TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Chabanon, Michel Paul Gui de
Title: Observations sur la musique, et principalement sur la metaphysique de l’art
Source: Observations sur la musique, et principalement sur la metaphysique de l’art (Paris: Pissot, 1779; reprint ed. Genève: Slatkine, 1969).
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[-f.aijr-] OBSERVATIONS SUR LA MUSIQUE, et principalement sur la metaphysique de l'art.

Naturâ ducimur ad modos. (Quint. inst. orat.).

A Paris, Chez Pissot, Père et Fils, Libraires, Quai des Augustins.

M. DCC. LXXIX.

[-i-] PRÉFACE.

L'ouvrage que nous présentons au Public, n'est point un Traité de Musique dont la lecture requière la connoissance de cet Art: pour nous lire, il ne faut en avoir, ni la théorie, ni la pratique; il n'est pas même nécessaire d'en goûter beaucoup les effets: quelque peu sensible qu'on y puisse être, on se plaît à entendre, à répéter soi-même quelques chants familiers et populaires; avec cette seule disposition, dont nous dispenserions encore au besoin, on est suffisamment préparé, et l'on peut concevoir à-peu-près tout ce que cet Écrit contient. L'objet principal [-ij-] que nous nous proposons, est d'analyser les sensations que la Musique procure, de rendre raison, autant qu'il est possible, des plaisirs qu'elle fait éprouver, et des moyens par lesquels elle agit sur nos sens et sur notre âme. Ceux qui n'auroient jamais dû au chant un seul moment de plaisir (s'il existe de tels hommes au monde) peut-être en nous lisant, appercevroient la cause la cause de ce dégoût qui les singularise; ils réfléchiroient du moins sur la partie de nos sensations musicales qui appartient à l'esprit. En un mot, ces observations portent essentiellement sur la Métaphysique de l'Art, partie qui nous a semblé neuve, que personne n'a jusqu'à présent approfondie.

Les langues ont toutes leur Métaphysique [-iij-] générale et particulière: elles ont toutes de principes semblables, des bases communes, et portent aussi des caractères de différence, que la diversité des tems, des lieux, et des circonstances a fait naître. Le Métaphysicien qui travaille sur une Langue, en éclaircit la formation et les principes créateurs: il en reconnoît deux principaux; l'ordre dans lequel l'esprit conçoit les idées, et l'instinct de l'analogie. Diverses causes agissent ensuite contradictoirement à celles-là, et produisent les irrégularités d'une Langue: l'une de ces causes est l'imitation des autre Langues, qui, par la communication que les Peuples ont les uns avec les autres, confond plusieurs idiômes en un [-iv-] seul. Ce que l'instinct de l'analogie eût rendu simple et uniforme, l'imitation le rend inconséquent et irrégulier; et chaque procédé, chaque forme qu'une Langue emprunte d'une autre, altère sa forme primitive et naturelle.

La Musique, ainsi que les Langues, a sa métaphysique propre. Marquer les différences du chant et des idiômes, ce seroit anticiper sur l'Ouvrage qu'on va lire, et mettre hors de place ce qui ailleurs en trouve une naturelle. Il nous suffit d'indiquer au Lecteur que nous avons travaillé plutôt pour l'homme d'esprit qui ne sait pas la Musique, que pour le Musicien qui ne sait pas réfléchir et penser.

Nous avons fait long-tems cet [-v-] Ouvrage, sans y travailler pour ainsi dire. Une expérience longue et journalière nous découvroit sans cesse de nouveaux faits, nous conduisoit à des observations nouvelles. Ces faits, ces observations nous restoient en dépôt dans la tête, et nous portions les matériaux de l'Ouvrage sans songer encore à en faire un. Une chose pourtant nous frappoit dans cet amas d'idées accumulées sans travail et sans intention; il n'en survenoit pas une qui démentît les premières: toutes se lioient, sembloient s'appartenir et s'être engendrées. Vingt-cinq ans et plus, consacrés à la pratique suivie de l'Art, vingt-cinq ans qui en avoient opéré la prodigieuse révolution, n'occasionnoient pas le plus léger déplacement [-vj-] dans nos idées; elles résistoient au choc du tems, aux variations de l'Art: cela nous parut être un des symptômes visibles de la vérité. Après une si longue épreuve de nos opinions, n'avon-nous pas le droit de demander au Lecteur qu'il ne condamne pas précipitamment, et du premier coup-d'oeil, ce qui, au bout de trente ans d'étude et d'observation, nous a paru vrai? Je puis m'être mépris en quelques points: mais je suis bien bien trompé si mes erreurs n'avoisinent pas la vérité. Que je touche le but, ou que je le manque, je l'indique du moins.

Je n'offre aujourd'hui au Public que la moitié de l'Ouvrage que j'ai conçu. Cette première Partie forme un tout complet, et peut se détacher [-vij-] du reste. J'aurois mieux aimé donner à la fois l'Ouvrage tout entier; mais en prenant le tems nécessaire pour l'achever, j'aurois craint de me présenter trop tard. Dans ce siècle et dans cette Nation, il n'est pas aisé de conserver long-tems l'exclusive propriété de quelques idées vrais: je ne sais point de trésor plus difficile à garder.

C'est une chose remarquable, que depuis le peu de tems qu'on raisonne à Paris sur la Musique, on ait déjà fait sur cet Art des observations plus neuves, plus fines, plus profondes que l'Italie n'en a fait éclore depuis le long-tems qu'elle cultive la Musique avec succès. Quand j'en ferois honneur à l'active pénétration de nos esprits, quelqu'un auroit-il le droit [-viij-] de m'en blâmer? Mais pour ne point paroître louer une Nation aux dépens d'une autre, je dirai que la promptitude et l'étendue de nos vues sur la Musique, sont une suite de l'espèce de fureur avec laquelle on s'en occupe à présent; et que cette fureur est elle-même une suite de l'état de gêne et de contrainte où l'on a tenu l'Art parmi nous. Si l'on n'eût mis aucun obstacle à ses progrès naturels, chaque génération en auroit vu quelques-uns; toutes auroient accompagné l'Art dans sa marche progressive, et l'auroient aimé à-peu-près également: le goût de la Musique, à aucune époque, n'eût tourné en manie, parce qu'aucune époque n'eût été assez éclatante pour entraîner tous les esprits. [-ix-] Mais une police de goût mal entendue, a tenu l'Art long-tems en servitude. Lui défendre de se perfectionner, c'étoit mettre en interdit cette partie de nos plaisirs. Est-il étonnant, qu'au moment où le Public la recouvre, il s'y livre avec une sorte d'emportement? Il rachète par l'ardeur d'une telle jouissance, les longs retardemens qu'elle a éprouvés. Ce que nous disons de la Musique, on pourroit le dire aussi de la Philosophie.

Cet Écrit a cela de singulier, qu'en le mettant au jour nous avons à nous défendre à la fois du reproche de paradoxe et de plagiat. Contre l'une de ces imputations, notre défense est la protestation du'une bonne-foi pleine et entière. Ce que nous avançons, ce n'est point comme [-x-] extraordinaire que nous l'avançons; c'est comme vrai: nous n'avons point la conscience de nos méprises, conscience qui, de nos assertions, feroit des mensonges. Quant au Plagiat, l'unique façon que nous ayons de nous en disculper, est de protester que les ideés déjà publiées par d'autres Écrivains, et que nous employons ici, nous appartiennent originairement, ainsi qu'à eux. Si nous avions besoin de garans sur ce point, nous nommerions les personnes qui ont vu commencer cet Ouvrage. Monsieur l'Abbé Morrelet fit paroître, il y a huit ou dix ans, une Brochure pleine d'esprit, dans laquelle il a traité de l'expression musicale. Nous y trouvâmes quelques idées déjà consignées dans notre Manuscrit, et qui [-xj-] tiennent de trop près au corps de cet Ouvrage, pour que nous ayons pu les retrancher. Ces idées sont en petit nombre; nous désignerons le seul Chapitre où elles se trouvent: dans ce Chapitre même, nous ne sommes pas sur tous le points du même avis que Monsieur l'Abbé Morrelet. Nous avons vu dernièrement une autre Brochure sur la Musique, dont Monsieur Boyé est l'Auteur. Il seroit en droit de réclamer aussi quelques idées, sur lesquelles, en les publiant, il s'est acquis avant nous un titre de propriété: nous nous justifions de ce plagiat comme du précédent.

Dans l'état de fermentation où sont nos esprits, relativement à la Musique, il est à craindre qu'on ne lise avec défiance tout Ouvrage qui [-xij-] en traite. Le Lecteur qui suit l'un ou l'autre parti, doit d'abord observer l'Écrivain qui lui parle, et tâcher de reconnoître si c'est un Adversaire ou un ami. Jusqu'à ce qu'il en soit assuré, il ne voit dans l'écrit qu'il tient, que ce qui peut lui en fournir la preuve; et toujours en garde, comme une sentinelle avancée, il est prêt au premier mot à crier, qui vive. Pour l'intérêt du Lecteur, et pour le mien, prévenons cet inconvénient, et montrons-nous à découvert.

Notre caractère nous a toujours porté à l'impartialité, et notre goût, à l'admiration de toutes les belles choses. Entre les grands talens qui nous ont divisés depuis quelque temps, ceux vers lesquels on nous soupçonneroit d'incliner le [-xiij-] moins, ont reçu de nous de témoignages d'admiration peu suspects. Il n'y auroit que l'ombrageuse inquiétude de l'esprit de parti, qui pût faire imaginer que nous ne sommes pas leurs partisans. D'ailleurs il ne s'agit pas, dans cet Ecrit, de discuter la prééminence des talens: un tel objet y seroit étranger. Eh! ne sais-je pas que le succès qu'un Ouvrage obtient de l'esprit de parti, n'est jamais qu'un succès éphémère? Les partis se lassent la querelle s'étient, et l'ouvrage est oublié. Quiconque veut donner à ce qu'il écrit un caractère de solide bonté, doit se rendre indépendant des circonstances: il doit s'enfermer dans sa conscience, écrire sous les yeux de la vérité, non pour l'intérêt et le plaisir du moment, mais pour [-xiv-] une fin plus utile et plus durable, selon que l'ouvrage en est susceptible. Celui-ci est composé dans le même esprit qu'il l'eût été, si l'on n'eût jamais disputé sur la Musique, sine irâ et studio, quorum causas procul habeo. Forcé de citer quelquefois de exemples, entre ceux que je me suis rappelés, j'ai choisi les plus propres à soutenir ce que j'avançois, et à le réduire en démonstration. J'aurois voulu citer plus souvent Messieurs Philidor et Grétri, Musiciens d'un ordre supérieur, et qui, par leurs Ouvrages, se sont acquis un droit à l'estime et à la reconnoissance de notre Nation. J'aurois voulu payer aux Artistes François un tribut d'hommages, que la manie de ce qui est étranger a paru leur dérober quelquefois; mais, [-xv-] encore un coup, ces objets ne sont point de notre ressort, nous n'avons pas dû y toucher. Que le Lecteur donc se garantisse de l'inquiétude qui lui feroit chercher dans nos principes généraux, des applications cachées. Ces combinaisons pourroient l'égarer, et les applications qu'il feroit, différeroient peut-être de celles que nous ferions nous mêmes.

Dans un ouvrage de quelque étendue, et qui parcourt toutes les parties d'un Art, il y a quelquefois une contradiction apparente entre deux propositions placées loin l'une de l'autre. Chacune, dans la place où elle est mise, a un effet local; elle présente un coin de vérité relatif à ce qui l'entoure. Que l'on transporte cette proposition, qu'on l'oppose [-xvj-] face à face à une autre qui, comme la première, demandoit à être vue de profil, elle la heurte et la contredit. Si l'on met quelques unes de nos assertions à cette éprouve insidieuse, il nous sera plus aisé alors de répondre à l'accusation, qu'il ne nous le seroit de la prévenir. Comment deviner l'endroit sur lequel tombera la censure? Donner par-tout le Commentaire détaillé de chaque proposition, ce seroit étouffer l'ouvrage sous un monçeau de raisonnemens; et pour-lors, s'il étoit plus difficile de nous critiquer, il le seroit encore davantage de nous lire.

Les raisons qui nous ont déterminé à presser la publication de cet Ecrit, jusqu'à le donner incomplet, nous dispensent d'annoncer quel sera [-xvij-] le sujet de la seconde partie. Elle sera comme la première, à la portée de tous les Lecteurs, et contiendra même des objets d'une curiosité plus générale. Cette seconde partie est déjà fort avancée; et si rien ne ralentit les efforts de notre zèle, elle suivra de près la première.

Depuis que nous réfléchissons sur la Musique, et que nous y rapportons une partie de nos lectures, nous avons été dans le cas d'extraire, des Auteurs anciens et modernes, une foule de passages relatifs à nos opinions. Il n'auroit tenu qu'à nous d'enfler ce volume à force de citations; mais entre cet abus et celui de ne citer jamais, nous avons cherché un milieu convenable à notre situation Cet Ecrit, destiné à paroître [-xviij-] avec le privilége et l'approbation d'une Compagnie savante, n'a pas dû s'éloigner entièrement du genre de ses travaux. Nous avons desiré le montrer au Public, comme un témoignage de notre zèle respectueux pour cette illustre Compagnie et pour ses doctes occupations. Sans doute on doit s'attacher plus à la vérité intrinsèque d'une opinion, qu'aux citations qui la rendent recommandable. Mais comment se défendre d'une disposition favorable, pour ce qui nous vient des meilleurs esprits des siècles passés? Comment une opinion émanée d'eux, ne tire-t'elle pas de cette antique et noble origine, un caractère auguste qui lui concilie le respect et la confiance? Si l'on aime mieux croire les vieillards que [-xix-] les jeunes gens, parce qu'ils ont plus d'expérience et mois de témérité, une proposition éprouvée et mûrie par les siècles, ne doit-elle pas participer à ce privilége de la vieillesse?

Disons un mot du style de cet Ouvrage: peut-être jugera-t-on qu'il ne devoit être que simple, puisque l'Ouvrage est de pur raisonnement: mais par la forme nous avons tâché d'embellir la sécheresse du sujet; et les Anciens sur ce point ont encore été nos modèles. De quel ton Longin et Denis d'Halicarnasse discutent les propriétés et les beautés du style! Quel trésor d'expressions naît sous la plume de Cicéron et de Quintilien, lorsqu'ils enseignent et analysent les parties les plus sèches de l'Art de parler et d'écrire! De tels modèles [-xx-] sont décourageans, je l'avoue: on se mesure avec eux, non pour atteindre à leur hauteur, mais pour s'élever au-dessus de soi-même.

[-1-] OBSERVATIONS sur la Musique.

Chapitre Premier et Préliminaire.

Jusqu'à quel point l'Esprit philosophique peut s'appliquer aux beaux Arts.

On a souvent observé que les plus belles inventions, celles qui font le plus d'honneur à l'esprit humain, ne sont dues ni aux efforts de la réflexion, ni aux laborieuses recherches des hommes savans. [-2-] C'est à une sorte d'instinct, c'est au hasard, pour ainsi dire, qu'on en est redevable. Cette observation n'a jamais plus de justesse que lorsqu'on l'applique aux Arts libéraux. Ceux qui les inventent et les pratiquent avec succès, sont entraînés par un sentiment intérieur, dont eux-mêmes ils n'ont qu'une connoissance confuse; ils obéissent à l'impulsion du génie, du génie que l'on peut appeler l'instinct des grandes choses. Jamais on n'a vu les règles naître avant les exemples, ni la raison dicter d'avance au génie ce qu'il doit faire. Celui-ci procède d'après le sentiment qui le conduit; il crée les Loix et ne les connoît pas: c'est la raison qui, méditant après-coup sur les oeuvres qu'il a produites, lui révèle à lui-même le secret de ses opérations. De ses exemples, elle compose les règles de l'Art. Ainsi un Géographe, le compas à la main, lève le plan des terres inconnues qu'un Voyageur audacieux vient de découvrir: ainsi, la Muse de l'Histoire marche à la suite des Conquérans, pour [-3-] tracer leur route, et tenir regître de leurs succès (1).

Sur ce que nous venons de dire, on juge aisément que l'esprit philosophique, appliqué aux beaux Arts, ne peut jouer qu'un rôle secondaire: le premier rôle appartient à cet instinct créateur, dont l'esprit n'est qu'un foible disciple, condamné à ne savoir que ce qu'il apprend de son maître. Aussi, toutes les fois qu'on a voulu substituer les seules vues de l'esprit au sentiment propre d'un Art, en a-t-on mal parlé. La Motte et Fontenelle ont fait des Poétiques, qui n'ont pas plus mis en recommandation leurs vers, qu'elles n'ont décrédité ceux d'Homére et de Virgile. Ce qui peut sembler étonnant, c'est que ces faux Législateurs du goût, cités au tribunal de la raison, on gain [-4-] de cause devant elle. Leurs principes paroissent vrais, leur théorie saine et lumineuse; comparons-la aux procédés des grands Maîtres dans leur Art, ils accuseront tous les défauts de cette théorie trompeuse. Les passions, a-t-on dit, ont leur logique; rien de plus vrai. Ajoutons: Cette logique diffère tant de celle d'un esprit calme et tranquille, que celle-ci ne peut pas servir à faire deviner l'autre; et ce que nous disons des passions, ne sera pas moins vrai des beaux Arts.

Celui de tous les Arts sur lequel il semble que tout le monde ait plus le droit de prononcer, c'est la Peinture. Son objet est de retracer avec vérité ce qui est sensible à nos yeux; il devroit donc suffire d'être doué du sens de la vue pour apprécier le mérite des tableaux; car, quiconque connoît le modèle, doit juger si la copie ressemble. Dans cet Art cependant, ainsi qui dans tous les autres, le nombre des connoisseurs n'est pas grand; et tous ceux qui ont acquis le talent de [-5-] juger, ne l'ont dû qu'à un long exercice. Croyons en l'Orateur des Romains, lorsqu'il écrit à un de ses amis: "Il n'est pas un seul Art que les Lettres nous enseignent; on ne s'instruit dans les Arts qu'en les pratiquant." Cogitare debebis nullam Artem Litteris, sine aliqua exercitatione percipi posse (1). Rien de pis, dit encore Quintilien, que le jugement de ceux qui, ayant fait un pas au-delà des premiers élémens, conçoivent de leur savoir une opinion fausse et téméraire (2). Cédons à ces autorités, et sur-tout à celle de la raison: il en coûte à l'esprit pour reconnoître que l'instinct a sur lui quelque avantage; cependant l'instinct exercé est seul juge des Arts. Que les hommes de Lettres ne s'offensent pas de cette assertion; n'accordant pas aux Peintres, aux Musiciens de profession, une autorité prépondérante [-6-] en littérature, de quel droit s'en attribueroient-ils une semblable en Peinture et en Musique?

Une vérité n'est jamais si sensible que lorsqu'on la présente dans ses extrêmes. Citons l'exemple du Père Castel. Il avoit entrepris un Clavecin coloré, c'est-à-dire, qui devoit produire aux yeux des accords de couleurs, en même-tems qu'il produisoit l'harmonie des sons. Voici, je n'en doute pas, par quel raisonnement le Père Castel justifioit la nouveauté de son entreprise. "Il y a sept couleurs primitives, comme sept tons dans la Musique. Ces tons et ces couleurs sont susceptibles de nuances et de dégradations. L'alliance simple et naturelle de certaines couleurs, est plus sensible à l'oeil peut-être, que la sympathie des sons ne l'est à l'oreille: la vue reconnoît donc, ainsi que l'ouie, des consonnances et des dissonances. Avec tant de rapports entre le son et la couleur, qui peut s'opposer à la construction [-7-] d'un instrument qui parlera en même-tems aux yeux et aux oreilles?"

Pour raisonner de même, il faut que le Père Castel n'ait eu nul sentiment de la Musique. Le plus foible instinct pour cet Art, lui eût fait reconnoître que l'oreille saisit un rapport entre les sons qui se succèdent; que ce rapport constitue seul le sens et le charme de la mélodie; que la vue n'éprouve rien de semblable; que la mélodie des sons exista dans tous les tems, et que celle des couleurs n'existera jamais. Il est donc comme évident que le Père Castel jugeoit de la Musique par le seul raisonnement, à-peu-près comme en jugeroit un sourd de naissance, à qui l'on tâcheroit de donner quelque idée de cet Art. Il est encore évident qu'avec moins de mathématiques et de raisonnement dans la tête, que n'en avoit l'Auteur du Clavecin coloré, mais avec des sensations plus justes et plus musicales que les siennes, on n'eût pas été comme lui dupe d'une [-8-] invention ridicule, et d'une absurde chimère.

J'ai oui dire à l'un des plus grands Géomètres de l'Europe, Auteur d'excellens Ouvrages sur la Musique, que s'il avoit pratiqué cet Art, il auroit vraisemblablement introduit dans l'harmonie, des accords qui n'y sont pas reçus. J'ignore si ce sont des combinaisons mathématiques qui ont fait naître dans l'esprit de ce Savant une telle conjecture; mais s'il eût composé en Musique, il auroit cru le témoignange de ses sens, plus que celui de son esprit et de son savoir: il auroit fait ce que font tous les Musiciens de l'Europe. Séduit par la spéculation, s'il avoit osé franchir la limite que l'usage a tracée, et que le sentiment de l'oreille a fait reconnoître, il auroit entendu la voix de la nature qui lui eût crié: arrête; il eût fait un pas en arrière.

On a demandé plusieurs fois jusqu'où il faut avoir porté ses connoissances en Musique, pour avoir le droit d'en parler d'une [-9-] manière tant soit peu décisive. Personne encore n'a répondu à cette question si facile à résoudre. Quiconque, soit en écoutant la Musique, soit en l'exécutant, n'a pas de quoi saisir avec justesse le véritable caractère de chaque passage et de chaque morceau, manque des qualités premières qui constituent un Juge sûr de son opinion. Eh! Quelle importance accorder au jugement d'un homme qui entendra jouer doux ce qui doit être fort, et vif ce qui doit être lent, sans que son goût réclame contre de pareils contre-sens? Peut-être pense-t-on que des Auditeurs d'un sens si dépravé sont rares: je ne craindrai pas d'affirmer que hors ceux qui, toute leur vie, ont exécuté de la Musique, il est peu d'hommes en état de subir l'épreuve que nous proposons. Comment seroit-il difficile de trouver en défaut l'oreille et le goût des Spectateurs sur le caractère des chants qu'ils écoutent, s'ils se méprennent habituellement au sens des paroles qu'on leur prononce? [-10-] Combien de fois a-t-on applaudi des Acteurs, qui donnoient à des sentimens calmes et doux une expression forte et passionnée? Le langage de la Musique dans les Ouvrages un peu travaillés, est moins à la portée du vulgaire que la langue qui lui sert à énoncer ses besoins.

Les hommes du monde, pour justifier l'aveugle confiance qu'ils ont en leurs sensations musicales, allèguent communément l'ancienne habitude qu'ils ont de la Musique. Mais, quelle Musique la plupart d'entre-eux ont-ils entendue? Celle de l'Opéra, et celle-là presque uniquement. Or, si l'Opéra n'admit long-tems pour le vocal que la mélopée de Lulli, il s'ensuit que les Sectateurs de ce Spectacle n'ont pas pu étendre au-delà leur goût et leurs connoissances: ce sont des Musiciens du dix-septième siècle à-peu-près aussi bien fondés à raisonner sur l'Art, que les Admirateurs de Jodelle et de Hardi l'étoient à prononcer sur la Tragédie.

Que l'on ne pense pas que nous ayons [-11-] prétendu par ces Observations, fermer le Sanctuaire des Arts à la Philosophie, lui défendre d'y porter un regard, et d'en expliquer les procédés mystérieux. Il nous suffit d'avertir le Philosophe qu'il ait à se méfier de sa propre intelligence, et qu'il ose la subordonner au sentiment machinal de l'Art dont il veut traiter. Nous ne crierons point à ces Sages, loin d'ici profanes, afin de les exclure de nos mystères. Nous leur dirons:

Sumite materiam vestris qui scribitis aequam viribus,

les invitant à prendre pour objet de leurs spéculations raisonnées, un Art dont ils aient un long usage et une connoissance sentie. Muni de cette instruction préliminaire, et dégagé des préventions exclusives, que le Philosophe parle, qu'il écrive; il n'en résultera que des avantages. Dans le cas où les Artistes, gâtés par une fausse éducation, vieilliroient dans l'enfance des préjugés, et éterniseroient celle de l'Art, le Philosophe [-12-] éclairera leur ignorance, et réveillera leur inertie: mais dût-il manquer cet objet important, il lui en reste un autre à remplir; c'est d'instruire les gens de goût sur les différentes causes de leurs plaisirs. La théorie des Arts, considérée sous ce point de vue, devient la théorie de nos sensations les plus délicates, et de nos goûts les plus exquis Le Philosophe qui s'en occupe, interroge chaque fibre du coeur, examine le rapport qu'elles ont toutes avec nos différens organes. Il contemple notre âme correspondante avec nos sens, qui, ministres de ses affections, lui apportent le plaisir et la douleur. Il réfléchit sur chacun de ces sens, qui, séparé des autres, isolé dans son poste, et n'ayant en apparence aucun moyen de communiquer avec eux, y communique cependant par la médiation de l'âme, qui l'avertit de ce que les autres sens lui font éprouver. C'est ainsi (me pardonnera-t-on une comparaison si peu élevée?) c'est ainsi que l'araignée, placée au centre [-13-] de sa toile, correspond avec tous les fils, vit en quelque sorte dans chacun d'eux, et pourroit (si comme nos sens ils étoient animés) transmettre à l'un la perception que l'autre lui auroit donnée.

Chapter II.

La Musique est-elle un Art d'imitation? Son objet principale est-il d'imiter?

Tous les Arts sont l'imitation de la Nature. Ce principe admis dès la plus haute antiquité, s'est transmis aux modernes avec le poids d'une autorité presque absolue: il s'en faut de bien peu qu'on ne le regarde comme un axiôme. Je n'en suis point étonné; il a une sorte de vérité apparente, et sa simplicité surtout le rend recommandable. Mais cette simplicité même qui le fait admettre indistinctement pour tous les Arts, afin de les soumettre à un principe commun, [-14-] forme peut-être le défaut de cet axiôme trop généralement appliqué. Pour juger s'il convient à la Musique, ainsi qu'aux autres Arts, tâchons de la bien connoître; et, pour y parvenir, remontons à l'idée la plus simple qu'on puisse s'en faire. C'est ainsi que la Chimie procède pour les corps, la Métaphysique pour les idées: toutes deux, par la voie de l'analyse, décomposent l'objet de leurs recherches, et le connoissent d'autant mieux, qu'elles l'ont réduit à ses élémens les plus simples.

Qu'est-ce que la Musique? L'Art de faire succéder les sons l'un à l'autre, conformément à des mouvemens réglés, et suivant des degrés d'intonation appréciables, qui rendent l'enchaînement de ces sons agréable à l'oreille. Dans cette définition, nous ne comprenons point l'harmonie, parce que nous ne la jugeons pas essentiellement unie au fond de l'Art. Des siècles se sont écoulés sans que les hommes la connussent; et maintenant encore les gens du peuple, ainsi que plusieurs [-15-] Nations étrangères et sauvages, n'ont point appris à la pratiquer.

Toute l'essence de la Musique est donc renfermée dans ce seul mot chant ou mélodie. Ce principe de l'Art ainsi reconnu, il ne s'agit plus que d'y confronter tous les accessoires qu'on voudroit y joindre: ceux qui seroient de nature à contredire le principe constitutif, sont de nature à être rejetés. Enfin, puisque le propre de la Musique est de chanter, exiger d'elle ce qu'elle ne peut faire en chantant, c'est lui donner des loix absurdes; et l'y astreindre, c'est la pervertir et la dénaturer.

Tout le monde avouera sans peine que la Musique doit chanter, que ce n'est qu'en chantant qu'elle peut plaire. Comment, en s'accordant sur cette vérité, s'accorde-t-on si peu sur la Musique bonne ou mauvais? Il est tels mots de la langue sur lesquels tout le monde croit s'entendre, et personne ne s'entend avec précision; tel est le mot Génie. L'usage [-16-] en est familier, l'application difficile. Que de disputes pour savoir si La Fontaine et Racine sont des Génies! C'est ainsi que le mot chant, employé par des personnes dont le goût diffère, n'a pas dans leur bouche la même signification. Ce qui est chantant et agréable pour des oreilles exercées en Musique, ne l'est pas pour celles qui en ont entendu rarement. Que de choses, disoit Cicéron, nous échappent dans le chant, et que l'usage de l'Art apprend à sentir (1)! Il n'est point d'Opéra de Rameau, à commencer par Castor, qui n'ait essuyé d'abord autant d'outrages qu'il a reçu par la suite d'applaudissemens. "Lulli, que nous jugeons si simple et si naturel, a paru outré de son tems. On disoit qu'il corrompoit le goût de la danse, qu'il la faisoit dégénérer en baladinage, parce qu'il accéléroit les mouvemens de la Musique (2)." Ainsi Lulli a [-17-] reçu les reproches qu'il a valus lui-même à ses Successeurs: ainsi un homme de génie légue comme un bien d'héritage, au génie qui le remplace, les injures dont l'ignorance et la prévention l'ont accablé, et la plus forte partie du public finissant toujours par être de l'avis de celui qui a raison, se trouve avoir médit d'elle-même en médisant du nouveau talent qui l'éclairoit.

Revenons à la question qui nous occupe; la Musique par essence doit-elle imiter?

J'observe d'abord que le charme de cet Art n'existe pas seulement pour les êtres doués de l'entendement et de la parole, tels que l'homme. Les animaux y sont sensibles. Cet instinct musical est assez reonnu dans le chat et dans l'araignée. "Les cerfs, dit Plutarque, sont émus du son de la flûte. Pour exciter l'étalon auprès de la jument, on lui joue un air. Les dauphins, au son des instruments, lèvent la tête au-dessus des eaux, et [-18-] font différens mouvemens du corps à-peu-près comme les Histrions (1)." A cette autorité joignons celle de Monsieur de Buffon: c'est lui qui va parler. "L'éléphant a le sens de l'ouie très-bon; il se délecte au son des instrumens, et paroît aimer la Musique: il apprend aisément à marquer la mesure, et à se remuer en cadence, à joindre même à propos quelques accens au bruit des tambours, et au son des trompettes. J'ai vu quelques chiens qui avoient un goût marqué pour la Musique, et qui arrivoient de la basse cour ou de la cuisine, au concert, y restoient tout le tems qu'il duroit, et s'en retournoient ensuite à leur domicile ordinaire. J'en ai vu d'autres prendre assez exactement l'unisson d'un son aigu qu'on leur faisoit entendre de près en leur criant à l'oreille: mais cette espèce d'instinct, ou de faculté parmi les chiens, n'appartient [-19-] qu'à quelques individus. On chante ou l'on siffle presque continuellement les boeufs pour les entretenir en mouvement dans leurs travaux les plus pénibles; et ils s'arrêtent, paroissent découragés lorsque leur conducteur cesse de siffler ou de chanter. On sait combien les chevaux s'animent au son de la trompette, et les chiens au bruit du cor. On prétend que les marsouins, les phoques, les dauphins approchent des vaisseaux, lorsque dans un tems calme on y fait entendre une Musique retentissante: mais ce fait n'est rapporté par aucun Auteur grave (1).

"Plusieurs espéces d'oiseaux, tels que les serins, linottes, chardonnerets, bouvreuils, tarins, sont très-susceptibles des impressions musicales, puisqu'ils apprennent des airs assez longs. Presque tous les autres oiseaux sont [-20-] aussi modifiés par les sons: on connoît les assauts du rossignol contre la voix humaine, ou contre quelque instrument. Il y a mille exemples particuliers de l'instinct musical des oiseaux. Le fait des araignées qui descendent de leur toile, et se tiennent suspendues tant que l'instrument continue de jouer, et qui remontent ensuite à laeur place ordinaire, m'a été attesté par un assez grand nombre de témoins oculaires, pour qu'on ne puisse guères le révoquer en doute."

J'ai moi-même observé plus d'une fois ce fait concernant l'araignée: c'est surtout une Musique lente et harmonieuse, qui semble plaire à cet insecte, et l'attirer. J'ai vu aussi de petits poissons nourris dans un vase, dont la partie supérieure étoit découverte, chercher le son du violon, monter à la surface de l'eau pour l'entendre; élever la tête, et rester immobiles dans cette situation: si j'approchois d'eux sans toucher l'instrument, [-21-] ils sombloient effrayés, et plongeoient au fond du vase. J'ai répété vingt fois cette expérience.

L'instinct musical reconnu dans les animaux, est plus sensible encore dans l'enfant au maillot. Cette foible créature dont la raison est, pour ainsi dire, comme ses membres, enveloppée des langes de l'enfance, goûte les sons avant d'avoir encore aucune idée nette et distincte. Le chant d'une nourrice soulage ses douleurs, calme son impatience, lui transmet une gaieté qu'atteste son sourire innocent (1).

Transportons-nous dans les forêts qu'habitent des Peuples féroces et indisciplinés. Nous y verrons la Musique, compagne inséparable de l'homme, et comme lui réduite à l'instinct le plus sauvage. La Musique prise ainsi au berceau, doit conserver tous les caractères de son institution [-22-] naturelle, et tous ses titres originels qu'aucune convention n'a falsifiés. Voyons si dans cet état elle cherche à imiter.

Les Sauvages emploient la Musique dans leurs fêtes, qui sont militaires ou funèbres; et leurs chants, ainsi qu'ils les nomment eux-mêmes, sont des chants de guerre ou de mort. Quelle idée se faire des accens modulés par lesquels des hommes féroces se réjouissent d'un triomphe barbare, ou se préparent à une exécution sanguinaire? Si jamais la Musique a dû peindre, exprimer, c'est dans cette circonstance. Cependant les chants des Sauvages n'ont aucun des caractères donc notre imagination les juge susceptibles. La mélodie en est douce et gaie plutôt que terrible; et (ce qu'il faut remarquer) le chant de guerre qui devroit être vif et bruyant, ne diffère pas du chant de mort celui-ci n'est ni triste ne lent (1). La même incohérence du chant et des paroles se fait [-23-] sentir dans les chansons des Nègres qui peuplent nos Colonies. Ils mettent en chant tous les événemens dont ils sont témoins; mais que l'événement soit heureux ou funeste, l'air n'en a pas moins le même caractère.

Les Matelots, et en général tous les hommes du peuple et de la campagne, mettent dans leur chant je ne sais quelle inflexion traînante qui lui donne un caractère de tristesse: mais ils sont gais au moment où ils chantent tristement. Ainsi, la Musique pour eux n'est pas un langage d'expression: ce n'est pas un Art qui imite, ni qui cherche même à imiter.

[-24-] Chapter III.

Continuation du même Examen.

Donnons au principe que nous venons d'établir, toute l'extension dont il est susceptible; portons-le même jusqu'à l'exagération: tous les pas que nous ferons au-delà du vrai, ne seront pas infructueux pour nos recherches. Sortir ainsi de nos limites, c'est reconnoître les dehors de la place où nous cherchons à nous rendre inaccessibles.

A prendre les mots dans leur signification rigoureuse, le chant ne peut imiter que ce qui chante; que dis-je? Son pouvoir souvent ne s'étend pas jusques-là. Le ramage des oiseaux ne sauroit jamais être bien rendu par notre Musique, parce qu'elle est asservie aux lois, aux rapports de l'harmonie; et que les oiseaux, mélodistes incorrects, enchaînent leurs sons [-25-] suivant un ordre que l'harmonie n'avoue pas. Aussi, depuis le tems que les Poëtes lyriques appellent les oiseaux au secours de l'Art qu'ils favorisent, cet Art impuissant dans ses moyens, ne s'est pas rapproché davantage de la vérité de cette imitation. Plaisant Art d'imitation, s'il rend les choses qui lui sont le plus analogues de façon que la copie ne ressemble jamais au modèle!

Je ne dois point dissimuler la réponse que Monsieur l'Abbé Morrelet fait à cette difficulté qu'il s'est proposée lui-même: plus elle est ingénieuse, plus nous nous faisons un devoir de la citer (1). "L'imitation de la Musique n'a besoin d'être ni complette, ni exacte, ni rigoureuse: elle doit même être imparfaite et différente de la nature par quelque côté.

[-26-] "Tous les Arts font une espéce de pacte avec l'âme et les sens qu'ils affectent: ce pacte consiste à demander des licences, et à promettre des plaisirs qu'ils ne donneroient pas sans ces licences heureuses... La Musique prend des licences pareilles. Elle demande à cadencer sa marche, à arrondir ses périodes, à soutenir, à fortifier la voix par l'accompagnement qui n'est certainement pas dans la nature. Cela sans doute altère la vérité de l'imitation, mais augmente en même-tems sa beauté, et donne à la copie un charme que la nature a refusé à l'original.

"Rien ne ressemble tant au chant du rossignol que les sons de ce petit chalumeau que les enfans remplissent d'eau, et que leur souffle fait gazouiller. Quel plaisir nous fait cette imitation? Aucun. Mais qu'on entende une voix légère, une symphonie agréable qui expriment (moins fidèlement sans doute) le chant du même rossignol; l'oreille et l'âme [-27-] sont dans le ravissement: c'est que les Arts sont quelque chose de plus que l'imitation exacte de la nature."

Je sens tout ce qu'il y a d'ingénieux et de vrai dans cette réponse: mais qu'il me soit permis de demander à Monsieur l'Abbé Morrelet pourquoi la Poésie, la Peinture, la Sculpture sont tenues à nous donner des images fidelles, vraies, ressemblantes, des objets qu'elles imitent, tandis que la Musique en est dispensée? N'est-ce pas parce que cet Art est moins un Art d'imitation que les autres? Le chalumeau des enfans, quoiqu'il imite avec la plus grande perfection un effet en soi-même agréable, (le gazouillement du rossignol) ne nous fait aucun plaisir: au contraire, une symphonie légère, qui n'a qu'une très-foible ressemblance avec ce gazouillement, mais dont le chant est mélodieux, cette symphonie, dis-je, flatte et réjouit notre oreille; ces deux faits rapprochés ne concourent-ils pas à prouver que l'imitation a peu de part aux effets agréables de [-28-] la Musique, et que le charme de la mélodie y fait presque tout.

Mais, dira-t-on, si la Musique n'est pas l'imitation de la nature, qu'est-elle donc? Étrange besoin de l'esprit humain de se tourmenter par des difficultés qu'il se forge lui-même, et de s'arrêter au sens de paroles captieuses, qui, approfondies, n'en ont aucun! La Musique est pour l'ouie ce que sont pour chacun de nos sens les objets qui les affectent le plus délicieusement. Eh quoi! lorsqu'un beau visage attire vos regards et les fixe par un charme irrésistible, qu'a de commun l'imitation avec le plaisir que vous éprouvez? Elle y est entièrement étrangère. Pourqoui donc ne voulez-vous pas que l'oreille ait, ainsi que la vue, l'odorat et le toucher, ses sensations voluptueuses, et ses jouissances immédiates? En est-il d'autres pour elle que celles qui résultent des sons harmonieusement combinés? Est-ce parce qu'il vous a plu de nommer la Musique un Art, que vous prétendez l'assujétir à la commune [-29-] définition des Arts? Nous verrons par la suite jusqu'à quel point cette dénomination lui convient: achevons de prouver qu'elle plaît indépendamment de toute imitation.

Chapitre IV.

La Musique plaît indépendamment de l'imitation.

Les animaux sont sensibles à la Musique; donc elle n'a pas besoin d'imiter pour plaire; car l'imitation la plus parfaite n'est rien pour l'animal. Présentez-lui son image tracée sur la toile, il n'en est ni touché ni surpris. On ne jouit de l'imitation qu'autant que l'on en conçoit la difficulté: or, cette conception surpasse l'intelligence des animaux.

L'enfant qui se plaît aux chants de sa nourrice, n'y cherche rien d'imitatif: il [-30-] les goûte comme il goûte le lait dont il se nourrit.

Le Sauvage, le Nègre, le Matelot, l'homme du Peuple, répètent les chansons naïves qui les amusent, sans en accorder même le caractère avec la disposition actualle de leur âme.

Une main habile qui prélude sur la harpe ou sur le clavecin, attache les oreilles les plus savantes. Mais l'imitation ne préside en rien à la formation d'un prélude qui ne fait que parcourir successivement divers accords.

La Musique a soulagé, guéri même des personnes malades. Ce fait est attesté par les Mémoires de l'Académie des Sciences; et j'en ai vu la preuve. Une jeune personne saignée six fois pour une douleur aiguë à l'oeil, oublia pendant deux heures ses souffrances, en écoutant jouer du clavecin. Est-ce en vertu de l'imitation qu'un pareil charme s'opère? Un esprit affaissé par la souffrance, est-il en état de jouir d'un plaisir qui exige de la réflexion?

[-31-] La Musique agit donc immédiatement sur nos sens. Mais l'esprit humain, cette intelligence prompte, active, curieuse, réfléchissant, s'immisce au plaisir des sens. Il ne peut en être le spectateur oisif et indifférent. Quelle part peut-il prendre à des sons, qui, n'ayant par eux-mêmes aucune signification déterminée, n'offrent jamais d'idées nettes et précises? Il y cherche des rapports, des analogies avec divers objets, ou divers effets de la nature. Qu'arrive-t-il? Chez les Nations dont l'intelligence est perfectionnée, la Musique, jalouse en quelque sorte d'obtenir le suffrage de l'esprit, s'efforce de lui présenter ces rapports, ces analogies qui lui plaisent. Elle imite autant qu'il est en elle, et par l'exprès commandement de l'esprit, qui, l'attirant plus loin que sa fin directe, lui propose l'imitation pour fin secondaire. Mais l'esprit de son côté qui juge de la foiblesse des moyens que la Musique emploie pour parvenir à l'imitation, se rend peu difficile sur ce point. Les moindres [-32-] analogies, les plus légers rapports lui suffisent: il appelle cet Art imitateur, lorsqu'à peine il imite: il lui tient compte des efforts qu'il a faits pour lui plaire, et se contente de la part qui lui est assignée dans des plaisirs qui sembloient faits uniquement pour l'oreille.

Lorsqu'on n'est point aveuglé par l'esprit de systême, que l'on ne cherche à en imposer ni à soi-même, ni à ses Lecteurs, on ne doit point taire les objections les plus contraires aux sentimens que l'on professe. En voici une de cette nature, et qui a d'abord intimidé mon opinion. "Si le plaisir de la Musique est pour l'oreille ce que'est un beau visage pour le sens de la vue, pourquoi nous sentons-nous plus portés à rendre imitative l'une de ces sensations que l'autre?" Aristote, dans ses Problêmes, s'est proposé en d'autres termes la même difficulté que nous nous proposons ici; la solution qu'il en donne, est celle que l'on va lire. Toute sensation produite par un objet sans [-33-] mouvement, ne peut guères être imitative, elle ne peut avoir aucune conformité avec nos actions, nos moeurs, et nos caractères. Ne faites entendre qu'un son à l'oreille, et continuez-en la durée; cette sensation morte et inactive, ne pourra jamais rien peindre à l'esprit. Au contraire, faites succéder plusieurs sons l'un à l'autre, ainsi que le fait la Musique; leur progression lente ou rapide, uniforme ou différenciée, leur donnera un caractère, et les rendra susceptibles d'être assimilés à d'autres objets. Observons que cela n'est propre qu'à la Musique. En effet, que l'on affecte successivement le toucher, l'odorat, la vue même, par la présence de plusieurs objets qui se remplacent, on ne parviendra jamais à cet effet que produit la succession des tons musicaux. Chacune des impressions que reçoivent les autres sens, est isolée, et tout-à-fait indépendante de celle qui la suit et de celle qui la précède: cela est tellement vrai, que l'on peut regarder ou flairer une rose après [-34-] telle ou telle autre fleur, sans que le coloris et le parfum de la rose en soient modifiés. C'est tout autre chose en Musique: chaque son qui parle dépend de celui qui l'a précédé; et selon le rapport des sons qui se succèdent, ils prennent un caractère de douceur ou d'âpreté, de langueur ou de vivacité. Apprenons donc à ne point juger nos diverses sensations l'une par l'autre; et n'appliquons pas indistinctement à la Musique tout ce qui seroit vrai des autres Arts.

[-35-] Chapitre V.

De quelle manière la Musique produit ses imitations (1).

Nous voici déjà loin du paradoxe que d'abord nous avions paru soutenir, que la Musique manque de moyens propres à l'imitation: en nous éloignant de cette assertion exagérée, nous nous trouvons ramenés à l'examen des moyens par lesquels la Musique imite. Elle assimile (autant qu'elle le peut) ses bruits à d'autres bruits, ses mouvemens à d'autres mouvemens, et plus que tout cela, ses sensations à nos sentimens. Cette dernière façon d'imiter, sera le sujet d'un Chapitre particulier.

[-36-] L'imitation musicale n'est sensiblement vraie que lorsqu'elle a des chants pour objet; je m'explique. En Musique, on imite avec vérité des fanfares guerrières des airs de chasse, des chants rustiques, et cetera parce qu'il ne s'agit alors que de donner à une mélodie le caractère d'une autre mélodie: avec du chant on imite du chant, l'Art en cela ne souffre aucune violence. Mais en s'éloignant delà, l'imitation décroît et s'affoiblit, en raison de l'insuffisance des moyens que la Musique emploie.

S'agit-il de peindre un ruisseau? Le balancement foible et continué de deux notes voisines l'une de l'autre, fait onduler le chant à-peu-près comme l'eau qui s'écoule. Ce rapport qui se présente le premier à l'esprit, est le seul que l'Art ait saisi jusqu'à présent, et je doute qu'on en découvre jamais de plus frappant. L'intention de peindre un ruisseau, rapproche donc nécessairement tous les Musiciens qui l'auront, d'une forme mélodique déjà [-37-] connue et presque usée. La disposition des notes est comme prévue et donnée d'avance: la mélodie, esclave de cette contrainte, en aura moins de grâce et de nouveauté. D'après ce calcul, l'oreille perd à cette peinture presque tout ce que l'esprit y gagne.

Que l'on joigne à la peinture des ruisseaux, le gazouillement des oiseaux; dans ce cas, le Musicien imitateur fait soutenir à la voix et aux instrumens, de longues cadences; il y mêle des roulades, quoiqu'il n'y ait pas un seul oiseau qui ait jamais fait rouler son chant. Cette imitation a le double inconvénient d'être, d'une part, très-imparfaite; de l'autre, d'assujétir aussi le Musicien à des formes souvent employées. Monsieur l'Abbé Morrelet donne beaucoup d'éloges à l'air Italien dont les paroles sont: Se perde l'ussignuolo, et cetera. Sans me rappeler distinctement cet air, j'oserois garantir que la partie qui en est la plus agréable, n'est pas celle qui s'efforce d'imiter le chant du rossignol.

[-38-] Je suppose un Compositeur habile, nécessité par les paroles à peindre l'onde qui murmure, et l'oiseau qui gazouille; oseroit-on le blâmer s'il raisonnoit ainsi? "Mon Art ne peut rendre avec vérité les effets que mon Poëte en attend: en m'efforçant d'y atteindre, je cours risque de ressembler à tous ceux qui ont essayé le même tableau. La Peinture des eaux, des fleurs, des zéphirs, de la verdure, n'est jugée si lyrique, que parce que la vue d'un site riant et champêtre produit sur nos sens une impression douce, et dispose notre âme à un calme heureux: si donc, m'abstenant d'imiter ce que je ne puis rendre, j'imaginois seulement une mélodie suave et tranquille, telle qu'on desireroit l'entendre lorsqu'on repose sous un ombrage frais, à la vue des campagnes les plus belles, manquerois-je à mon Poëte et à mon Art?" Pour peu que cet Artiste raisonneur fût homme de génie, qu'il sût exécuter un tel plan, je ne sais pas [-39-] ce que les Partisans de l'imitation auroient à lui reprocher.

L'air se couvre de nuages, les vents sifflent, le tonnerre prolonge ses longs retentissemens d'un bout de l'horison à l'autre.... Que la Musique est foible pour peindre de tels effets, sur-tout si le Musicien s'attache à les détailler; s'il veut qu'ici une fusée de notes montantes ou descendantes, exprime l'éclair, ou l'effort du vent, ou l'éclat du tonnerre; car il a le choix; il peut donner à ce trait pittoresque un dénomination ou une autre; personne sur ce point n'est fondé en preuves pour le contredire. Au lieu de ces efforts infructueux pour peindre avec vérité ce qu'on ne sauroit peindre, que l'Artiste imite d'une façon plus vague, et par le bruit, le fracas de la tempête. Que les tambours, les timbales renforcent la symphonie, et en augmentent le tumulte; et sur-tout que la mélodie soit telle, qu'elle ne permette pas à celui qui écoute de dire: tout ceci n'est que du bruit.

[-40-] J'assistois un jour sur le Boulevard à un Concert nocturne: l'Orchestre étoit nombreux et trés-bruyant; on exécuta l'ouverture de Pigmalion: le tems étoit disposé à l'orage: au fortissime de la reprise, on entendit un coup de tonnerre: tout le monde, ainsi que moi, sentit un rapport merveilleux entre la symphonie et le météore qui grondoit dans les Cieux; Rameau se trouva, dans ce moment, avoir produit un tableau, dont jusques-là, ni lui, ni personne n'avoit soupçonné l'intention ne la ressemblance. Artistes Musiciens, qui réfléchissez sur votre Art, cet example ne vous apprend-il rien?

Il est un effet dans la nature que la Musique rend avec assez de vérité; c'est le mugissement des vagues en courroux. Beaucoup de basses jouant à l'unisson, et faisant rouler la mélodie comme des flots qui e'élèvent et retombent, forment un bruit semblable à celui de la mer agitée. Nous avons tous entendu autrefois une symphonie, où l'Auteur, sans intention [-41-] pittoresque, avoit placé cet unisson: l'effet imitatif en fut si généralement senti, que cette symphonie fut appelée la tempête, quoiqu'il n'y eût rien d'ailleurs qui pût justifier cette dénomination. Le Lecteur, d'après de tels faits, ne seroit-il pas en droit d'appeler la Musique, l'Art de peindre sans qu'on s'en doute?

Parlons d'une autre imitation, de celle qui peint à l'un de nos sens ce qui est soumis à un autre sens, comme lorsque le son imite la lumière.

Tout le monde sait l'histoire de l'aveugle né, à qui l'on présentoit un tableau, dans lequel on voyoit une montagne, des arbres, des hommes, des troupeaux. L'aveugle incrédule promenoit soigneusement sa main sur toutes les parties de la toile, et n'y trouvant qu'une surface plane, ne pouvoit y supposer la représentation de tant d'objets différens. Cet exemple démontre qu'un sens n'est point juge de ce qu'un autre sens éprouve: aussi n'est-ce pas à l'oreille proprement que l'on [-42-] peint en Musique, ce qui frappe les yeux: c'est à l'esprit, qui placé, comme nous l'avons dit, entre ces deux sens, combine et compare leurs sensations. Dites au Musicien de peindre la lumière prise abstractivement, il confessera l'impuissance de son Art: dites-lui de peindre le lever du jour, il sentira que le contraste des sons clairs et perçans, mis en opposition avec des sons sourds et voilés, peut ressembler au contraste de la lumière et des ténèbres. De ce point de comparaison, il fait son moyen d'imitation: mais que peint-il en effect? Non pas le jour et la nuit; mais un contraste seulement, et un contraste quelconque: le premier que l'on voudra imaginer, sera tout aussi bien exprimé par la même Musique, que celui de la lumiére et des ombres.

Ne craignons pas de le répéter pour l'instruction des Artistes; le Musicien qui produit de tels tableaux, ne fait rien s'il ne les produit pas avec des chants heureux. Peindre n'est que le second de ses devoirs; [-43-] chanter est le premier. S il n'y satisfait pas, quel sera son mérite? Par le foible de son Art, il peint imparfaitement; par le foible de son talent, il manque aux ressources de son Art.

Comment la Musique peint-elle ce qui frappe les yeux, tandis que la Peinture n'essaye pas même de rendre ce qui est du ressort de l'ouie? La Peinture est tenue par essence à imiter; si elle n'imite pas, elle n'est plus rien: ne pouvant parler qu'aux yeux, elle ne peut imiter que ce qui est sensible à la vue. La Musique au contraire plaît sans imitation, par les sensations qu'elle procure, ses tableaux étant presque toujours imparfaits, et consistant quelquefois dans une analogie imperceptible avec l'objet qu'elle veut peindre; de tels rapports se multiplient aisément. En un mot, la Peinture n'imite que ce qui lui est propre, parce qu'elle doit imiter rigoureusement. La Musique peut peindre presque tout, parce qu'elle peint tout d'une manière imparfaite.

[-44-] Chapitre VI.

Quels sont les avantages et les désavantages qui résultent de l'intention de peindre et d'imiter en Musique.

L'avantage essentiel, et presque unique, de l'imitation jointe à la Musique, est d'unir à des situations intéressantes, cet Art qui leur prête un nouvel intérêt, et qui en reçoit lui-même un nouveau charme. Ici les exemples instruiront mieux que les raisonnemens.

Cette symphonie dont j'ai fait mention tout-à-l'heure, et qui sembloit faire gronder la mer en courroux, entendue au Concert, n'a jamais excité que le sourire de l'esprit, étonné d'un effet imitatif qu'il n'attendoit pas. Cette symphonie entendue au Théâtre, et liée à la situation de la jeune Héro, attendant son Amant dans la nuit sur les rives de l'Hellespont, [-45-] deviendroit une scène tragique. C'est ainsi que l'ouverture d'Iphigénie en Tauride, annonce et commence un spectacle majestueux et terrible. Le Spectateur frappé par tous les sens à la fois, entend et voit la tempête; le trouble et l'intérêt pénètrent dans son âme par toutes les issues qui peuvent y conduire. A l'une des répétititions de cet Ouvrage, on proposa de faire taire la machine qui imite le tonnerre, afin que la Musique fût plus entendue: c'étoit préférer l'illusion à la vérité même; et les Musiciens opinoient pour que cela fût ainsi; mais la vérité du spectacle et l'intérêt général ont prévalu.

L'ouverture de Pigmalion, digne d'être par-tout applaudie, le seroit avec bien plus d'enthousiasme si elle participoit à l'intérêt d'une situation qui lui fût convenablement unie. Le hasard nous a révélé l'analogie de quelques traits de cette ouverture avec les éclats du tonnerre: hé bien! que durant cette symphonie, un malheureux menacé de la foudre, erre à [-46-] grands pas sur le Théâtre pour échapper au courroux céleste qui le poursuit; la Musique recevra de la situation un intérêt qu'elle lui rendra; et s'animant toutes deux, elles vivront l'une par l'autre.

Transportez la Musique hors de la scène, elle gagnera moins à se rendre imitative: à piene, dans quelques airs, dans quelques monologues exécutés au Concert, l'intérêt de la situation percera-t-il: dénué de tout ce qui le fonde, le prépare, l'anime et l'échauffe, cet intérêt se refroidit comme le fer embrasé lorsqu'on l'éloigne de la fournaise: le dirai-je? Hors du Théâtre, le seul avantage peut-être de la Musique qui a des paroles, sur celle qui n'en a point, c'est que l'une aide la foible intelligence les demi-connoisseurs et des ignorans, en fixant le caractère de chaque morceau, en leur en indiquant le sens, qu'ils ne concevroient pas sans ce secours; tandis que la Musique purement instrumentale laisse leur esprit en suspens et dans l'inquiétude sur la signification de ce qu'ils entendent. [-47-] Plus on a l'oreille exercée, sensible et douée de l'instinct musical, plus on se passe aisément des paroles, même lorsque la voix chante; nul des Symphonistes qui exécutent dans un Orchestre de Concert, n'entend les paroles que prononce le Chanteur; et nul cependant n'est si fortement ému du chant d'un homme habile. Je me persuade que si quelqu'un vouloit expliquer à ces Mucisiens-symphonistes ce que le Chanteur a voulu dire, ils prendroient leur instrument, et répétant la partie vocale, voilà ce que le Chanteur a dit, répondroient-ils.

Mais comment expliquer cet abus si grand, si général, de vouloir qu'à tout air facile et chantant, on ajoute des paroles, fussent-elles petites, manièrées, spiritualisées; fût-ce de froids madrigaux, ou des lieux communs usés jusqu'au dégoût: n'importe, on croit servir la mélodie en la revêtant de ces guipures messéantes: critiquer cet abus, ce seroit ne rien faire; [-48-] il vaut mieux en rechercher la cause, peut-être en est-elle l'excuse.

Nul instrument sans doute ne plaît tant à notre oreille que la voix humaine: c'est celui qu'en général le plus grand nombre préfère; et l'on n'admet pas que l'organe humain, accoutumé à prononcer des mots, se borne, même en chantant, à ne proférer que des sons: delà naît vraisemblablement notre indulgence pour toutes ces paroles si peu chantables, et qu'on se plaît à chanter. Le vuide et le ridicule de ces sottises peu lyriques, sont comme rachetés par le mérite qu'elles ont d'approprier à la voix humaine ce qui sans elles n'y seroit pas propre. Nous faison grâce aux mots, en faveur de l'instrument qui les prononce. A peine ces chansons sans caractère et sans expression, méritent-elles d'être citées comme Musique imitative; c'est au sujet de l'imitation cependant que nous en avons parlé. Nous avons exposé les avantages de [-49-] l'imitation jointe à la Musique; exposons les inconvéniens malheureusement trop communs qui résultent de l'intention de peindre et d'imiter par les sons.

Ces inconvéniens n'existeroient pas si le but direct de la Musique étoit d'imiter. Tout Musicien qui tendroit à l'imitation, feroit tendre l'Art à sa fin naturelle, et ne courroit aucun risque de s'égarer; mais l'imitation n'étant que l'accessoire, et non le principal, l'essentiel de l'Art, il est à craindre qu'en s'en occupant trop, on ne néglige ce qui étoit de nécessité première. Nous avons déjà vu combien la peinture de divers effets naturels borne et contraint les procédés de la mélodie: que l'on n'en doute pas, hors du théâtre, (où d'autres arts complettent l'imitation, où l'intérêt de la situation en seconde l'effet) on ne soutiendroit pas long-temps ces tableaux informes, qui ne peignent rien avec autant de vérité, que les efforts de la mélodie, pour exprimer ce qu'elle ne peut rendre Que seroit-ce qu'un Concert, [-50-] où l'on voudroit sans cesse présenter à l'Auditeur des tableaux différens, fussent-ils même désignés par des paroles? Je me trompe fort, ou l'Auditeur lassé de cet optique musical, demanderoit qu'on parlât un peu moins à ses yeux et plus agréablement à ses oreilles. Terminons ce Chapitre par quelques exemples qui servent à démontrer que l'imitation dans l'Art n'est nécessairement que secondaire.

L'ouverture de Pigmalion, composée sans aucune intention pittoresque, devient un tableau par le seul effet de sa mélodie. L'ouverture d'Acante et Céphise, où l'on a peint des fusées, un feu d'artifice, des cris de vive le Roi, est un morceau sans effet, qui ne peint ni ne chant. L'ouverture de Naïs, durant laquelle les Titans escaladent les Cieux, ne cherche à peindre ni les rochers qui s'élèvent, ni ceux qui retombent, et cetera. Elle chante d'une manière âpre et vigoureuse, et le morceau produit de l'effet. Mondonville, dans un de ses Motets, veut décrire le tour [-51-] journalier du Soleil: il fait chanter deux fois au Choeur la gamme complette à deux octaves différentes, en montant et en descendant; ce qui promène circulairement la mélodie, et la ramène au point d'où elle étoit partie: dans Tithon, le même Compositeur, pour peindre le lever de l'aurore, fait procéder graduellment tout son Orchestra du grave à l'aigu, et il maintient à la fin les instrumens planans dans le haut du diapazon. Voilà deux tableaux aussi parfaits, aussi ressemblans que la Musique puisse en produire: pourquoi ces deux morceaux restent-ils sans effet et sans réputation? Dans le superbe duo de Sylvain, (production de Monsieur Grétri, qui ainsi que tant d'autres du même Auteur, ne le cède, selon nous, à aucun Chef-d'oeuvre de l'Italie) je vois je même chant appliqué à ces paroles contradictoires l'une à l'autre, je crains -- j'espêre -- qu'un Juge -- qu'un père, et cetera. Les partisans les plus déclarés de l'imitation, [-52-] applaudissent pourtant à ce duo magnifique: tant la mélodie exerce en Musique un empire irrésistible; tant la plupart de ceux qui raissonnent sur cet Art, en ont mal analysé les moyens, et se rendent peu compte des véritables causes de leurs plaisirs.

Une dernière conséquence qu'on ne peut s'empêcher de déduire de ce que nous venons d'avancer, c'est que les Ouvrages de Monsieur Gluck, s'ils n'étoient pas remplis d'une mélodie neuve, touchante et variée, n'auroient jamais produit l'effet que nous leur voyons produire.

[-53-] Chapite VII.

Le Chant n'est pas une imitation de la parole.

La peinture des effets soumis à nos sens, s'appelle imitation; la peinture de nos sentimens s'appelle expression; c'est de celle-là que nous allons parler présentement. Avant tout, nous avons à comba<> tre une erreur assez généralement établie, et de laquelle il naît une foule d'erreurs; c'est que le chant soit une imitation de la parole; ou, pour nous expliquer encore avec plus de clarté, que l'homme qui chante, doive s'efforcer de ressembler à celui qui parle. Que l'on nous pardonne si nous nous étendons un peu dans le développement de notre opinion sur ce point; nous avons à lutter contre la force d'un préjugé dont nous croyons la multitude imbue; d'un préjugé que des Philosophes [-54-] et des hommes de génie ont admis et répandu.

Pour que le chant fût une imitation de la parole, il faudroit que dans son institution il lui fût postérieur; mais, qu'on y prenne garde, il l'a nécessairement devancée.

L'usage de la parole suppose une langue établie: mais que ne suppose pas l'établissement d'une langue? Je ne répéterai pas ce que les meilleurs Métaphysiciens ont écrit à ce sujet. Je ne marquerai point les degrés lents et successifs, par lesquels l'homme a dû passer des simples cris du besoin à quelques sons imitatifs, et de ces sons à quelques mots qui leur ressemblassent. Pour l'observer en passant, cette formation des langues, vraisemblable à quelques égards, à quelques autres manque de vraisemblance. Si toutes les langues étoient dérivées de l'imitation des objets et des effets naturels, elles devroient avoir toutes puisé dans cette commune origine, des ressemblances et un caractère d'uniformité [-55-] qu'elles n'ont pas. Dans toutes les langues, les mots qui expriment la mer, un fleuve, un torrent, un ruisseau, le vent, la foudre, et cetera devroient être à-peu-près les mêmes, puisqu'ils auroient tous été institués et choisis pour imiter les mêmes choses. Que l'on compare les mots Grecs qui correspondent à ceux que nous venons de citer, on trouvera qu'ils n'ont rien de commun. Revenons à notre sujet. J'admets ce que Monsieur Rousseau de Genève a écrit sur l'origine des Langues; elle est, dit-il, si difficile à expliquer, que sans le secours d'une Langue établie, on ne conçoit pas comment il a pu s'en établir une (1). L'origine du chant ne nous offre point ces difficultés; Monsieur Rousseau lui-même paroît l'avoir senti. Il nous peint l'homme sauvage, isolé dans les bois, s'appuyant contre un arbe, et s'amusant à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir [-56-] en tirer un seul ton. Ce que le Sauvage ne sauroit faire avec sa flûte, il le fait sans peine avec sa voix: l'organe lui fournit les sons; et l'instinct, dont nous avons reconnu que l'animal, l'enfant et le Sauvage sont doués, cet instinct musical lui indique l'ordre dans lequel il doit arranger les sons qu'il profère.

Quand nous supposerions que l'homme n'a chanté qu'après avoir appris à parler, (ce qui ne peut s'admettre) encore faudroit-il qu'il eût essayé sa voix, son instinct mélodique, et formé quelques chants, avant de songer à unir le chant et la parole: ainsi, dans tout état de cause, l'un subsiste indépendamment de l'autre, et la Musique instrumentale a nécessairement devancé la vocale; car lorsque la voix chante sans paroles, elle n'est plus qu'un instrument. Tous les Philsophes, jusqu'à présent, ont regardé le vocal comme antérieur à l'instrumental, parce qu'ils ont regardé la parole comme la mère [-57-] du chant; idée que nous croyons absolument fausse.

Les procédés de l'une et de l'autre diffèrent entièrement. Le chant n'admet que des intervalles appréciables à l'oreille et au calcul; les intervalles de la parole ne peuvent ni s'apprécier, ni se calculer. Cela est vrai pour les Langues anciennes, comme pour les modernes. Ouvrez Aristoxène, dans ses Élémens harmoniques; voyez le Commentaire de Porphyre sur Ptolémée; interrogez tous les Musiciens Grecs; lisez Cicéron, Quintilien, et cetera. Tous ont dit "la parole erre confusément sur des degrés que l'on ne peut estimer; la Musique a tous ses intervalles évalués et connus." Je sais que Denis d'Halicarnasse fixe à l'intervalle de la quinte, l'intonation des accens grecs. Nous tâcherons ailleurs d'expliquer ce passage (1); qu'il nous suffise ici d'annoncer que ce même Denis d'Halicarnasse, [-58-] nous a transmis le chant noté de quelques vers d'Euripide, et qu'il spécifie que ce chant contredit formellement l'intonation prosodique. Ainsi, chez les Grecs mêmes, chez ce peuple dont le langage, nous dit-on, étoit une musique, le chant différoit encore entièrement de la parole. Non-seulement l'appréciabilité des intervalles distingue le chant d'un autre langage, mais les trilles ou cadences, les prolations ou roulades, les tenues de plusieurs mesures, l'usage des refrains ou rondeaux, le retour des mêmes phrases et dans le mode principal, et dans les modes accessoites, le co-existence harmonique des sons, et cetera, et cetera, et cetera tous les procédés du chant, enfin, s'éloignent de ceux de la parole, et souvent les contredisent. Ils n'ont de commun que l'organe auquel ils appartiennent.

Quoi! l'accent oratoire bien imité, est, selon quelques Philosophes, une des principales sources de l'expression en Musique; et Quintilien, dont la langue est, [-59-] selon eux, si musicale, défend à l'Orateur de parler comme l'on chante!

Monsieur Rousseau recommande à l'Artiste Musicien d'étudier l'accent grammatical, l'accent oratoire ou passionné, l'accent dialectique, et d'y joindre ensuite l'accent musical. Je crains bien que l'Artiste qui se dévoueroit à ces études préliminaires, n'eût pas les temps d'arriver jusqu'à celle de son Art. Quel est le Musicien qui s'est rendu Grammairien, Orateur, Acteur tragique et comique, avant d'adapter ses chants à des paroles?

Si l'expression musicale est liée à l'expression prosodique de la langue, il ne peut y avoir pour nous de Musique expressive sur des paroles latines: car nous ignorons la prosodie des Latins. Que devient dès-lors l'expression du Stabat, Ouvrage d'un Musicien qui prononçoit le latin autrement que nous? Comment cet Arménien, que Monsieur Rousseau vit dans l'Italie, goûta-t-il, dès la première fois, [-60-] la Musique de ce pays, dont il ignoroit la langue?

L'Italie fourmille depuis long-temps de Compositeurs célèbres; elle cite peu d'Acteurs d'un talent très-distingué. En France, nous excellons dans la déclamation, de l'aveu même des étrangers; et la première leçon que nous donnons à nos Acteurs, c'est de ne pas chanter: comment conseillerions-nous à nos Musiciens d'imiter nos Acteurs? Cela implique contradiction.

Que dirons-nous de la Musique instrumentale? Ce systême lui ôte toute expression, puisque l'instrument n'a rien de commun avec la langue. Quoi! la ritournelle du Stabat est sans expression! Quoi! des tambourins, des allemandes n'ont pas l'expression de la gaieté!

La partie la moins musicale de la Musique, est le simple récitatif, qui tend à se rapprocher de la parole. C'est là que le chant dépouille tous les agrémens mélodiques, cadences, ports de voix, petites [-61-] notes suspendues, longues tenues; enfin, il n'y a pas jusqu'à la mesure qui, dans le récitatif de dialogue, devient incertaine et flottante. Malgré ce dépouillement du chant, réduit seulement à des intonations fixes et musicales, par cette seule propriété, la récitatif diffère essentiellement de la parole; il comporte partout une basse, et la parole n'en comporte jamais.

Voulez-vous concevoir mieux encore combien est faux le principe que le mérite du chant est de ressembler au discours; voyez combien Monsieur Rousseau s'est embarrassé, et même égaré, en voulant l'établir. "Ce qu'on cherche à rendre par la mélodie, dit-il, c'est le ton dont s'expriment les sentimens qu'on veut représenter: et l'on doit bien se garder d'imiter en cela la déclamation théâtrale, qui n'est elle-même qu'une imitation, mais la voix de la nature parlant sans affectation et sans art."

Qu'est-ce à dire? Comment! un Musicien [-62-] qui veut mettre en Musique les plus beaux airs de Métastase, ne doit pas imiter la déclamation qu'y mettroit un excellent Acteur, mais le ton simple et familier de la conversation! Mais, les paroles de ces airs ne sont pas susceptibles d'un ton simple et familier: comme il est impossible que, dans une conversation ordinaire, personne jamais profère d'impromptu des vers tels que ceux de Métastase, il n'y a point de ton simple et familier qui puisse s'appliquer à ces vers: ne le cherchez pas; ce ton n'existe point. Qu'est-ce que la belle et parfaite déclamation? C'est le ton le plus vrai que l'on puisse (suivant les genres différens) donner au discours que l'on prononce. Si le style est soigné, recherché, élégant, élevé, sublime, la déclamation doit en prendre le niveau et s'éloigner elle-même du ton familier et populaire. Si donc la Musique des Opéras devoit imiter la parole, ce seroit à la déclamation de ces Opéras qu'elle devroit se conformer. [-63-] Dans ce cas, chaque Tragédie de Métastase n'eût pas été mise en Musique de vingt façons différentes, car je ne pense pas qu'il y ait vingt façons de déclamer la même chose. Prenez l'air d'Alceste, je n'ai jamais chéri la vie; prenez celui de Roland, je vivrai, si c'est votre envie; donnez-les à déclamer à l'Acteur le plus intelligent et le plus sensible, vous reconnoîtrez si les procédés de sa voix se rapprochent de ceux des deux Compositeurs.

[-64-] Chapitre VIII.

L'Expression du chant ne consiste pas dans l'imitation du cri inarticulé des passions.

Que n'a-t-on point avancé d'extraordinaire sur la Musique, du moment qu'on a perdu de vue que son principe constitutif est la mélodie? Toute la puissance de cet Art, a-t-on dit, consiste à imiter le cri inarticulé des passions. Mais d'un cri, comment fait-on un chant? Voilà ce qui m'embarrasse. Le précepte se réduit-il à insérer dans un Air le cri d'une passion? Ce n'est plus alors qu'un accident de l'Art, et de l'Air; ce n'en est plus le fonds, la base, et l'essence.

On ne peut nier, je pense, que la Musique ne soit susceptible de gaieté; c'est un des sentimens qui lui appartient de [-65-] plus près. Quel est donc le cri inarticulé de la gaieté? Le rire. Vous en chercheriez en vain l'imitation dans ces tambourins, dans ces provençales, dans ces allemandes, qui répandent le sentiment de la gaieté sur toute une multitude assemblée, et qui li'agitent des mouvemens convulsifs de la joie. Avez-vous observé que la gaieté qui naît de la Musique, ne porte point à rire? Elle allége tous les membres, et met le corps dans un état leste et dispos. Je ne connois rien de moins gai en Musique, que les airs sur lesquels on a fait rire des Acteurs au Théâtre: l'Acteur rit, mais la Musique n'est pas de moitié avec lui; l'intonation imitatrice du rire qu'on veut lui donner, en détruit la gaieté, et attriste son caractère.

Le Stabat passe communément pour porter une expression de douleur; on n'y trouve pas un cri imitatif.

Monsieur Gluck, dont le génie a plus qu'aucun autre, si je ne me trompe, recherché et atteint l'expression musicale, a souvent [-66-] inséré dans ses chants mélodieux, des notes plaintives, qui rappellent l'accent de la douleur; et sur ces notes, il invite le Chanteur à se rapprocher de l'accent naturel. A la première représentation d'Orphée, le principal Acteur s'en rapprocha un peu trop. Il mit trop de vérité dans le cri déchirant qui perce par intervalles à travers le chant des Thraces éplorés: il s'en apperçut, et l'adoucit. Il étoit, en quelque façon, sorti de son Art pour se mettre tout prêt de la nature; l'instinct du goût le repoussa, et le fit rentrer dans ses limites naturelles; l'imitation perdit de sa vérité, mais elle devint plus musicale, et fut plus goûtée.

Plusieurs de nos passions n'ont point de cri qui leur soit propre; la Musique cependant les exprime. Les instrumens incapables de rendre les cris de la voix humaine, n'en sont pas moins les interprètes éloquens de l'énergie et de l'expression de la Musique. Naturâ ducimur ad modos: neque aliter enim eveniret ut [-67-] illi quoque organorum soni, quanquam verba non exprimunt, in alios, atque alios ducerent motus auditorem. Quintilien, dans ce passage, ne dit pas: les instrumens nous affectent, parce qu'ils imitent les mots et les cris; il dit: La Nature nous a faits sensibles à la mélodie. Autrement, se pourroit-il que les instrumens qui n'articulent aucune parole, nous inspirassent tant de mouvemens différens? Voilà le mot vrai, et qui explique tout; la Nature nous a faits sensibles à la mélodie: Naturâ ducimur ad modos. Toute Musique qui plaît aux personnes versées dans la mélodie, est certainement mélodieuse. Mais comment la Musique, sans imiter la parole, ni les cris, exprime-t-elle les passions? Elle assimile, autant qu'elle peut, à nos divers sentimens, les sensations diverses qu'elle produit; c'est ce que nous allons développer.

[-68-] Chapitre IX.

Des sensations musicales appliquées à nos divers sentimens, et des moyens naturels d'expression propres à la Musique.

Tel chant vous plaît, vous aimez à l'entendre; ce ne peut être que parce qu'il produit sur vous une impression quelconque. Étudiez cette impression, recherchez-en la nature et le caractère; il est impossible que vous ne reconnoissiez pas si elle est âpre ou douce, vive ou tranquille; le mouvement seul vous l'indiqueroit. Est-elle douce et tendre? appliquez-y des paroles du même genre, vous rendrez expressive la Musique que vous ne soupçonniez pas auparavant de l'être; d'une sensation presque vague et indéterminée, vous faites un sentiment dont vous pouvez vous rendre compte.

[-69-] Je supplie le Lecteur de maîtriser son imagination, de ne pas la laisser aller plus vîte que cette discussion ne le comporte: il trouvera un peu plus loin les développemens et les éclaircissemens qu'il a droit d'attendre de nous.

L'air que nous appellerons tendre, ne nous constitue peut-être pas positivement dans la même situation de corps et d'esprit, où nous serions en nous attendrissant effectivement pour une femme, un père, un ami. Mais entre ces deux situations, l'une effective, l'autre musicale, (qu'on nous pardonne cette façon de parler) l'analogie est telle, que l'esprit consent à prendre l'une pour l'autre.

Pourquoi, dira-t-on, voulez-vous que l'effet de telle Musique ne soit qu'une sensation, et non pas un sentiment distinct? ---- Lecteur, je le veux ainsi, parce que vous interrogeant après un air sans paroles qui vous aura fait plaisir, si je vous demande quel sentiment distinct il éveille en vous, vous [-70-] ne sauriez me le dire. Je suppose l'air tendre, je vous demande si c'est la tendresse d'un Amant heureux ou malheureux que l'air vous inspire; si c'est celle d'un amant pour sa maîtresse, ou d'un fils pour son père, et cetera, et cetera, et cetera. Si tous ces divers sentimens conviennent également à l'air dont il s'agit, ai-je tort d'en nommer l'effet plutôt une sensation un peu vague, qu'un sentiment déterminé. D'ailleurs, je le répète encore, n'allons pas plus vîte qu'il ne faut; ce que nous avançons ici d'une manière générale et superficielle, ailleurs se trouvera calculé avec plus d'exactitude.

Quels sont les moyens naturels qui donnent à la mélodie un caractère de tristesse ou de gaieté, de mollesse ou de fermeté? Lecteur, en m'engageant à résoudre de telles questions, je m'avance, pour ainsi dire, dans les ténèbres dont la nature couvre et environne toutes les causes premières. J'irai jusqu'où le flambeau de l'expérience me conduira; et plus la matière [-71-] est obscure, plus je me ferai un devoir de n'établir que des assertions incontestables.

Il est de la nature des sons traînés, de porter un caractère de tristesse. Ne croyez pas que ce soit un fait de convention: non; les hommes n'ont past fait un pacte entre-eux pour trouver plaintif le cri de la tourterelle, et gai le chant du merle. Que le rossignol entremêle plusieurs sons l'un avec l'autre, et les fasse jouer ensemble, vous attacherez à ce langage musical une idée moins triste, que si l'oiseau solitaire faisoit entendre dans la nuit un son qu'il traînât quelque tems. N'est-il pas reconnu qu'un bruit uniforme, tel que celui d'une voix qui lit sur le même ton, nous provoque au sommeil? Si le son opère sur nous cet effet immédiat, pourquoi nierions-nous d'autres effets qui n'ont rien de plus étonnant?

Le mode mineur produit , en général, une impression plus douce, plus molle, plus sensible que le mode majeur. N'en demandez pas la raison; nul n'est en état [-72-] de vous la dire; mais le passage de l'un de ces modes à l'autre, rend sensible à toute oreille musicale cette impression différente. Dans le mode mineur, la sixième note du ton est plus tendre que toutes les autres: toutes les fois qu'elle se représente, fût-ce même dans l'allégro le plus gai, elle exige de l'exécutant une inflexion plus molle et plus affectueuse: dans le mode majeur, c'est la quatrième note du ton qui a cette propriété; c'est elle qui, par sa vertu intrinsèque, rappelle l'exécutant à une expression pathétique, même lorsque le reste de la mélodie le conduit à une sensation différente. Les sons aigus ont je ne sais quoi de clair et de brillant qui semble inviter l'âme à la gaieté. Comparez les cordes hautes de la harpe aux cordes basses du même instrument, vous sentirez combien celles-ci disposent plus facilement l'âme à la tendresse: qui sait si les larges ondulations des cordes longues et peu tendues, ne communiquent pas à nos nerfs des vibrations semblables, [-73-] et si cette habitude de notre corps n'est pas celle qui nous donne des sensations affectueuses? L'homme, croyez-moi, n'est qu'un instrument; ses fibres répondent aux fils des instrumens lyriques qui les attaquent et les interrogent: chaque son a ses propriétés, chaque instrument a les siennes, dont la mélodie profite habilement, mais qu'elle maîtrise aussi à son gré; car l'instrument le plus sensible peut avec succès articuler des chants gais.

La Musique tendre emploie des mouvemens sans vîtesse: elle lie les sons, elle ne les fait point contraster, se heurter l'un l'autre. Dans ce caractère de Musique, la brève piquée ne maîtrise pas impérieusement la longue pointée qui lui est jointe; et l'exécutant modifie ses sons par des vibrations larges. Ceux dont le goût incline à la tristesse, traînent les sons, (suivant l'observation que nous avons déjà faite) leur archet craint de quitter la corde; leur voix donne au chant je ne sais quoi d'indolent et de paresseux. La Musique [-74-] gaie pointille les notes, fait sautiller les sons: l'archet est toujours en l'air, et la voix l'imite.

Tels sont à-peu-prés les moyens naturels que la Musique emploie, et à l'aide desquels elle produit sur nous des sensations. Le Compositeur, homme de génie, qui a senti tous ces effets, et qui les applique convenablement aux paroles et aux situations, est un Musicien expressif. Le Lecteur voit avec évidence que tous les moyens d'expression sont du ressort de la mélodie, non de l'harmonie.

Une observation essentielle, et qui tient au fond même de notre doctrine, c'est que dans l'Air le plus expressif, il y a presque toujours, je dirois même, il y a nécessairement des traits, des passages contradictoires avec la caractère d'expression qui doit y dominer. Citons un example. Dans le premier verset du Stabat, je ne vois pas un vers, pas un mot, qui n'exige la même nuance de tristesse.

[-75-] Stabat Mater dolorosa,

Juxta crucem lacrimosa,

Dum pendebat Filius.

La Musique dans le commencement déploie tous ses moyens d'expression. Le Mouvement est lent, les sons foibles et voilés; ils se traînent lentement, ils se lient: voilà l'expression bien établie. A la dixième mesure, tout change: un fortissime succède au piano: les sons qui rampoient obscurément dans le bas du diapason, s'élèvent tout-à-coup, se renforcent à l'excès; et par une articulation fière, détachée, heurtent et contredisent ceux qui les ont précédés. D'où peut venir cette disparate? De ce que la Musique par son essence n'est point un Art d'imitation: elle se prête à imiter autant qu'elle le peut; mais cet office de complaisance ne peut la distraire des fonctions que sa nature même lui impose. L'une de ces fonctions nécessaires, est de varier à chaque instant ses modifications, d'allier [-76-] dans le même morceau le doux et le fort, le traînant et le détaché, l'articulation fière, et celle qui est affectueuse. Cet Art, ainsi considéré, est d'une inconstance indisciplinable: tout son charme dépend de ses transformations rapides; je sais que dans chaque morceau il revient souvent aux mêmes, mais sans jamais s'y arrêter. Or, à travers toutes ces formes passagères et fugitives, comment voulez-vous que l'imitation soit une, et marche d'un pas égal? Elle suit d'un pied boiteux la Musique folâtre et changeante, l'atteint quelquefois, et quelquefois la laisse aller seule. Si la preuve de ce que j'avance se trouve dans le premier couplet du Stabat, si beau, si expressif, si court, et composé avec deux seules idées; dans quel Air Italien cette preuve ne se montrera-t-elle pas avec plus d'évidence encore?

Maintenant, Lecteur, quelque peu Musicien que vous soyez, vous êtes en état de juger le systême dramatique de [-77-] Monsieur Gluck; vous concevez comment, s'étant dévoué à l'expression qu'il regarde avec raison comme le fondement de toute illusion théâtrale, il ne se permet un Air entier que lorsque la situation permet elle-même, à la Musique, ces écarts, ces vagues erreurs où se complaît la mélodie. Toutes les fois qu'un chant périodique et suivi feroit languir l'action, et transformeroit l'Acteur en un Chanteur de pupître, Monsieur Gluck coupe dans le vif cette mélodie commencée; et par un autre mouvement, ou par un simple récitatif, il remet le chant à la suite de l'action, et le fait courir avec elle. Il est inconcevable qu'un systême si vrai, ait pu être improuvé dans un pays où l'art du Théâtre est si bien connu; il est plus inconcevable encore que parmi ses improbateurs, il y ait eu des hommes, qui, par leur état et leurs lumières, devoient défendre les droits de la Scène contre ceux de la Musique. [-78-] En Italie, des Gens-de-Lettres ont dit que la Musique de Théâtre n'étoit presque plus à l'usage des Gens-d'esprit. Ici, des Gens-d'esprit, peu Musiciens, ont soutenu que les Opéras de Monsieur Gluck étoient plus faits pour l'esprit que pour les oreilles; et tandis qu'ils portoient ce jugement, les oreilles les plus délicates et les plus exercées, se nourrissoient avec délices de la Musique de Monsieur Gluck: je ne pense pas qu'il y ait jamais eu de jugemens plus faits pour étonner.

[-79-] Chapitre X.

Complément des preuves du Chapitre précédent. Unité de l'Art résultant de notre systême.

Si vous asservissez le chant à l'imitation de la parole, si vous le faites dépendre du caractère de la langue et des inflexions prosodiques, vous créez deux Arts au lieu d'un. Le vocal aura ses principes, ses procédés; et l'instrumental aura les siens. La Musique qui est une pour tous les peuples de la terre, lorsqu'ils y emploient la voix des instrumens, sera tout à-fait différente en conséquence des divers idiômes. Le Musiciens François, qui ne sait ni l'Allemend, ni l'Italien, ne concevra rien au chant de ces deux peuples: le virtuose étranger arrivant à Paris, à qui l'on proposera d'accompagner un air de Monsieur Grétry, ou de Monsieur Philidor, sera [-80-] obligé de répondre, excusez-moi, je ne sais pas le François. Plus de parodie: la Colonie, composée pour des paroles Italiennes, est nécessairement mauvaise en François. Orphée, Alceste, de même, et cetera, et cetera, et cetera. Voyez où vous entraîne un principe mal établi. Reconnoissez-en un plus vrai. La Musique n'est que du chant; le chant differe de la parole; il a ses procédés à part, et qui ne dépendent pas de la prononciation des mots. Dès-lors l'instrumental chante comme le vocal; la Musique de Concert, comme celle de Danse; celle de Théâtre, comme celle d'Eglise; celle d'Europe, come celle d'Asie. L'Art devient un dans toutes ses parties.

Il y a vingt ans, on ne croyoit point à l'Opéra que la voix pût ni dût faire ce que fait l'instrument. Une ritournelle commençoit, et disoit une chose; la voix survenoit après pour en dire une autre. Ce n'est plus cela; l'Orchestre et [-81-] l'Acteur parlent la même langue; le même esprit les anime et les identifie.

Je ne pense pas qu'il existe un morceau instrumental vraiement beau, qu'on ne puisse pas approprier à la voix en y joignant des paroles. Si c'est un symphonie à grand bruit, nous en ferons un choeur, en simplifiant pour la voix ce qu'exécute le violon; en retirant du milieu des doubles croches, les notes qui constituent le canevas et la carcasse du chant. (Ceux qui sont versés dans la Musique m'entendent) Duos, trios, pièces de clavecin, tout peut s'arranger avec des paroles, pourvu que la Musique ait du caractère.

Les Italiens, ainsi que nous, semblent admettre deux Musiques différentes pour l'Eglise et pour le Théâtre. Je ne reçois pas cette distinction. Sur quoi seroit-elle fondée? Sur l'usage des fugues introduit dans les Temples? Elles ne valent pas mieux-là qu'ailleurs; l'ennui n'est bon nulle part. La Musique d'Eglise doit émouvoir les fidèles, afin qu'ils dirigent vers [-82-] Dieu leurs saintes émotions: cette Musique doit donc être chantante et expressive. La différence du sacré au profane n'existe point pour le Compositeur; qu'il ait à faire chanter les Mages prosternés devant l'Astre qu'ils adorent, où les Hébreux au pied du Mont-Sina rayonnant de la gloire du Seigneur; ces deux situations, pour son Art, n'en forment qu'une; elles comportent le même caractère de Musique, noble, auguste et religieux.

Aussi pensons-nous que le début du Stabat, chanté en choeur, et très-doux, auprès de la tombe de Castor, conviendroit parfaitement à la situation. Aussi avons-nous vu les airs les plus chantans des motets de Mondonville, figurer à merveille à la toilette, revêtus de paroles qui n'étoient rien moins que pieuses.

La danse participe à cette unité de l'Art musical. Autrefois on n'auroit pas dansé un adagio, un allégro de symphonie: aujourd'hui tout ce qui est chantant et caractérisé, se danse. Dans un Concert, [-83-] les Auditeurs sont sujets à se représenter ici, Vestris; là, Dauberval, et cetera l'imagination transmet aux yeux le plaiser des oreilles. En voyant la Musique simplifier et généraliser ses rapports avec la poésie et la danse, ses deux Arts auxiliaires, qui ne croira pas, d'une part, qu'elle se perfectionne; de l'autre, que nous, qui l'envisageons sous ce point d'unité, nous nous en faisons une idée juste?

Nous venons de dire un mot en passant sur la danse; qu'on nous permette une digression sur cet Art.

Chapitre XI.

De la Danse.

Les deux mots grecs et les deux mots latins qui correspondent aux mots Musique et Danse, avoient chez les anciens une signification beaucoup plus étendue que les deux mots françois. La Musique embrassoit dans son domaine, non-seulement la danse, mais la poésie, la déclamation et la récitation. La danse, de son côté, ne se bornoit point à figurer des pas, à placer le corps et les bras dans des attitudes avantageuses, à bondir et tripudier en cadence: elle étoit l'Art du geste et de la pantomime; Art si puissant dans ses moyens, si énergique dans son expression, qu'il l'emporta sur l'Art même de la parole aidée du geste; supériorité que nous ne saurions concevoir. On aima mieux voir les Acteurs exprimer par le [-85-] geste seul (sans même le secours du visage, car ils étoient masqués) que de les entendre prononcer en gesticulant. On observa, il est vrai, que l'Acteur, dispensé de parler, réunissoit tous ses soins et tout son talent dans le geste, qui en devenoit plus animé, plus expressif. Mais comme les anciens avoient imaginé de faire prononcer les vers par un Acteur, et de faire faire le geste par un autre, on ne voit pas ce qui put les déterminer à retrancher les vers de leurs représentations, et à n'y laisser que la seule pantomime. On le conçoit moins encore, lorsqu'on apprend de Saint Augustin, que ceux des spectateurs qui n'étoient pas accoutumés à ces représentations muettes, étoient obligés d'interroger leurs voisins, et de se faire expliquer la pantomime. Sans doute il y en avoit peu qui fussent réduits à cette nécessité; autrement ces spectacles eussent été moins universellement goûtés. Mais s'il falloit [-86-] quelque habitude de la pantomime pour pouvoir la comprendre, comment, dès le règne d'Auguste, ces spectacles réussirent-ils si prodigieusement par l'Art de Pilade et de Bathille, qui en furent les Instituteurs? Pour le concevoir, il faut se rappeler que les Romains, des leur éducation, étudioient l'Art oratoire; qu'une partie de cet Art consistoit à exprimer par le geste; que pour faire un apprentissage plus utile de cette partie, ils consultoient les Comédiens, et prenoient de leurs leçons (1). Tout le monde sait les défis que se faisoient Roscius et Cicéron, à qui rendroit de plus de façons différentes, l'un par le geste, l'autre avec la voix, la même phrase oratoire. Ce défi suppose une prodigieuse étendue à l'Art du geste, mais une étendue que la convention et une étude approfondie [-87-] peuvent lui donner. En convenant de gestes pour l'ironie, pour le mépris, pour les diverses affections de notre âme, et pour les êtres métaphysiques, on crée une langue pour les yeux, comme il en est une pour les oreilles. Cette langue oculaire, moins claire que l'autre dans plusieurs de ses parties, sera aussi plus expressive dans tout ce qui sera d'institution naturelle: le geste de la fureur dit infiniment plus que le mot fureur (1).

A l'aide de l'apprentissage que les Romains faisoient de l'Art du geste, ils arrivèrent tout préparés à l'institution de la pantomime; on l'entendit, on la goûta. Un fait cependant recueilli des anciens, peut nous faire juger combien l'expression de la pantomime étoit vague et indéterminée. Hilas, élève de Pilade, représentoit un Monologue qui finissoit par ces mots: le Grand Agamemnon. Il est [-88-] bon d'observer que les Acteurs pantomimes se piquoient de rendre jusqu'aux mots des scènes qu'ils exécutoient. Hilas, pour rendre ceux-ci: le Grand Agamemnon, fit le geste qui désigne une taille élevée. Pilade son maître lui cria de l'Orchestre, tu me peins un homme grand, et non pas un grand homme. Le peuple exigea que Pilade joignît l'exemple au précepte, et qu'il jouât lui-même le Monologue: Pilade obéit; et lorsqu'il en fut à l'endroit où son élève avoit manqué, il repésenta un homme abysmé dans les plus profondes réflexions, et le peuple applaudit.

La critique de Pilade étoit juste; je ne sais si les applaudissemens du peuple le furent. Pilade, en représentant un homme enseveli dans la profondeur de ses pensées, n'avoit pas plus désigné un héros qu'un vil scélérat, pas plus le Grand Agamemnon, que le lâche et féroce Atrée.

L'etude de l'Art du geste me paroît tenir à plus d'une Science. Toutes les fois [-89-] qu'il s'agit de soumettre à l'oeil des choses purement métaphysiques, il faut chercher dans ce qui n'est pas apparent, quelque qualité apparente qui le désigne. Le geste appliqué à un mot métaphysique, en devient la démonstration physique, et la définition détaillée. L'amour embrasse, la haine tue, l'orgueil met au dessous de soi. La vérité d'un tel langage a quelque chose d'effrayant: elle dit ce que les mots ne disent pas: tous les jours on prononce et l'on entend ce mot, je hais, sans être ému; qui ne le seroit pas, si le geste du meurtre remplaçoit la parole?

Cette étude du geste est précisément l'inverse des opérations qui ont amené l'établissement d'une langue. Nous défaisons ce qu'on a fait alors. Des gestes et des cris, l'on en vint aux mots, qu'on leur substitua: des mots, on rétrograde vers les gestes, et on les supplée à la parole.

Il est aisé de concevoir pourquoi la pantomime nous plaît moins qu'aux anciens; [-90-] faute de l'avoir étudiée, nous la concevons moins qu'eux. L'espace immense des Théâtres anciens favorisoit aussi les représentations muettes, plus que l'espace resserré des nôtres. Si l'on jouoit la Tragédie en plein air, dans la place Vendôme, que les Acteurs fussent à l'une des extrémités de la place, les Spectateurs à l'autre, ceux-ci se contenteroient plus aisément du geste sans la prononciation. On est tenté de croire alors que l'éloignement ne permet pas à la voix de parvenir jusqu'à nous; et l'on se trouve heureux de concevoir par le geste, ce que l'on n'entend pas.

Chez nous, le talent de la pantomime appartient plus aux Comédiens et à leur Art, qu'aux Danseurs. Nous avons vu ceux-ci pourtant exécuter le ballet de Médée avec une perfection que les plus grands Acteurs auroient peine à surpasser; et nous possédons un homme à qui la composition des plus grands Ballets pantomimes a fait une réputation dans [-91-] toute l'Europe. Ceux qui lui reprochent le choix qu'il a fait du sujet des Horaces, ignorent peut-être que, du temps de Louis XIV, la scène dans laquelle Horace tue sa soeur, fut exécutée en pantomime avec un prodigieux succès (1).

La danse des anciens, même celle qui, hors du Théâtre, servoit à leur amusement particulier, tournoit absolument vers l'imitation: la Pyrrhique figuroit des évolutions militaires; la Théseïde représentoit la sortie du labyrinthe. Ces danses subsistent encore en Grèce; et ce que j'en ai appris par Monsieur Guis de Marseille (2), me fait juger qu'elles sont plutôt marchées que dansées: les figures et l'imitation en font le plus grand charme.

Chez les Peuples les moins policés, et par conséquent les moins capables d'embellir leurs Arts par des accessoires conventionnels, la Danse se montre imitative. [-92-] Parmi les Nègres, un homme et une femme qui dansent ensemble, jouent en quelque sorte la scène de deux Amans, qui s'agacent, se cherchent et s'évitent, se brouillent et se raccommodent: et (ce qui me paroît remarquable) l'Air qui dirige leurs pas, est toujours le même. La Musique ne prend aucune part aux révolutions de la scène: elle se maintient exempte de toute imitation, tandis que la Danse s'y dévoue toute entière.

Malgré ces exemples de Danse imitative, je ne saurois penser que l'imitation soit de l'essence de cet Art. La Danse proprement dite, est l'art de former avec grâce et mesure tous les mouvemens que la Musique commande. C'est le rhythme musical rendu sensible aux yeux dans toutes ses divisions et subdivisions; voilà l'art tout entier. On a très-bien dit des bons Danseurs, qu'ils écrivent l'Air qu'ils dansent: lorsqu'ils le jouent en Pantomime, ils ajoutent un autre talent à celui qui leur est propre.

[-93-] Que l'on ne croie pas l'Art de la Danse détérioré, ni avili par la définition que nous en avons donnée. On vante beaucoup l'union des paroles et de la Musique; mais si j'ose dire ce que j'en pense, la bonne Musique se passe plus aisément de paroles que de gestes et de mouvemens. Sa première et sa plus soudaine impression sur nous, est d'agiter notre corps et nos membres, si ce n'est par les mouvemens violens de la Danse, du moins par les ondulations de la mesure et les agitations du rhythme. Tel homme applaudit un Air qu'il a entendu, la tête, les bras et le corps immobile? Chaque coup de main qu'il donne, est un mensonge qu'il fait à autrui et à lui-même; il n'a pas senti ce qu'il approuve. Tel autre décide en Musique, et n'est pas sûr de battre juste la mesure? Dites-lui: Vous gouûtez la mélodie comme celui qui couperoit à tort et à travers les phrases et les mots, goûteroit le sense du discours.

Le rhythme, ont dit les Anciens, est ce [-94-] qu'il y a de plus puissant dans la Musique. Hé! qui en doute? Cet éléphant qui, au son des instrumens, agite en cadence sa masse énorme, ne vous le dit-il pas? Les Sauvages du Canada rangés sur deux files auprès de celui qui chante, marquent tous, avec des sons renfermés dans la poitrine, les tems de l'Air qu'ils écoutent. C'est en vertu du rhythme qu'on voit dans une Fête villageoise, toute une multitude grossière, bondir et retomber en cadence. Le rhythme fait faire au même instant, à vignt mille hommes, la même évolution. L'intonation la plus douce et la mieux choisie, sans la force du rhythme, ne forceroit pas le malade piqué de la tarentule, à s'élancer hors du lit, où il languit abattu, et à tomber dans une espéce de convulsion mesurée. La vertu du rhythme bien comprise et fortement sentie, réduit presqu'à la vraisemblance les Fables d'Orphée et d'Amphion; et l'on s'étonne moins que les pierres se soient mues en cadence.

[-95-] Les adagio et les danses graves, ne fatiguent et n'ennuient à la longue, que parce que le rhythme n'en est pas assez ressenti. Ce charme principal de la Musique étant affoibli, il n'en reste plus assez pour qu'elle puisse long-temps nous plaire.

Voulez-vous sentir combien le geste et les mouvemens tiennent essentiellement à la mélodie? Voyez un homme de génie faire exécuter sa Musique à un grand Orchestre. C'est par le geste et les mouvemens qu'il commande et manifeste ses intentions. Ici, les notes se lient; là, elles se détachent; l'une moins appuyée mollit à côté de l'autre: toutes les recherches d'une exécution soignée s'indiquent par les mouvemens du Compositeur.

Si le rhythme est une partie de la Musique si essentielle, que les hommes les plus grossiers le conçoivent et l'exécutent, comment la vielle Musique Françoise l'a-t-elle si long-tems négligé et méconnu? rien ne prouve mieux qu'une fausse [-96-] éducation pervertit l'homme, et corrompt son instinct le plus naturel. L'esprit le plus inculte est plus près du bon sens que ne l'étoit, il y a deux siècles, celui qu'on avoit infatué de la fausse doctrine de l'école: mais comme vous ne verrez point un homme d'un sens brut et sans culture, proférer les absurdités qu'on soutenoit en règle sur les bancs; de même, vous n'avez jamais entendu des gens de Village chanter des Monologues d'anciens Opéras. Ils chantent des Airs mesurés d'Opéras-comiques, des Airs Italiens parodiés. Ces François livrés à l'instinct de la nature, entendent mieux la Musique étrangère cadencée, que celle de leur pays qui ne l'est pas. Mais puisque la Musique inspire si naturellement le geste et le mouvement, les Anciens, dira-t-on, avoient donc raison d'en faire un Art d'imitation, en y joignant la Pantomime: ceci mérite explication.

Les gestes, les mouvemens que commmande tel Air, ne sont pas ceux qu'exigeroient [-97-] telles paroles, telle situation. On seroit fort embarrassé pour expliquer tout de suite les mouvemens les plus vrais auxquels la Musique nous détermine; et ce qui le prouve, c'est que personne ne donneroit un sens, aux pas d'une entrée dansée absolument dans le caractère de l'Air. Comme les sons modulés n'ont pas eux-mêmes une signification précise et distincte, les mouvemens, les gestes qui en résultent, n'en ont pas non plus une déterminée. La Musique et la Danse, si j'ose le dire, s'entendent à merveille; elles disent la même chose, l'une à l'oreille, et l'autre aux yeux; mais toutes deux ne disent à l'esprit rien de positif. Leur effet est une sensation, et par conséquent a quelque chose de vague. Il faut un travail de l'esprit pour attacher à cette sensation une situation et des mots analogues; et c'est cette dernière opération qui fait de la Danse et de la Musique deux Arts imitatifs.

[-98-] La raison pour laquelle on juge mieux des Arts par instinct que par raisonnement, c'est que leur premier effet est une sensation.

Chapitre XII.

De la Musique considérée comme une langue naturelle en même temps et universelle.

Tout ce que nous avons établi jusqu'à présent, tend à considérer la Musique comme une langue universelle, dont les principes et les effets ne sont pas fondés sur quelques conventions particulières, mais émanent directement de l'organisation humaine, et de celle de plusieurs animaux. Si le Lecteur se rappelle les exemples d'instinct musical que nous avons tirés de la brute, du poisson, de l'insecte, de l'enfant au maillot, de [-99-] l'homme sauvage, il lui en coûtera peu pour admettre la conséquence que nous en déduisons. La nature fait participer les êtres animés au plausir de la mélodie, pour ainsi dire, comme au bienfait de la lumière.

Ce qui reste à observer, c'est que la mélodie résultant de rapports vrais, naturels entre les sons, elle est nécessairement (à de petites différences près) partout la même. Il ne dépend pas plus de l'homme de se faire une mélodie de convention, et qui diffère essentiellement de la mélodie connue, qu'il n'est en son pouvoir de faire que deux et deux fassent six. La Musique examinée comme science mathématique, est soumise à des calculs qui ont été les mêmes pour les Egyptiens, les Chinois, les Grecs, les Latins, et qui sont les mêmes encore pour toute l'Europe moderne. Monsieur l'Abbé Roussier, dans ses Ouvrages savans et lumineux, a présenté cette vérité dans tout son jour. Ces [-100-] calculs du rapport des sons entre eux, ne sont que l'appréciation exacte de nos sensations musicales: les Mathématiciens ont chiffré la raison de nos plaisirs. L'analogie des sons qui détermine leur succession mélodique, n'étant pas une de ces vérités conventionnelles, que la fantaisie de l'homme altère et dérange à sa guise; la mélodie doit avoir par-tout le même fond, la même base. Le rhythme, autre partie constitutive de la mélodie, est encore d'institution naturelle, et ne peut être détruit par la convention. En effet, quand une société nombreuse d'hommes éclairés se prescriroit de battre et de sentir à faux tous les temps de la mesure, (ce qui est impossible) que deviendroit leur convention, toutes les fois qu'ils rencontreroient une multitude d'hommes grossiers, de paysans rassemblés par la Danse et la Musique. Ceux-ci, par l'impulsion de l'instinct, sautant, bondissant, retombant en cadence, détruiroient la convention, et [-101-] y substitueroient l'éternelle vérité du rhythme senti, exécuté avec justesse.

Après une telle observation, Lecteur, vous ne serez plus étonné si tant d'êtres d'êtres qui se meuvent et respirent sur la terre, dans l'air et dans l'eau, se montrent sensibles aux sons modulés et cadencés. Remarquez la différence du chant à la langue parlée, à la poésie. Récitez à des gens de village les plus baux vers lyriques, épiques, et cetera ils ne vous entendent pas: chantez-leur un air, ils le conçoivent, le goûtent et le répètent. Vos plus belles tirades de Tragédie et de Comédie, ont-elles jamais passé dans la bouche du peuple? Vos airs les plus chantans des Opéras sérieux ou comiques, Espagnols, Italiens, ou François, descendent du Théâtre, courent les rues, et y réjouissent la populace: ils sont, ainsi que le pain, l'aliment du pauvre et du riche. Miladi Montagu part de Londres, se rend à Constantinople, et de-là parcourt une [-102-] partie de l'Asie; par-tout elle se loue de la Musique qu'elle entend. Pour lui faire goûter la poésie de ces divers pays, il fallut la traduire; l'intelligence de la Musique n'a pas besoin de ce secours. Monsieur Rousseau cite des airs persans et chinois, conformes à notre systême des sons. Les Nègres d'Afrique, transportés dans nos Colonies, n'y font point entendre une mélodie inintelligible à nos oreilles; plusieurs de leurs chansons ne manguent pas de grâce et de naïveté. J'ai noté quelques chansons des Sauvages d'Amérique, d'après un Officier qui avoit vécu long-temps parmi eux. Ces airs ressemblent absolument aux nôtres; (on les trouvera ci-après notés) c'est le même tour de chant, c'est la même règle d'harmonie sous-entendue. L'un de ces airs est assez agréable, pour qu'un Compositeur habile pût en faire un morceau de Musique qu'il completteroit en le modulant; car les Sauvages ne modulent point: voilà [-103-] ce qui, chez eux, caractérise la naissance de l'Art, si l'on peut appeler Art un langage aussi naturel que le chant (1).

Quoi! les langues, les idiômes, les dialectes, les patois varient au point que souvent on n'entend pas le paysan de son village, et la Musique est une par toute la terre! Quoi! l'idée de la beauté n'est pas le même pour tous les peuples, et pour tous les peuples le chant est le même! Le Huron chante comme le Laboureur de Vaugirard! Ce que l'un a conçu, l'autre l'entend tout d'abord et l'exécute!

Je vais rapporter un passage de Monsieur l'Abbé Dolivet, qui tient d'assez près à ce que nous venons de dire.

"On peut envoyer un Opéra en Canada, il sera chanté à Québec comme à Paris: on ne sauroit envoyer une phrase de conversation à Montpellier, à Bordeaux [-104-] et faire qu'elle y soit prononcée comme dans la Capitale (1)."]

C'est peu que nous ayons reconnu l'universalité de la langue musicale; recherchons dans quelle intention, pour quelle fin, cette langue nous a été donnée par la nature.

[-105-] Chapitre XIII.

A quoi le Chant est propre; dans quelle intention la nature nous l'a donné.

Il existe une langue que tous les hommes parlent à-peu-près de même, que les enfans et les animaux même entendent sans l'avoir étudiée: comment cette langue ne sert-elle pas aux hommes pour communiquer entre eux, et pour traiter de leurs besoins les plus essentiels? Lecteur, faites attention à la réponse simple et naturelle qu'amène la question précédente; pour celui qui voudra l'approfondir et en déduire toutes les conséquences, elle enfantera mille vérités liées à celles que nous venons d'établir: notre office n'est pas de tout dire, et ce Livre n'en sera que meilleur, s'il met le Lecteur dans la cas d'en faire toute la partie que nous n'aurons pas faite. La nature [-106-] qui a voulu que le chant fût une langue universelle, n'a pas voulu que cette langue servît à nos besoins; ou plutôt cela ne pouvoit pas être, parce que les sons modulés n'ont point de signification précise; leur effet n'est qu'une sensation. Pour que le chant eût exprimé et transmis des idées, il auroit fallu que la convention les y attachât: rien n'étoit plus facile. Pourquoi deux sons chantés à la tierce l'un de l'autre, n'eussent ils pas signifié du pain, comme ces deux mots le signifient? Soutenons un moment cette supposition. Dans le cas où le chant eût été la langue en usage, les muets n'étoient plus privés de la parole; ils s'énonçoient par la voix des instrumens: ce qui rend une telle supposition moins déraisonnable, c'est qu'en s'occupant des moyens de la réaliser, on est conduit à chercher dans la Musique, ce qui porte une expression plus claire, un sens plus déterminé. Mais si le chant fût devenu une langue de besoin et de nécessité, il n'auroit plus été [-107-] ce qu'il est, un langage uniquement propre à nous procurer du plaisir, et qui, dans quelque temps, dans quelque circonstance que ce soit, ne peut jamais être détourné de cet usage, ni appliqué à aucun autre. Telle est la vérité dont nous devons développer les preuves.

De toutes les espèces d'animaux, la plus musicienne est celle des oiseaux. Pensez-vous, avec le père Bougeant, que le chant est la langue à l'aide de laquelle ils conversent entre eux, et se communiquent leurs besoins? S'il est ainsi, pourquoi les oiseaux sont-ils silencieux l'hiver? Cette saison est pour eux celle des plus grands besoins; c'est celle où ils vivent le plus attroupés: ils se taisent cependant. C'est que le froid qui contriste leur existence, étouffe en eux les accens du plaisir. Aux premiers rayons du printemps, dès que l'air commence à s'attiédir, l'oiseau reprend sa gaieté, et en même-temps son ramage. Dans cette langue chantante, s'il dit quelque chose à ses semblables, il [-108-] leur dit qu'il est heureux; c'est aussi ce que les autres lui répondent; et ce concert de voix qui annonce le bonheur, est un des plus doux charmes du printemps.

Vertuntur species animorum, et pectora motus

Nunc alios, alios, dum nubila ventus agebat,

Concipiunt: hinc, ille avium concentus in agris,

Hinc laetae pecudes, et ovantes gutture corvi.

(Géorgiques.)

Les Êtres animés changent avec le tems;

Ainsi muet l'hiver, l'oiseau chante au Printems;

Ainsi l'agneau bondit sur le naissant herbage,

Et même le corbeau pousse un cri moins sauvage.

(Traduction de Monsieur l'Abbé de Lille.)

Seul dans sa cage, l'oiseau chante: ce ne peut être pour communiquer ce qu'il sent: à qui le communiquer. Ce ne peut être non plus pour parler à sa manière; on ne parle pas long-temps seul. C'est donc par l'instinct du plaisir qu'il chante; et l'hiver même ne le réduit pas au silence, parce que la température de l'air corrigée, [-109-] adoucie dans l'intérieur des maisons, lui laisse ignorer les rigueurs de la saison.

L'oiseau pris à la pipée, que l'on fait crier pour appeler ses semblables, ne forme plus de sons pareils à son ramage. Il chantoit lorsqu'il étoit libre et content: il crie lorsqu'il souffre. Cela est vrai pour tous les oiseaux qui ont un ramage. Quinault a dit plus vrai peut-être qu'il ne le croyoit lui-même, lorsqu'il a fait les vers suivans:

Si l'amour ne causoit que des peines,

Les oiseaux amoureux ne chanteroient pas tant.

Mais où vais-je chercher la preuve d'une assertion philosophique? Dans un distique d'opéra!

On pourroit dire encore en style lyrique, que le rossignol développe le charme de sa voix, tant qu'il veut plaire à sa compagne: sont-ils unis? il se tait, il n'a plus le besoin de lui plaire.

Si les enfans goûtent le chant, quelle est l'impression qu'ils en reçoivent? Une [-110-] impression de gaieté, un sentiment de bien-être et de plaisir.

Dans quelles circonstances les Sauvages, les Nègres, les gens du peuple font-ils usage de la Musique? Dans leurs amusemens. Quel usage faisons-nous de cet Art? Il préside à nos fêtes: de quelque genre qu'elles soient, il les anime, les embellit; sans lui, il ne peut y avoir de fêtes. Entrez au Colisée au moment où l'Orchestre se tait, vous ne saurez que penser de cette multitude d'hommes désoeuvrés qui marchent l'un après l'autre: on en sait s'ils se cherchent ou s'ils s'évitent. En vain l'appareil et la décoration du lieu avertissent qu'on s'y est assemblé pour un amusement public: l'oreille livrée à un silence qui l'attriste, rejette et contredit le témoignage des yeux. Mais aussi-tôt que l'Orchestre se fait entendre, tout se ranime, tout vit: la Musique est la voix du plaisir, elle en porte le sentiment jusques dans les cérémonies qui appartiennent à la douleur. Une pompe funéraire devient [-111-] une représentation touchante, lorsque la douleur s'y embellit du charme de la Musique. Les hautbois, les clarinettes et les cors changent en appareil de fête, l'appareil meurtrier de la guerre: la Musique donne l'air du plaisir aux fureurs des combats.

Si la Musique nous a été donnée uniquement pour une fin agréable, si l'on n'en fait usage que pour se procurer de l'amusement, et lorsqu'on est en état d'en recevoir, j'en conclus que les douces affections de l'âme, que ses situations heureuses, sont celles auxquelles la Musique s'adapte le plus facilement: puisque son effet naturel est le plaisir, ce qui nous en cause, est ce qu'elle doit exprimer le mieux: au contraire, tout ce qui gêne l'âme, tout ce qui la fait souffrir et la rend malheureuse, la Musique, enfant du plaisir, interprète du bonheur, ne peut le rendre qu'avec imperfection: cet emploi forcé la déplace de ses fonctions naturelles.

[-112-] Chapitre XIV.

Des situations où l'on est porté plus naturellement à chanter.

Ce n'est pas assez d'avoir dit que la Musique appelée dans toutes les fêtes y joue un rôle principal et nécessaire: hors de ces circonstances, voyons quelles sont celles de la vie commune, où l'homme, machinalement et par instinct, recourt à ce langage du chant dont il possède la faculté naturelle: c'est lorsqu'il est dans un état de calme, de bonheur, ou du moins dans une agitation si douce, que cet état a de quoi lui plaire.

Vous cherchez quelle fut chez les Grecs l'origine de la Poésie pastorale, de cette Poésie qui consiste dans les combats de la flûte et du chant: ce fut la vie douce et inoccupée des Pasteurs de la Sicile. [-113-] Affranchis des besoins de l'indigence, placés sous un beau Ciel, dans de riches campagnes, environnés des bienfaits de la nature, ces hommes heureux n'avoient à craindre que le vuide et l'ennui d'un loisir continuel: ils chantèrent ce loisir même, et les beautés de la nature prodiguées devant eux: la Musique ajouta les délices de ses plaisirs au calme indolent de leur situation.

Homère, Virgile, Horace, Anacréon nous avertissent qu'au milieu des festins où l'on se couronne de roses, où la saveur des mets et la sève des vins les plus exquis, disposent l'esprit à la gaieté; le chant et la lyre s'offrent aux convives comme les moyens les plus naturels d'introduire la joie au milieu d'eux.

Tout homme qui ne chante pas de commande, dit Aristote, chante par un instinct de plaisir (1).

[-114-] Pénétrons dans ces réduits où des femmes rassemblées manient l'aiguille et le fuseau: exemptes de soins et de douleur, livrées à des occupations mécaniques qui les attachent sans les fatiguer, elles veulent égayer leur travail: le chant leur rend cet agréable office. Toutes en choeur modulent les mêmes sons; et le charme de la mélodie les distrait de l'uniformité de leurs occupations: il abrége pour elles la durée du tems.

Intereà longum cantu solata laborem,

Arguto conjux percurrit pectine telas.

(Géorgiques.)

Leur compagne près d'eux partageant leurs travaux,

Tantôt d'un doigt léger fait rouler ses fuseaux,

Tantôt cuit dans l'airain le doux jus de la treille,

Et charme par ses chants la longueur de la veille.

(Traduction de Monsieur l'Abbé de Lille.)

L'Artisan, dans son Attelier, libre aussi de soins qui l'attristent, appelle le chant à l'aide de ses travaux; et par sa modulation [-115-] grossière, il s'en facilite l'exercice: Musicam natura ipsa videtur ad tolerandos facilius labores, velut muneri nobis dedisse. (Quintil. libr. I.)

A ces situations calmes, heureuses, substituons-en d'autres toutes différentes.

Prenez un homme dans le mal-aise d'une santé languissante; prenez un ambitieux déchu de ses honneurs; un joueur dépouilé de ses trésors: proposez-leur de chanter, ils vous répondront comme le Joueur de Regnard: Que je chante, bourreau! Rien de si vrai que ce mot de situation.

Tout le monde connoît la Fable du Savetier et du Financier. Le chant du Savetier attestoit son contentement, sa gaieté, et troubloit le repos de son voisin, qui, suivant la Fontaine:

Étant tout cousu d'or,

Chantoit peu, dormoit moins encor.

Que fallut-il à l'Artisan pour négliger ses chansons? Perdre sa tranquillité d'esprit,

[-116-] Dans sa cave il enterre

L'argent, et sa joie à la fois;

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.

Personne n'a jamais réclamé contre la vérité que ces vers établissent; elle est trop généralement reconnue. Présentons-la encore sous un jour différent.

Un homme est enfermé seul chez lui: vous le croyez au désespoir de la perte d'une femme ou d'un ami. Tout-à-coup vous l'entendez chanter; de ce moment, n'êtes-vous pas rassuré sur la violence de son affliction? Oui, vous l'êtes; car vous sentez que le chant ne s'allie pas avec une douleur profonde. Je maintiens qu'il n'est pas un homme frappé d'une grande calamité, et très-sensible à son infortune, qui ne soit révolté de la proposition qu'on lui fera de chanter, conne d'un démenti que l'on donne à sa douleur.

Les Prisonniers, dira-t-on, chantent dans leurs cachots; leur situation n'est [-117-] ni heureuse ni tranquille. -- On sait que la plupart de ces hommes, accoutumés au vice et aux châtimens qu'il encourt, s'étourdissent sur les punitions qu'on leur fait subir. On les entend chanter dans leur prison comme on les voit s'y enivrer, y faire l'amour, s'ils en trouvent l'occasion: mais s'il en est un que sa détention accable ou épouvante, vous ne l'entendrez pas mêler ses chants à ceux des Prisonniers qui l'entourent.

N'est-il pas naturel de penser que les situations où l'homme fait usage du chant, machinalement et par instinct, sont celles où la Musique paroîtra mieux appliquée dans les imitations théâtrales? Elle y portera une expression plus naturelle et plus vraie. Nous voici parvenus au Chapitre le plus important et le plus difficile de cet Ouvrage. Il s'agit de bien reconnoître les différens caractères dont la Musique est susceptible, d'examiner l'usage que l'homme en fait, premier lorsqu'il se sert du chant [-118-] comme d'une langue naturelle; deuxième lorsqu'il emploie la Musique comme un Art d'imitation adapté aux illusions du Théâtre.

Chapitre XV.

Des différens caractères de la Musique, de leur usage naturel, et de leur emploi imitatif.

Les caractères de la Musique peuvent se réduire à quatre principaux, dont tous les autres sont les nuances, les approximations, les appartenances. La Musique est, premier tendre, deuxième gracieuse, troisième gaie, quatrième vive, forte et bruyant; rien ne détermine l'ordre dans lequel nous rangeons ces caractères; nous n'avons voulu que passer graduellement d'une extrémité à l'autre. Chacun de ces caractères comporte une certaine latitude qui embrasse les caractères analogues et mitoyens.

[-119-] Musique tendre.

L'attendrissement n'est pas un état de l'âme qui soit douloureux: il naît souvent du sentiment que l'on a de son bonheur. On s'attendrit en songeant à l'ami que l'on va revoir, à la maîtresse que l'on possède. Dans des situations semblables, rien de si naturel que de chanter; il est peu d'amans et d'amis qui n'en aient fait la douce expérience. La Musique tendre s'accommodera parfaitement sur le Théâtre à de telles situations.

Quelquefois l'attendrissement naît de douleur: en ce cas, il est bon d'examiner si cette douleur prend sa source dans une affection douce, si c'est une douleur affectueuse, et jusqu'à quel degré elle est portée.

Un amant éloigné de sa maîtresse, éprouve une impression de tristesse et de mélancolie: ses souvenirs, ses pensées, son âme errent dans le vuide. Si j'ose [-120-] avancer que cette situation a quelques douceurs, je ne craindrai pas que les âmes tendres me dédisent: elles ont goûté ce charme d'une inquiétude amoureuse, dont le flux et le reflux agitent doucement la pensée; et ceux qui aiment la Musique, ont dû se servir du chant comme d'un accessoire convenable à cette situation. Ainsi (pour parler encore une fois le langage d'Opéra) les peines même de l'amour sont douces: le plaisir s'y cache sous le nom et l'enveloppe de la douleur, à-peu-près comme le suc délicieux de quelques fruits, se couvre d'une peau et d'une écorce amère. De tous les sentimens, le plus lyrique, c'est l'amour. Il ne paroît pas que nos Poëtes l'aient ignoré. La raison qu'on pourroit en donner, est peut-être que l'amour, même malheureux, conserve je ne sais quoi qui plaît à l'âme en l'affligeant. Le plaisir de ses douleurs, si j'ose ainsi m'exprimer, est comme le noeud de convenance qui l'unit à la Musique, et le lui rend propre.

[-121-] Observez que l'amant heureux et malheureux peuvent chanter sur le même ton, si ce ton est celui de la tendresse. Vous direz également bien sur la même phrase de chant, quelle qu'elle soit,

Je vous vois, mon fort est trop doux,

Je vous perds, mon fort est affreux.

La Musique n'a pas de nuances non plus pour différencier la tendresse d'une mère de celle d'une maîtresse ou d'un ami. Les chants qui conviennent à l'un conviendront de même aux deux autres; et la sensation musicale s'adaptera indifféremment aux émotions de la nature et à celles de l'amour.

La douleur de l'amour peut être si excessive, qu'elle n'ait plus rien du tout d'agréable pour l'âme qui la ressent; alors elle n'appartient plus à la Musique tendre. Rancé cherchant sa maîtresse, et trouvant son cadavre défiguré, n'eut ni le desir, ni le pouvoir de chanter. Les grandes douleurs se taisent, a dit Sénèque: [-122-] ce mot est encore plus applicable au chant qu'à la parole. Aussi sur le Théâtre une Musique tendre formeroit un contsens avec cette situation de Rancé.

Résultat. Premier caractère; la Musique tendre. Son emploi naturel est propre à toutes les situations d'attendrissement, et son emploi imitatif aussi. La même Musique exprime également bien tous les genres de tendresse. Ce caractère comprend dans sa latitude la tristesse affectuesuse, qui devient une nuance de la tendresse.

Musique gracieuse.

La Musique gracieuse ressemble assez par ses intonations, à celle qui est tendre; mais elle en differe par le mouvement qu'elle anime un peu plus.

La Musique gracieuse tient naturellement à la situation d'une âme tranquille, qui repose dans une sorte d'impassibilité heureuse. C'est sur ce ton que chantera [-123-] Tityre, couché au pied d'un hêtre: c'est ainsi que chanteront tous les hommes qui jouiront des voluptés de la nonchalance: il ne leur faut point de rhythme trop actif, il contrasteroit avec leur situation, et la changeroit peut-être. Il ne s'agit pour eux que d'échapper à l'engourdissement de l'inaction: c'est ce qu'opère sur eux la Musique gracieuse. Une des nuances de ce caractère est le gracieux tendre et sensible, l'amoroso. Ce Tityre, qui tout-à-l'heure chantoit gracieusement, exempt de soins, et de pensées pour ainsi dire, déclinera vers un chant tant soit peu plus sensible, s'il se souvient de Galatée qu'il aima. Ce sentiment affoibli, qui n'est plus qu'un souvenir, ressemble aux dernières ondulations d'un son qui n'existe déjà plus. Quelquefois le chant gracieux emprunte aussi quelque chose de la gaieté. Placé entre la joie et la tendresse, il s'étend vers l'une et vers l'autre; il agrandit son domaine en anticipant sur le leur.

Second caractère, Musique gracieuse; [-124-] applicable au calme de l'âme, et par extension à des sentimens mitigés. Cette Musique convient aux chansons, à la galanterie; son usage métaphorique et pittoresque la rend propre à tout ce qui est doux, frais et riant.

Musique gaie.

L'homme gai chante gaiement; cependant il n'est pas nécessité à chanter de même, non plus que l'homme calme et indifférent à proférer des chants gracieux. Le chant n'est pas tellement un langage d'expression naturel, que l'homme qui s'en sert pour son usage familier, le fasse toujours concorder avec sa situation. Ce seroit s'attacher à un symptôme bien trompeur, de vouloir décider entre deux hommes qui chantent par instinct, lequel est le plus gai, en se déterminant d'après leur chant. Toutes ces observations, minutieuses peut-être, mais nécessaires, doivent confirmer au Lecteur ce [-125-] que nous lui avons dit d'abord, que les premiers effets de la Musique ne sont que de simples sensations. L'homme gai peut donc machinalement proférer des sons tendres; mais le contraire, je crois, ne sauroit exister: un homme fort attendri ne sauroit proférer les accens de la gaieté: nous laissons au Lecteur Philosophe le soin d'expliquer cette bizarrerie, que nous croyons pouvoir donner pour un fait bien observé.

La Musique précisément gaie, dans l'usage imitatif et théâtral que l'on peut en faire, n'est guères susceptible d'un emploi détourné. Ce qui est tendre en Musique, peut être considéré comme triste, ou comme tendre, à cause de la prochaine affinité de ces deux caractères. Un tambourin gai, une allemande gaie, ne peuvent paroître que gais dans toutes les circonstances: il n'y a que du plus ou du moins. Communément plus l'air est vif, plus il acquiert d'allégresse. Il faut pourtant que le choix des intonations, [-126-] que le tour mélodique contribue à lui donner ce caractère. Tel chant exécuté avec une mesure rapide, reste toujours froid et inactif: c'est un homme impotent que l'on traîne avec impétuosité; il va vîte, mais il ne se remue pas.

La gaieté est donc le caractère le plus déterminé, le moins équivoque que nous trouvions dans la Musique: c'est celui auquel on peut le moins se méprendre; il n'a point d'à-peu-près. Ce caractère est celui auquel en général la multitude est le plus sensible. L'homme qui aime le moins la Musique, ne se défend pas de l'impression d'un air qui égaie. On se lasse promptement d'une Musique lente, forte, triste, sérieuse: on soutient sans peine la continuité des airs qui respirent l'allégresse. Qu'on se souvienne sur-tout que la gaieté de la Musique n'est pas la gaieté du rire: cette observation doit tenir une place importante dans le poëtique de la Comédie chantée.

[-127-] Troisième caractère, Musique gaie; dans la réalité comme dans la fiction, tenant principalement à des situations gaies.

Musique forte, vive et bruyante.

Par Musique forte, nous entendons celle qui porte un caractère de fermeté, de fierté, de vigueur; ce qui s'effectue ordinairement par des notes pointées, piquées, auxquelles on donne une articulation plus dure. Cette Musique n'a jamais plus d'effet que lorsqu'elle est rendue à grand Orchestre: c'est pourquoi nous la considérons comme une des espèces de la Musique bruyante. Ces épithètes, forte, vive et bruyante, nous apprennent que cette Musique ne convient pas à une voix seule: aussi est-ce l'espèce de chant dont l'homme isolé, qui chante pour son délassement, fait le moins d'usage. S'il y recourt quelquefois, c'est plutôt par une froide opération de [-128-] la mémoire, que par une détermination du goût. Le caractère dont nous parlons porte une expression peu déterminée: le sens que l'esprit et la réflexion tirent de cette sensation musicale, est si vague, qu'il s'applique heureusement à des circonstances qui diffèrent beaucoup entre elles. Citons-en quelques exemples.

Le chant des fifres soutenu du son des tambours, au combat et dans tous les simulacres de guerre, excite une ardeur martiale: dans la Chapelle de Versailles, au moment où le Roi paroît, ce bruit devient auguste, imposant; il relève la majesté du Souverain, et ajoute à l'appareil de sa grandeur. Telle symphonie au Théâtre exprime un bruit de guerre: voulez-vous qu'elle signifie toute autre chose? Il n'en coûtera rien ni à l'Auditeur, ni à la Musique: il n'y a qu'à changer la situation, le spectacle et la décoration. Vous avez vu que l'overture de [-129-] Pygmalion, entendue au moment d'un orage, en étoit devenue la peinture parlante. Cet exemple dispense d'en citer d'autres.

Le Lecteur est loin de soupçonner peut-être tout ce qui tient à la flexible indétermination de ce genre de Musique, à son caractère souple et changeant. Cette propriété reconnue résout tous les problêmes inexplicables sans elle. C'est à l'aide de cette Musique, qui n'est rien, d'une manière décidée, qu'on exprime tout, c'est-à-dire, tout ce qui semble se refuser à l'expression musicale.

Revenons sur nos pas, et rappelons ce que nous avons dit. Plus un sentiment, dans la réalité, s'allie naturellement avec le chant; plus dans l'imitation théâtrale, le chant doit l'exprimer facilement et avec vérité. Mais ce joueur désespéré qui vient de perdre sa fortune, ne sauroit chanter dans la réalité; sa situation y répugne. Comment donc le ferez-vous chanter sur le Théâtre? Quel caractère de Musique [-130-] adapterez-vous à une situation qui, hors de l'imitation, rejette toute Musique? Ce sera ce caractère vif, fort, et bruyant. C'est avec un mouvement précipité, une mélodie tumultueuse que vous ferez parler le désespoir de ce malheureux. Au sortir de son premier trouble, s'il profère quelques réflexions tristes et amères sur l'horreur de sa situation, vous emploierez ce caractère grave et austère que j'ai joint à la Musique bruyante; ces notes pointées, piquées, dont l'articualtion est âpre et vigoureuse.

Nous avons dit que de tous les sentimens, le plus lyrique est l'amour; la haine par la même raison ne l'est guères; et plus elle tourmente l'âme par la fougue de ses accès, plus (dans la réalité) elle est anti-lyrique; car dans le transport de la rage, qui voudroit chanter? Il faudra donc au Théâtre, faire pour Vendôme furieux, ce que nous avons fait tout-à-l'heure pour Béverlei au désespoir; saisir un mouvement rapide, faire éclater l'Orchestre et la voix dans toute [-131-] leur force. Le premier instant passé, si le personnage substitue aux convulsions de la colère, les mouvemens plus composés d'une haine sombre et réfléchie, les notes piquées se présentent de nouveau comme un moyen d'expression. Le Lecteur sent, par cet exemple, que le même monologue de Musique conviendra également à Béverlei ou à Vendôme. Nous développerons cette vérité par de nouvelles preuves et de nouveaux exemples, lorsque nous traiterons du style et de l'imitation déclamatoire.

Quatrième caractère. Musique forte, vive et bruyante; elle n'est compatible dans la réalité avec aucun état de l'âme: au Théâtre, elle s'applique à toutes les situations qui comportent du trouble, quelles qu'elles soient.

Ce Chapitre contient le dépouillement de l'Art tout entier. Mais il ne tient qu'au Lecteur de réduire à bien peu de chose ce long étalage de doctrine. Quatre mots techniques lui en auroient dit presque [-132-] autant. Largo, Andante, Allegro, Presto; voilà le sommaire de tout ce que nous venons d'écrire: tant la nomenclature d'un Art en contient quelquefois les secrets les plus cachés.

Chapitre XVI.

Nouvelles observations sur la Musique vive, forte et bruyante.

Voulez-vous reconnoître plus positivement encore, combien est vague et indéterminée l'expression de la Musique forte et bruyante? Une expérience peut vous en assurer. Otez à cette Musique le commentaire des paroles, celui du bruit qui l'accompagne; réduisez-la à la seule mélodie exécutée, je ne dis pas sans accompagnement, mais sans fracas; et interrogez alors cette mélodie; écoutez ce que vous dira l'expression qui lui est propre et inhérente. Je donne à l'homme le plus [-133-] versé dans la Musique, le choix de l'air François, Italien, Allemand, qui lui aura paru exprimer la colère et la rage avec le plus de vérité: sans savoir quel sera le morceau choisi, j'affirme d'avance qu'il perdra toute son expression, lorsqu'il perdra l'accessoire des paroles et du bruit. He! pensez-vous que Monsieur Gluck ait méconnu cette vérité? Qu'il s'en soit rendu compte ou non, il l'a sentie; ce qui suffit pour l'accomplissement des oeuvres du génie. Entre t-il dans la tête d'un Compositeur de mettre pendant un air entier, la voix d'un seul homme aux prises avec soixante instrumens, qui redoublent de force pour la couvrir et l'étouffer? C'est pourtant ce que Monsieur Gluck a practiqué dans la colère d'Achille. N'en doutez pas; ou de réflexion, ou de génie, voici comme il a raisonné. "J'ai à peindre la fureur de l'homme le plus violent: ces mots seuls, la colère d'Achille, annoncent une passion extraordinaire et terrible. Comment élever le chant jusqu'à cette situation? [-134-] La colère est un sentiment qui ne chante pas: produisons un effet de symphonie et d'ensemble, imposant, effrayant, s'il est possible. L'illusion de cet effet sera réversible sur mon héros; et le Spectateur qui entendra le bruit de tout l'Orchestre, croira que ses cent voix sont la voix d'Achille." C'est ainsi que sent ou raisonne l'homme de génie: on sait si le procédé de Monsieur Gluck lui a réussi: l'air des fureurs d'Achille n'a pas trouvé peut-être un seul détracteur. Essayez d'y substituer un chant colérique, et qui fasse moins de bruit, vous verrez combien il y aura à perdre. Je dis plus; l'air des fureurs d'Achille détaché de la situation et des paroles, exécuté par un petit nombre d'instrumens, ne sera plus qu'une marche fière et articulée; ce qui ne peut jamais s'alléguer au désavantage de l'air ni du Compositeur. Qu'importe que le caractère de cette mélodie puisse être affoibli ou dénaturé par les circonstances? l'homme de génie qui l'a conçue, [-135-] l'a revêtue de tout ce qui la rendoit propre à la situation: avec ce chant, il a produit le plus grand effet possible; il a fait voir la colère où elle n'étoit pas: imitons ce coup de magie, au lieu d'en faire la censure.

L'expérience que je viens d'indiquer, il faut, pour la rendre complette, la répéter sur des airs gais, tendres, et gracieux. Si la mélodie de ces airs mise à nud, sans bruit, sans paroles, sans accompagnement même, reste toujours ce qu'elle étoit; si elle conserve son caractère gai, tendre et gracieux, la différence que nous avons établie devient incontestable.

Une autre différence que je veux faire observer encore, et que l'exemple ci-dessus proposé met dans tout son jour, c'est qu'au-dessous d'un figure peinte ou dessinée, dont le trait simple n'exprimeroit pas la colère, si vous écriviez la colère d'Achille, vous traceriez un mensonge, qui ne tromperoit ni l'esprit, ni les yeux: [-136-] en Musique, ou il n'y a point d'expression parlante de la colère, un homme de génie fait choix d'une mélodie propre à opérer le prestige dont il a besoin; il dit à ce chant qu'il a conçu: deviens l'interprète de la fureur. Le prodige s'opère; tout le monde s'y méprend, et l'on se sent, pour ainsi dire, animé du sentiment que le Musicien a voulu exprimer.

Quels sont les moyens qui effectuent une illusion si étonnante? Les voici.

Toute melodie forte et bien conçue, exécutée à grand bruit, excite une émotion vague, une sensation indéterminée: elle met du trouble dans nos sens. L'esprit travaille sur cette sensation, et voici les rapports qu'il lui trouve avec la colère. Premier. Le tumulte des idées, dont le tumulte des sons devient à-peu-près l'image. Deuxième. La colère précipite le mouvement du sang, et fait battre le pouls à coups redoublés. De même, la mesure (qui est le pouls de la Musique) précipite ses impulsions et renforce ses secousses. Troisème. La colère fait [-137-] jaillir la voix par éclats: de même dans cet air de fureur, l'Acteur fait dominer les sons de sa voix; ce qui ne signifie pas qu'il imite l'accent inarticulé de la colère, mais qu'il donne aux sons qu'il profère, l'expression du fortissime, comme la donnent les instrumens qui n'imitent aucun cri.

Ajoutez à ces moyens d'imitation, le geste, le regard, la démarche de l'Acteur, les paroles dont le sens est la colère, vous concevrez que le Spectateur cède à l'illusion de tant d'accessoires qui entourent et enveloppent la mélodie, et qui lui communiquent une expression locale et du moment.

Cette transformation de la même Musique en différens caractères, ne peut pas avoir lieu pour tous les caractères pris indifféremment. D'un air tendre, d'un air gracieux, vous ne ferez jamais le langage de la fureur: l'analogie ne s'y trouve pas. Les caractères de Musique qui ont une expression déterminée, peuvent [-138-] tout au plus l'étendre, mais non pas la contredire; ils ne peuvent pas signifier autre chose que ce que leur caractère propre leur permet. La Musique dont l'expression est moins décidée, par cette raison même, admet plus facilement diverses expressions. Elle est, si j'ose le dire, dans le cas des hommes qui manquent de caractère; c'est à ceux-là qu'il est le plus aisé d'en trouver un d'emprunt, qu'ils doivent à la circonstance.

Tous nos chants militaires fournissent un complément de preuves de ce que j'avance: ils sont vifs, bruyans, articulés. L'air de la charge, qui est le signal du meurtre, est une contre-danse. Demandez à nos Officiers, si cet air exécuté au moment du combat, avec le fracas des instrumens guerriers, donne envie de danser; si son caractère primitif ne s'efface pas, ne se perd pas dans le caractère qu'il prend accidentellement. Mais, dira-t-on, c'est la circonstance qui détermine l'impression que l'air doit faire. Hé! au [-139-] Théâtre n'est-ce pas de même? Si vous me passionnez pour un de vos personnages réduit au désespoir, pensez-vous que je ne sois pas très-bien disposé pour trouver l'expression du désespoir dans ce qu'il chante?

Lorsque j'observai pour la première fois ces quatre caractères principaux dans la Musique, lorsque je reconnus leur emploi propre et extensif, il me sembla que cette idée n'avoit encore été saisie par personne: depuis, je l'ai trouvée dans les anciens, avec de légères différences.

"Les Philosophes avoient divisé la Musique, relativement à ses effets sur l'âme, en trois espèces, Musique tranquille, active, enthousiastique. La première étoit un chant grave, d'un mouvement modéré, ce qui la fit nommer morale, ethica. La seconde étoit un chant plus vif, qui convenoit aux passions. La troisème saisissoit l'âme et la remplissoit d'ivresse." (Notes de Monsieur l'Abbé le Batteux sur la Poët. d'Aristote).

[-140-] "Il y a trois principes de la Musique, dit Plutarque; la gaieté, la douleur, l'enthousiasme (1)".

"La Musique se divise en trois espèces. Musique d'affliction, de gaieté, de calme." (Aristide-Quintil.)

Euclide établit trois caractères de mélodie, celui qui élève l'âme, celui qui l'énerve et l'amollit, celui qui la tranquillise.

Plutarque, dont les trois divisions sont la gaieté, la douleur, l'enthousiasme, approprioit-il à la douleur toute Musique lente et sensible? Cela ne nous semble pas juste; car un amant dans l'extase du bonheur, chante sur un ton sensible et touchant.

La distinction d'Aristide-Quintilien, Musicien Grec, se rapporte à ces trois mots, Adagio, Andante, Allegro. Il considère l'adagio plutôt comme triste [-141-] que comme tendre: je m'éloigne en ce point de son opinion. L'andante peint le calme et les émotions si douces qu'elles ne détruisent pas l'idée du repos. L'allégro exprime la gaieté comme le nom seul l'indique. Aristide-Quintilien, qui ne fait pas mention de la Musique enthousiastique, auroit-il conçu, ainsi que moi, que l'allégro devient enthousiastique, lorsqu'on y joint l'accessoire du bruit et l'appareil de l'imitation?

[-142-] Chapitre XVII.

Du style en Musique.

Nous considérons le style de deux manières, quant à la composition, et quant à l'exécution.

Du style quant à la composition.

Le mot style, lorsqu'on l'applique à la langue, signifie la manière de composer et d'écrire. Composer, c'est régler la suite et la marche de ses pensées, déterminer celles qu'il faut étendre, resserrer, et même supprimer. Écrire, c'est choisir les tours, les mots, et en fixer l'arrangement.

Le style en éloquence et en poésie a tant d'efficacité qu'il peut faire goûter un Ouvrage stérile pour le fond, et en faire négliger un dont le sujet comporte de [-143-] l'intérêt. Cicéron appelle le style optimus, ac praestantissimus dicendi effector, ac magister. Le maître en l'Art de bien parler, et ce qui produit les grands effets. Denis d'Halicarnasse attribue à l'arrangement des mots, une sorte de puissance divine qui modifie le style de mille manières. Il compare le pouvoir de cette partie du style à celui de Minerve dans l'Odyssée, qui fait paroître Ulysse, tour-à-tour jeune et vieux, sous un extérieur abject, et sous une représentation auguste.

La Musique est une langue. Cette langue a ses caractères élémentaires, les sons; elle a ses phrases qui commencent, se suspendent et se terminent. Ce n'est pas seulement la nécessité de ménager à la voix des instans de repos, qui fait imaginer ces suspensions et ces terminaisons de la phrase musicale; la nature de l'Art les indique. Après telle suite de sons modulés, l'oreille attend quelque chose; après telle autre, elle n'attend plus rien.

[-144-] Le mérite du style en Musique comme en éloquence, consiste à bien distribuer ses pensées, à les rendre amies et dépendantes l'une de l'autre, à savoir à propos les resserrer et les étendre.

Quant à cette autre partie du style, qui, en éloquence, consiste dans l'arrangement des mots, elle n'a point lieu pour les sons en Musique. Le chant une fois conçu, la place des sons est nécessairement fixée. Expliquons ceci par un exemple.

Je préfère la mort à l'esclavage.

L'Écrivain qui veut mettre au jour cette pensée, peut la présenter sous des mots et des tours différens. Il peut s'exprimer ainsi:

J'aime mieux la mort que l'esclavage;

La mort m'effraie moins que la servitude;

J'aime mieux n'être plus que d'être Esclave.

Que sais-je enfin? Monsieur Jourdain peut [-145-] dire de vingt façons, à Dorimène, qu'il meurt pour ses beaux yeux: c'est toujours la même chose qu'il lui aura dite. Il n'en est pas ainsi en Musique. Si vous mettez le son qui étoit le troisième dans votre phrase musicale, à la place de celui qui étoit le premier; et que vous intervertissiez ainsi l'ordre successif, vous ne retrouverez pas la moindre trace du premier chant. D'où provient cette différence? De ce que les tours et les mots ne sont que les signes conventionnels des choses: ces mots, ces tours ayant des synonymes, des équivalens, se laissent remplacer par eux: mais les sons en Musique ne sont pas les signes qui expriment le chant; ils sont le chant même. Que fait-on lorsqu'on imagine une phrase de mélodie? On dispose les sons de telle ou de telle manière: le chant une fois déterminé, la disposition des sons l'est donc aussi nécessairement.

Il suit delà qu'en Musique on ne peut jamais exprimer obscurément sa pensée. [-146-] On chante, on note les sons que l'on a dans la tête: ces sons ne sont pas l'expression de la chose; ils sont la chose même. Mais l'Écrivan qui a le choix des tours et des mots, s'il ne tombe pas précisément sur ceux qui appartiennent à sa pensée, il ne l'explique pas: il dit blanc, tandis qu'il pense nois: l'impropriété d'expression n'est que trop commune en écrivant.

Il n'y a qu'une façon d'énoncer obscurément sa pensée en Musique, c'est de l'étouffer par l'harmonie. Si vingt instrumens articulent à la fois des chants qui se contrarient, l'un écrase l'autre, et l'on ne distingue plus rien. Cette obscurité résulte de la confusion de plusieurs voix qui parlent ensemble, et ne disent pas la même chose. Aussi ce qu'on appelle Art d'écrire en Musique, n'est relatif qu'à l'harmonie: c'est l'art de distribuer les parties auxiliaires du chant, de façon à le laisser paroître et l'embellir.

Observons, en passant, combien les [-147-] expressions propres d'un Art, tiennent aux procédés qui lui sont propres. On appelle style, l'Art de composer la mélodie: et chaque mélodie n'admettant qu'un seul arrangement de sons on annexe l'Art d'écrire à l'harmonie, parce qu'elle a la liberté d'arranger les sons de plusieurs façons différentes: on ne dit point le style de l'harmonie, parce que l'harmonie prise en elle-même, a peu d'expression et de caractère.

Le style en composition est donc le tour mélodique, la façon de faire chanter les sons.

Du style quant à l'exécution.

Par quelle bizarrerie dit-on d'un Chanteur distingué, d'un instrument fameux, il a un style excellent, et qu'on ne sauroit le dire d'un Orateur qui prononce un Discours, d'un Déclamateur et d'un Comédien qui récitent et qui jouent?

Il est mal aisé d'en trouver la raison: [-148-] quelle qu'elle soit, nous remarquerons que l'Art d'exécuter en Musique est infiniment difficile, parce qu'il est infiniment fécond et varié. Il ne faut pas, pour ainsi dire, que deux sons qui se succèdent, aient la même affection, la même propriété. Le style de l'Exécutant doit donc se rouler continuellement d'opposition en opposition, de contraste en contraste. Ajoutez encore, qu'un Récitant habile ne s'asservit pas strictement à ce que le Compositeur a noté. Ici, il orne le texte; là, il le simplifie; il altère une valeur aux dépens d'une autre; et par ces modifications qu'il imagine, il se rend presque Propriétaire et Auteur de ce qu'il exécute.

Démosthène, lorsqu'on lui demanda quelle est la première partie de l'éloquence, répondit la déclamation: la seconde, lui dit-on? --- La déclamation. --- La troisième? La déclamation. Que dirons-nous donc de l'exécution musicale? Elle ajoute plus à la Musique, que la déclamation [-149-] n'ajoute à la Poésie, à l'Eloquence. Prononcez mal un discours, ou des vers; que leur faites-vous perdre? L'harmonie, et le ton passionné, s'ils en sont susceptibles: mais les mots, signes vivans de la pensée, la montrent dans tout son jour. Ils indidiquent les mouvemens passionnés de l'écrivain, quoique le déclamateur n'en profère pas l'accent. Au contraire, les sons de la Musique étant nuls par eux-mêmes et sans signification, ils n'en acquièrent que par les inflexions qu'on leur donne, par le contraste qu'on y met. Si vous leur ôtez cet unique moyen qu'ils ont de s'exprimer, ils restent muets et inanimés. Tirez un sens de la gamme chantée scholastiquement. Quel sera l'homme assez Musicien, ou plutôt assez peu Musicien, pour juger d'une Musique mal exécutée?

C'est par cette nullité intrinsèque des sons musicaux qu'il faut expliquer la nécessité à laquelle l'Art est astreint de varier toutes les inflexions des sons, et de n'en [-150-] pas accoupler deux qui se ressemblent. Quelle différence du chant au discours! Les mots ont non-seulement leur signification fixée par la convention, mais encore leurs propriétés naturelles. Ils sont âpres ou doux, légers ou pesans. Des lettres de l'alphabet, l'une est rude, l'autre molle. Cherchez ces disparités entre les notes de la gamme. Ut (pris séparément) est en tout semblable à re, à mi: le grave et l'aigu même, n'ont de puissance qu'autant qu'ils se succèdent et se contrastent mélodiquement. Tous les élémens de la langue musicale, étant nuls et sans caractère, c'est en les modifiant de cent mille manières qu'on leur donne la forme et l'existence. Le style de l'exécutant est l'artisan de ces modifications créatrices; il oppose à chaque instant le fort au doux, les vibrations molles aux vibrations serrées, les coulés aux détachés; autrement il fatigue l'air d'un vain bruit, où l'oreille ne peut rien concevoir.

La langue parlée emploie quelquefois, [-151-] ainsi que la Musique, des sons qui n'ont ni signification, ni caractère; on n'a d'autre ressource que d'en varier l'inflexion pour déterminer le sens qu'ils doivent avoir. L'interjection ah! est un de ces sons nuls par leur nature; suivant l'inflexion que la voix lui donne, elle exprime la douleur, la joie, l'étonnement, la tendresse, l'admiration, et cetera, et cetera. Voilà ce que fait la Musique: elle accentue à sa manière, mélodiquement; elle rhythmise des sons qui manquent de toute expression, et par cette opération elle leur en communique une. Le Compositeur et l'exécutant réunissent pour un même effet toute la magie de leur style. L'un, comme Pigmalion, modèle la Statue; l'autre, comme l'Amour, la touche et la fait parler.

[-152-] Chapitre XVIII.

De ce que l'imitation déclamatoire ajoute au style musical.

Communément on ne chante pas au pupitre comme sur la scène. Quelles sont les différences qui distinguent ces deux façons de chanter? Quels sont les caractères de Musique les plus susceptibles de ces différences? Tel sera dans ce Chapitre l'objet de nos recherches.

En chantant au pupitre, on donne à la Musique toute son expression naturelle, toute celle qui tient proprement au style, et qui le constitue ce qu'il est: on retranche l'expression déclamatoire, parce que tenant à l'action, à la représentation, elle doit disparoître avec l'appareil du Théâtre. Un air, en passant de la scène au pupitre, fait donc ce que fait le chanteur lui-même; il quitte sa parure théâtrale, [-153-] et se montre sous un vêtement ordinaire. En quoi consiste cet ornement que la Musique emprunte de la déclamation? Dans l'altération de la voix, dans le geste et l'expression du visage. Ces deux dernières parties tiennent uniquement à la déclamation; nous sommes dispensés d'en parler. Mais l'altération de la voix ne pouvant être indépendante de l'Art des sons, il convient d'en dire quelques mots.

On ne parle point comme l'on chante. L'émission de la voix, dans ces deux procédés de l'organe, n'est pas la même (1); le chant exige des sons homogènes, qui tiennent à un même corps de voix. La déclamation suit moins sévèrement ce principe; elle permet aux passions d'altérer, de dénaturer le son de la voix [-154-] pour le rendre expressif: le chanteur doit toujours maintenir la sienne mélodique; il n'a pas plus le droit de déroger à ce principe, que les instrumens, de tirer un son éraillé et vicieux, pour exprimer des sentimens contraints et pénibles. Au Théâtre lyrique, où la Musique et la déclamation se réunissent, il faut que les deux principes opposés se combinent ensemble, et se modifient l'un par l'autre. La Musique admet donc quelque altération dans la voix. L'Acteur la rend dans plusieurs instans, moins mélodique et plus déclamatoire: il exagère aussi l'expression naturelle du chant, convenablement au geste, aux regards, aux mouvemens dont il l'accompagne. Il anime, il passionne la mélodie sur la scène plus qu'au concert: telle est l'influence de la déclamation sur le chant. Mais tous les caractères de chant ne recourent pas également à cette expression empruntée d'un autre Art. Un air gracieux, un air tendre se chantent au pupitre comme au Théâtre. Faites-en [-155-] l'épreuve sur le premier air de la Colonie, et sur les airs je vais indiquer. Je n'ai jamais chéri la vie. C'est l'Amour qui prend soin. Ah! quel tourment d'être sensible. Amour, Amour, quelle est donc ta puissance, et cetera, et cetera. Au contraire, les airs, J'ai perdu mon Euridice; celui d'Alceste, me déchire et m'arrache et le coeur. Je me reconnois, de l'Opéra de Roland; la reprise vive du duo de Silvain, et cetera, et cetera. Tous ces morceaux reçoivent au Théâtre une expression plus forte, plus pathétique, et qu'ils empruntent de la déclamation. Ces morceaux sont tous du genre vif, fort, et bruyant: c'est sur ce caractère, moins déterminé que les autres, que la déclamation exerce un empire plus facile et plus absolu; moins elle lui trouve une signification positive, plus elle peut lui en donner une accidentelle et de rencontre.

J'avançois un jour, que d'un air infiniment pathétique au Théâtre, et que je désignois, l'on feroit une pièce de clavecin charmante, mais qui ne seroit que vive, [-156-] spirituelle, animée: je n'en fus pas cru sur ma parole: tous ceux qui m'écoutoient, encore pleins de l'émotion tragique que l'air leur avoit causée, ne pouvoient croire qu'ils l'entendissent jamais avec un plaisir dénué de ce trouble attendrissant. Il survint un homme d'un talent distingué pour le clavecin, qui exécuta ce que je proposois, et opéra l'effet que j'avois annoncé. Ce fait ne prouve rien ni contre l'air dont il s'agit, ni contre l'Auteur, ni même contre l'Art. L'air sur la scène est pathétique autant qu'un air puisse l'être: l'Auteur est un homme de génie qui a vu dans la mélodie de son air, toute l'expression déclamatoire dont elle est susceptible. Hé! quel tort cela peut-il faire à l'Art, qu'un morceau plein de trouble et de délire au Théâtre, soit, dans la chambre, une pièce de clavecin charmante? Une telle mélodie fait les fonctions d'un Acteur intelligent, qui multiplie son emploi, et joue des rôles différens: c'est Garrik que la Tragédie [-157-] et la Comédie se disputent, et qui, en changeant de masque et d'habit, les sert également bien l'une et l'autre.

Familiarisons le Lecteur avec cette idée, que le même chant peut emprunter de la déclamation différentes expressions presque contraires l'une à l'autre: eh! c'est ce qui arrive aux phrases du discours. L'ironie fait prononcer les mots dans un sens contraire à celui qu'ils ont: le Kain, au cinquième acte de Zaïre, disant: je ne suis point troublé; par le prestige de la déclamation, disoit effectivement: je suis dans le plus grand trouble. Mais si la déclamation peut arracher aux mot le sens qui leur est propre, et leur en donner un tout contraire; comment, sur de simples sons, aura-t-elle une efficacité moins grande?

Apprenez donc, Lecteur, à n'être plus la dupe de toutes les critiques dictées par l'ignorance ou la mauvaise-foi. Tel air est mauvais, dit-on car, j'y peux appliquer d'autres paroles que celles qui y [-158-] sont. -- Il n'est point d'air vif, fort, bruyant (exprimant la haine, la rage, le désespoir, tous ces sentimens douloureux et anti-lyriques), qui ne puisse dépouiller cette expression, et en revêtir une autre. Ne vous tourmentez point l'esprit pour nuire à vos plaisirs; ne combattez point vos sensations par des sophismes. Tel air au Théâtre vous pénètre de passions turbulentes et impétueuses; le Musicien qui opère un tel prodige, est un Magicien dont l'Art doit vous être cher et précieux: tous ne le possèdent pas cet Art si difficile; ne condamnez au Théâtre que ceux qui vois permettent d'y être comme vous seriez au Concert, détaché de l'action et de l'ensemble, recevant votre plaisir par pièces et par morceaux, assistant enfin aux horreurs intéressantes de la Tragédie, sans en éprouver l'émotion forte et profonde.

Ce n'est pas la Tragédie seulement que l'on associe au chant; le Comique, le Bouffon se chantent aussi, et dans ce [-159-] genre comme dans le pathétique, la déclamation aide la Musique de ses moyens, lui prête son expression.

L'Auteur de la Serva Padrona donnoit à son Musicien une tâche difficile à remplir, en lui prescrivant d'exprimer l'impatience d'un homme qui attend (1). Comment voulez-vous que la Musique atteigne à cette expression? Quels moyens a-t-elle pour y réussir? Le Musicien a fait un air vif, et il ne pouvoit rien faire de plus pour exprimer. Ce caractère, comme nous l'avons dit, est susceptible de diverses interprétations. La déclamation lui prête celle de l'impatience, et démontre ce sentiment par le jeu de l'Acteur.

L'Acteur du charmant Opéra-comique de Rose et Colas, a voulu que son Musicien exprimât l'ironie, senti<.>ent dont la Musique ne parle point le langage. La déclamation supplée à ce qu'elle ne peut faire; mais quelque talent d'expression [-160-] que l'Acteur déploie dans l'air Ah! quelle douleur, chanté vivement; l'oreille musicienne sent, au caractère de la mélodie, que l'air eût gagné à être chanté dans un sens positif, sans ironie, et avec moins de vîtesse.

Parlerai-je de ces imitations bouffonnes que la déclamation joint quelquefois à la Musique, comme de rire, ou de bailler en chantant, de contre-faire le ton cassé et babil ridicule d'un vieillard, et cetera, et cetera. C'est faire grimacer la Musique, de la mettre à de telles épreuves: c'est enlaidir la mélodie, c'est la dépraver pour le bien de l'imitation: c'est vouloir qu'un beau visage ressemble à ce qu'il y a de plus laid. On peut faire, en passant, de si cruels sacrifices à la vraisemblance théâtrale; les répéter trop souvent, ce seroit les faire dégénérer en abus. Essayez au Concert ces grotesques modifications du chant, elles en paroîtront la décomposition monstrueuse: on ne pourra les soutenir. Que cet exemple achève de nous [-161-] faire connoître qu'on ne chante pas au pupitre comme sur la scène. Mais qu'on m'explique comment les partisans déclarés de la mélodie, qui, dans les guerres de Musique, se battent sous son enseigne, et qui excluent du genre tragique tout ce qui tend à l'expression la plus vraie, aux dépens (disent ils) de la grâce et de l'unité requise dans la mélodie, qu'on m'explique, dis-je, comment des Mélodistes si délicats et si scrupuleux, applaudissent avec transport à des représentations comiques, où la mélodie toute contrefaite, pour se rendre imitative, substitue de hideuses grimaces à ses grâces naturelles? De tels jugemens sont-ils de bonne-foi?

[-162-] Chapitre XIX.

Réponse à diverses questions concernant le style d'exécution.

Question.

Si le style d'exécution a tant d'efficacité en Musique, il n'est donc point d'air qu'on ne puisse rendre agréable, lorsqu'on en sait accentuer et modifier tous les tons?

Réponse.

Si l'habillement et la parure ajoutent tant à la beauté, il n'est donc point de visage que l'Art ne puisse embellir. Le vice de ce raisonnement fait sentir le vice du premier. Une mélodie mal composée n'inspire rien à celui qui l'exécute; il ne sauroit où placer ses inflexions, ses agrémens; [-163-] rien ne les détermine. Lecteur, voulez-vous vous assurer d'une manière infaillible, si la mélodie de tel Musicien a du charme et du caractère? Regardez, écoutez l'Orchestre qui l'exécute. S'il s'anime en exécutant, si leurs sons ne sortent point à froid de leur instrument, la mélodie a parlé à leur âme; cette preuve est sans replique.

Question.

Le même morceau de Musique comporte-t-il différens styles d'exécution? Peut-il être rendu de plusieurs manières?

Réponse.

Entre toutes celles que l'on pourroit employer, il en est une plus convenable au style de l'Air; cette manière doit être regardée comme l'unique, puisqu'elle est la plus vraie.

[-164-] Question.

Cet Air pathétique que vous avez cité, et qui au clavecin est devenu une pièce charmante, dans ces deux emplois différens, en variez-vous le style?

Réponse.

Non, j'ajoute ou retranche l'expression déclamatoire; mais le style reste le même.

Question.

Et tous ces Virtuoses du premier ordre dont le style diffère; les Pagins, les Gaviniés, les Jarnovich, les Pugnani, les Jansons, les Duport, les Rault, les Bezzozi, exécuteront-ils le même morceau de la même manière?

[-165-] Réponse.

C'est dans leur propre Musique qu'ils différeront le plus. Tous doivent se rapprocher en saisissant l'esprit de chaque Compositeur, et le sens de chaque morceau. Celui qui y seroit le moins propre, auroit le talent le plus circonscrit, et mériteroit le moins d'être appelé un grand Musicien.

Question.

Chaque Nation a-t-elle un style d'exécution comme elle a un accent et un langage?

Réponse.

Non, chaque Nation adopte différens styles suivant les tems et les circonstances. Communément il suffit d'un talent supérieur pour donner le ton à tous les autres. [-166-] Le style du chant Italien s'est fort corrompu depuis quarante ans: on y a mis une exagération souvent ridicule, que les grands Maîtres condamnent, et dont les grands talens, tels que celui de Madame Todi, savent s'affranchir.

Chapitre XX.

De l'opinion qu'il entre beaucoup d'arbitraire dans la Musique.

Plus un art donne de prise au raisonnement, plus il est aisé, (en définissant son principe, sa nature, ses effets et ses moyens) de distinguer ce qu'il contient d'arbitraire et de vrai. Il ne suffit pas d'énoncer généralement que les Arts sont l'imitation de la Nature. Ces mots ont un sens plus ou moins clair, suivant l'Art auquel on les applique: relativement à tel Art en particulier, [-167-] peut-être n'ont-ils aucun sens. Si vous dites que l'Art de peindre et de sculpter est l'imitation de la nature, je vous entends: tout ce que la nature a formé de sensible à nos yeux, mon oeil doit le retrouver sur la toile et sur la pierre; la nature est pour l'Art un témoin incorruptible qui dépose contre lui, ou en sa faveur. Mais de quoi la nature nous servira-t-elle pour juger d'un Ouvrage d'Architecture? Où a-t-elle placé le modèle que je dois confronter avec l'oeuvre de l'Art? Direz-vous que ce modèle existe en nous, que le type idéal du beau est dans notre tête? Cette idée toute platonique me paroît creuse et vuide. Ce que j'y vois de plus clair, c'est que vous me renvoyez au tact du goût et du sentiment; règle variable et trompeuse. Elle jeta dans l'erreur nos Aïeux, qui s'extasioient de bonne-foi devant des monumens de Barbarie: qui nous assurera que nous ne sommes pas dans l'erreur comme ils y étoient?

[-168-] J'ignore tout en Architecture; je voudrois savoir si tel ordre de colonnes est préférable à tel autre; si les ornemens de celles-ci, ont une beauté plus vraie que le simple et le nud de celles-là: pour m'en assurer, je recours au principe que vous m'avez donné, l'imitation de la nature: je le consulte, je l'interroge: sourd à ma voix, il me laisse mon doute et mon ignorance.

Appliquons ceci à la Musique. Quel est le vrai beau dans cet Art? -- Ce qui est conforme à la nature, me dit-on; mais c'est ne me rien apprendre. Qu'est-ce que la nature en Musique? Tel chant est-il dans la nature, n'y est-il pas? Répondez d'une manière positive. Si votre réponse n'est déterminée que par l'impression de plaisir que vous recevez, mille témoignages contraires au vôtre, s'éleveront pour le détruire ou le balancer; chacun aura senti différemment: le beau sera par-tout, ou du moins chacun voudra le désigner à sa manière.

[-169-] La Poésie dans ses genres imitatifs, tels que la Tragédie et la Comédie, a des objets d'imitation d'après lesquels on peut l'apprécier. Chaque passion, chaque caractère a son langage: le Poëte l'a-t-il saisi? Rien de plus facile à vérifier: la partie des Arts qui tient immédiatement à l'imitation, peut être jugée d'une manière certaine et invariable. La Musique, même imitative, n'est pas susceptible d'un jugement si certain. Comment s'assurer qu'Agamemnon, en déplorant le sort de sa fille, chante sur le ton de la nature? Est-il un père qui ait chanté dans cette situation? Pour juger des fureurs de Roland et d'Achille, chercherai-je quelle mélodie j'emploie dans la colère? Ce sentiment ne chanta jamais. On ne sauroit donc définir précisément ce que c'est que la nature en Musique. Les beautés de cet Art se sentent plus qu'elles ne se raisonnent. Tel Air pourroit être démontré beau par le raisonnement, que le sentiment accuseroit d'être mauvais: il [-170-] suffiroit pour cela que cet Air fût imitatif, et d'une mélodie peu agréable. Comme imitatif, le raisonnement l'approuveroit; comme peu mélodieux, il seroit condamné par l'oreille. Eh! qu'est-ce qu'un chant que l'oreille ne goûte pas?

Je ne pense pas que cet Art soit le seul dont les beautés échappent à la démonstration. Il est des béautés poétiques que l'on pourroit regarder comme arbitraires, tant il est difficile de les définir. Qu'est-ce qui distingue un vers prosaïque d'un vers qui ne l'est pas? L'un est le ton de la nature telle qu'elle est effectivement; l'autre, le ton de la nature embellie. C'est ainsi qu'un Écrivain ingénieux les a définis; mais que de vers dans la Comédie, dans l'Épitre, dans la Satyre; que dis-je? dans la Tragédie et dans l'Épopée, sont tels absolument qu'on les diroit en conversation; ils ne sont pas jugés prosaïques cependant. L'Orateur, ainsi que le Poëte, cherche le ton de la nature embellie, et tous deux n'ont pas le même. Il est certaines [-171-] parties des Arts qui semblent appartenir entièrement à nos sens: ils en sont juges sans la médiation de l'esprit. Ces parties sont celles qui tiennent à la sensation; l'instinct du goût les produit, l'instinct du goût les juge et les apprécie.

Ce jugement des sens et du goût, tout indéfini, tout variable qu'il est, doit-il être considéré comme purement arbitraire? Cette question demande à être discutée avec d'autant plus de soin, qu'elle est susceptible d'être généralisée. Pour l'envisager dans son sens le plus étendu, l'idée du beau est-elle factice et conventionnelle, ou résulte-t-elle nécessairement de notre organisation?

Toutes les Nations n'ont pas la même idée de la beauté. Il se peut que le Nègre, le Chinois, relégués dans des climats où le corps humain revêt des formes moins belles, se fassent des idées de beauté relatives à leur conformation. Si les hommes de ces pays, transportés dans notre Europe, reconnoissent la supériorité de [-172-] nos traits, de nos figures, sur les leurs, cet hommage exotique rendu à la beauté, prouvera qu'elle est universelle. Cependant, qui pourroit assurer alors que les Nègres, les Chinois, en passant de leur opinion à la nôtre, ont fait autre chose que changer de préjugés?

Certainement on ne sauroit rendre raison de ce qui constitue la beauté; on ne sauroit dire pourquoi les grands yeux sont préférables aux petits, ni les petites bouches préférables aux g<>ands. Ce seroit vouloir expliquer pourquoi le rose est plus agréable que le noir. On a plutôt fait de le sentir que d'en dire la raison. Mais de ce qu'une sensation ne peut pas se raisonner, il ne s'ensuit pas qu'elle soit arbitraire et conventionnelle. L'unanimité des suffrages accordés depuis tant de siècles à cette conformation de traits que nous appelons belle encore aujourd'hui, constate et fixe l'idée de la beauté. La rose dans tous les tems a réjoui la vue; le miel dans tous les tems a paru doux; [-173-] ces sensations universelles, qui ne se trouvent démenties que par un petit nombre d'exceptions particulières, constituent une idée vraie et certaine du bon et du beau.

Les Arts se promènent long-temps d'erreurs en erreurs. Les temps qui précèdent et ceux qui suivent leur état le plus brillant, ne font éclorre que des ouvrages irréguliers, monstrueux; et le public souvent les adopte avec autant de passion que les Chef-d'oeuvres les plus admirables. Il y a pourtant une distinction à faire entre les ouvrages nés avant le perfectionnement de l'Art, et ceux qui naissent après. Les uns sont admirés de bonne-foi, et regardés peut-être comme les modèles de la perfection: les autres sont suivis par un goût de mode, de caprice et d'inconstance, indépendant de l'estime et de l'admiration. Lorsqu'on a vu le beau, qu'on l'a senti, on ne lui est plus infidèle que par circonstance; l'estime reste invariablement attachée aux Chef-d'oeuvres [-174-] que le caprice fait négliger. L'idée du beau dans les Arts doit donc être regardée comme immuable: l'immortalité des beaux ouvrages, en est la preuve toujours vivante. Il est impossible que tout soit arbitraire dans la Musique, dans cette langue de tous les temps, de tous les lieux, de tous les êtres. Le chant, l'Air qui réussira à Moscou, à Naples, à Londres, à Paris; celui qui fera sourire ou sauter joyeusement le Manoeuvre et l'homme de Cour, le Nègre et le Paysan de nos campagnes, ne peut pas avoir un charme arbitraire: certainement son efficacité est tout naturelle. Qu'est-ce qui fait donc juger arbitraire, le mérite de la Musique?

C'est qu'on ne sauroit le définir. L'effet est une sensation; les uns y sont plus exercés, les autres moins: les uns disent de bonne-foi ce qu'ils sentent, les autres le dissimulent; les uns se livrent innocemment à leurs affections; les autres, par des principes faux ou vrais, les préviennent, [-175-] les combattent et les détruisent.

Ce qui doit sur-tout faire juger le Musique arbitraire, c'est la rapidité des révolutions qu'elle éprouve, et qui semblent l'une après l'autre renouveller l'Art tout entier. En Italie même, un homme qui reparoît au bout de trente ans d'absence, se trouve, relativement à la Musique, avoir changé de patrie. Au Théâtre, au Concert, s'il demande les Chef-d'oeuvres qu'il avoit laissés le plus en vogue, à peine les connoît-on; ils ne sont plus d'usage; leur règne a péri: j'ai passé, il n'étoit plus. Cette inconstance des Italiens tient à plusieurs causes. Premier. L'Art jusqu'ici, chez eux-mêmes, n'a fait que croître et se perfectionner. Les Piccini, les Sacchini, et cetera (je le pense du moins) ont été plus loin que Pergolèse. Second. Les Italiens n'ont jamais attaché leurs beautés musicales à un grand tout, à un ensemble recommandable par son invariable perfection; nul deux n'a pu dire monumentum [-176-] exegi aere perennius. Leurs beaux morceaux sont épars et fugitifs comme les feuillets de la Sybille.

Je ne puis me persuader que les beaux ouvrages dramatiques, composés en France depuis quinze ans, cèdent au cours passager de la mode; on y reviendra sans cesse: l'ensemble de la Musique, des paroles et de l'action, dans ces ouvrages, constitue une masse qui résiste au flux et reflux du caprice. La Musique, dans ces productions immortelles, repose sur une base inébranlable.

Quant à la Musique de Concert, nous ne pouvons qu'inviter les véritables amateurs à ne pas déférer aveuglément et avec exclusion, au goût consacré par la dernière mode. N'appauvrissons, n'exténuons point l'Art, en le réduisant à ses productions les plus modernes. Promenons-nous au milieu des richesses que le génie des divers siècles à fait éclorre. C'est ainsi que nous suivrons la marche progressive de l'Art, et que nous aurons [-177-] l'histoire de la Musique faite par les monumens mêmes.

Que le début du Stabat, que plusieurs airs de Galuppi, de Iomelli, et cetera soient encore exécutés ou mis en oubli, ce n'en sont pas moins des beautés réelles, et faites pour ne jamais périr.

Je demande pardon aux Musiciens de ce que je vais avancer; mais de jolis riens, des brunettes naïves, des barcarolles chantantes, de simples menuets, des allemandes, toutes ces frivoles productions de l'Art en sont des beautés réelles, et d'autant plus vraies, que leur effet est plus universel. C'est avec de tels chants que vous ferez le tour du monde sans avoir dépaysé la Musique: il y a donc dans cet Art un vrai beau, un beau qui tient à des sensations naturelles, et généralement éprouvées; un beau par conséquent qui n'est point arbitraire. Les Noëls même, l'O Filii et Filiae nous en fournissent la preuve. Ces chants n'ont point vieilli; les Musiciens les plus exercés se [-178-] plaisent à les exécuter et à les entendre. Ils seroient ignorés de tout le monde cependant, et peut-être le Stabat aussi, s'ils ne tenoient pas à une solennité qui en ramème l'usage.

Définissons le beau en Musique, une mélodie simple, naturelle, neuve et piquante. Tout Musicien qui conçoit de tels chants, a le génie de son Art; celui qui applique ces chants à des paroles, écrit au bas du tableau quel en est le sujet; celui qui les adapte à des situations théâtrales, rend l'effet de la Musique plus général et plus frappant. Celui qui, d'un coup-d'oeil, mesure et embrasse tout l'ensemble d'une grande action, qui en lie et cimente toutes les parties, et ne veut pas qu'il y en ait une oisive ni superflue; celui qui imprime le mouvement à tout ce grand corps, et lui dit: meus-toi, marche, parle et agis; celui-là remplit dans toute sa perfection l'oeuvre immortelle du génie.

Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.

[-179-] Chapitre XXI.

Jusqu'à quel point les Arts sont faits pour la multitude; jusqu'à quel point elle peut sainement en juger.

L'Abbé Dubos a discuté la question dont il s'agit, et il la décide en faveur des ignorans (1), de la multitude. Il la constitue juge compétent et souverain des beaux Arts: nous ne sommes pas entièrement de son avis; et d'abord, l'Abbé Dubos n'entend, dit-il, par le mot multitude, que les personnes dont l'esprit et le goût sont cultivés. Mais si la culture du goût est nécessaire pour l'intelligence des Arts, comment la culture de tel Art en particulier, ne l'est-elle pas pour en porter un jugement sain? En compulsant des [-180-] livres, apprend-t-on à juger des tableaux? Des études philosophiques donnent-elles le sentiment de la Poésie? L'Abbé Dubos, par les conséquences naturelles du principe qu'il avance, devoit donc attribuer aux seuls connoisseurs, ou du moins à eux de préférence, le droit de prononcer sur les Arts.

Je ne sais si l'Abbé Dubos a envisagé la question sous les divers points de vue dont elle est susceptible: il examine s'il vaut mieux juger des Arts par discussion que par sentiment: ce n'étoit pas là le seul point qu'il fallût éclaircir. Il falloit rechercher si les hommes exercés dans un Art, en ont un sentiment plus prompt et plus juste, que ceux qui ne le sont pas. Or, pour traiter cette question, voici les faits desquels on peut s'appuyer.

L'exercice de nos sens est tellement nécessaire pour en perfectionner l'usage, que nous voyons d'une manière imparfaite les objets que nous voyons rarement. Nul de nous ne distingue par leurs traits physionomiques, [-181-] un perdrix d'avec une perdrix, un lièvre d'avec un lièvre. Les personnes qui ont vu peu de Nègres, trouvent qu'ils se ressemblent tous; l'habitutde d'en voir, enseigne à les distinguer du premier regard. L'oeil apprend donc à voir, l'oreille à entendre.

Tout le monde assure, et l'Abbé Dubos le confirme, que les jeunes Artistes envoyés de France à Rome pour étudier la Peinture, voient d'abord, sans émotion, les tableaux de Raphaël; c'est par un examen suivi qu'ils en découvrent les beautés. Quoi! des hommes appelés par leur goût, par leur talent à professer un Art, ont besoin d'un apprentissage pour sentir les merveilles de cet Art même, et l'on veut que le public en soit le juge le plus éclairé!

De la Peinture, passons à la Musique. Nous verrons le public, recevant de l'expérience une instruction lente, se traîner en quelque sorte à la suite de l'Art, en suivre de loin les progrès, et arriver à [-182-] l'une de ses époques, lorsqu'une autre commence. Le public est donc rarement en état d'apprécier tout d'un coup les innovations que l'Art éprouve. Il faut qu'il essaie son goût et ses connoissances sur les nouvelles productions qu'on lui présente. Il se fait d'abord l'écolier de l'homme de génie qui l'étonne, (écolier qui injurie son Maître) et lorsqu'il a bien étudié sa doctrine, il la juge. Le public, sujet à se tromper dans ses premières impressions, n'en reçoit à la longue de plus vraies, que parce qu'à la longue l'avis des connoisseurs influe sur ses opinions. Une vérité de goût (selon moi) s'établit comme une vérité philosophique, par le témoignage des gens éclairés.

Quand on s'obstineroit à défendre le sentiment des ignorans en matière de goût, il faudroit du moins convenir qu'ils peuvent à tout moment être dupes des idées communes, usées et rebattues. Que d'Auteurs font leurs Livres avec l'esprit d'autrui! Que de vers qui ne sont qu'un [-183-] amas de dépouilles poëtiques enlevées çà et là! Que de chants que l'on a entendus par-tout! L'ignorant applaudit à ces insipides larcins; le plagiaire à ses yeux a le mérite de l'Inventeur.

Une chose encore contribue à rendre vicieux le jugement des ignorans; c'est que rarement ils se contentent de juger d'après leur instinct. Ceux sur-tout qui ne tiennent pas leur opinion cachée, travaillent à s'en faire une. Ils s'étaïent de quelques mots surpris dans la bouche des Professeurs, et se méprennent à l'application qu'ils en font. J'ai vu de ces perroquets mal sifflés, louer dans telle Musique la richesse de l'harmonie, lorsque l'harmonie pauvre et stérile, séjournoit, croupissoit sur les mêmes accords. J'en ai vu qui se récrioient sur le charme des modulations, avant que l'air eût quitté le mode principal. Ceux qui ne sont point initiés dans un Art, ne sauroient trop s'abstenir d'en parler avec quelque air scientifique. Le seul usage qu'ils font de [-184-] la nomenclature, décèle leur profonde ignorance. Ignorer n'est rien, mais décider de ce qu'on ignore!

Je m'attends à une objection. La Musique est, selon moi, une langue naturelle, dont nous avons le sentiment inné; comment a-t-on besoin d'exercice pour en sentir les beautés? Je Réponds. Voir, entendre, penser, réfléchir, sont aussi des opérations naturelles à l'homme; comment a-t-il besoin d'exercice pour en perfectionner l'usage?

Dans la Musique, comme dans le discours, il y a des idées simples qui sont à la portée de tout le monde: il en est d'autres plus combinées, que le travail et la réflexion suggèrent; l'habitude de les entendre instruit à les goûter. Lisez l'Art poëtique à votre Jardinier, il ne vous comprendra guères plus que si vous lisiez du grec: parlez-lui un langage plus simple, il vous entendra. Un menuet, un tambourin sont goûtés de tout le monde. Si l'Art combine ses opérations, si la Musique [-185-] relève son langage, elle ne parle plus que pour les initiés. La différence du discours au chant, c'est que l'homme qui parle pour se faire entendre des Paysans, ne dit que des platitudes, des trivialités; et les chants heureux, dignes d'être adoptés par la populace, sont des beautés de l'Art véritables. C'est ce qui nous fait penser que, de tous les Arts, la Musique est le plus populaire.

Les personnes qui ont vieilli dans l'habitude de l'ancienne Musique, ne peuvent, disent-elles, en goûter une autre. Je les crois sans peine. L'empire de l'habitude peut substituer des goûts factices à nos goûts les plus naturels: c'est une des raisons de la diversité de nos opinions en Musique. Ces raisons se multiplient, lorsqu'il s'agit de juger tout un Opéra. Dans ce vaste ensemble, composé d'action, de vers, de chant, de symphonie, de danse et de spectacle, chacun s'attache à l'une de ces parties, à celle [-186-] qui lui est la plus agréable et la plus familière. Le jugement qu'il en porte retombe sur tout l'Ouvrage. Dans cette communauté de talens, on les rend tous solidaires; les défauts et les perfections de l'un deviennent le tort et le mérite de tous: par cette raison, tel homme se croit partisan de Lulli, qui n'aime que les Poëmes de Quinaut.

Le Philosophe, ami du vrai, qui le cherche en Musique, voudroit trouver une opinion générale sur laquelle il pût asseoir et reposer la sienne; cette opinion, la voici: La bonne Musique Italienne et la bonne Musique Allemande sont goûtées de l'Europe entière. Ce que la France, depuis vingt ans, a produit d'estimable en Musique, ne s'éloigne ni du goût Allemand ni du goût Italien; et l'Europe aussi l'approuve. S'agit-il ensuite, pour le Philosophe, d'avoir un avis certain sur les nouveaux Ouvrages qui paroissent? Qu'il examine le cas qu'en fait la pluralité des [-187-] gens de l'Art, qu'il mette son opinion à la suite de la leur, il ne fera que devancer le Public, qui tôt ou tard se rallie à cette enseigne.

Chapitre XXII.

Quels sont les Arts qui plaisent davantage à la multitude, quels sont les jugemens qu'elle en porte.

Tous les Arts ne sont pas également à la portée de la multitude; tous n'ont pas pour elle le même attrait. Ce qui excite le plus la curiosité, et remue le plus fortement les passions, plaît de préférence à tous les hommes. C'est par cette raison que les Spectacles de l'Arène ont été suivis avec transport, et que la populace s'attroupe autour des échafauds où les scélérats expirent. Les représentations dramatiques ont ce double mérite, [-188-] d'intéresser l'homme curieux, d'émouvoir l'homme sensible: aussi, dans tous les siècles, dans tous les climats, le Peuple s'en montre-t-il avide.

On seroit porté à croire que la Tragédie doit, plus que la Comédie, intéresser les hommes du Peuple, puisqu'elle se rapproche davantage de ces exécutions sanglantes, qui leur font goûter le plaisir de la terreur et de la pitié; mais ce que j'ai observé aux représentations données gratis par les Comédiens, m'a persuadé du contraire. J'ai vu à ces représentations, les Spectateurs avoir les yeux secs aux endroits les plus touchans, et rire quelquefois des mouvemens les plus passionnés. On peut en faire l'épreuve à la campagne, lorsqu'on représente une action tragique devant des Paysans: les enfans d'Inès tombant aux pieds d'Alphonse, un meurtre qui s'exécute, excitent un rire universel. Sans doute l'âme de ces bonnes-gens ne sait point, pour de simples fictions, se pénétrer de terreur et de pitié: [-189-] Au Théâtre, ils voient du même oeil donner un coup de poignard, et distribuer des coups de bâton; dans l'un et dans l'autre, ils ne voient qu'une action simulée, et ils rient du mensonge.

Comment rit-on au Théâtre de Paris, lorsqu'Orgon, trahi par le Tartufe, se voit prêt d'être conduit en prison, et qu'il pleure au milieu de sa famille? Cette situation est, d'une part, touchante; de l'autre, terrible par la présence du scélérat qui menace son bienfaiteur, et jouit de son infortune. L'Abbé Dubos assure que le Parterre a ri long-tems, et presque aux éclats, de la belle Scène entre Pyrrhus et Phoenix:

Crois-tu si je l'épouse,

Qu'Andromaque en son coeur sera point jalouse?

Tel est le Public dont on nous dit le jugement si solide.

Se ce premier transport de plaisir et d'admiration qui saisit tout un Auditoire, [-190-] étoit la preuve démonstrative d'une beauté supérieure, les premiers jugemens du Public seroient infaillibles et permanens; c'est tout le contraire: ils sont communément fautifs et sujets à rétraction. Le Public, dit-on, corrige et perfectionne ses jugemens; ces mots, selon moi, signifient simplement que le Public, instruit en détail par les gens de goût, revient au Spectacle averti de son erreur, et mis en garde contre l'instinct qui l'avoit d'abord égaré. Nous savons aujourd'hui que le Public qui dédaigna le Misantrope, qui accueillit froidement Britannicus, et qui se passionna pour Timocrate, s'est trompé. Laissons à une autre génération le soin de compter nos erreurs.

Sans chercher à calomnier le goût actuel du Public, on peut avancer qu'au Théâtre son goût pour l'exagération l'égare. Les fureurs convulsives des Acteurs ont un droit presque sûr à ses applaudissemens. Cette violence requise dans [-191-] le jeu des Acteurs, l'est nécessairement aussi dans les Ouvrages qu'ils représentent. Dès-lors, disparoissent toutes les nuances délicates par lesquelles l'Art du Poëte doit successivement nous faire passer. Le vraisemblable, la convenance, tout est sacrifié à une véhémence souvent hors de propos, et dont la continuité fatigue. Le Public semble dire à ceux qui travaillent pour ses plaisirs, ce que Phèdre, dans son délire, dit à sa Confidente:

Sers ma fureur, OEnone, et non pas ma raison.

Ce besoin d'être ému fortement, qui rend la multitude si passionnée pour les Spectacles, ne lui laisse goûter qu'un plaisir froid et tranquille à la vue des statues et des tableaux. Ces muettes images, tout animées, toutes vivantes qu'elles sont aux yeux des connoisseurs, ne le sont point assez pour la multitude dépourvue d'intelligence, et qui n'a que des sens. Examinez le Peuple au Salon du [-192-] Louvre, dans les Cabinets de Peinture et de Sculpture; à peine lui trouvez-vous quelque sentiment du beau. Une sorte de curiosité stupide promène froidement ses regards d'un objet à un autre, et les fixe quelquefois sur l'objet le moins digne d'être admiré. Une belle Statue l'Antinoüs, par exemple, n'est pour l'ignorant qu'une figure bien proportionnée, dont il ne peut recevoir une sensation vive et frappant. C'est pour l'homme qui sent les difficultés de l'Art, et le mérite de l'Ouvrage, que cette Statue est un chef-d'oeuvre: c'est lui seul qui a le droit de se passionner en la regardant.

Les vers, séparés de l'intérêt d'une action représentée ou racontée, n'attachent guères que les personnes initiées aux mystères de la Poésie: les autres ne voient dans ce qu'on appelle le coloris poétique, qu'un choix de tours et d'expressions moins simple qu'ils ne l'auroient desiré. Peu faits aux conventions de cet Art, peu touchés de l'harmonie qui en résulte, [-193-] ils en condamnent presque la recherche soigneuse; ils se refusent au ton de déclamation qu'il prescrit. Hommes divins! qui brûlez du feu de la Poésie, vous ne sauriez l'ignorer; vos Écrits ne sont appréciés que par ceux qui s'occupent de votre Art, et le cultivent!

La Musique donne à ses compositions un mérite plus populaire. Nous l'avons observé déjà, les plus beaux Airs des Opéras-comiques et sérieux, sont livrés au Peuple, il les adopte avec plaisir. Un beau chant est fait pour toutes les oreilles: c'est une vérité universelle, et qui passe en proverbe.

Observons que tous les morceaux de Musique qui ont ce mérite populaire, sont gais ou gracieux. L'adagio et le presto ne sont guères dans la bouche du Peuple: qu'une Romance lente se chante dans les rues, on en altère le mouvement, on l'anime. Un rhythme lent attriste ou attendrit: un rhythme précipité agite et fatigue: l'un et l'autre importuneroient les [-194-] gens du Peuple, qui ne veulent trouver dans le chant qu'une distraction douce à leurs occupations.

La Danse unie à la Musique par les rapports les plus intimes, et par la dépendance la plus marquée, participe à la destinée de cet Art, sans lequel elle ne peut exister. La Danse gaie, la Danse gracieuse sont celles qui plaisent le plus généralement. L'adagio dansé, ne produit pour ainsi dire que de beaux développemens, de belles attitudes, dont l'effet (semblable à celui d'une belle Statue considérée sous des aspects différens) n'inspire qu'une admiration froide et tranquille.

Quelle que soit l'affinité plus ou moins grande que les Arts ont avec la multitude, ils en ont tous une très-marquée; c'est le besoin de plaire au plus grand nombre: besoin qui est de l'Artiste plus que de l'Art, je l'avoue; mais qui dirigeant l'un dans ses procédés, influe sur la destinée de l'autre.

[-195-] Les Arts perdent-ils ou gagnent-ils à se rendre populaires? Question intéressante, et qu'on ne peut résoudre que par une analyse détaillée: nous allons l'entreprendre.

Si nous en croyons Quintilien, l'Orateur ne devoit point parler au Sénat du même ton dont il parloit au Peuple assemblé. Le genre d'éloquence fait pour plaire à de graves Magistrats, étoit peu propre à capter la faveur populaire. Quis verò nesciat, quin aliud dicendi genus poscat gravitas Senatoria, aliud, aura popularis. Voyons si ce principe s'applique à tous les Arts.

Un Poëte qui auroit à faire une Tragédie pour une assemblée de Philosophes et de Gens-de-Lettres, devroit-il la composer autre que celle de nos grands Maîtres? Je ne le pense pas, et en voici la raison. Les hommes qui se ressemblent le moins par l'intelligence, se ressemblent par les passions: ils ont et la faculté, et le besoin d'éprouver les mêmes. Pleurer [-196-] et se passionner au Théâtre, est le plaisir du sot, comme de l'homme de génie; plaisir supérieur, pour celui-ci même, à tous les plaisirs de l'esprit qui n'intéressent point sa sensibilité. Le Poëte tragique trouve donc l'âme de l'ignorant ouverte par les mêmes côtés que celle de l'homme instruit: il doit l'attaquer par ses endroits foibles, diriger vers l'émotion toutes les puissances de son Art; et dans cette vue, tout ce qu'il fait pour la multitude, l'homme habile en jouit (1).

Il y a quelques scènes de nos Tragédies qui semblent faites, moins pour la simple intelligence du vulgaire, que pour les esprits d'une trempe supérieure. Telle est celle où les Confidens d'Auguste discutent la prééminence des Gouvernemens Monarchique et Républicain. Cette scène, [-197-] pour le fonds, est un chapitre de l'Esprit des Loix; mais elle couvre un intérêt de sentiment. Ce qui en résulte, est de savoir si Auguste retiendra l'Empire; et s'il le retient, il est assassiné.

Peut-être Corneille n'eût-il pas osé prolonger au-delà d'une scène son admirable discussion: peut-être un acte qui rouleroit tout entier sur des questions de politique, ennuiroit même les politiques les plus déterminés.

Socrate prêt à boire la ciguë, peut, dans un dialogue de Platon, traiter à fond de l'immortalité de l'âme; mais ce traité mis sur la scène, glaceroit d'ennui les Spectateurs.

Pour que l'on pût insérer dans une Tragédie le dialogue de Silla et d'Eucrate, tel que Montesquieu l'a composé, il faudroit, je pense, qu'il s'attachât par quelque fil à des intérêts du coeur, et que par ce rapport il fût plus propre à la Tragédie. C'est ce que l'Auteur du Fanatisme a su ménager dans la scène [-198-] sublime de Mahomet avec Zopire. Le Prophète ose entreprendre d'y démontrer à l'homme vertueux, la nécessité d'un culte fondé sur l'erreur. Quelle question <!> Avec quel art elle est traitée! Voici le point où la scène aboutit:

Quel seroit le ciment, réponds-moi, si tu l'oses,

De l'horrible amitié qu'ici tu me proposes?

Est-ce le sang des miens qua ta main répandit?

Mahomet:

Oui, ce sont tes fils même, et cetera.

A ces mots, la Tragédie rentre dans tous ses droits, redevient tout ce qu'elle doit être, la complication des intérêts les plus touchans et les plus terribles.

La Tragédie paroît donc ne rien perdre ni gagner à se rendre publique et populaire: celle qui fait frémir et pleurer le Philosophe, fait également frémir et pleurer le Philosophe, fait également frémir et pleurer la multitude. La multitude sans doute moins difficile, parce qu'elle est moins éclairée, prend quelquefois le [-199-] mouvement des Acteurs pour celui de l'action, et le Spectacle pour de l'intérêt. Séduite par ces illusions, elle peut accorder à des ouvrages médiocres, l'honneur d'un succès passager. Mais qu'on la ramène au vrai; que l'on parle à son coeur, la multitude applaudit: elle fait plus, elle estime. Ainsi, l'ambition d'obtenir ses suffrages ne tend point à la dépravation de l'Art.

La haute Comédie, celle qui peint les moeurs, les caractères, est moins du ressort de la multitude que la Tragédie. Le peuple (ce mot comprend ici une classe d'hommes très-étendue) le peuple, dis-je, a moins d'esprit et de raison, qu'il n'a de passions. Or, une Comédie telle que le Misantrope, parle moins aux passions qu'à l'esprit. N'oublions pas qu'il a fallu à Molière des farces pour faire passer des Chef-d'oeuvres. Ce fait accuse le goût du public qui jugeoit ce grand homme: je ne doute pas que nous ne croyions aujourd'hui avoir le goût beaucoup [-200-] plus sûr; mais du moins y a-t-il long-temps que nous ne l'avons essayé sur des ouvrages tels que le Misantrope.

Observons une autre différence relative à la Tragédie et à la Comédie; c'est que le coeur se trompe moins que l'esprit dans ses jugemens. Un mot dont tout le monde pleure, est, sans aucune espèce de doute, un mot touchant: un mot brillant qui réussit, n'est pas toujours un mot heureux: le faux et le vrai, dans ce genre, obtiennent souvent le même avantage.

Depuis assez long-temps la Comédie, en France, semble être esclave du bel esprit et du bon ton, deux maîtres impérieux qui la corrompent, en lui interdisant le naturel et la simplicité. Autrefois on rioit des sottises d'un bon Bourgeois: on aimoit à le suivre dans les détails les plus obscurs de son ménage: aujourd'hui de tels événemens, de tels personnages aviliroient la Comédie; elle craint de [-201-] tomber en roture. Tous ses personnages pris dans un ordre plus relevé, asservis aux convenances délicates d'une société choisie, sont sans caractère et sans physionomie: pour l'extérieur, ils sont tels que les gens du monde, de hommes polis, et rien de plus. Pour animer leur dialogue, il ne reste au Poëte que la ressource du bel esprit, dont il use outre mesure. Au lieu de se transformer dans ses personnages, il les transforme en lui: du Petit-Maître à la Soubrette, tous ont le même jargon, ensorte que la pièce entière est, pour ainsi dire, un long Monologue, où le Poëte, sous des noms différens, parle toujours.

A qui imputer ces défauts de notre Comédie? Aux Auteurs ou au public? Tout le monde peut-être est coupable; les Ecrivains, de donner dans le faux; les Spectateurs, d'applaudir au mauvais goût. Molière, s'il pouvoit renaître, auroit encore à faire ce qu'il fit de [-202-] son temps, à lutter contre la multitude, et à implorer contre elle le jugement des connoisseurs.

Parlons de la poésie qui n'est point dramatique. Les vers qui sont le plus goûtés de tout le monde, sont ceux qui s'emparent de l'imagination et du coeur. Peindre et sentir, sont les dons du Poëte qui donnent à ses succès le plus d'universalité. Ces dons tiennent à la nature de son Art, et contribuent à sa perfection réelle. Il est donc avantageux à la poésie de rechercher le suffrage du plus grand nombre.

Ce que la multitude goûte le plus dans la Musique, est l'agrément de la mélodie. Il est donc démontré, d'après tout ce que nous avons dit, que cet Art ne peut que gagner à se rendre populaire. Ce n'est pas que l'homme de génie, en composant, ne doive avoir plus en vue le suffrage des connoisseurs que celui de la multitude: mais l'un lui répond de [-203-] l'autre. L'ouvrage qui plaît aux Musiciens, plaira tôt ou tard au public, si quelque cause étrangère à la Musique ne s'y oppose pas.

Chapitre XXII.

De l'Harmonie jointe à la Mélodie.

Jusqu'ici nous nous sommes renfermés dans l'idée la plus simple que l'on puisse concevoir de la Musique, dans la seule mélodie; complettons cette idée, et reconstituons l'Art dans son entier, en lui rendant l'un de ses accessoires les plus nécessaires, l'harmonie.

Le Lecteur n'attend pas que nous lui donnions un traité scientifique des accords et de la manière de les employer. Dans ce Chapitre, comme dans le reste de l'Ouvrage nous considérons la partie métaphysique de l'Art, plus que la partie matérielle et technique. Au lieu de répéter [-204-] ce qu'ont dit les plus savans Théoriciens sur la formation et l'usage des accords, nous nous bornerons à quelques réflexions, faites plutôt pour les ignorans que pour les personnes versées dans la Musique.

C'est certainement un phénomène digne d'observation, que la co-existence de plusieurs sons, que l'oreille distingue tous, et dont l'impression simultanée ne produit qu'une sensation nette et distincte. De tous nos sens, l'ouie est le seul susceptible d'une telle sensation, composée et simple tout à la fois, et la Musique a seule le droit de nous la faire éprouver. Que différens bruits parviennent ensemble à l'oreille, ils se détruisent réciproquement: que plusieurs personnes parlent à la fois, aucune ne se fait entendre. Mais que plusieurs voix chantent en même-temps des parties harmoniquement distribuées, l'oreille (en les distinguant toutes) reçoit l'impression de ces voix réunies, comme elle recevroit l'impression d'une seule voix. Dans ce mêlange de sons affiliés par l'harmonie, [-205-] la mélodie se montre claire et distincte: elle est le résultat de tout ce que l'oreille entend. Si les sons secondaires adjoints au chant ne sont pas ceux que prescrit l'harmonie, dès-lors l'unité est détruite, le chant disparoît; il ne reste plus qu'un désordre et une confusion inintelligibles.

Il est impossible de concevoir un chant qui ne comporte pas une basse et des parties harmoniques: de même, il est impossible de concevoir une suite d'accords agréable à l'oreille, de laquelle on ne puisse pas tirer des chants mélodieux. Ainsi l'harmonie existe implicitement dans la mélodie, la mélodie existe implicitement dans l'harmonie. On ne peut dire laquelle des deux engendre l'autre, elles s'engendrent réciproquement, et dans le sens implicite, elles ne peuvent subsister l'une sans l'autre.

Ce seroit une expérience curieuse pour un Européen transporté parmi les Sauvages, de leur faire entendre, avec les [-206-] embellissemens de l'harmonie, les airs qu'ils ont coutume de chanter à l'unisson. Quel seroit l'effet de cette première impression? Seroit elle importune ou agréable? L'instinct musical de ces hommes grossiers leur feroit-il d'abord démêler à travers toutes les parties, celle du chant, en lui subordonnant celles qui l'accompagnent? Ces questions ne peuvent être éclaircies que par l'expérience. La solution que l'on pourroit en obtenir, apprendroit jusqu'à quel point le sentiment de l'harmonie est naturel à l'homme, jusqu'à quel point la sensation qu'il en reçoit, est factice, réfléchie et combinée.

L'harmonie paroît dériver immédiatement de la nature du son, puisque tout son retentissant produit ses harmoniques. Une cloche frappée fait entendre, avec le son principal, sa tierce et sa quinte. Le son par sa nature n'existe donc jamais seul; il naît avec les sons affiliés qui l'accompagnent.

Jouez d'un instrument dans une chambre [-207-] où il y en a vingt autres, les cordes de tous ces instrumens s'ébranlent et frémissent, toutes les fois que celui sur lequel on joue fait entendre des sons qui leur sont analogues. Mais pour tous autres sons, ces cordes restent muettes et insensibles; elles n'éprouvent aucun frémissement.

On ne peut toucher deux cordes à la fois sur le même instrument, sans qu'il en résulte la résonnance sourde d'un troisième son plus grave que les deux autres, et qui se mêle avec eux, comme pour déclarer qu'il leur appartient, et qu'on ne peut l'en séparer.

Telles sont les expériences principales qui nous révèlent la sympathie des sons et leur co-existence nécessaire: expériences, qui servent de base aux savantes spéculations des Théoriciens. Nous nous contenterons ici d'observer que le troisième son produit par le retentissement de deux autres, loin d'être une basse toujours vraie, ne peut, dans une infinité de cas, s'associer [-208-] aux deux sons qui le produisent. La raison en est que ces deux sons, suivant le tour de la mélodie, appartiennent à un mode ou à un autre, et souvent le mode constitué rejette le son donné par la résonnance. Voyez l'exemple ci-joint.

[Chabanon, Observations, 208; text: Basse vraie. Basse retentissante.] [CHABOB 01GF]

Les résonnances du corps sonore peuvent être regardées comme les premiers élémens de la Théorie des Accords, et comme le berceau de l'harmonie. Non que ce soit à cette expérience que nous soyons redevables de l'Art d'écrire la Musique à plusieurs parties. Cet Art avoit pris naissance long-temps avant que le phénomène des résonnances eût été observé; et les découvertes de l'instinct en [-209-] comme en tout autre, devancèrent celles de la Science.

Autant on a lieu d'être étonné que les Anciens n'aient pas connu l'harmonie, autant on pourroit l'être que les Modernes aient étendu si loin la Théorie des Accords. Comment les premiers, avertis, par le sentiment de l'oreille, de la sympathie de quelques sons, n'ont-ils pas tenté de les allier dans leurs chants? Comment les seconds ont-ils osé associer des sons que la dissonnance semble rendre incompatibles?

L'effet de quelques dissonnances est tellement âpre et rude, qu'il met, pour ainsi dire, en souffrance l'instrument qui les produit. Touchez un accord de seconde sur le violon, vous sentez frémir avec violence les parois de l'instrument, comme si elles vouloient se disjoindre. A cet accord, faites succéder la consonnance, ce frémissement raboteux n'a plus lieu, et l'instrument participe à l'état de calme, de quiétude où l'oreille se trouve.

[-210-] Tout notre systême d'harmonie cependant se compose également et de consonnances, et de dissonnances. Les Législateurs en harmonie ont, il est vrai, capitulé avec l'oreille pour lui faire admettre les accords dissonnans. La règle de les préparer et de les sauver, consiste à faire entendre d'abord l'une des notes dont l'accord se compose, ensuite à en approcher le son ennemi auquel cette note craint de se joindre, et enfin à le faire disparoître, afin qu'un son plus ami lui succède. C'est à ces conditions que l'oreille s'accommode de la dissonnance, qu'elle en supporte la contrariété passagère, afin de se reposer après plus agréablement sur des sons mieux assortis. C'est ainsi que, dans la vie, de courtes épreuves, varient l'uniformité du bonheur, et en rendent le sentiment plus doux.

Les personnes peu versées dans la Musique, peuvent imaginer que chaque son ayant ses harmoniques, l'Art de la composition ne consiste qu'à les joindre au son [-211-] principal, et à les faire toujours parler avec lui. Mais cette méthode produiroit de la confusion, l'Art en prescrit une différente. Souvent pour répondre à vingt ou trente notes que la mélodie fait jouer et badiner ensemble, l'harmonie n'établit qu'une seule note de basse: non que les vingt notes du dessus appartiennent au son grave de la basse, et soient comprises dans ses harmoniques; mais la mélodie trompe l'oreille, lui donne le change, et les lui fait prendre pour des dérivés de ce son grave.

La mélodie est donc souveraine de la Musique, même considérée du côté de l'harmonie. C'est elle qui arrange les matériaux que l'harmonie lui fournit. C'est elle qui fait chanter les parties secondaires, chacune conformément au rang qu'elle occupe dans l'ensemble: c'est elle encore qui fait à son gré passer le chant principal de la voix aux instrumens, et de tel instrument à tel autre. Or, dans ces transmigrations, comment [-212-] suivre le chant sans l'instinct prompt d'une oreille exercée?

Il n'y a pas de raison (même au Théâtre) pour que la voix humaine chante toujours la partie principale, c'est-à-dire, la plus intéressante. Si l'on allègue que l'Acteur présent sur la Scène, et conduisant l'action, attire sur lui la plus grande attention du Spectateur; je répondrai que l'Orchestre n'est pas moins présent que l'Acteur, qu'il n'est pas uni à l'action moins intimement; j'ajouterai que l'Orchestre fait parler cent voix, puissantes par leur diversité, puissantes par leur réunion, et que l'Acteur n'en fait parler qu'une, infiniment bornée dans ses moyens d'exécution.

C'est donc avec raison que l'on a justifié, ou plutôt loué le Monologue de Renaud dans le second Acte d'Armide (1). Le chant principal est dans la symphonie, [-213-] et c'est à l'Orchestre qu'il convenoit d'exprimer ces paroles: Ce Fleuve coule lentement, et cetera.

Ceci nous conduit à une observation naturelle. Si la Musique étoit essentiellement un Art d'imitation, le chant, les accompagnemens, tout devroit unanimement concourir à imiter. Cependant nous voyons dans les Airs les plus pathétiques, dans les adagio les plus touchans, l'accompagnement s'écarter de l'imitation et se jouer mélodieusement autour du sujet (1): dans les morceaux où l'accompagnement s'efforce de peindre des effets, la partie supérieure s'affranchit de cette fonction imitatrice, et se réduit simplement à chanter.

[-214-] On cherche depuis long-tems un principe universel d'harmonie, d'après lequel on puisse admettre ou rejeter telle ou telle suite d'accords. Je doute que ce principe jamais se découvre. Le plus simple et le plus général qu'on puisse donner aux Etudians, est de lier les accords qui se succèdent, par une ou plusieurs notes qui leur soient communes. Ce principe souffre des exceptions et très-heureuses; car il n'est point d'harmonie plus douce et plus suave qu'une suite de sixtes en descendant. Or, ces accords successifs ne sont liés entre eux par aucune note qui se conserve de l'un à l'autre. Au défaut du principe que l'on cherche, voici celui que je propose. Toute harmonie dont il résulte une mélodie facile et naturelle, est bonne et selon les règles: celle qui n'engendre que des chants pénibles et difficiles, ne mérite pas qu'on l'admette. Réservez-la tout au plus pour ces preludes, où l'Exécutant fait briller son savoir encore plus que son goût: que dans ces combinaisons [-215-] savantes, l'harmonie se montre, si l'on veut, âpre, hérissée: fuyant les routes communes, qu'elle s'ouvre un chemin à travers les ronces et les broussailles; mais cette marche détournée ne sera jamais comptée pour un des procédés naturels de l'harmonie: c'en est plutôt l'écart licencieux et le savant délire. L'harmonie est tributaire et sujette de la mélodie; elle ne doit rien oser que de l'aveu de celle qui lui commande. Que cette vérité soit la première et la dernière de toutes celles que nous devons établir.

Fin de la première Partie.

[-216-] EXTRAIT DES REGISTRES

De l'Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres.

Du lundi 28 Juin 1779.

Messieurs Dacier et Dusaulx, Commissaires nommés par l'Académie pour l'examen d'un Manuscrit qui a pour titre: Observations sur la Musique, et particulièrement sur la partie Métaphysique de l'Art, par Monsieur de C***, Académicien-Associé, ont dit que cet Ouvrage leur avoit paru digne de l'impression. Sur leur rapport, qu'ils ont laissé par écrit, l'Académie a cédé son Privilège à Monsieur de C***, pour l'impression dudit Ouvrage.

En foi de quoi j'ai signé le présent Certificat. Fait à Paris, au Louvre, le lundi 28 Juin 1779.

Dupuy, Secrétaire-Perpétuel.

(1) [cf. p.3] Ante enim carmen ortum est quàm observatio carminis. (Quint. 1. 9.) Neque enim versus ratione est cognitus, sed naturâ atque sensu. (Cicer. in orat.)

(1) [cf. p.5] (Cicer. Ep. famil.) Aristote, Liv. 8, des Politiques, dit la même chose.

(2) [cf. p.5] (Quint. lib. I. cap. 2)

(1) [cf. p.16] Cicer. acad. quaest.

(2) [cf. p.16] Essai sur l'Orig. des Connoiss. Hum. et Réfl. crit. sur la Poés. et la Peint.

(1) [cf. p.18] Plut. Sympos.

(1) [cf. p.19] Monsieur de Buffon ne s'est pas souvenu qu'il l'est par Plutarque.

(1) [cf. p.21] Il est constant que, dans l'enfance, nous avons de sensations long-tems avant d'en savoir tirer des idées. Essai sur l'Orig. des Connoiss. hum.

(1) [cf. p.22] On trouvera ces chants ci-après notés.

(1) [cf. p.25] Le petit Écrit où Monsieur l'Abbé Morrelet traite de l'expression musicale, est plein de vues fines et justes: je ne sais si l'on a écrit rien de mieux sur la Musique

(1) [cf. p.35] Ce Chapitre est un de ceux où nos idées se trouvent conformes à celles de Monsieur l'Abbé Morrelet.

(1) [cf. p.55] Notes sur l'égalité des Conditions.

(1) [cf. p.57] Dans la seconde Partie de cet Ouvrage.

(1) [cf. p.86] Debet etiam docere Comaedus quo modo narrandum, et cetera. Quint. lib. 1. cap. 19.

(1) [cf. p.87] Plerumq. etiam citrà verba significat. (Quintil.).

(1) [cf. p.91] Réflex. crit. sur la Poésie et la Peinture.

(2) [cf. p.91] Auteur des Lettres sur la Grèce, Ouvrage curieux, instructif, et agréable.

(1) [cf. p.103] Moduler, c'est passer d'un ton à un autre.

(1) [cf. p.104] Prosod. Franç.

(1) [cf. p.113] Probl. d'Aristote.

(1) [cf. p.140] Sympos. quaest. 5.

(1) [cf. p.153] Voyez Aristoxène, et tous les Musiciens Grecs. Voyez aussi l'Ouvrage intitulé: Mécanisme du Langage.

(1) [cf. p.159] Voyez le premier Air de la Serva Padrona.

(1) [cf. p.179] Réflexions sur la Peinture et la Poésie.

(1) [cf. p.196] On entend ici par multitude, non le bas-Peuple, mais cette portion du Public qui suit habituellement les Spectacles.

(1) [cf. p.212] Opéra de Monsieur Gluck.

(1) [cf. p.213] Voyez Che farò senza Euridice, l'accompagnement joue et badine sous le chant. Cela est encore plus sensible dans l'Air, Alceste au nom des Dieux. On feroit la même observation sur la plupart des Airs Italiens.


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