes les Chanteuses, témoin la [-126-] Desmatins qui est fort habile. Mais je conviens qu'en general nos Chanteurs, beaucoup moins surs et moins sçavans que les Italiens, le sont tous tres médiocrement et tous paresseux. Pour chanter faux, je n'en ai point entendu à qui cela n'arrivât, et même trop souvent: si bien que loin de les deffendre sur cet article, je voudrois qu'on leur en fit une honte sanglante, afin de les en corriger.
L'extrême habileté et la grande profondeur en Musique des Chanteurs Italiens, est une gloire et un avantage pour eux, reprit la Comtesse, il n'y a pas de difficulté. Mais, aprés cela, tant de sçavoir pour de sim<>les Chanteurs est plus loüable que néces<>aire. Les nôtres étudient à chaque Opera. Eh bien, cela leur est permis, et il le faut même, puisqu'ils doivent apprendre leurs rôles par coeur. Les Italiens ne sont-ils pas aussi obligés d'étudier, pour apprendre par coeur leurs airs et leurs personnages? Mais les nôtres déchifrent les leur notte à notte? Quelques-uns. Mais qu'est-ce que cela feroit à la beauté de nos Opera, si aprés les avoir bien déchifrés, quelque peine et quelque tems que cela leur eût coûté, ils avoient assés d'attention ou d'oreille pour les chanter juste, quand ils sont sur le Théatre? Elle a raison, dit le Comte. Il seroit mieux que nos Chanteurs eussent [-127-] cette habileté Italienne: cependant pourvû qu'ils chantent juste, il est indifferent aux spectateurs qu'ils l'ayent ou non, qu'ils ayent fait trente repetitions de l'Opera qu'ils representent, ou qu'ils n'en ayent fait aucune, qu-il y ait un batteur de mesure, ou qu'il n'y en ait pas. On n'a droit de reprocher à nos Chanteurs et à nos Instrumens, que de chanter on de joüer faux: ce qu'ils font d'ordinaire manque d'attention, ou quelquefois manque d'oreille. Quand c'est manque d'oreille, il n'y a gueres de reméde, et à moins qu'ils n'ayent des voix ou une main rares et singuliéres, le plus court est de les chasser. Mais pour le défaut d'attention, ils n'y tombent que parce qu'ils le veulent bien, ainsi on pourroit les en corriger. J'ai entendu dire à un homme distingué, ajoûta la belle Comtesse, qu'il étoit honteux de souffrir à des Acteurs ce qu'on leur souffre en France, où ils semblent souvent se mocquer du Public, par le peu d'application qu'ils ont à joüer leurs rôles, et que c'étoit la faute des Maîtres d'Opera. En effet, répondit le Comte, il est indigne qu'un maraut ose paroître sur le Théatre, ne sçachant se soûtenir, ou changeant la dignité d'un spectacle en farce et en boufonnerie par des postures, et par un badinage ridicules: comme faisoit tous les jours Dumesnil. Nos Maîtres d'Opera devroient [-128-] y tenir le main avec plus de soin et de rigueur qu'ils ne font, et il est hors de doute que les Opera d'Italie, où chaque Acteur est toûjours attentif, exact: froid ou boufon, selon qu'il le doit être, l'emportent en cela sur nous. Mais vous me dirés que nous leur ôterons cet avantage, quand nous voudrons. Oüida, reprit le Chevalier, il n'y a qu'à interdire les jours d'Opera, le vin aux hommes, et les hommes aux femmes: ce sont là les deux grandes sources de toutes les distractions, et de toutes les impertinences de nos Acteurs et de nos Actrices. Ceux qui ont vû Lulli disent qu'il étoit excellent pour tenir tout un Opera dans le devoir, comme vous souhaiteriés que les nôtres y fussent encore. Il sçavoit rompre un Instrument sur le dos d'un Violon mal moriginé, prêcher une Chanteuse en termes forts et expressifs, et donner quelques tappes à un Acteur distrait, de l'air du monde le plus noble et le plus exemplaire.
Monsieur l'Abbé R. vante la maniere de chanter et la délicatesse des Musiciens Italiens. [page 93. in marg.] Non seulement inconnuë; mais encore impossible aux François. En verité c'est là nous insulter tout à fait, et nous prendre tous pour de vrayes gruës. Pour la maniere de chanter que nous appellons en France execution, dit Monsieur de Saint Evremont, je croi sans partialité qu'aucune [-129-] Nation ne sçauroit raisonnablement le disputer à la nôtre. Il y a long-tems que nous sommes en possession de cet Art là, et que toute l'Europe a acquiescé à la décision Latine, dont la fin est que le seul François sçait chanter. [*] Sur quoi Monsieur de Saint Evremont apporte l'autorité de Luigi, plus Italien, et peut-être aussi connoisseur, que Monsieur l'Abbé R. Ce fameux Luigi étant venu en France, et ayant oüi chanter nos Musiciens, ne pouvoit plus souffrir ceux d'Italie. Il se les rendit tous ennemis, continuë Monsieur de Saint Evremont, disant hautement à Rome, comme il avoit dit à Paris, que pour rendre une Musique agréable, il falloit des airs Italiens dans la bouche des François. Luigi préferoit nos Chanteurs aux Chanteurs de sa nation, même pour les airs Italiens. A-ç'été Luigi qui a été la duppe de la France, ou Monsieur l'Abbé R. qui a été la duppe de l'Italie. Comme Monsieur Misson dit dans sa Préface, que la plûpart des jeunes Voyageurs le sont, et s'accoûtument insensiblement aux ampoules et aux termes hyperboliques des Italiens? Ah, repartit la Comtesse, avec un petit vermillon, ce seroit faire injure à Monsieur l'Abbé, que de croire qu'il s'est ainsi gâté parmi eux.
Luigi pouvoit bien juger des Chanteurs, et il en jugeoit bien, dit le Comte. Il est [-130-] certain qu'il n'y a point de lieu au monde où l'on chante comme à Paris, et ce seroit perdre en vain vôtre tems que de vous amuser à le prouver. Si le Livre de Monsieur l'Abbé a imposé à quelqu'un sur le reste, vous n'avés point à craindre qu'il séduise personne là-dessus. Nous avons une maniere de chanter aisée et libre, une grace, une propreté, dont les autres Nations, moins galantes et moins polies que la nôtre, n'approchent point. Il me semble même, ajoûta la Comtesse, que l'Art de chanter s'est encore perfectionné chez nous, depuis Luigi, et qu'il ne baisse point presentement, comme Monsieur le Chevalier pense que font les autres. Nous chantons mieux que ne faisoient Nyert et la petite Varenne, et nous chantons encore avec autant d'agrément que du regne de Lambert et de Bacilly. Il n'en est pas de même de la danse: on danse moins bien, parce qu'on ne danse plus gueres.
L'avantage que nous avons sur les Italiens pour l'execution, reprit le Chevalier, est tel, que Monsieur l'Abbé nous deshonore, ou plûtôt se deshonore lui-même en nous les comparant. Je serois au milieu de tous les stilets de Venise, que j'aurois la hardiesse de leur dire qu'ils ne sçavent ce que c'est que de chanter. Vous avés lû, Comte, le discours de Monsieur de Saint Evremont sur les Opera. Remettés-vous en mémoire cet endroit où [-131-] il dit d'abord que les Italiens ont l'expression fausse, ou du moins outrée. Il continuë sur le même ton, et il employe une page presque entiere à décrire le ridicule de leurs Chanteurs. Quand je sçaurois par coeur ce passage, il est trop long pour que je voulusse vous le raporter ici: mais je vous prie de le relire quelque jour. On ne peut pas exprimer leurs défauts d'une maniere plus juste et plus sensée que les peint-là Monsieur de Saint Evremont, homme qu'on ne sçauroit trop; ni trop hardiment citer: homme né avec beaucoup d'esprit et de goût: vieux Courtisan d'un goût et d'un esprit raffinés par l'usage le plus exquis. Il n'adoucit le portrait dur et fâcheux qu'il a fait de leurs Chanteurs qu'en disant: [page 36. in marg.] que peut-être il y a du changement aujourd'huy et qu'ils ont profité de nôtre commerce. Mais, dans le sentiment qu'ils ont d'être les premiers hommes du monde pour la Musique, ils n'ont eû garde de s'abaisser à venir étudier la vraye délicatesse, et la vraye politesse du chant, sous nos maîtres. Ils sont demeurés comme ils étoient, et chantent toûjours d'un goût aussi foux et aussi outré. [page 92. in marg.] Se sont-ils défaits de leurs passages, de leurs badinages de gosier, de leurs affoiblissemens de voix; de leurs échos, de leurs coups de gorge, semblables à ceux des Rossignols ? et cetera. [page 79. in marg.] C'est de cela que Monsieur l'Abbé les louë. S'ils avoient profité de nôtre commerce, ils [-132-] n'auroient pas conservé leur attachement et leur talent pour ces sortes d'agrémens, et Monsieur l'Abbé auroit perdu un si beau sujet d'éloge. Vous ne croyés donc pas, Monsieur, dit la Comtesse, que ces délicatesses de gorge et de gosier, inconnuës et impossibles aux François soient d'un bon goût?... Nenni, Madame. Ni vous, ni moi ne le croions. Sommes-nous des hommes ou des oiseaux? Si nous sommes des hommes, il faut chanter en hommes: il faut chanter, et non pas siffler. Laissons à nos Laquais qui sifflent, et à ces honnêtes gens qui élevent et qui instruisent des Linottes le mérite d'attraper, s'ils peuvent, les merveilleux agrémens de gorge dont Monsieur l'Abbé est charmé: et chantons nous autres uniment et naturellement. Tendrement, mais sans gémir, sans sanglotter, legerement, mais sans gazoüiller, comme font les Italiens.
Une petite objection, dit le Comte, quelque hâte que j'aye de finir. Si les Chanteurs Italiens sont si mauvais que vous le soutenés, pourquoi tous les Princes de l'Europe en composent-ils leurs Musiques, comme un homme de qualité me le faisoit remarquer l'autre jour, et non pas de François?.... Tous les Princes de l'Europe! Monsieur Quels Princes?..... L'Empereur, le Roi d'Espagne. Et Madame la Comtesse d'Aunoi dans son joli voyage d'Espagne conte [-133-] que la Musique de Monsieur le Cardinal Portocarrero, qu'elle entendit à Tolede, étoit aussi composée de Musiciens d'Italie.... Est-ce tout, répondit le Chevalier? Si à Vienne et en Espagne on se sert de Chanteurs Italiens, plûtôt que de François, la raison en est naturelle. C'est que la proximité de Vienne et de Venise, et le commerce qu'ont les Espagnols, à cause de Naples et de Milan, avec les Italiens, donnent aux Princes et aux Seigneurs Espagnols et Allemans plus de commodité d'avoir des Chanteurs d'Italie, tant qu'ils en veulent: Outre la liaison de ces trois Nations là et leur aversion pour la nôtre. De même qu'en Hollande et en Angleterre tout est plein de Chanteurs François, que le voisinage et la conformité de goût, y font préferer. Vous ne trouverés pas qu'on songe aux Musiciens Italiens en Angleterre et en Hollande, et lorsque feu Monsieur le Prince d'Orange voulut une Marche pour ses Troupes, il ne s'adressa pas à Rome ou à Paris pout en faire faire une: Il eut recours à Lulli, parmi les papiers duquel on trouva, aprés sa mort, celle qu'il avoit envoyée à ce grand Roi. Vous sçavés combien Hilaire la fille de Lambert eût de vogue et d'applaudissemens, lors qu'elle alla en Angleterre, et l'accüeil favorable que Dumesnil y reçût, il n'y a encore que 5. ou 6. ans, [-134-] toute cassée qu'étoit la voix de cet yvrogne. Avés vous oüi dire que quelque Italien y ait jamais été fêté et admiré de même?
Monsieur l'Abbé va jusqu'à pretendre que les Italiens, comme Acteurs, sont au-dessus de nous, pour les Opera. Fort bien, repartit la Comtesse, ils l'emportent pour des Arlequins, des Trivelins, des Scaramouches. On auroit tort de nier qu'en fait de pantalonnades et de mommeries, ils ne soient de fort grands personnages. Mais, repliqua le Comte, Monsieur l'Abbé R. les loüeroit-il d'exceller en de mauvaises choses, [page 16. in marg.] et desquelles il a lui même condamné l'usage dans les Opera? Monsieur l'Abbé veut toûjours loüer les Italiens, répondit Monsieur de... et il nous donne d'un certain Romain, bon Procureur pendant toute l'année, Musicien aux Opera du Carnaval, et [page 102 in marg.] Acteur qui valoit pour le moins nôtre Arlequin et nôtre Raisin. Nôtre Arlequin, reprit la Comtesse! Vraiment Monsieur l'Abbé nous enrichit aux dépens de ses amis. Nos Arlequins sont Italiens. Nous n'en avons point de nôtre Nation, non plus que de Procureurs qui montent sur le Théatre. Certainement, dit le Chevalier, le zele de l'Abbé pour les Italiens est aveugle; mais il faudroit l'être aussi, pour ne pas voir que les Acteurs des Opera d'Italie sont, comme leurs Danseurs, [page 17. in marg.] des hommes tout d'une piéce, sans taille, sans air: Incapables de [-135-] plaire dans les endroits gracieux et doux, et d'entrer, comme il faut, dans la passion aux endroits furieux et emportés. Il n'est pas possible d'avoir l'indulgence de les trouver même médiocres dans le sérieux. Au contraire on ne peut gueres porter plus loin que font les François, l'art et les graces du Théatre. Nos premiers Acteurs ont cette assurance noble, ce bon air, cet air galant, que tous les étrangers du monde viennent chercher à Paris: hormis les Italiens qui se tiennent fidellement enterrés dans l'obscurité, dans le particulier de leur Patrie. Combien avons-nous eû et avons-nous encore de Chanteurs et de Chanteuses dignes d'être regardés comme d'excellens Comédiens en leur genre! Il est superflu de grossir cet article par des exemples. Vous vous imaginerés seulement, Madame, quel plaisir, ou plûtôt quelle frayeur ne faisoit pas Sallé, lors qu'à l'Opera de Roüen il joüoit Roland avec cette force d'expression que toute la France lui connoît pour la Comédie, et avec cette voix, cet Art de chanter, qui font presque regretter qu'il se soit donné à la Comédie. Je voudrois bien qu'il plût à Monsieur l'Abbé R. de nous nommer quelque Sallé Italien, Musicien et Acteur à ce degré là.
Pour son Procureur Romain, qu'il nous cite comme un exemple éclatant du talent [-136-] qu'ont tous les Italiens pour la Musique, je ne puis m'empêcher de lui rendre ici l'histoire de Monsieur des Touches. Jeune, occupé des exercices, ou si vous voulés, des plaisirs d'un Mousquetaire, sçachant à peine les élemens de la Musique, Monsieur des Touches est saisi de la fureur de faire des Opera. Il ne fait qu'écouter un génie qui lui parle, et qui l'échauffe en secret, il produit des airs, des simphonies qu'il ne sçauroit même notter. Il les chante comme la nature les lui dicte, il faut qu'un autre les notte sous lui, et pendant qu'il apprend en Ecolier les régles de la Composition, il compose, par avance, en Maître: il fait Issé, un des plus aimables Opera qui ait paru depuis Lulli. C'est, dit la Comtesse, un homme qui ne sçait ni lire, ni écrire, et qui fait un Livre admirable. Voilà, s'il en fut jamais, une heureuse naissance pour la Musique, et on auroit tort de douter que la vocation de Monsieur des Touches à composer des Opera soit bonne. Les Heros de Monsieur l'Abbé ne peuvent pas y être appellés d'une maniere plus singuliére et plus marquée.
Voyons, dit Monsieur du B... en prenant le Livre des mains du Chevalier, si tu n'allonges point le Paralelle, par malice. Eh bien que nous reste-t-il à examiner? Monsieur l'Abbé prétend que les Italiens ont encore de l'avantage sur nous par les instrumens: [-137-] à cause que les leur sont montés de cordes plus grosses, et qu'ils en tirent plus de son. [page 103 in marg.] Que répondés-vous... Peu de chose, mon cher Comte, puisque vous êtes pressé. Du consentement de Monsieur l'Abbé, [page 17 in marg.] nos violons sont au-dessus de ceux d'Italie pour la finesse et la délicatesse du jeu. Les leur sont tres-durs, ou viellent tres-desagréablement. Il en est de même de leurs basses et des nôtres. Mais ils ne mettent gueres que vingt Instrumens dans leurs Orchestres. En France on y en met 50. ou 60. Je dis que nous regagnons par le grand nombre, le bruit et l'éclat du son, et que nous conservons l'avantage de la délicatesse du jeu. Il est bien difficile de tirer beaucoup de son d'un violon et d'une basse de violon, quand on les touche durement, et qu'on appuye de toute sa force! L'habileté est de les faire bien parler, en les touchant cependant avec finesse. Mais enfin, Monsieur, choisissés de vingt Instrumens éclatans et rudes, ou de 60. doux et délicats. Si le bruit que font les vingt est égal, tant pis pour les oreilles.
[page 110 in marg.] Les plus grands Maîtres ne dédaignent pas de joüer dans les Orchestres d'Italie, poursuivit le Comte. Monsieur l'Abbé a vû à Rome Corelli, Pasquini et Gaëtani au même Opera. Il ne tiendra qu'à lui, répondit le Chevalier, de voir dans l'Orchestre de Paris, Rebel, respectable aux Italiens mêmes par ses Sonates, [-138-] Theobalde leur compatriote, et qui, avec autant de science qu'eux, a acquis en France un goût qu'ils n'ont point. La Barre, si connu par ses Trio, et qui est, ce me semble, Auteur du Ballet des Arts: et plusieurs autres qu'il est inutile de citer. Car quand ces grands Maîtres n'y seroient point, ce seroit peut être moins d'honneur: mais au fond, peu de desavantage. Un jeune homme d'une main hardie et brillante, de qui l'hahileté ne s'étend pas jusqu'à composer; mais qui en sçait assés pour joüer, avec quelque seureté, sa partie sur son Instrument, les vaut bien dans un Orchestre.... Qu'y a-t-il, Comte, tu ris? Oüi, dit celui-ci. [page 112 in marg.] Selon l'Abbé, on méprise en France les Musiciens, comme des gens d'une Profession basse. Cela seroit injuste et vilain. Cependant je ne voi pas que les Musiciens François s'en plaignent, ni les Musiciennes non plus: il me paroît que, sans regarder si leur Profession est basse, ou non, nos plus grands Seigneurs vivent assés familiérement avec eux.
Mais nous en voici aux Machines et aux Décorations des Opera d'Italie, et vous ne tarderés pas, Chevalier, à m'avoüer que les Italiens portent en cela la richesse et la magnificence bien plus loin que nous. Oüi, dit le Chevalier, à present. J'en aurois seulement douté du tems que Monsieur le Marquis de Sourdeac étoit l'entrepreneur de nos [-139-] Opera. Peut-être que pour le génie et pour la dépense, comme pour la qualité, Monsieur le Marquis de Sourdeac alloit bien du pair avec Monsieur le Chevalier Acciaioli. [page 12. in marg.] Mais enfin, repliqua le Comte, il est sur qu'aujourd'hui les Décorations et les Machines sont superbes et surprenantes en Italie, au lieu qu'en France elles sont tres-médiocres, et c'est un grand point.... Tout doucement, Monsieur le Comte. Leurs décorations, leurs changemens de Théatre sont superbes, et en un Opera on en voit jusqu'à 15. ou 16. Mais tout cela est mal éclairé. Nulle illumination, dit Monsieur de Misson. Quelques chandelles par ci par là. Une salle mal éclairée rabat bien du prix des plus belles décorations.
A l'égard des machines. Vous avés quelque déférence pour Monsieur de Saint Evremont. Voici comment il en parle. Les machines pourront satisfaire la curiosité des gens ingénieux pour des inventions de Mathematique. Mais elles ne plairont gueres au Théatre à des personnes de bon goût. Plus elles surprennent; plus elles divertissent l'esprit, et cetera. Comme tous les spectateurs ne sont pas Mathematiciens, le Merveilleux des Machines d'Italie ne seroit pas si estimable, ni tant à compter, si Monsieur de Saint Evremont en étoit crû: mais j'améne à vôtre secours un autre grand homme, qui est d'une opinion bien différente. Monsieur [-140-] de la Bruyere juge que la Machine augmente et embellit la fiction, soutient dans les Spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du Théatre, et cetera. [Caract page 33 in marg.] Et il dit plus haut que l'Opera n'est pas un spectacle, depuis que les Machines en ont disparu. Monsieur de la Bruyere a raison, reprit le Comte. Un Opera sans machines! Parbleu, c'est une femme sans fontanges. Soit, repartit le Chevalier. Dans l'opposition des sentimens de ces deux excellens hommes, je conviens, puisque vous le voulés, que les Machines relevent, embellissent un Opera: quoi qu'elles n'y soient pas essentielles. Mais convenés à vôtre tour que les machines de Paris ne sont pas si pauvres. Elles sont médiocres, et il y en a assés pour augmenter la fiction, pour soûtenir, de tems en tems, la douce illusion du Spectateur. Et en verité n'y a-t-il pas plus de bon sens et plus de bon goût à avoir, comme nous, des machines et des décorations d'une médiocre beauté, 4. ou 5. machines, 6. ou 7. changemens de Théatre en un Opera, avec des habits raisonnablement riches, tout cela bien éclairé, bien entendu, galant: Que d'avoir, comme les Italiens, des machines, des décorations fréquentes et d'une magnificence extraordinaire, avec des habits de la derniere, gueuserie? Si leurs habits n'étoient ni beaux ni laids, et tels à proportion que sont nos [-141-] changemens de Théatre, et nos machines: passe. On leur pardonneroit le nombre excessif de ces changemens de Théatre, et la bizarrerie de leurs machines, en faveur de la dépense qu'ils y font. Mais on peut dire que leurs habits font aussi vilains que leurs décorations sont belles. On voit ici de la profusion, pendant qu'on voit là de la mesquinerie, de la lézine. Opposition desagréable et choquante. Quand César, Pompée, ou quelqu'autre Heros ou Roi d'Opera entre sur la Scene, il a aprés lui 30. ou 40. suivans. Ils ne viennent pas pour former des choeurs ou pour danser ensuite, comme ils devroient faire vrai-semblablement, et comme font les nôtres. Ce sont des Crocheteurs loüés au Marché: des malheureux, muets et immobiles: et sous un habit de friperie tres mesquin, et qui leur va fort mal, vous leur appercevés leurs bas et leurs souliers encore salles et crottés. Figurés-vous, Madame, la jolie chose, et s'il n'est pas bien glorieux et bien noble à tel Empereur du monde d'avoir un cortege de gens faits et entretenus de cet air. Mais le génie des Italiens se découvre, et est outré en cela, comme en tout le reste.
[Tartuffe Acte I. in marg.] Dans la juste nature on ne les voit jamais.
La raison a pour eux des bornes trop petites,
En chaque caractere ils passent ses limites.
Caractere que le zele inconsideré de Monsieur [-142-] l'Abbé R. qui n'a pensé qu'à marquer sa reconnoissance aux Conservateurs de Rome, qui l'ont fait Citoyen Romain, ne leur a point ôté dans le Paralelle: et qui ruïnera par lui-même, chez un Lecteur raisonnable, toutes les loüanges que l'Abbé se travaille à leur donner. Est-il possible que les Italiens d'aujourd'hui vivent sous le même Ciel et respirent le même air que les Italiens du siécle d'Auguste, si amoureux de la médiocrité, de la simplicité: justes, reglés, sages, dans les choses les plus élevés et les plus heroïques, comme dans les plus communes!
Monsieur l'Abbé finit son Paralelle par un argument merveilleux. [page 123 in marg.] Je n'ajoûterai plus, dit-il, qu'une chose en faveur des Opera d'Italie qui confirme tout ce que j'ai dit à leur avantage: c'est que, quoi qu'il n'y ait ni divertissemens ni choeurs, et qu'ils durent des cinq et six heures, on ne s'y ennuye cependant jamais. Tout le contraire aux nôtres. Oüi; mais, dit la Comtesse, quelle caution Monsieur l'Abbé donne-t-il de cela?.... Sa parole, Madame. N'en faut-it pas croire un honnête homme sur sa parole? Je confesse que cela seroit bien fort, si cela étoit bien constant: mais puisque vous doutés de ce fait, j'attendrai qu'il soit verifié pour y répondre. Car à parler de bonne foi, je suis un peu incrédule, aussi-bien que vous, et j'ai vû dix maris aussi respectables que Monsieur [-143-] l'Abbé, m'assurer que jamais leurs femmes n'avoient écouté personne: que je n'ai pas laissé d'en douter encore. S'il faut dire ce qu'on pense, ajoûta le Comte, quand la plûpart des Spectateurs d'Italie s'ennuyeroient moins à leurs Opera que nous ne faisons aux nôtres, je ne m'en étonnerois pas. On ne joüe là des Opera qu'au Carnaval, un mois l'année. Les Spectateurs sont gens avides des spectacles, et prévenus sur le mérite des Musiciens de leur Nation: ce sont des femmes charmées d'être alors un peu moins esclaves qu'en un autre tems, et qui n'écoutent rien, dans le transport extraordinaire où elles sont de voir là, et d'y être vûës: des gondoliers qu'on laisse entrer exprés pour fraper des mains et pour applaudir. Seroit-ce une grande merveille que nos Courtisans d'un goût si difficile, nos femmes libres, inquiétes, pressées d'aller à la promenade et au jeu, où elles ont encore à se montrer, s'ennuyassent davantage à nos Opera, aprés une heure ou deux d'attention? Vous le prenés bien, Monsieur, dit le Chevalier, les Italiens ont outre leur grand flegme des raisons de ne se point impatienter, que nous n'avons pas. Car pour les étrangers, ils n'ont pas tous le bonheur de ne se jamais ennuyer aux Opera Italiens, comme je veux croire que Monsieur l'Abbé l'a eû. Je vous dirai encore, dit [-144-] Monsieur Misson dans sa Relation, qui est la derniere, et au goût de bien des gens une des meilleures que nous ayons d'Italie. [tome I. page 238 in marg.] Je vous dirai encore que nous attendons toûjours la fin de la Piéce avec impatience avant que d'en avoir entendu le quart. Ce Gentilhomme Normand-Anglois, homme d'un esprit droit, et peu aisé à ébloüir, ne parle pas avantageusement des Opera Italiens. Des voix de fillette et des mentons flétris des Castrati. De leurs longs fredons, de leur chanterie, de leurs roulemens outrés, et cetera. Monsieur l'Abbé R. doit le trouver bien heretique avant Monsieur Misson. Monsieur de S. Didier n'avoit pas fait façon de dire: * C'est à Venise que l'on doit l'invention des Opera; mais quoi qu'ils y ayent été autrefois d'une singuliere beauté, on peut dire neanmoins que Paris surpasse presentement tout ce qu'on a sçû faire à Venise.
Desorte, dit Madame du B... que, tout bien compté, les Italiens excellens en deux choses, dans leurs Opera. 1 En machines. 2 En simphonies. Leurs habits, leurs danses, leur récitatif, sont pitoyables. Ils n'ont point de choeurs. Leur Orchestre est petit, éclatant; mais rude. Leurs Piéces sont des farces et des rapsodies. Les François ont des machines et des décorations, des piéces en gros assés belles. Des habits riches et galans. [-145-] De bonnes simphonies. Un Orchestre doux et nombreux. Des danses, des choeurs, un récitatif admirables. Avec la permission de Monsieur l'Abbé, cela ne me paroît pas égal. Nous n'avons rien de tout à fait méchant: ils ont quatre ou cinq choses tres-mauvaises: nous avons un plus grand nombre de choses excellentes qu'eux. Mais quand tout ne seroit que médiocre chez nous: je croi qu'un spectacle médiocre en tout, ennuyeroit, choqueroit moins encore qu'un autre, excellent en deux points, et ridicule en cinq ou six. Vous ne jugés point des voix, Madame, reprit le Chevalier, êtes vous assés piquée pour vous récuser vous-même sur cet article? Eh bien donc, continua-t-il, leurs Castrati sont admirables pour quelques airs; mais incapables d'un grand rôle: leurs voix de femmes souvent fort belles: tout cela ne sçait point chanter, et joüe mal: ils n'ont point de basses, ni même de tailles. Dans les Opera François il y a de tout: d'ordinaire quelques voix de femmes tres-aimables, et quelquefois des hautes-contre qui le sont aussi: beaucoup de tailles: des basses charmantes: tous presque chantant d'une grande propreté et Acteurs merveilleux. Lequel de ces deux partages vaut le mieux? Et toi, malin dormeur, qui ne veux point parler, di-nous un peu ce que c'est qu'un Opera. [-146-] Un Opera, répondit brusquement le Comte! par ma foi, je n'en sçai rien. Une fadaise, selon Monsieur de Saint Evremont. Me prens-tu pour un homme qui sçache faire des définitions en forme? Cependant je me souviens d'un tître que je remarquai un jour sur un vieux exemplaire d'Atys. Atys Tragédie en Musique, ornée d'entrées de ballet, de machines, et de changemens de Théatre. Il me sembla que cela pourroit servir de définition en un besoin. Que cela nous en serve donc, repartit le Chevalier, peut-être n'est-elle pas des moins justes. Vous voyés par là que la beauté des machines et des décorations, en quoi excellent les Italiens, n'est point essentielle aux Opera, n'étant qu'un ornement. Il suffit que les yeux en soient médiocrement contens. Mais au contraire il est nécessaire que le sujet soit bien et gravement traité. Les Italiens se moquent de l'un et de l'autre. Il est presque nécessaire qu'il y ait des Choeurs à tous les Actes, comme il y en a eu dans toutes les Tragédies de l'antiquité: il est essentiel que les Acteurs soient bons et magnifiquement habillés, puisque ce sont des Héros, et non pas des gueux qui y paroissent: il est essentiel qu'il y ait de toute sorte de voix, et plus de basses que d'autres, puisque le plus grand nombre des personnages qu'on y introduit est d'hommes: neant pour tous ces [-147-] articles chez les Italiens. La simphonie n'est que la partie la moins essentielle de la Musique: puisque la Musique n'est là que pour exprimer les discours et les sentimens de la Tragédie: ce que la simphonie n'exprime point. Vos Italiens n'excellent qu'en simphonies, et ne réüssissent pas en toutes. Voyés, Monsieur le Comte, si outre que nos avantages sont plus nombreux, ils ne sont pas plus importans, à considerer exactement les Opera: et si le Récitatif incomparable et les airs touchans et expressifs de Lulli où il a sçû attraper le juste point de simplicité, ce qui fait, ce me semble, sa plus grande gloire, ne doivent pas seuls l'emporter sur tout ce que la science et l'application des Italiens peuvent produire. L'esprit n'a gueres affaire à nos Opera; mais il pâtit cruellement à ceux des Italiens.
Pour les différentes Piéces de Musique, si leurs Trio... Hola, interrompit le Comte, je pense que tu vas faire des récapitulations methodiques.
+ Homme, ou qui que tu sois,
Diable, conclus: ou bien que le Ciel te confonde.
Soit, Monsieur, dit le Chevalier, ne récapitulons point, et ne parlons plus des recherches et de l'affectation des Compositeurs d'Italie: mais encore, par grace, une comparaison pour finir. Representés-vous une vieille coquette raffinée, chargée de [-148-] rouge, de blanc et de mouches, tout cela véritablement appliqué avec tout le soin et toute l'adresse possibles: cachant les rides de son visage et les défauts de sa taille par une parure également magnifique et bien entenduë: souriant et grimaçant de la maniere la plus fine et la plus étudiée; mais souriant à droit et à gauche, grimaçant sans cesse: toûjours du brillant et de la vivacité, ni justesse, ni prudence: des airs engageans, une envie perpetuelle de plaire à tout le monde: ayant au suprême degré l'art de badiner, d'agacer les gens: avec cela sans coeur, sans ame, sans sincerité: inégale, ne demandant qu'à changer à tout moment de lieux, de plaisirs. Voilà la Musique Italienne. Imaginés-vous d'un autre côté une jeune personne d'un port noble; mais modeste, d'une taille grande et déliée, sans excés: nette, toûjours habillée d'une propreté galante; mais aimant mieux être négligée que trop parée, magnifique certains jours seulement. Vive, fraîche, saine, dans un embonpoint raisonnable: de belles couleurs naturelles, un grand éloignement de tout ce qui est faux et emprunté: une mouche ou deux de tems en tems, ou pour couvrir quelque petite éleveure, quelque rousseur d'accident: ne négligeant point ses avantages, riante et gracieuse autant qu'il le faut; mais ni coquette, ni follement [-149-] badine: un esprit doux, simple, naturel; mais capable des choses solides et sérieuses: parlant bien, sans s'en piquer, sans vouloir parler toûjours: un bon coeur, sensible autant et selon qu'il le doit être: jamais d'inégalité dans l'humeur, tres-rarement dans la beauté: c'est là une Dame que tu dois bien reconnoître, et c'est la Musique Françoise. Décide entr'elles, choisis. Monsieur le Chevalier est plus galant que Monsieur l'Abbé R. dit la jeune Comtesse, en souriant: mais, Monsieur, quelque favorable que soit cette peinture à la Musique Françoise et à cette Dame, ne pressés point Monsieur vôtre cousin de décider. Ecoutés, Madame, répondit le Chevalier, je ne vous dis pas qu'il ne fût point assés fou pour prendre la Coquette pour une Maîtresse de quelques jours. Au contraire je vous avertis, et je vous prie d'y prendre garde. Mais pour une vraye Maîtresse, pour une femme, il n'est pas tout à fait de si mauvais goût. En tout cas, Madame, il ne tiendroit qu'à vous que nous ne le punissions bien vîte, et il le seroit déja par son méchant choix: comme le sont ceux qui se laissent prendre à la Musique Italienne, dont la plûpart ne font, je croi, qu'une infidelité passagere à la Musique Françoise, à laquelle ils reviendront enfin. Oüida, repartit le Comte; mais ces infidelles là sont des gens [-150-] du grand air, dont l'exemple est puissant et à de promptes et fâcheuses suites. Tant pis pour qui se laissera corrompre par leur exemple, repliqua le Chevalier, il a beau être éclatant, il n'en est pas meilleur, et je suis bien aise que le Paralelle m'ait par hazard donné lieu de vous le dire. Que les gens du grand monde et à la mode, méprisent tant qu'ils voudront le goût simple et naturel, pour courir aprés des plaisirs nouveaux et raffinés: pour moi je serai toute ma vie pour l'Amour et pour la Musique à la Françoise.
A ces mots le Chevalier fit la reverence au Comte et à la Comtesse, et leur donna le bon soir.
[-151-] COMPARAISON DE LA MUSIQUE ITALIENNE ET DE LA MUSIQUE FRANÇOISE.
LETTRE A MONSIEUR DE LA***
Nous nous soûtenons tous par des aides secretes,
La brebis vent de l'herbe, et l'abeille des fleurs.
Il faut aux belles des douceurs,
Et des loüanges aux Poëtes.
CElles que vous me donnés, Monsieur, échauferoient l'Auteur le plus froid. J'y suis sensible, comme je le doi; mais il me semble qu'il y aura plus de modestie à les oublier, et à vous laisser oublier vous-même que vous me les avés données, qu'il n'y en auroit à vous en remercier avec art. Je n'aurai point l'humilité ordinaire de [-152-] ceux à qui l'on a dit quelque chose d'obligeant, et qui s'en défendent bien fort, afin de se le faire dire encore une fois.
Je vais, au lieu de cela, répondre à vos difficultés, et achever de vous persuader de la bonté de nôtre cause. Vous croirés bien que je n'ai pas mis, à beaucoup prés, dans les trois Dialogues tout ce que j'aurois pû y mettre. J'étois gêné, et par le stile du Dialogue, et par le caractere de mes personnages, gens du monde à qui il n'est pas permis d'être sçavans, et par la briéveté du tems que je leur pouvois donner à s'entretenir, dans les heures où ils s'entretiennent. C'est ma faute d'avoir pris une scene si contrainte. Mais outre qu'elle me parût assés riante, j'ai presque écrit ce qui arriva effectivement. Il est vrai que nous eûmes l'année passée ces conversations, le soir de la premiere Representation de Tancrede, et quelques jours aprés, ayant eu envie de répondre au Paralelle, quand ce n'auroit été qu'afin d'essayer de tirer quelque avantage de tout ce qu'il m'en a coûté d'argent pour aller à l'Opera, je crûs pouvoir épargner à mon imagination la peine de chercher un autre dessein. Je fis ces Dialogues, dont je n'embellis que fort peu la scene et les personnages, et j'y sémai seulement quelques petites digressions, que je voudrois bien qui fussent assés agréables pour égayer une [-153-] matiere, sérieuse à la longue, et passées assés legérement pour n'être gueres remarquées.
Lorsqu'on réfute un Auteur, l'ordre est qu'on commence par le loüer, et puis qu'on le critique ensuite le plus malignement qu'on peut. Il m'a paru que cet artifice étoit trop vieux et trop commun. J'ai mieux aimé dire naturellement ce que je pensois de l'Ouvrage de Monsieur l'Abbé R. du reste je n'ai point prétendu disconvenir de l'esprit qu'il y a. Il faut sans doute que Monsieur l'Abbé R. y en ait mis, et beaucoup de travail aussi, pour avoir amassé toute cette suite d'expressions violentes. Mais en vérité, il nous jette à la tête de longues phrases,
[hora. de art. Poët. in marg.] Ampullas, et sesqui pedalia verba.
Il tombe dans des contorsions d'admiration, (si j'ose à mon tour dire de grands mots,) qui ne conviennent point à une chose d'une bonté aussi douteuse, que la Musique Italienne. Il m'a tant impatienté par l'enthousiasme de ses descriptions, que je n'ai sçû me refuser le soulagement de m'en plaindre, et si je n'avois pas ménagé le terrain, j'en aurois cité plusieurs traits dans les Dialogues, pour en demander justice sur le champ. Par exemple qui est-ce qui pourroit y tenir, quand Monsieur l'Abbé nous dit? [paralelle. page 85. in marg.] Ce n'est pas assés d'une ame pour [-154-] sentir la beauté de toutes les parties; il faudroit se multiplier pour suivre et goûter à la fois trois ou quatre choses, qui sont aussi belles l'une que l'autre. On est emporté, enchanté; on est extasié de plaisir. Il faut se récrier pour se soulager, il n'y a personne qui puisse s'en défendre. On attend avec impatience la fin de chaque air pour respirer, et cetera. Eh! mon Dieu, est-ce d'un Ouvrage de l'esprit humain que l'on parle en ces termes? Homere et Virgile ont parlé d'Apollon lui-même. Mais quoi qu'Apollon soit, ce me semble, le dernier but de toutes les loüanges les plus poëtiques, Homere et Virgile n'ont point élevé ses Vers et ses Chansons si haut que cela. Je me plains encore que Monsieur l'Abbé manque quelquefois d'ordre et de clarté. En relisant son Livre et ma Réponse, que je n'avois point relus depuis un an, je me suis confirmé dans la pensée que j'ai eu raison. Si je me suis trompé, aprés une attention exacte et réiterée, peut-être est-ce moins ma faute que la sienne, et j'aurois souhaité que l'emportement de ses Eloges ne l'eût pas jetté dans l'obscurité et dans la confusion: car s'il eût été plus net et plus rangé, je l'aurois été aussi.
Sur ce que j'ai reproché à la Poësie Italienne, à propos de ses élisions et de ses renversemens, vous me redites, Monsieur, que dans la nôtre, nous avons considérablement [-155-] des uns et des autres. Je ne l'ai pas caché, et vous l'avés vû. Mais en un mot, on ne sçauroit ne point convenir qu'il y a dix fois moins d'élisions en François qu'en Italien. Quant aux transpositions, le peu qu'il y en a dans nôtre Poësie, est encore bien moins à compter, eû égard à l'abondance perpetuelle qu'ils en ont dans la leur. C'en est assés pour fonder ce que j'ai prétendu, que leurs paroles chantantes sont beaucoup plus difficiles à entendre que les nôtres. Et lisés, s'il vous plaît, vôtre Veneroni, et le 1. livre de l'Apollon Italien, vous verrés combien ils ont de mots purement poëtiques, et de figures, dont nous n'usons gueres, et qui rendent encore nécessairement un discours chantant, tres-obscur. Je n'ai pas non plus assés étendu l'avantage que nôtre Langue a sur toutes les autres, par sa clarté et par sa netteté singuliéres. Ce que Pasquier dans le 7. livre de ses Recherches, le Laboureur dans les Avantages de la Langue Françoise sur la Latine, et le Pere Bonhours dans le second Entretien d'Ariste et d'Eugene, ont pris à tâche de montrer tout au long. Or cet avantage de nôtre Langue par sa nettetté et par sa clarté va sur tout à être d'abord entenduë, et cela n'est jamais si utile, ni si sensible qu'en chant. Aussi nos faiseurs de paroles d'Opera s'attachent-ils principalement [-156-] à en faire de claires et d'aisées. J'avouë que dans les autres Vers nous mettons quelquefois de petites transpositions. Racine sur tout aime à en mettre dans les siens, et sçait y en mettre avec grace. Moliere en a même hazardé d'assés fortes.
+ Comme avec irrevérence
Parle des Dieux ce maraut!
Mais vous ne trouverés pas que Quinaut, ni Monsieur l'Abbé de la Motte, se soient jamais permis ces renversemens dans leurs Vers chantans. On n'y regarde pas de si prés en Italie. Leur vraye Poësie, quoique destinée à la Musique, est aussi serrée, aussi embarassée, aussi guindée que cclle qui ne se chante point. Ainsi, Monsieur, mon raisonnement demeurera toûjours en son entier.
Celui de Monsieur l'Abbé est joli, lorsqu'il veut préférer la Musique Italienne à la nôtre, parce que Lulli étoit né Italien. Si lorsque Madame la Grand' Duchesse alla à Florence, elle y eût mené un petit Page François, qui dans la suite devenu Officier, puis General des Troupes du Grand Duc, eût conquis * Luques et Sarzane, et l'eut fait Roi de Toscane: ou, si vous voulés, [-157-] l'eût rendu Maître de toute l'Italie. Je vous demande au profit et à la gloire de qui ces conquêtes auroient tourné? Il me semble que le Roi de France n'auroit rien eu à prétendre au profit, qui est le principal. Et si ce General oubliant absolument sa Patrie, n'avoit eû que des maniéres, une conduite, une politique, des Troupes Italiennes: je ne vois pas que nôtre Nation eût non plus beaucoup de part à la gloire. Voilà nôtre cas.
Je vous dirai naïvement une chose. Si Lulli eût demeuré en Italie, et qu'il n'eût travaillé qu'en Musique Italienne: peut-être ne l'auroit-il pas amenée au point de perfection où il a amené la nôtre, à moins qu'il n'eût été guidé par quelque idée de l'admirable simplicité de la Musique des anciens, (simplicité qu'il a mieux sçû imiter chés nous qu'on n'avoit fait nulle part depuis 1600 ans, ce que je croi la source et le caractere de son mérite.) Mais je ne doute point qu'il n'eût du moins épuré et rectifié infiniment la Musique de son païs. C'étoit un homme d'un esprit aussi juste que vif, et d'un goût naturellement exquis, jusques-là qu'il devint un Connoisseur en Vers François redoutable à Quinaut et à nos meilleurs Poëtes. Je m'imagine qu'un homme, comme cela, tout accablé qu'il auroit été des mauvais exemples et environné [-158-] des mauvais Juges d'Italie, se seroit fait jour au travers des difficultés. Ses Compatriotes ont suivi leur vieille route, ils n'ont pas eu la pensée de tourner la tête d'un autre côté, et ont encheri sur des modelles vicieux, au lieu d'apprendre à s'en éloigner. Mais Lulli, l'esprit de Lulli, se seroit distingué d'une maniere plus utile pour sa Patrie. Il auroit conçû à la fin que l'affectation, quelque sçavante qu'elle soit, ne peut avoir une vraye bonté, et que dans tous les Arts, la nature est la seule mere des beautés solides. Il se seroit élevé jusqu'à asservir le génie Italien à ce principe, il auroit commencé à régler là-dessus leur Musique, il l'auroit déchargée de ce galimatias de faux agrémens, qui la gâtent, et auroit enseigné un meilleur chemin aux Compositeurs à venir: qui aujourd'hui pourroient fort bien nous surpasser, avec l'application et le talent, que je ne leur conteste pas. Mais la fortune en a autrement disposé. Lulli vint en France, + il admira les airs de Boisset, ausquels il redonna leur réputation qui tomboit: Son heureux naturel lui fit d'abord goûter nôtre Musique, toute pauvre qu'elle étoit alors. Il sentit que les principes en étoient bons. Il s'y accoûtuma, il s'en remplit, et lorsqu'il fut une fois sur les voyes de la douceur et [-139 <recte 159>-] de la simplicité, il alla bien vîte, et fit ces Opera incomparables, qui seront toûjours admirés des gens d'un jugement droit, et que les Italiens, tels qu'ils les a laissés, n'auront peut-être jamais le mérite de bien admirer.... Oh! c'est un bonheur pour nous d'avoir gagné Lulli, et un malheur pour eux de l'avoir perdu..... Volontiers. Le sort s'est ainsi joüé. Il avoit fait naître Lulli chez eux, il le fit passer enfant chez nous. Mais au fond le lieu de la naissance de Lulli ne change pas le prix de nôtre Musique, et celui de la Musique Italienne, en l'état qu'elles sont maintenant. L'une est naturelle, l'autre affectée, par conséquent l'une bonne, et l'autre mauvaise. Cela demeure vrai, et c'est là toute la question. Quand ce seroit un Anglois qui feroit la Musique Italienne, on auroit droit de dire que la Musique Italienne ne vaut rien: quand ç'auroit été un Allemand qui auroit fait nos premiers Opera, et qui nous auroit appris à en faire, on pourroit dire que les Opera François sont excellens. Finissons par un exemple. Terence étoit Africain. A c'été Cartage ou Rome, qui a eû l'honneur de ses Comédies? Tous les siécles, tous les Païs ne le mettent-ils pas entre les Auteurs Latins, et songe-t-on qu'il ne nâquit pas à Rome; mais à Carthage? Les raisonnemens de Monsieur l'Abbé ne toucheront [-160-] que ceux que son stile charmera.
Monsieur l'Abbé dit que Lulli est le seul qui ait jamais paru en France avec ce génie superieur pour la Musique. Je lui ai répondu dans le troisiesme Dialogue. Mais me disoit Monsieur le Marquis de L. F.. un des homes du Roiaume de qui je respecterois le plus le jugement, il est certain que de Lulli à nos autres Maîtres, il y a une grande distance.... Pour cela oüi.... Du reste les Italiens ont douze Compositeurs contre nous deux..... Je ne le puis pas nier.... Le nombre des Compositeurs Italiens ne prouve-t-il rien en leur faveur, et n'est-ce point trop peu qu'un Lulli?... A cela je répons, premierement, que l'on ne compte que les bons Auteurs. Avec trente Poëmes heroïques imprimés à Paris depuis cinquante ans seulement, nous disons tous les jours que nous n'avons que le Lurin. En second lieu il est encore tems, et il est encore possible que quelqu'un de nos Maîtres s'approche un peu plus de Lulli. Mais quand nous desespererions, comme le veut Monsieur l'Abbé R. que tous les siécles ensemble pussent jamais produire un homme qui en approchât: combien y a-t-il loin d'Homere, à Hésiode, et de Virgile, à Ovide, à Lucain, à Silius, à Stace? Homere et Virgile sont aussi uniques chacun en leur Nation. Cependant nous ne faisons pas difficulté d'attribuer à la Gréce et à Rome la gloire [-161-] du Poëme Epique. Demandons-nous aux Grecs et aux Romains plus d'un Homere et plus d'un Virgile, et les croyons-nous pauvres, parce qu'ils n'en ont qu'un? Il suffit de même de Lulli, pour assurer à la France le prix de la Musique moderne: comme il suffit du Don Quixote de Michel de Cervantes, pour assurer à l'Espagne le prix des Romans satiriques: quoique nous ayons Rabelais, le Baron de Foeneste, Polyandre, Francion, le Berger extravagant, et cetera.
Monsieur l'Abbé admire la fécondité du génie de Lulli, et préfére son Récitatif à celui des Italiens. Il lui rend là une justice que tout le monde ne lui a pas renduë. Un homme illustre par une négociation éclatante, et qu'on auroit cru d'un goût excellent, s'il n'avoit jamais parlé de Musique a eu le malheur d'écrire que + la plûpart de ceux qui suivent Lulli avec tant d'empressement, ne se connoissent pas mieux en Musique que les bêtes.... qu'il n'y a pas moyen de résister à l'ennuy que causent necessairement les fades recitatifs de Lulli, qui se ressemblent presque tous, où les passions ne sont point exprimées, et ou il y a si peu d'art, que des Chanteurs médiocres en font sur le champ de ressemblans.... et que les recitatifs d'Italie sont beaucoup plus diversifiez et plus animez par les grands traits de passions que les Musiciens Italiens [-162-] y sçavent exprimer plus vivement: j'avois ces passages si fort sur le coeur, que, ne les ayant sçû citer dans les dialogues, j'ai voulu les raporter ici. Ils montrent bien tristement quelles risques on court, avec tout l'esprit du monde, à juger des choses qu'on n'entend point. Cét Auteur ne convient donc pas de la fécondité de Lulli, et dans la critique de Cadmus, qui a couru sous le nom de Monsieur de Saint Evremont, on prétend aussi que Lulli, dés cette piece, qui est sa seconde ou sa troisiéme, en plusieurs endroits se soit copié lui-même. [page 1. in marg.] A tout ce que j'ai déja dit là-dessus, je vais ajoûter encore une refléxion, qui ne regarde pas tellement Lulli tout seul, qu'elle ne puisse aussi être à l'avantage de nos autres Maîtres.
Il y a dans nôtre Musique plusieurs tons souvent repétés. On s'en prend au Musicien de ce qu'ils reviennent ainsi, et l'on l'accuse de sterilité, ou de paresse. Je ne sçai si la belle remarque du Chevalier de Meré sur les répétitions de mots ne conviendroit point aux repetitions de tons. + Les personnes qui s'expliquent le mieux, dit-il, usent plus souvent de repetitions que les autres.... C'est que les gens qui parlent bien vont d'abord aux meilleurs mots, et aux meilleures phrases, pour exprimer leurs pensées. Mais quand il faut retoucher les mêmes choses, comme il arrive souvent, quoi qu'ils sçachent bien que la diversité [-163-] plaît, ils ont pourtant de la peine à quitter la meillere expression, pour en prendre une moins bonne; au lieu que les autres qui n'y sont pas si délicats, se servent de la premiere qui se presente. Quinaut a donné cent fois à Lulli les mêmes sentimens et les mêmes termes à mettre en chant. Il n'est pas possible qu'il y ait cent manieres de les y mettre également bonnes, et l'on veut pourtant que Lulli diversifie cent fois sur les mêmes paroles ses airs et son récitatif! Il avoit tâché de prendre la premiere fois la meilleure expression: s'il ne l'avoit pas attrapée, il la prise une autrefois, et puis il s'est servi ensuite des expressions les plus approchantes de la bonne, retournant et plaçant tout cela, selon les occasions, et avec tout l'art d'un sçavant Musicien et d'un homme d'esprit. Mais lorsqu'il a senti que les expressions ne pouvoient être nouvelles, sans être impropres, ou forcées: il n'a sçû se résoudre à abandonner le naturel, et la justesse, pour la nouveauté, et il a mieux aimé varier un peu moins ses tons, que d'en employer de méchants. Je ne vous dis pas qu'il n'ait jamais été ni paresseux ni sterile. On a bien repris, et sans injustice quelquefois Homere et Virgile d'être l'un ou l'autre: eux qui n'étoient pas des débauchés comme Lulli. Mais je me persuade que Lulli auroit souvent pû trouver des tons nouveaux, [-164-] et ne la pas voulu, par attachement à la bonté des premiers, qu'il s'est contenté de déguiser, de changer un peu, par de petites différences d'accords, au lieu de nous en donner de tout neufs. La Critique de Cadmus sert à prouver ma pensée. Dans Cadmus, il se copioit lui-même en plusieurs endroits. Ce n'étoit pas qu'il fut épuisé, puisqu'il a fait depuis vingt Opera. C'étoit qu'il ne jugeoit pas que de nouveaux tons convinssent en ces endroits. Il avoit eu occasion d'employer ailleurs la bonne expression, et il la repétoit, parce qu'il y étoit obligé, pour être juste et naturel. Quoi qu'il sçût bien que la diversité plaît, il avoit de la peine à quitter le bon, pour prendre le pire, en faveur de la diversité. Cela s'appellera-t-il défaut, ou perfection? On prétendra que les repetitions venoient de son peu d'application et de travail. Peut-être. Cependant il y a moins d'apparence. Je pense que Cadmus est son premier grand Opera, il avoit trop d'interêt à y réussir, pour y épargner ses soins. S'il s'est négligé, ce n'a été que lors qu'il a vû sa fortune et sa réputation faites. Et pour fortifier ceci de quelque exemple. Les chutes de son Récitatif sont une des choses, où il a été le plus taxé de pauvreté ou de negligence. Il leur ménage toute la la varieté qu'il peut par des quintes ou des [-165-] octaves en haut ou en bas: on le remarque et on en convient assés. Mais d'ailleurs ne sçait-il pas les rendre singulieres, lors que le Poëte lui en donne lieu? Comme dans cet endroit de la premiere Scene du troisiéme Acte de Phaëton:
Quoi, malgré ma douleur mortelle, et cetera.
La chute de ces paroles
Quel bien peut être doux, quand il faut l'obtenir
Par une trahison cruelle?
est également nouvelle et touchante. Je vous en citerois vingt autres pareilles. Mais enfin si la Nature ne peut pas fournir aux Poetes des pensées toûjours nouvelles, s'ils se copient les uns les autres, malgré qu'ils en ayent, soit qu'ils le veüillent, soit qu'ils ne le veüillent pas: par quel secret, par quel effort, Lulli pourroit-il ne copier et ne répeter jamais rien, à moins qu'il ne sortist de la nature, ce qui est un remede pire que le mal, et qu'il laisse aux Italiens? Vous leur appliquerés, si vous voulès, les dernieres paroles du Chevalier de Meré. Selon l'apparence, ils sont de ceux qui n'étant pas si delicats sur la vraye expression, se servent de la premiere qui se presente, et quand il ne s'en presente point de nouvelle, comme le goût de la Nature et de la Justesse ne les arrête pas, ils en vont chercher si loin qu'il faut bien qu'à la fin ils en trouvent. Outre que leurs Poëtes les mettent moins [-166-] à l'étroit que Quinaut n'y mettoit Lulli. Leurs Piéces sont sans suite, sans liaison. Le Rimeur moins gêné qu'il ne le seroit en France, où elles ne sont pas ainsi, à plus beau jeu à diversifier ses paroles, et par là gêne moins le Musicien. Cela se suit. Toutes les extravagances des Italiens vont à favoriser leur fécondité. Elle est assés aidée.
A l'égard de ce que dit Monsieur de.... Qu'il a vû de médiocres Chanteurs faire sur le champ des Récitatifs si semblables à ceux de Lulli, qu'on auroit crû facilement qu'il les avoient appris sur sa notte. La belle merveille! ils ne les aprenoient pas sur sa notte; mais ils les tenoient de lui, il les leur avoit appris en gros dix ans auparavant. Qu'il est étonnant que des gens tout pleins des tons de Lulli, qui les ont entendus et étudiés mille fois, les imitent et les contrefassent! Si Lulli n'avoit pas produit ces tons-là, s'il n'avoit point trouvé ce Récitatif admirable, ces éclats des hautes-contre, ce jeu des basses: de médiocres Chanteurs, loin d'en faire de semblables sur le champ, n'en feroient pas une mesure en toute leur vie. Lulli a eû les premieres fois l'honneur de l'invention, qui est tout, et lorsqu'il repete ces excellens tons, il a le mérite de les appliquer juste, ce que n'ont point de médiocres Chanteurs. C'en est assés pour sa gloire et pour celle de nôtre Musique. Voyon-nous que Virgile, l'Auteur [-167-] de tous les siécles de l'expression la plus parfaite, se pique de ne rappeler jamais ses phrases et ses tours? Il les rapelle, sans se contraindre, ou du moins ne les change que fort peu, presque toutes les fois qu'il y est invité, en retouchant les mêmes choses. Vous le trouverés toûjours naturel, juste, simple: d'une élocution toûjours variée, non. Et si quelqu'un à qui une lecture assiduë l'auroit rendu tres-familier, faisoit sur le champ des Centons, ou des applications des expressions du quatriéme livre des Georgiques, ou du quatriéme de l'Enéïde, s'ensuivroit-il pour cela qu'elles sont fades et sans art?
* Eh, Messieurs les Sonneurs n'en rougissés-vous point?
Pendant que je suis sur les belles expressions, il n'y aura pas de mal que je vous explique de quel prix elles sont en Musique, un peu mieux, et un peu plus au long, que je n'ai fait dans les Dialogues. Cela me conduira à vous montrer qu'en cédant aux Italiens l'avantage pour la science et pour le travail, ce que je leur ai cedé n'est pas d'une si grande importance que vous le craignés.
Qu'est-ce que la raison et les bons Auteurs nous disent que c'est que la beauté de la Peinture, que l'Art d'un Peintre? De [-168-] representer parfaitement les choses, telles qu'elles sont. C'est de peindre si bien des raisins, comme Zeuxis, que les oiseaux y viennent béquer: c'est de peindre si bien un rideau, comme Parrasius, que Zeuxis lui-même avance la main pour le lever. Quelle est la beauté de la Poësie? C'est de faire avec des paroles ce que le Peintre fait avec des couleurs.
* Ut pictura Poësis erit.
Et vous sçavés qu'Aristote * dans sa Poëtique ne nous parle que d'imiter, cela veut dire de peindre. Tous les genres de Poësie ne sont, selon lui, que différentes imitations, de différentes peintures. La perfection de la Poësie est de décrire les choses dont elle parle, avec des termes si propres et si justes, que le Lecteur s'imagine qu'il les voit. Ainsi quand Virgile décrit un serpent sur lequel un passant a marché, sans y songer. Improvisum aspris, et cetera. AEneid. livre 2. j'ai peur, et je suis prest à m'enfuir, comme le passant. C'est de peindre si vivement les mouvemens du coeur humain, que le Lecteur frappé dans autrui de ce qu'il a senti ou qu'il connoît qu'il peut sentir lui-même, partage toutes les passions que le Poëte donne au Heros. Ainsi quand Virgile me represente Didon agitée d'un amour naissant, [-169-] qu'elle combat en vain, je me trouble, je crains et j'espere avec elle. Elle devient allarmée, puis furieuse du départ de son Amant, elle se desespere, elle se poignarde: je ne puis pas blâmer Enée, parce qu'il est forcé par les Dieux à la quitter; mais je le haïs presque en ce moment là, et je m'attendris, je pleure sur le bucher de Didon, comme faisoit Saint Augustin, qui aimoit à n'être pas le maître de ses larmes, en lisant une Poësie si pathetique. Maintenant quelle est la beauté de la Musique des Opera? C'est d'achever de rendre la Poësie de ces Opera, une peinture vraiment parlante. C'est, pour ainsi dire, de la retoucher, de lui donner les dernieres couleurs. Or comment la Musique repeindra-t-elle la Poësie, comment s'entreserviront-elles: à moins qu'on ne les lie avec une extrême justesse, à moins qu'elles ne se mêlent ensemble par l'accord le plus parfait? Le seul secret est d'appliquer aux paroles des tons si proportionnés, que la Poësie étant confonduë et revivant dans la Musique: celle-ci porte jusqu'au fond du coeur de l'Auditeur le sentiment de tout ce que le Chanteur dit. Voilà ce qui s'apelle exprimer. Exprimer est le but commun de la Peinture, et de la Poësie retouchée par la Musique. Sur ce pié là, que le Musicien applique à un Vers, à une pensée des tons qui ne leur [-170-] conviennent point: Il ne m'importe que ces tons soient nouveaux et sçavans, et que la basse continüe en sauve les dissonances d'une maniere raffinée. La Poësie et la Musique mal liées se séparent l'une de l'autre, mon attention languit en se divisant, et le plaisir que peuvent avoir mes oreilles par les accords est étranger à mon coeur, et dés-là tres-froid. Cela ne peint plus, parce que cela peint différemment: Donc cela est mauvais. Que le Musicien joüe et badine sur des paroles indifférentes ou graves, qu'il y mette des passages, des roulemens: mon esprit reconnoît d'abord que le sens ne demandoit point ces gentillesses. Cela ne peint point de concert; donc cela ne vaut rien. Au contraire, si le Musicien proportionne vivement, exactement, les tons aux paroles: la chose m'est doublement representée par la Poësie et par la Musique. Lorsqu'elle n'est qu'indifférente, mon esprit est toûjours content de cette convenance: Cela peint, donc cela est bon. Lorsque ce sont des sentimens, des passions ardentes, et que le Musicien conserve, ou plûtôt réchausse encore leur feu par des tons d'une justesse animée: mon coeur les sent malgré qu'il en ait: cela peint à merveilles, donc cela est excellent. Mais cependant, me dirés-vous, il n'y a ici que des accords communs. Soit. Pourvû que ces accords ne [-171-] soient point défectueux, et ne défigurent point la beauté de l'expression, l'Auditeur n'en veut pas davantage. Il ne faut pas qu'un accompagnement faux ou trop plat fasse un tort sensible au sujet, comme il n'est pas permis de se servir d'un mot surement mauvais, pour faire la pensée la plus heureuse. Mais aussi des que ma pensée par elle-même plaît, frappe, émeut, je n'ai point besoin d'aller chercher une phrase élegante: il me suffit que les mots rendent bien le sens. Il s'ensuit que l'expression, qui doit être le but du Musicien, est par-consequent le principal en Musique; car en toutes les choses du monde, celui-là réussit qui atteint son but. Bien exprimer, bien peindre, voilà le chef-d'oeuvre, voilà le point suprême, le tour. Quoi qu'il en puisse coûter au Musicien pour y arriver, sterilité apparente, science negligée: il y gagnera toûjours assés. S'il n'y arrive pas, la science et la fécondité, même les mieux soûtenues, ne sçauroient lui tenir lieu de ce mérite, dans l'esprit d'un Auditeur raisonnable: s'il s'en éloigne, elles ne sçauroient l'excuser. Vôtre Heros va mourir d'amour et de douleur, il le dit, et ce qu'il chante ne le dit point, n'est point touchant: je ne m'interresserai point à sa peine, qui est-ce que vous avés à souhaiter..... Mais l'accompagnement feroit fendre les rochers.... [-172-] Plaisante compensation! Est-ce l'Orchestre qui est le Heros?... Non, c'est le Chanteur... Eh bien donc que le Chanteur me touche lui-même, qu'un chant tendre et expressif me peigne ce qu'il souffre, et qu'il ne remette pas le soin de me toucher pour lui, à l'Orchestre, qui n'est là que par grace et par accident.
* Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi.
Si l'Orchestre s'unit au Chanteur pour m'attendrir et pour m'émouvoir: fort bien, ce sont deux manieres d'exprimer pour une. Mais la premiere et la plus essentielle est celle du Chanteur. La raison et l'experience nous la font trouver tellement essentielle, qu'encore une fois rien n'entre en comparaison avec elle. La force d'une belle expression se répand sur une scene entiere, et son effet n'est pas moins general que certain. Elle est goûtée de l'ignorant, du connoisseur, de l'homme, de la femme: elle s'imprime dans la tête de toute l'assemblée qui s'en va, en la ruminant. De là nient qu'au sortir de nos Opera, chacun chante quelque chose qu'il a retenu. Certains airs passent de bouche en bouche, ils deviennent familiers aux Gens de la Cour, de la Ville et des Provinces, qui est-ce qui ne les sçait point? Au lieu qu'on ne retient [-173-] presque jamas rien d'un concert Italien, l'eût-on dix fois entendu. On ne voit point que nos oreilles qui reçoivent si vîte et si aisément les airs de Lulli, reçoivent de même sans étude et sans peine ceux des Maîtres d'Italie. Pourquoi cela? C'est, répondra-t-on, que nous sommes François, et non pas Italiens.... Eh vous vous vantés que plus de la moitié des Musiciens de France sont devenus Italiens d'inclination, et mille gens sçavent l'Italien. Ainsi la Patrie ni la Langue n'y font pas grande chose; mais c'est plûtôt que les grandes beautés, les beautés tirées du sein de la nature, les expressions bien vrayes se font sentir à tous les hommes, et que les beautés fausses n'ont garde d'avoir ce privilege. Reste à apporter quelques exemples, selon nôtre coûtume. Avés-vous remarqué, Monsieur, dans la premiere scene du premier Acte d'Armide, comment Armide commence, aprés avoir long-tems gardé un silence morne et farouche, tandis que ses deux Confidentes ont tâché de lui faire croire qu'elle doit être contente de son sort?
Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous.
Renaud pour qui ma haine, et cetera.
Quel morceau! chaque ton est si accommodé à chaque mot, qu'ils font ensemble une impression immancable sur l'ame de [-174-] l'Auditeur. Et l'on ne se lasse point d'admirer l'art et le bonheur de Lulli en plusieurs tons particuliers, où il a sçû attraper le sens d'une maniere achevée. Ecoutez la fin de ce premier recit d'Armide.
La conquête d'un coeur si superbe et si grand.
L'éclat de voix qui est sur ce mot superbe, peint ce mot là. Le second recit d'Armide.
Les enfers ont prédit cent fois, et cetera.
Ramene de pareilles expressions, faites tout exprés pour les mots, et la Musique de chaque Vers,
+ Etincelle par tout de sublimes beautés.
Armide en vient à un endroit qu'elle veut et qu'elle doit distinguer, parce qu'il est singulier. C'est un songe qui contient une espece de prédiction de l'amour qu'elle gardera pour Renaud fugitif.
Un songe affreux m'inspire une fureur nouvelle, et cetera.
Lulli marque ceci par un accompagnement de violons. Et quel accompagnement! Peut-être Monsieur l'Abbé R. le passeroit-il pour beau. Cependant l'extrême vivacité des expressions du chant emporte presque toute nôtre attention. Il n'est point de stupide qui ne soit sensible aux éclats de voix d'Armide, placés avec une justesse et une force égales, sur ce dernier Vers!
Dans le fatal moment qu'il me perçoit le coeur.
[-175-] A ce mot, perçoit, je voi, ce me semble, Renaud qui donne un coup de poignard dans le coeur d'Armide suppliante. Demanderai-je alors si Lulli a mis là beaucoup de science et d'application? Quand ç'auroit été un petit Maître qui auroit fait cela à sa toillette, j'en serois charmé: et je vous avouërai avec une sincerité que j'ai toûjours eûe dans les Dialogues, et que je ne puis m'empêcher d'avoir ici, quoi qu'elle soit hardie et dangereuse, que je loüerois moins plusieurs autres morceaux de Lulli, autant et plus estimés. Ce grand air de Theone, dans le second Acte de Phaeton.
Il me fuit l'inconstant, il m'ôte tout espoir, et cetera.
Ne me touche point, comme fait le Récitatif de la premiere scene d'Armede.
Il me fuit l'inconstant, et cetera.
Est, ou je suis trompé, un des endroits de Lulli le plus travaillé. Les tons, les accords, les reprises sont pleins de toute la science, que la Musique peut fournir. Cependant toute belle que me paroît cette espece de chacone, toute tendre qu'elle est veritablement, elle m'a plus d'une fois semblé longue et trop chargée de repetitions: et ce que je vous ai cité d'Armide m'a toûjours semblé trop court. Pour citer quelqu'un de nos nouveaux Opera. Dans Amadis de Gréce, à la fin du premier Acte, Melisse chante plusieurs choses, où vous trouverés [-168 <recte 176>-] d'excellentes expressions.
Ingrat! mets-tu ta gloire à mépriser mes larmes?
Et tout ce recit,
C'en est trop, le dépit succede, et cetera.
Mais sur tout la fin,
A la mort! quoi ton coeur l'a préfere à Mélisse
Tu me quittes pour la chercher!
Mon desespoir, mes pleurs, n'ont rien qui t'atendrisse?
Je fais presqu'autant de cas du ton qui est sur le mot mes pleurs, que de cette invocation du cinquiéme Acte, qui a tant plu.
Manes de son rival, Prince trop malheureux, et cetera.
J'ajoûterai que le ton du mot, mes pleurs, seroit, à mon goût, encore d'un plus grand prix, s'il y avoit mes cris, au lieu de mes pleurs: parce qu'il me semble que ce ton-là crie plûtôt qu'il ne pleure.
A present, Monsieur, ramassés, s'il vous plaît, tout cela. Vous concevrés combien peu de gloire apportent aux Italiens leur profondeur et leur application, qui ne leur suggérent point ces expressions justes et proportionnées, ces expressions qui sçavent peindre, et qui seules donnent la grande, la véritable gloire au Musicien. Je n'attache point au mérite de trouver les belles expressions, l'application et la profondeur: non que souvent il n'y ait beaucoup de l'une et de l'autre; mais parce qu'il y a [-177-] encore plus de bonheur et de naturel. Car il en est encore en ceci des Musiciens comme des Poétes. Ils n'attrapent gueres cet heureux art d'exprimer en Maîtres, à moins qu'ils ne soient nés Musiciens.
+ Format enim natura prius nos intus.
Quelquefois les belles expressions se font extrêmement chercher au Compositeur: souvent aussi, quand la nature l'a bien formé, et qu'il écoute bien la nature, elles lui viennent tout d'un coup. Mais si la science et le travail des Italiens ne les aménent point aux Italiens, à quoi se réduisent donc les avantages que leur science et leur travail leur procurent? A ce que je leur ai assés volontiers accordé dans les Dialogues. A raffiner sur le contrepoint: à faire et à sauver des dissonances rares: à imaginer et à soûtenir des tenues, des fugues extraordinaires; à prendre soin que la basse continue ait un jeu nouveau et surprenant, qu'elle travaille toûjours: à ménager aux parties moyennes un chant suivi et sensible, et cetera. Les Italiens ne montent point plus haut. Et quelle est la difference de ce mérite là et de celui des belles expressions? La même qui est entre un Architecte, un Peintre: et un Artisan. Entre un General d'Armée qui forme en une heure le dessein de gagner un poste avantageux par une marche habile: [-178-] et un Major General qui veille, qui agit deux ou trois nuits, avec tous ses Aides, pour distribuer les Ordres et pour les faire executer en détail. Entre un Poéte du premier rang qui fait heureusement un beau Vers: et un Pedant qui sue huit jours sang et eau pour bâtir une Acrostiche, ou une Anagramme. Je ne prétends pas pourtant que les Ouvrages de science et d'application n'ayent aucun prix. J'ai reconnu dans les Dialogues celui qu'ils ont, ils en ont sans doute, lorsqu'ils sont animés de quelque étincelle de feu et de génie, et il est constant que les Maîtres d'Italie ont composé grand nombre de Piéces sçavantes en simphonie, et quelques-unes peut-être en chant, dignes d'être appellées de belles Piéces. Chez nous même certaines basses forcées et singuliéres s'attirent de la réputation. Nous avons entendu avec plaisir, et nous avons loüé la basse du récit de l'Hiver, au quatriéme Acte des 4. Saisons.
Je sors de ma Grotte profonde, et cetera.
Cependant, à consulter un goût délicat et severe, à y regarder de prés, tout cela n'a gueres de sel: tout cela approche fort de ces Ouvrages, des Auteurs desquels on dit, que tout leur esprit n'est que dans leurs doigts. Qu'un homme, qui sçait les régles, ait la patience d'être un mois entier cloüé sur un air: quelque soit la médiocrité de son [-179-] talent naturel, il viendra seurement à bout de donner aux parties moyennes un chant si brillant que vous voudrés. Et ainsi du reste. Mais outre que ce qui est le fruit de cette application gênante, court toûjours grand risque de sentir un peu la lampe, lucernam olet, * témoin la contrainte des Piéces Italiennes. Estimerés-vous tant une chose qui ne demande que la connoissance de quelques régles, du tems, et des soins? Estimons-nous, admirons nous beaucoup dans le monde un Orloger et un Graveur? Pour moi, Monsieur, j'ai vû plusieurs fois sur des boëtes de confitures des découpures de papier, qu'on me disoit d'une délicatesse et d'un travail merveilleux: je les jettois sans les regarder, pour chercher ce qui étoit dessous, et je voyois les gens d'un bon esprit n'avoir pas plus d'attention que moi pour ces badineries curieuses. Enfin souvenés-vous du trait d'Alexandre. On lui présenta un soldat qui mettoit de fort loin un poix dans un trou tres étroit. C'étoit le spectacle, l'Opera des Troupes Macedoniennes que de lui voir jetter des poix. Il en jetta devant Alexandre qui ne manquérent point d'entrer dans le petit trou: et lorsqu'on croyoit que celui-ci alloit l'enrichir pour jamais, il commanda qu'on lui donnât un boisseau de poix, et lui tourna le dos. [-180-] Je doute qu'il en coûte plus aux Compositeurs d'Italie, pour acquerir leur profond sçavoir, qu'il en avoit coûté au soldat pour s'accoûtumer à cette adresse. Mais parce qu'elle n'avoit ni utilité, ni goût, que ce n'étoit qu'un talent d'habitude et d'attention, remarqués comment il en fut récompensé par un Prince aussi judicieux que liberal, et imaginés-vous quel cas Alexandre auroit fait de la vaine et laborieuse science des Musiciens Italiens.
Je crains, Monsieur, d'être trop long avec vous; comme je craignois de l'être trop dans le troisiéme Dialogue. Ce qui m'y a fait passer sous silence quelques petites gaillardises de Monsieur l'Abbé R. S'il se contentoit de nous préferer les premiers Maîtres d'Italie, nous nous consolerions de nôtre desavantage, par la gloire de nos Vainqueurs.
+ Hòc tamen infelix miseram solabere mortem:
AEneae Magni dextrà cadis.
Mais il nous met au dessous des Musiciens des Laquais et des Passans de Rome et de Venise. La Comparaison seule est desagréable. * Les Chanteurs de la Place Navone à Rome, et ceux du Pont de Rialte à Venise, qui sont là ce que sont ici les Chanteurs du Pont-neuf, se mettent trois ou quatre ensemble... On fait des Concerts en France qui ne valent pas [-181-] mieux que cela. C'est donc à la Place Maubert. Car encore faut-il que Monsieur l'Abbé ait la bonté de garder quelque proportion. Les Italiens nous surpasseront, puisqu'il l'ordonne; mais degré à degré, et chacun comparé seulement à son semblable. Monsieur l'Abbé ne voudroit pas que les Muniers d'Italie eussent le pas sur les Evêques François.
[page 181 in marg.] Quant aux Machines, il croit que l'esprit humain n'en peut porter l'invention plus loin, qu'elle est poussée en Italie. A un Opera de Turin en 1697. il vit.... un Singe qui fit cent badineries les plus jolies du monde, montant sur le dos des autres Animaux, leur grattant la tête avec sa main, et faisant toutes les autres singeries propres à cette espece. Le Vicomte de la Comédie de l'Inconnu étoit pour Circé, comme Monsieur l'Abbé pour l'Opera de Turin.
Les Singes m'y charmoient, leur scene est admirable.
Du reste est-ce que Monsieur l'Abbé n'a jamais vû de Singes sur les Théatres de France? L'esprit humain se porte aussi chez nous jusqu'à cette invention là, et les petits garçons qu'on charge d'un si beau rôle, couverts d'une peau de la couleur et de la figure de ces animaux, font aussi cent badineries les plus jolies du monde, et toutes les singeries propres à cette espece, et tâchent de s'en acquiter avec le talent de Ragotin, qui, fit autrefois le Chien [-182-] de Tobie, et qui le fit si bien que toute l'Assistance en fut ravie. [Roman. com tome. I. c. x in marg.] Ce bon homme Ragotin disoit à propos de ces Machines, que toutes les fois qu'il avoit vû joüer Pirame et Thisbé, il n'avoit pas été tant touché de la mort de Pirame, qu'effrayé de la mort du Lion. Il auroit été un troisiéme admirateur des Singes, dans Circé, et à l'Opera de Turin.
Voilà, Monsieur, ce qui me restoit à vous dire. Un homme qui feroit son capital de la Musique, et qui seroit tout à fait du métier, vous diroit sans doute bien plus de choses, et peut-être de bien meilleures. Et j'en suis persuadé de si bonne foi, que j'ai attendu un an à vous montrer ma Réponse au Paralelle: dans l'esperance que quelqu'un songeroit à défendre nos Opera. Mais personne n'a eû pour tous les plaisirs dont nous sommes redevables à Lulli, une reconnoissance pareille à celle de Monsieur l'Abbé pour les Patentes des Conservateurs Romains. Montagne qui avoit reçû le même honneur que lui, et qui n'a garde de ne vous point parler de ses Lettres de Citoyen Romain, ne se crût pas pour cela obligé de prendre le goût Italien si vivement.
Je ne m'étonne ni ne m'applaudis point de vous avoir d'abord ramené à nôtre parti. Vous en étiés dans le fond, et les charmes de la nouveauté et de la mode vous avoient seulement un peu ébranlé. Il n'a fallu que [-183-] vous avertir que vos principes vous attachoient à la Musique Françoise. Tous ceux qui aiment comme vous l'antiquité, et qui ne préférent pas
Le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile,
Seront de même obligés de renoncer aux Maîtres Italiens pour Lulli. L'un emporte l'autre, et c'est précisément la querelle des anciens et des modernes, renouvellée sous d'autres noms. D'un côté le naturel et la simplicité: de l'autre l'affectation et le brillant. Là le vrai, embelli avec justesse: ici le faux, masqué par mille raffinemens, et chargé des excés d'une science monstrueuse. Il y a long-tems que j'avois pris garde à cette conformité de Lulli, aux anciens: et des Heros de la Musique Italienne, aux modernes: ce qui n'a pas laissé d'augmenter et de réveiller l'interest que je prenois déja à la gloire de nôtre Musique. J'ai l'honneur d'être, Monsieur, et cetera.
Ce 3. Avril 1704.
[Footnotes]
* [cf. p.20] Cytherée, tome 4. page 557.
* [cf. p.30] Monsieur de Saint Evremont. Discours sur les Opera.
* [cf. p.33] Caracteres page 62.
* [cf. p.83] Le Chevalier de Meré. Conversations sec. Conv. page 83.
** [cf. p.83] Monsieur Peraut Poëme du siécle de Loüis le Grande.
+ [cf. p.88] Commentaire de Ménage sur Malherbe, page 225.
+ [cf. p.91] Monsieur Perraut. Hommes Illustres. page 234.
+ [cf. p.101] Histoire poëtique de la guerre contre les anc. et moder. page 268.
+ [cf. p.108] Scaron. Rom. com. t. I. page 195.
* [cf. p.113] Madrigaux de la Sabliere.
+ [cf. p.116] Pasquin et Marforio com. act 2.
+ [cf. p.117] Voyage d'Italie, tome I. page 286.
+ [cf. p.119] Dom Japhet d'Arménie, Acte 4. scene 6.
+ [cf. p.121] Les Plaideurs. Acte I.
* [cf. p.129] Hispanus flet, dolet Italus, Germanus boat, Flander ululat, et solus Gallus Cantat.
* [cf. p.144] Histoire de la Ville et République de Venise, 3. Partie page 417.
+ [cf. p.147] Les Plaideurs. Acte 3.
+ [cf. p.156] Amphitrion. Acte I. scene 2.
* [cf. p.156] Se haurebbe Lucà è Sarzana sarebbe rè di Toscana.
+ [cf. p.158] Saint Evremont. Observ. sur le goût et le discernement.
+ [cf. p.161] Histoire de la guerre poétique entre les anciens et les modernes. Livre onziéme.
+ [cf. p.162] Quatriéme Conversation. page 153.
* [cf. p.167] Satire contre les Gens d'Eglise.
+ [cf. p.168] Horat. de art. poët.
* [cf. p.172] Horat. de art. Poét.
+ [cf. p.174] Despreaux art. Poét.
+ [cf. p.177] Horat. de art Poét.
+ [cf. p.179] [Ton luchnon ozon] Erasm. Adag. page 297.
* [cf. p.180] Paralelle page 113.