TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Diderot (ou d'Holbach), Denis
Title: Les Trois chapitres, ou la vision de la nuit du mardi-gras au mercredi des cendres
Source: Les Trois chapitres, ou la vision de la nuit du mardi-gras au mercredi des cendres (Paris, 1753; reprint ed. in La Querelle des Bouffons, Genève: Minkoff, 1973), 1:491-512.

[-94-] LES TROIS CHAPITRES, ou LA VISION

de la nuit du mardi-gras au mercredi des cendres.

PAR DIDEROT (1).

CHAPITRE PREMIER.

i. Et la nuit du mardi-gras au mercredi des cendres, j'eus une vision. Je fus transporté en esprit dans le faubourg de Wischerade; je vis le Petit Prophète de [-95-] Boehmischbroda, j'entendis la Voix qui lui parlait pour la seconde fois, et la Voix était véhémente, et celle du Petit Prophète aussi, et il se faisait un grand bruit dans son grenier. J'y entrai, et je vis le Petit Prophète. Il brûlait l'huile de la navette et il était triste comme s'il eût fait de la philosophie. Il avait la tête plus basse encore qu'il ne la porte naturellement; la douleur était peinte sur son visage et le désespoir était dans ses yeux. Il avait été à la Redoute de Prague, où il avait joué du violon pour gagner de quoi manger son pain et boire son eau; il avait joué d'autres menuets que les siens, il avait entendu crier: "Oh! les beaux menuets! oh! qu'ils sont beaux!" Son coeur avait été déchiré par la louange qui n'était pas pour lui, et il s'était retiré dans son grenier pour y pleurer en liberté.

ii. Et quand il avait été libre dans son grenier, ses yeux s'étaient remplis de larmes, et il s'était écrié dans l'amertume de sa douleur:

"Pourquoi la Voix m'a-t-elle envoyé? pourquoi m'a-t-elle envoyé?

"O Voix! dis-moi, qu'avais-je fait avant de paraître? et pourquoi m'as-tu frappé si durement?

"Où fuirai-je, où me cacherai-je dans la confusion dont tu m'as couvert?

"Je te conjure de retirer mon ame de mon corps, [-96-] parce que la mort me sera meilleure que la vie. Exauce-moi! exauce-moi!"

Et la Voix lui répondit: "Crois-tu, mon fils, que ta douleur soit raisonnable?" Et il répondit à la Voix: "Je le crois, je le crois, et je souhaite de mourir, parce que la mort me sera meilleure que la vie. Exauce-moi! exauce-moi!"

iii. Et il commença incontinent à se désespérer davantage; son esprit se troubla, et dans le trouble de son esprit, il prit son violon, et il le brisa contre la terre; il prit les papiers de musique qui couvraient sa table, et il les déchira; il prit l'archet dont la tige était d'ébène et le bec d'ivoire, qu'il avait reçu des mains de son père lorsqu'il était allé à la Redoute pour la première fois, et qu'il devait laisser en mourant à son fils, et il le rompit sur son genou.

Il rompit son archet et il jura: "Parce que je ne rentrerai plus dans la grande ville, parce que je ne verrai plus la chose qui fait faire de mauvais menuets à ceux qui l'ont vue." Mais il en devait être autrement.

iv. Car à l'instant la Voix l'appela par son nom, et lui dit: "Tu te trompes, mon fils Jean Népomucénus, tu te trompes; tu iras, car on joue le Devin du village, et souviens-toi qu'avant qu'il soit achevé, trois fois tu regretteras ton archet et ton violon." Et le Petit Prophète répondit à la Voix: "Tu te trompes, et tu te trompes, car je n'irai point, encore qu'on joue le Devin du village; et qu'ai-je à faire de voir le Devin du village? Et pourquoi regretterai-je mon archet et mon violon? l'enseigne du Violon Rouge n'a-t-elle plus de renom dans toute la Bohême? et Joseph Eustache, mon père, qui m'avait donné l'archet à tige d'ébène et à bec d'ivoire, me laissera-t-il manquer [-97-] d'archet et de violon, quand je pourrais faire de bons menuets?"

Et la Voix lui dit encore: "Crois-moi, mon fils Jean Nepomucenus, crois-moi, tu iras, car je veux que tu y ailles. Tu iras, et ce peuple t'aimera malgré qu'il en ait, et bien que de son naturel il haïsse ceux qui lui disent la vérité. Tu iras, car c'est chez lui que j'ai résolu de te combler de richesses. Je lui inspirerai de faire pour toi une souscription qui t'ôte la mémoire de tes mauvais menuets. Ce ne sera point une de celles dont j'ai dit dans mon indignation: "Parce qu'elles ne se rempliront point (1)." Ta souscription se remplira, car je suis le maître, car c'est moi qui tourne les volontés comme il me plaît; et voici comment la chose arrivera. On ira de maison en maison, on criera: "C'est pour Jean Nepomucenus, c'est pour le petit Prophète de Boehmischbroda, c'est pour lui." Je toucherai leurs coeurs de compassion, il ouvriront leurs coffres-forts, et dans huit jours tu seras riche, et tu ne sauras que faire de toute ta richesse."

v. Aussitôt que le Petit Prophète eut entendu ces mots de la Voix, il se leva, il redressa sa tête, il devint rouge comme la magicienne quand elle chante; ses yeux étincelèrent, il enfonça son chapeau, et il répondit, en faisant des bras:

"O Voix, pourquoi insultes-tu à ma misère? comment suis-je devenu assez vil à tes yeux pour que tu m'aies proposé la souscription? Le talent ne fait-il plus mépriser les trésors, et ne sais-tu pas que j'ai toujours [-98-] préféré la gloire du bon menuet et les applaudissemens de la Redoute, à toutes les richesses du monde?

"Je jouais du violon encore que mon manteau fût usé, et j'étais content.

"Je faisais de la musique en hiver, encore que je fusse sans feu, et j'étais content.

"Je n'avais rien de précieux dans mon grenier, que le ruban que m'a donné celle qui est la souveraine de mon ame, et j'étais content.

"Sans leur boutique et sans toi, j'aurais fait les menuets pour le carnaval. On se serait écrié: "Oh! les beaux menuets! oh! qu'ils sont beaux!" Celle qui n'a le coeur tendre et l'oeil gai que pour moi, l'aurait entendu, son ame en aurait tressailli de joie, et j'aurais été content. O Voix! ô Voix!"

Et tandis que le Petit Prophète disait douloureusement: "O Voix! ô Voix!" il fut saisi par les cheveux, il fut transporté dans les airs, et je l'entendis, comme dans un grand éloignement, qui criait: "Non, je n'irai point, non. Retire plutôt mon ame de mon corps, parce que la mort me sera meilleure que la vie, et que les portes de l'enfer me seront moins odieuses que la souscription."

CHAPITRE II.

i. Et le Petit Prophète se trouva une seconde fois dans la boutiquc de leur Opéra, car c'est ainsi qu'on l'appelle depuis la première fois qu'il y vint jusqu'à ce jour; son ame fut dans la détresse, ses yeux se tournèrent sur le Coin, il vit tous les malheurs qui devaient [-99-] tomber un jour sur le Coin, il n'y vit plus ceux qui disaient le mot et la chose, et il commença sa lamentation ainsi:

"Que sont devenus tous les habitans? Comment as-tu été changé en une solitude, ô Coin? Où est ta gloire et ta splendeur? Tes chefs sont errans, tes habitans dispersés, tes docteurs sont muets.

"Loges grandes et petites, écoutez ce que je vais annoncer; et vous, portes de l'amphithéâtre, désolez-vous!

"La sainteté du pacte a été foulée aux pieds (1). Ceux que ta Voix avait appelés d'au-delà des montagnes, ont bu les amertumes de l'injustice et de l'ignominie.

"Leurs coeurs se sont flétris; ils ont repris leurs bâtons à leurs mains; ils ont secoué la poussière de leurs pieds; ils se sont éloignés en frappant leur poitrine et en disant: "Malheur, malheur au peuple injuste qui foule aux pieds la sainteté du pacte, et qui porte à la bouche de l'innocent la coupe de l'ignominie."

"O Coin, ceux que la Voix t'avait envoyés d'au-delà des montagnes ont été chassés; ton oeil les cherche; ton coeur soupire après leurs chants: ils ne sont plus, ils ne sont plus!

"Qu'as-tu fait, ô Coin, pour être châtié de la sorte? Tes fautes ont-elles égalé ta tribulation?

[-100-] "O vous tous qui passez par les escaliers et par les corridors, considérez et voyez! L'étranger s'est emparé du séjour de mes serviteurs. L'onagre a dispersé mes enfans.

"A qui te comparerai-je, Coin malheureux? A quoi dirai-je que tu ressembles, et comment te consolerai-je?

"Tous ceux qui ont passé par les corridors et par les escaliers ont frappé des mains en te voyant. Ils ont sifflé les chefs-d'oeuvre que tu chérissais, et ils ont dit, en branlant la tête: "Est-ce là cette musique si vantée? Sont-ce là ces chants qui font l'admiration de la terre?"

"Tous tes ennemis ont ouvert la bouche contre toi. Ils ont sifflé, ils ont grincé des dents, et ils ont dit: "Nous les détruirons; voici le jour, nous l'avons vu."

"C'est pourquoi mes yeux se rempliront de larmes. O Coin, je pleurerai sur toi nuit et jour, et je dirai à à la Voix: "Vois, considère quel est le peuple que tu as livré aux tribulations."

ii. Tandis que le Petit Prophète se lamentait ainsi sur les malheurs qui devaient tomber un jour sur le Coin, il entendit jouer l'ouverture du Devin du Village, et il regretta son archet et son violon pour la première fois, car il eût voulu jouer avec l'orchestre.

La toile se leva, Colette parut: il la reconnut aussitôt pour la bergère aux yeux noirs, dont il était écrit au cinquième chapitre de la Prophétie, qu'elle chantait bien des chants qui n'étaient pas bien; et encore que, pour cette fois, le poète eût dit dans ses vers,

Non, non, Colette n'est point trompeuse,

et qu'il eût dit vrai; cependant le Petit Prophète n'en voulait rien croire.

[-101-] Colette était dans une grande affliction; des pleurs ne cessaient de couler de ses yeux, elle les recevait sur un coin de son tablier, et l'orchestre sanglotait avec elle, et le Petit Prophète lui disait: "Colette, ma mie, pourquoi pleures-tu tant? dis-moi ta peine, afin que je te console, si je puis."

Colette ne répondit ni à lui, ni à son voisin, ni à moi, ni à mon voisin; elle se désolait vis-à-vis d'elle-même de ce qu'elle était délaissée par Colin, et le petit Prophète disait à part lui: "Colin est un bon garçon; il n'en faut pas douter, puisqu'il est aimé de Colette: pourquoi donc l'a-t-il délaissée, elle qui est si gentille?... Ah! je le vois.... c'est ce panier qui lui a mis martel en tête... Colin est un garçon de jugement qui a pensé mal d'une Colette en panier; il n'en veut plus, et je trouve qu'il a raison."

Quand l'orchestre se fut bien désolé, et Colette avec lui, elle jura qu'elle haïrait Colin à son tour; et quand elle eut juré de le haïr, elle voulait l'aimer, et puis elle ne le voulait plus, et puis elle ne savait plus ce qu'elle voulait; et le Petit Prophète vit que Colette était fort amoureuse de Colin; il comprit cela clairement, quoique Colette assurât le contraire; il s'aperçut encore qu'il n'en était pas cette fois comme la première; que le récitatif était autre chose que les airs; il distingua très bien l'un de l'autre, parce que le musicien les avait distingués, et il en fut tout surpris.

iii. Alors le Devin que Colette était venue consulter parut. Le Petit Prophète le prit pour une contre-épreuve d'un démon de grand opéra, car il était tout rouge, et il lui cria: "Monsieur le Devin, garde-toi de venir dans la forêt de Boehmischbroda, car le [-102-] Procureur fiscal pourrait bien te faire griller pour t'apprendre à t'habiller autrement."

Colette se mit à compter son argent, et l'orchestre avec elle; elle craignait d'approcher du Devin, et l'orchestre peignait sa crainte. Cependant elle s'enhardit, elle présenta son argent au Devin, et le Devin lui apprit ce que tout le village savait, excepté Colette, que Colin l'avait délaissée pour la dame du village, parce qu'il aimait à être brave. Colette fut piquée, et elle chanta une chanson qui disait qu'elle ne s'en était pas laissé compter par les galans de la ville (1), parce qu'elle avait mieux aimé n'avoir ni rubans, ni dentelles, et être toute à son Colin; et le Petit Prophète lui dit: "C'est bien fait à toi, Colette, ma mie, c'est bien fait; voilà comme je t'aime, et si une autre, qui pense comme toi, n'était pas la souveraine de mon âme, tu la serais tout sur-le-champ."

Le Devin réprimanda Colette d'avoir montré trop d'amour à son berger; il lui conseilla de faire un peu la renchérie pour le ramener et le rendre constant, et il lui donna cet avis sur un air et dans un chant si bien fait et si beau, que le Petit Prophète regretta son archet et son violon pour la deuxième fois, car il l'aurait mieux joué qu'il ne l'était par l'orchestre, et il vit que le musicien savait faire des accompagnemens et non du bruit.

iv. Tandis que Colette était allé s'attifer, comme le Devin l'en avait avisée, Colin arriva, et le Petit Prophète [-103-] dit: "Ah! c'est celui qu'ils appellent le Dieu du Chant! tant mieux, je suis bien aise qu'il soit le Colin de ma Colette.... Bonjour, Colin, puisque c'est toi, bonjour.... Approche, mon ami; va, je te promets de faire ta paix.... J'aime Colin, j'aime Colette, parce qu'ils chantent bien tous deux... Je dirai son fait à Colin; je prierai Colette de lui pardonner, et puis ils chanteront pour moi tant que je voudrai."

Colin dit au Devin qu'il ne voulait plus aimer que Colette; le Petit Prophète lui dit: "Tu feras bien"; le devin lui dit qu'il était trop tard et qu'il n'y avait plus de Colette pour lui, et le Petit Prophète allait lui crier que le Devin mentait et qu'il était toujours aimé de Colette, car il craignait que le mensonge du Devin ne donnât de la tristesse à Colin, car le poète l'avait dit comme cela. Et point du tout: Colin se mit à faire le joli-coeur, à hausser les épaules, et à chanter en ricanant:

Non, non, Colette n'est point trompeuse;

Et le Petit Prophète, qui s'intéressait à lui, se mit à lui dire: "Eh! Colin, mon ami, ne sois pas si fat. Le poète et le musicien ne l'ont pas dit comme cela: Colin, mon fils, tu te perds; je t'avertis que Colette ne te pardonnera pas, si tu continues, parce qu'elle n'aime pas les petits infidèles qui font les petits agréables."

Le Petit Prophète lavait toujours la tête à Colin, et toujours il était interrompu par un charme que faisait le Devin pour deviner ce qu'il savait. L'orchestre fit le charme avec lui, le Petit Prophète vit que le musicien s'entendait à faire de la musique, il regretta son archet et son violon pour la troisième fois, et il se [-104-] ressouvint de la parole qui lui avait été dite par la Voix: "car on joue le Devin du village, et souviens-toi que trois fois tu regretteras ton archet et ton violon avant qu'il soit achevé." Il s'en ressouvint, et il fut frappé d'étonnement, et il révéra la Voix dont la parole s'accomplissait sur lui d'une façon si merveilleuse.

Le charme fait, le Devin dit à Colin d'attendre Colette, d'être tendre et de paraîtrc bien fâché, s'il voulait qu'on lui pardonnât; et le Petit Prophète ajouta de son chef: "Colin, mon fils, te voilà bien averti; si tu fais toujours le niais et l'avantagenx, et que ta Colette ne te pardonne pas, tu n'auras plus à t'en prendre qu'à toi."

En attendant Colette, Colin se mit à chanter un air qui dit, comme tout le monde sait:

Je vais revoir ma charmante maitresse,

Et un autre qui dit, comme tout le monde sait encore:

Quand on sait aimer et plaire;

Et le Petit Prophète s'écria: "Ah! traître! Colette t'aimera toujours, car tu chantes trop bien, et nous la prierons tous pour toi; mais tu n'aurais pas besoin de nous si tu voulais ne pas gâter ton affaire par la fatuité."

v. Alors Colin aperçut Colette qui venait, et Colette aperçut Colin; elle était tout émue, le coeur lui battait; Colin ne savait où il en était, ni Colette non plus: le poète avait dit tout cela, et le musicien l'avait entrecoupé d'une ritournelle, que le petit Prophète [-105-] appela ritournelle l'enchanteresse, parce qu'en effet il en fut enchanté. C'était entre Colette et Colin à qui ne parlerait pas le premier; ce fut Colin qui commença. Il demanda à Colette si elle était fâchée, et il lui dit qu'il était Colin et toujours Colin, et elle lui dit qu'elle ne l'aimait plus, et l'on voyait qu'elle lui mentait, qu'elle s'efforçait d'être fausse, et que cela lui allait mal, parce qu'elle n'était pas coutumière du fait; car à tout moment elle oubliait son rôle et l'avis du Devin, et quand elle disait à Colin:

Non, Colin, je ne t'aime plus,

Le Petit Prophate disait: "Ah! la trompeuse! car elle l'aime, car j'y vois clair, malgré tout ce qu'elle fait pour que nous n'y voyions goutte ni moi ni Colin."

Et, finalement, Colin disait qu'il voulait mourir; mais il le disait comme quelqu'un qui ne s'embarrassait guère qu'on le crût, et qui ne se souciait ni de Colette, ni du poète, ni du musicien, ni du Petit Prophète, ni de moi, ni d'aucun de mes voisins, ni d'aucun de leurs voisins, et il continua d'être avantageux et fat, et le Petit Prophète acheva de se fâcher, car il vit que Colin faisait tout autrement que le poète et le musicien ne l'avaient commandé, et il dit à Colin, dans sa colère: "Tu crois qu'on te pardonnera tout cela parce que tu es le seul Colin de ton village, et que les autres ne sont que des Colas; tu te trompes, Colin, mon ami, tu te trompes, et je t'avertis, une bonne fois, que Colette ne voudra point de toi, et qu'elle aimera mieux se passer d'amoureux que de prendre un garçon si mal appris; et si tu ne te soucies pas de moi, je t'avertis encore, une bonne fois pour [-106-] toutes, que je ne me soucie pas davantage de toi. Je ne voulais pas venir dans ta boutique, c'est la Voix qui m'y a traîné. Crois-tu que je ne me passerai pas bien de ton chant, moi qui ai entendu chanter le serviteur Salimbeni, le serviteur Caffarelli, le serviteur Cecielo, et cinquante serviteurs qui ont la voix légère de leur naturel, et qui chantent sans nasillonner et sans mâcher leur chant."

Cependant Colette pardonnait à Colin, encore qu'il fît toujours l'avantageux, et le Petit Prophète disait à Colin: "Au moins ce n'est pas parce que tu le mérites; c'est que Colette est bonne, qu'elle ne fait pas comme toi; qu'elle obéit, elle, au poète et au musicien, et qu'eux, ils ont voulu qu'elle te pardonnât." Et Colin et Colette chantèrent ensemble, et le Petit Prophète prit grand plaisir à les entendre, car les chants étaient bien faits et beaux, et les accompagnemens étaient beaux et bien faits, comme les chants; il y trouva de la délicatesse et du goût, et il jugea que le musicien devait être content du poète, et que le poète devait être content du musicien, parce qu'il était content de tous les deux, encore qu'il ne soit pas facile à contenter.

vi. Et la Voix, qui s'était tue pendant toute la pièce, dit au Petit Prophète: "Mon fils Jean Nepomucenus, je vois que tu penches vers la colère, à cause de Colin qui ne s'est pas rendu digne de sa Colette, ni de chanter ce que le poète et le musicien ont bien dit, ni d'être applaudi par toi qui es mon fils. Viens, retournons dans le faubourg de Wischerade." "Et la fête? dit le Petit Prophète." "Tu ne verras point la fête, lui répondit la Voix, car la joie n'y est pas, et il ne faut pas que tu te fâches davantage et que tu fasses toujours de mauvais menuets, car tu es colère de ton [-107-] naturel, et tu n'aimes pas à faire toujours de mauvais menuets."

Et à l'instant il fut saisi par les cheveux et emporté par les airs, et je l'entendis encore dans l'éloignement qui disait à la Voix, en pleurant comme l'enfant qu'on a gâté: "La fête! la fête! je veux voir la fête, moi, je veux voir la fête."

CHAPITRE III.

i. Et l'oeil de mon entendement continua d'être ouvert; je vis un château, des chaumières, un clocher, des habitans de la campagne rassemblés sous des arbres; il me sembla que j'avais été porté de la boutique de leur Opéra dans un village; et c'était en effet un village que je voyais, car il n'y avait point la symétrie qu'ils mettent dans leurs décorations, et il y avait la vérité qu'ils n'y mettent point; le serviteur Tenières eût fait de beaux tableaux de ce que je voyais et de ce que je vis encore par après, et ni le serviteur Tenières, ni aucun autre serviteur en peinture n'en eût jamais fait que de mauvais de ce qu'ils montrent dans leur boutique, et qu'ils appellent décorations, encore que ce n'en soit point; c'était un village que je voyais, et il était fête au village.

J'entendis quelqu'un sous les arbres, qui disait:

Venez, jeunes garçons, venez, aimables filles,

Et mon coeur fut ému de joie, car les jeunes garçons me font plaisir à voir, et j'aime les aimables filles. Ce quelqu'un était le Devin, mais il n'avait plus l'habit rouge.

[-108-] ii. Les jeunes garçons et les aimables filles accoururent, ils s'attroupèrent autour du Devin et ils lui demandèrent, ou les violons pour eux, car ils faisaient les signes, mais c'étaient les violons qui parlaient, et ils lui demandèrent: "Qu'y a-t-il, Monsieur le Devin? qu'y a-t-il de nouveau? Nous voilà, nous voilà tous, nous voilà tout prêts à sauter et à danser;" et ils avaient la joie dans les yeux et la légèreté dans les pieds, et ils sautaient devant le Devin comme des gens qui ont grande envie d'être encore plus joyeux et de sauter davantage.

Et il y avait dans un coin un jeune garçon et une jeune fille qui se faisaient des caresses; le Devin les leur montra, et sitôt qu'ils les aperçurent, ils s'écrièrent avec surprise (ou plutôt les violons pour eux, car ils ne faisaient tous que des signes, et c'étaient les violons qui parlaient): "Eh! vraiment oui! et c'est Colin! et c'est Colette!" et ils furent beaucoup plus joyeux, et ils se mirent à sauter et à danser tout-à-fait, et pendant qu'ils sautaient, Colin et Colette se caressaient; car c'étaient eux, ainsi que les jeunes garçons et les aimables filles l'avaient dit, mais Colette n'avait plus de panier, mais Colin ne faisait plus l'agréable, et l'on dansait, et l'on chantait à leur sujet, et l'on disait, en chantant:

Colin revient à sa bergère;

Célébrons un retour si beau.

iii. Cependant le Devin avait disparu, et j'entendis, incontinent au loin un bruit de hautbois, de musettes et d'autres instrumens champêtres; ce bruit interrompit le chant et la danse tout dans leur milieu: les chanteurs et les dauseurs se mirent à l'écouter, chacun [-109-] dans l'attitude qu'ils avaient quand les hautbois et les musettes avaient interrompu le chant et la danse, et Colin dit à Colette, ou les violons pour lui: "Qu'est-ce que cela, bergère? qu'est-ce que cela?" Et Colette dit vivement à Colin: "Voyons, voyons."

Et ils s'avancèrent tous les deux pour entendre et pour voir. Le bruit des hautbois, des musettes, et des instrumens champêtres recommença de plus fort, et ils virent que c'était le Devin qui revenait avec les ménétriers du village; il était suivi du père de Colin et de le mère de Colette, à qui tout le monde fit une grande révérence, car l'un était un vieux bonhomme, et l'autre une vieille bonne femme, car ils avaient tous deux l'air honnête et les cheveux gris, et ils étaient suivis du Lieutenant, du Procureur fiscal, du Greffier, des Marguilliers, et de tous les notables de la paroisse.

iv. Et aussitôt que Colette eut aperçu sa mère, elle pâlit, elle rougit, le coeur lui palpita; et cela est vrai, car les violons me le dirent, et elle courut se jeter entre les bras de sa mère, et elle embrassait sa mère et sa mère l'embrassait, et elle demeurait entre ses bras, et elles pleurèrent toutes deux, et tout le monde fut attendri.

Et Colin fut fort étonné, et il se fit autour de la mère et de la fille un combat des jeunes garçons et des aimables filles; les aimables filles voulaient retenir Colette parmi elles, les jeunes garçons voulaient l'enlever pour la rendre à Colin; cependant Colin parlait vivement à son père, et le Devin plaçait les ménétriers dans un endroit qui leur était destiné; le combat des jeunes garçons et des aimables filles cessa; Colette resta entre les bras de sa mère et au milieu de ses bonnes [-110-] amies; elles étaient environnées des bons amis de Colin, et l'on voyait bien à leur air qu'ils n'avaient pas encore perdu l'espérance de ravoir Colette.

v. Et Colin et son bon vieux père s'avancèrent dans le milieu, j'entendis, aux violons, que son père lui disait: "Tu l'aimes donc toujours? tu en es donc toujours aimé? elle t'a done pardonné?" Et j'entendis, aux violons, que Colin lui disait: "Mon père, n'en doutez pas, n'en doutez pas." "Ah! que j'en suis content, reprenait le père; mais qui me garantira..." Le bon homme n'achevait pas, mais il montrait à son fils les fenêtres du château. "Il n'en est plus question, lui répondait Colin; tenez, mon père, voilà monsieur le Devin, demandez-lui plutôt." Le Devin s'approcha, les jeunes garçons s'étaient déjà approchés pour écouter, car les jeunes gens sont curieux, et Colin disait au Devin: "N'est-il pas vrai que nous nous aimons toujours, Colette et moi? N'est-il pas vrai que ce beau ruban, c'est elle qui me l'a donné?" "Rien n'est plus vrai, disait le Devin, rien n'est plus vrai." "Et le chateau?" disait le père, en montrant encore les fenêtres au Devin; et le Devin lui répondait aussi: "Il n'en est plus question, il n'en est plus question."

J'entendis tout cela à leurs signes et aux violons: les jeunes garçons l'entendirent tout comme moi, et ils virent que le père et le fils étaient fort joyeux, car ils s'embrassaient, et le bon vieil homme s'attendrissait de joie sur son fils. Les jeunes garçons tentèrent encore une fois d'enlever Colette aux aimables filles, et les aimables filles firent avec une vitesse incroyable trois ou quatre tours en rond autour de Colette et de sa mère, le visage tourné aux jeunes garçons; et les jeunes garçons, le visage tourné aux aimables filles, firent autour [-111-] d'elles et quand et quand elles, trois ou quatre tours en rond, sans pouvoir aucunement les déranger et arriver jusqu'à Colette.

vi. Cependant le père de Colin prit son fils par la main et le mena vers Colette et vers sa mère; les rangs des jeunes garçons et les rangs des aimables filles s'ouvrirent devant eux; les jeunes garçons restèrent placés en rond derrière les aimables filles, ils avancèrent seulement leurs têtes entre les têtes des aimables filles, pour entendre ce qui se disait entre le père, la mère et les deux enfans, et voici ce qui s'entendit très bien à leurs signes et aux violons. Ce fut le père de Colin qui commençqa; il ôta son chapeau, il fit la révérence à la mère de Colette, qui la lui rendit bien honnêtement, et il dit: "Voilà Colin qui aime votre fille, et voilà votre fille qui aime Colin; nous savons bien que Colette est une fille bonne, sage et gentille, qui nous convient; ce n'est pas parce que Colin est là et qu'il est mon enfant, mais c'est un bon garçon qui vous convient; marions-les, afin qu'ils soient heureux et nous aussi;" et la mère regardait sa fille, et il semblait qu'elle lui disait: "Qu'en penses-tu, Colette?" et Colette baissait les yeux, faisait la révérence, et cela s'entendait; et la mère prit la main de sa fille et elle la mit dans la main de Colin, et Colin et Colette allèrent s'asseoir à côté l'un de l'autre, bien joyeux, et les jeunes garçons et les aimables filles, et les notables du village l'étaient aussi beaucoup, et on le vit bien, car ils se mirent à danser tous pêle-mêle.

vii. Et pendant qu'ils dansaient, une des aimables filles alla chercher un chapeau de fleurs, et un des jeunes garçons alla chercher des livrées; le jeune garçon et l'aimable fille apportèrent ensemble, l'un, le [-112-] chapeau de fleurs, l'autre, les livrées; il y en avait de rouges, de blanches, de toutes couleurs. Les aimables filles attachèrent le chapeau de fleurs sur la tête de Colette, et les violons me dirent et je vis, à l'air des aimables filles, qu'elles étaient un peu affligées, les unes, de l'envie qu'elles portaient au sort de Colette, les autres, du regret qu'elles avaient de perdre Colette, leur compagne, et elles embrassèrent Colette, et Colette les embrassa, et leurs adieux furent fort tendres, et ils ne s'achevèrent pas sans verser des larmes, et Colette pleura sur ses bonnes amies, et ses bonnes amies pleuraient sur elle et les violons pleurèrent aussi.

Cependant les jeunes garçons distribuèrent les belles livrées à tout le monde, et premièrement aux jeunes accordés, et puis à la mère de Colette et puis au père de Colin; le bon vieux homme et la bonne vieille femme rajeunirent de plus de dix années; ils se mirent à danser d'abord ensemble, et puis avec tout le monde, et, quoiqu'ils dansassent à la mode de leur temps, qui était passé, ils faisaient grand plaisir à voir.

Et Colin chanta pour Colette une chanson touchante, qui disait en commençant comme cela:

Dans ma cabane obscure,

Toujours soucis nouveaux.

Le Devin, qui ne savait pas danser, donna pour sa part une chanson nouvelle, et sa chanson plut beaucoup, parce qu'elle était délicate, et le père de Colin et la mère de Colette, qui s'étaient approchés pour l'entendre, l'écoutèrent avec grand plaisir, parce qu'ils remarquèrent qu'il y avait de l'honnêteté et du bon [-113-] sens, et qu'ils aimaient en tout le bon sens et l'honnêteté.

viii. Et quand la chanson fut finie, on pensa à mener Colin et Colette à l'église, où j'entrevis Monsieur le curé qui les attendait sur la porte; ce fut le Devin qui régla l'ordre et la marche. Il se mit à la tête, et les ménétriers du village le suivaient, et Colin et Colette suivaient les ménétriers, et le père et la mère suivaient leurs enfans, et les notables de la paroisse suivaient le père et la mère de Colin et de Colette, et les jeunes garçons et les jeunes filles suivaient, en dansant, les notables de la paroisse, et ils s'en allèrent tous, et je ne vis plus personne, et je m'endormis, et ce fut la fin de la vision que j'eus la nuit du mardi-gras au mercredi des Cendres.

[Footnotes]

(1) [cf.p.94] Ce petit écrit, qui est une espèce de continuation du Petit Prophète, fut fait par Monsieur Diderot à l'occasion du Divertissement du Devin du village, [-95-] qui n'était pas composé quand la pièce fut donnée à Fontainebleau, et qui n'y fut ajouté que quand elle fut donnée à Paris. Ce Divertissement, d'abord moins goûté que les scènes, eut ensuite un très grand succès. (Note de Jean-Jacques Rousseau.)

(1) [cf.p.97] Des personnes de la cour avaient ouvert, dans ce temps-là, une souscription de cinquante mille francs pour engager Jéliotte, qui voulait quitter le théâtre, à rester; mais elle ne put se remplir. (Note de Jean-Jacques Rousseau.)

(1) [cf.p.99] On chassa les bouffons de l'Opéra et même de la France sans les payer ni tenir l'engagement qu'on avait pris avec eux, et cela sans pouvoir alléguer d'autre raison, sinon qu'ils réussissaient trop. (Note de Jean-Jacques Rousseau.)

(1) [cf.p.102] Si des galans de la ville

J'eusse écouté les discours,

Ah! qu'il m'eût été facile

De former d'autres amours!


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