TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Grandval, Nicolas Ragot de
Title: Essai sur le bon Goust en Musique
Source: Essai sur le bon Goust en Musique (Paris: Pierre Prault, 1732; reprint ed. Genève: Minkoff, 1992).

[-i-] ESSAI SUR LE BON GOUST EN MUSIQUE.

Par Monsieur Grandval.

Le prix est de quinze sols.

A PARIS,

Chez Pierre Prault, Quay de Gêvres, au Paradis.

M. DCC. XXXII.

Avec Approbation et Privilege du Roi;

[-iii-] PREFACE.

VOus m'ordonnez, Madame, de vous donner une idée claire et nette du Bon Goût en Musique. Sans vouloir faire le modeste à contre-tems, je vous dirai que vous pouviez vous adresser beaucoup mieux que vous ne faites; et que de tous ceux qui pourroient vous satisfaire sur cette matiere, je suis peut-être celui qui en est le moins capable.

Ce que vous exigez de moi n'est pas peu de chose. Je connois mes forces; et la grandeur de l'entreprise me fait trembler avec juste raison.

Comme je n'ai point lû d'Auteur qui ait traité du Bon Goût, [-iv-] même en general, et que je ne sçache pas qu'aucun en ait traité en Musique, je crains d'entamer une matiere si neuve et si difficile.

Cependant, comme je me suis toûjours fait une loi indispensable de vous obéir, je vais tâcher de m'en acquitter le moins mal qu'il me sera possible, et vous exposer ce que plus de vingt années d'assiduité à l'Opera, un long commerce avec toute sorte de Musique et de Musiciens distingués, de longues réfléxions, et une étude approfondie, m'ont fait conclure sur le Bon Goût.

Tenez-moi compte, Madame, de mon obéïssance, et qu'elle fasse excuser le défaut de capacité.

[-1-] ESSAl sur LE BON GOUST EN MUSlQUE.

IL y a (selon moi) deux grandes manieres de connoître les bonnes et mauvaises choses. Le Sentiment interieur, et les Regles. Nous ne connoissons le Bon et le Mauvais que par ces deux voïes.

[-2-] Ce que nous entendons, nous plaît ou nous déplaît. Qu'on écoute ce sentiment interieur, on dira: il me semble que cela est bon, ou, il me semble que cela est mauvais.

D'autre côté, les Maîtres, les Gens sçavans ont établi des Preceptes suivant les observations qu'ils avoient faites. C'est ce qui leur a parû de meilleur et de plus sûr. Ces Préceptes établis, sont ce qu'on appelle les Regles, et c'est par elles qu'on dira: cela est bon ou mauvais par telle ou telle raison.

Mais comme ce sont des hommes qui ont établi ces Régles, [-3-] ils pouvoient se tromper. Leur autorité est considerable, mais enfin ce n'est pas une loi infaillible.

Le Sentiment interieur n'est pas plus sûr, parce qu'on doit se défier chacun du sien. Qui ose se flater d'avoir un naturel heureux en qui les idées du Bon, du Beau, du Vrai, soient certaines et claires?

Nous pouvons avoir aporté au monde le fond de ces idées plus ou moins claires; mais nous avons reçû depuis notre naissance, mille fausses impressions, mille préjugés dangereux qui peuvent avoir affoibli en nous la voix de la [-4-] bonne nature.

Dans cette incertitude, je crois que le reméde est de joindre au Sentiment interieur, l'apui des Régles: affermir l'un par l'autre; bien écouter, bien demêler le Sentiment interieur, l'épurer ensuite par l'aplication des Régles. Voilà l'art de juger sûrement.

Mais, direz-vous, une personne qui auroit toûjours vêcu renfermée avec des gens qui ne lui auroient point donné d'impressions fausss, jugeroit-elle de la Musique sûrement la premiere fois qu'elle en entendroit? Je le crois, pourvû qu'elle fût née avec [-5-] de l'esprit et un naturel heureux, et qu'outre cela, elle eût une connoissance raisonnable de la langue en quoi seroient les paroles; je m'imagine qu'elle s'écrieroit à la Scene d'Armide,

Enfin il est en ma puissance et cetera.

ah la belle Musique! et qu'elle pleureroit à la Scene,

Le perfide Renaud me suit et cetera.

Le bon goût se distingue à juger, par leurs degrez, les bonnes choses, les mauvaises, les médiocres, les excellentes et les détestables.

Il y a des gens qui reçoivent [-6-] tout indifferemment, qui ne mettent aucune difference entre Armide et Psiché, quoique l'un soit ravissant et l'autre mediocre. Dans les airs nouveaux qui courent, ils oublieront celui qu'on leur donna hier, fût-il admirable, pour chanter celui qu'on leur a donné ce matin, quelque plat qu'il soit; et cela, parce qu'il est plus nouveau. C'est cet amour de la nouveauté qui fait prendre, sans choix, tout ce qui se presente. En prenant ainsi l'air le premier venu, on tombe dans cette indifference pour l'exquis; aulieu, qu'au contraire, en choisissant [-7-] et se nourrissant de bonne Musique, on ne s'accoûtumeroit pas à en goûter de fade.

Il y a dans les Arts un point de perfection. Celui qui le sent a le Goût parfait. Celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà ou au-delà, a le Goût défectueux.

Ainsi donc, le bon Goût est le Sentiment naturel purifié par les Régles; il consiste à sçavoir estimer les choses ce qu'elles valent, et à s'y attacher à proportion qu'elles sont estimables.

Mais, que faut-il pour acquerir ce profond discernement? [-8-] Deux choses indispensables. Avoir de l'Oreille, et çavoir raisonnablement la Musique. Sans Oreille, on travaille en vain à se rendre connoisseur.

Je me trouvai, un jour, à un espece de petit Concert de deux ou trois personnes; Concert qui n'étoit pointprémedité, et que l'occasion seule fit naître. Une jeune Demoiselle qui sçavoit passablement la Musique, mais qui manquoit absolument d'Oreille, chanta une Scene entiere, un grand demi-Ton trop haut, sans s'en apercevoir. Le Pere qui n'avoit pas plus d'Oreille que la [-9-] fille, mais qui en revanche avoit beaucoup de bonne opinion de son discernement, ne cessa de s'extasier tant que dura ce charivari, et je vis l'heure qu'il ne tint qu'à lui de se pâmer. Il ne lui manquoit plus pour la perfection de ce Concert, que d'y vouloir fourer une Trompette marine, comme en vouloit Monsieur Jourdain. (a)

Ce n'est pas qu'il ne se trouve quelquefois de certaines personnes qui sans avoir quasi d'Oreille, et sans sçavoir de Musique, jugent assez bien, [-10-] mais ce sont de ces naturels rares qu'aucune mauvaise impression n'a pû gâter.

Il y a de deux sortes d'Oreilles; une pour le Son, l'autre pour la Mesure ou le Mouvement.

L'Oreille pour le Son, est celle qui est blessée d'un faux Ton, qui fait connoître quand on chante ou qu'on touche faux. Celle-là est impossible à donner.

Celle pour le Mouvement fait chanter de Mesure, fait connoître quand on en est sorti, et enseigne l'éxacte précision de la valeur des Tems.

Il y a des gens qui ont l'une [-11-] au suprême degré et à qui l'autre manque entierement. J'ai connu des Musiciens qui avoient l'Oreille du Son si parfaite, qu'ils auroient discerné jusqu'à un demi Coma (a) de fausseté, et qui ne pouvoient danser un Menüet en cadence; et des Maîtres à danser qui ne s'appercevoient pas quand on chantoit faux.

J'ai dit qu'il étoit nécessaire aussi que l'on eût fait un peu de Musique, parce qu'il est besoin que le Sentiment s'apuie sur les Régles, et que ces Régles ont relation à des [-12-] connoissances qui deviennent essentielles. Il ne messied pas d'avoir un peu de Science; le bon Goût ne va guere sans cela.

En Musique comme dans les autres Arts, on doit se garder de cette erreur pernicieuse et si répanduë dans le monde, que l'esprit supplée à tout. Chaque Art a des preceptes que l'Esprit n'enseigne point et ne sçauroit enseigner. Une personne qui a envie de juger des ouvrages de nos Compositeurs, ne doit pas croire comme le Marquis de Mascarille (a) que les gens de qualité [-13-] sçavent tout sans avoir jamais rien apris. On doit aprendre la Musique au moins mediocrement, et ne pas s'imaginer qu'une Tierce et un Triton sont la même chose, à cause que ces mots ont du raport.

Quoi! s'écriera quelqu'un (ce ne sera pas vous, Madame, qui sçavez non-seulement la Musique, mais encore la Composition) quoi, disje, s'écriera quelqu'un, me voilà dans l'obligation d'aprendre à solfier! Si je n'apprends à déchiffrer un papier de Musique, je ne me connoîtrai point aux beautés d'un Air? C'est la plus petite chose [-14-] du monde. Si l'on ne sçait pas solfier, trois ou quatre mois suffisent. Si on l'a oublié, un mois d'exercice au plus, y remet aisément. Au pis aller, cela n'obligeroit qu'à étudier ce qu'on auroit autrefois éxecuté sur le champ.

Il est sur tout nécessaire de sçavoir promptement connoître le Ton majeur et le Ton mineur, y avoir l'Oreille bien rompuë, afin d'être d'abord sensible à la difference de l'un et de l'autre, et c'est pour cela qu'il n'y a rien de si dangereux que d'être commencé par de mechans Maîtres, soit à chanter, soit à joüer des Instrumens, [-15-] soit à danser: ils vous donnent un mauvais pli, de mauvais principes, ils vous gâtent la Voix, la main, la jambe, et (qui pis est) vous gâtent encore le Goût, loin de vous en donner. Il est rare qu'on en revienne.

Pour parvenir à ce bon Goût dont il est question, il faut s'accoûtumer à juger; à mettre en oeuvre les lumieres du sentiment naturel et celles qu'on a acquises, et à former un jugement sur la Musique qu'on entend.

J'ai pris garde à l'Opera et aux Concerts, que plusieurs personnes ne jugent point. Chacun tâche de lire dans les [-16-] yeux des autres, ce qu'il doit penser de ce qu'il vient d'entendre. Un souris de celle-ci, un branlement de tête de celui-là, souvent causés par hasard, ou par des circonstances étrangeres à la Musique, font aprouver ou désaprouver. Cela est d'un Auteur fameux, on aplaudit: ceci est d'un Musicien peu connu, on sifle. Un succès faussement annoncé, un bruit semé par la brigue, un mot dit par un étourdi, le caprice, la bonne ou mauvaise humeur, pousse à loüer ou à blâmer. Quelle pitié d'être en proye à de si pitoïables préjugés!

[-17-] Pour juger juste, on doit commencer par écarter ces foiblesses. On doit porter une âme dégagée et prête à recevoir les impressions de la Nature et du bon Sens, et ne pas demander, ai-je du plaisir?

Il faut se demander à soimême; cet Air m'a-t-il flatté l'oreille? m'a-t'il émû le coeur? ouy. Voilà la voix du Sentiment interieur qui aprouve. Reste à consulter les Régles et à épurer ce sentiment par leur décision.

Il y en a de grandes et de petites; les petites, sont celles de la Composition: comme les fautes de versification sont [-18-] condamnables dans les meilleurs Poëtes, les fautes de Composition le sont dans les meilleurs Musiciens; un Air où il s'en rencontre de grossieres, perd de son prix.

Voici les grandes. Une Musique doit être naturelle, expressive et harmonieuse. Premierement, naturelle ou plûtôt simple, car la simplicité est la premiere marque du naturel. En second lieu, expressive. En troisiéme lieu, harmonieuse. Ce sont ces trois grandes Régles dont on a à faire l'aplication aux Airs que le sentiment interieur a approuvés, et ce sont elles qui décident [-19-] en dernier ressort.

Mais, qu'apellez-vous en mots précis, naturel, simple, et cetera. Termes dont les connoisseurs font leur épée de chevet? J'apelle à la lettre, naturel, ce qui est composé de Tons qui s'offrent naturellement; ce qui n'est point composé de Tons bizares et extraordinaires. J'apelle simple, ce qui n'est point chargé plus qu'il ne faut d'agrémens. J'apelle expressif, un Air dont les Tons conviennent parfaitement aux Paroles, et une Symphonie qui exprime ce qu'elle veut exprimer. J'apelle harmonieux, melodieux, agreable, ce qui contente, [-20-] ce qui chatoüille les oreilles; d'où je concluë qu'une Musique plus prétintaillée qu'il ne faut, qu'une Musique qui n'a jamais un juste raport à ce qu'elle répresente, n'est point expressive; qu'une Musique qui n'est point suivie, qui affecte d'être inégale, cahotante, furieuse, n'est ni harmonieuse, ni melodieuse, ni agréable.

Il ne faut pas, au reste, confondre la belle simplicité, avec la pauvreté et l'ignorance.

Du tems du vieux Guedron (aujourd'hui le Patriarche des Musiciens) d'Orlande Lassus, [-21-] du jeune et du vieux Claudin, il est certain que notre Musique étoit pauvre. Nous n'avions aucune teinture de la bonne. Boësset fut le premier qui dans ses Airs tendres et bachiques, en donna quelque idée. Le Camus dans ses Airs gemissans, le suivit de trèsprès. Lambert qui vint ensuite, les surpassa tous deux. Il introduisit des Sons touchans, il aprit à soûtenir et battre la cadence, mit de l'expression, et enfin,

D'un Ton mis en sa place enseigna le pouvoir.

Mais avec un beau Naturel et de beaux Chants, outre la petitesse [-22-] de vouloir faire des doubles à tous ses Airs, il étoit si peu Musicien, que la plus grande partie de ses Basses feroient honte aujourd'hui à un Ecolier de composition de trois mois. D'ailleurs toute sa Musique se ressemble: elle est faite par tout sur le même moule,

Et malgré son Recüeil que Ballard vendit cher,

Phoebus a décidé qu'il n'avoit fait qu'un Air.

J'aimerois encore mieux trop de simplicité, que cette force excessive de Musique que qu'elquesuns affectent de mettre où il n'en est pas besoin. Il en est comme de la force des odeurs, qui blesse au lieu de [-23-] flatter. Nous ne pouvons souffrir un quart d'heure, une tubereuse à un coin de notre chambre, et nous portons, tout le jour, sur nous, des bouquets de jasmin et de violette.

On pourroit reprocher cet excès à plusieurs Compositeurs de par de-là les Monts, et il semble que ces Vers ayent été faits exprès pour eux.

(a) Dans la juste nature on ne les voit jamais;

La raison a pour eux des bornes trop petites;

En chaque caractere ils passent les limites,

Et la plus belle chose ils la gâtent souvent,

Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.

Ainsi malgré l'admiration aveugle [-24-] que quantité de gens ont pour eux; on peut s'écrier avec un grand connoisseur,

(a) Loin de nous ces Auteurs dont la fiere Italie

Etale vainement la sçavante folie:

Chez eux tout est extrême, et jamais le bon sens

Ne régle leurs desseins ou trop vifs ou trop lents.

Ces travers énormes persuadent parfaitement du prix et de la necessité du bon Goût.

J'ai ouy dire, que de toutes les qualités, la Vivacité est la plus triviale et la plus commode: l'Erudition la plus chere et la plus dangereuse; la Droiture de jugement la plus [-25-] solide et la plus utile, et le bon Goût, la plus rare et la plus exquise.

Il faut du Chant, du naturel, et sur tout de la justesse d'expression. Il faut que le genie joüe; qu'il fournisse, mais qu'il n'abandonne jamais le vrai: autrement, quelque fécond qu'on soit, on est siflé. Comme il est plus facile de parler beaucoup que de parler juste, de même est-il plus aisé de beaucoup travailler, que de bien travailler.

Il faut pourtant rendre justice à tout le monde. Disons que parmi les Musiciens d'Italie, il s'en trouve d'infiniment [-26-] aimables, et qui sçavent joindre à la science (qu'ils possedent en general à un plus haut degré que nous) le beau Chant et le naturel. Il y en a, entr'autres, qui ont des symphonies charmantes. Je suis toûjours au guet pour attraper de leur Musique; je la cherche avec empressement, je la dévore avec avidité.

Je fais de leurs beaux Airs mes plus cheres délices;

Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices.

Ce que je confesse hautement pour faire connoître que, bien loin de mépriser leur bonne Musique, je cours après le beau, de quelque part qu'il [-27-] vienne, et ne sçais rien de plus estimable que les bons Compositeurs d'Italie; par malheur, de ceux-ci il est encore grand cherté, pour me servir de l'expression de Montaigne. (a)

Pour revenir à notre propos, haïssons l'excès; faisons-nous une habitude et un mérite, d'avoir, sans quartier, du mépris et de l'aversion pour tout ce qui aura du trop. Haïssons jusqu'à une expression qui seroit du bon caractere, mais qui passeroit la mesure de force qui lui conviendroit.

[-28-] C'est un grand et difficile mérite à acquerir, que de n'outrer point la nature. Elle n'est pas si aisée à exprimer qu'on croit. Combien d'art pour y rentrer! combien de tems, de régles, d'attention, de travail pour chanter comme on parle!

Fuyons l'affectation en quelque art que ce soit; n'admirons point le Tasse (tout admirable qu'il est d'ailleurs) dans l'endroit où il parle des épées de deux Combattans.

Lampo nel fiammeggiar, nel rumor tuono,

Fulmini nel ferir le spade sono

C'est-à-dire, elles brillent [-29-] comme l'éclair, elles font du bruit comme le Tonnerre, et elles frapent comme la Foudre.

Lorsque votre sentiment interieur vous aura fait goûter un air qui sera conforme aux petites régles, verifiez, en l'éxaminant sur les trois grandes et sur la régle de la juste proportion, si votre coeur et vos sens ne se sont point trompés; après quoi, Madame, soyez en repos, soyez assurée que cet Air est vraïement estimable.

Voulez-vous un Air où les grandes Régles péchent? en voici un. Toute la veneration [-30-] que j'ai pour son illustre Auteur, ne sçauroit m'empêcher de le raporter. Cet Auteur a tant de choses divines, s'il m'est permis de parler ainsi, que sa reputation n'en souffrira pas. Cet air est du second Acte de Phaëton.

Que l'incertitude, et cetera.

Il flatte l'oreille, il est simple, agréable, naturel. Est-il expressif? Non. Libie se plaint de l'incertitude de son sort. Comment s'en plaint-elle? D'un Ton, d'un Mouvement gai. Cela vous montre que les plus grands hommes ne sont pas infaillibles.

[-31-] Au reste, quoiqu'on ne doive pas se laisser prévenir par la reputation des Compositeurs; cette réputation avantageuse ou désavantageuse, peut servir à donner quelque assurance à nos jugemens déja formés. On peut fort bien dire, mon coeur, mes oreilles, toutes les régles s'accordent à me persuader qu'un tel Air est charmant; il est de Lully, nouveau gage de la justesse de mon goût. Cet autre Air ne me flatte ni ne me touche, il n'a ni douceur ni expression. Il est de Ch.... j'en juge bien, il est méchant. Ainsi il est clair que la réputation des [-32-] Compositeurs, qui seroit un indice dangereux avant de juger, en est un excellent pour confirmer nos sentimens, après que nous avons jugé.

On connoît le bon ou mauvais goût à la maniere de loüer. Quand vous voudrez le faire avec discernement, évitez l'hyperbole autant que vous pourrez: elle ne fait jamais honneur à celui qu'on loüe; il y a des gens qui ne peuvent s'en passer, qui en sont pétris; toûjours excessifs,

ne gardant nulle moderation dans leurs loüanges. Que diriez-vous, Madame, d'un homme qui s'écrieroit avec [-33-] entousiasme, Il n'y a point dans le monde entier, d'esprit comparable à celui du divin F.... les ouvrages des autres près des siens, sont detestables. Tout ce qu'il fait est miraculeux; c'est le dernier effort du génie; l'esprit humain ne peut aller plus loin. Vous diriez sur le champ: phrases outrées, qui ne prouvent rien que l'ignorance de celui qui les dit.

Celui qui sentira le prix des choses, se contentera de dire simplement et naturellement: Monsieur de F.... a l'esprit fin et délicat, bon Poëte, grand Orateur, excellent Philosophe; il réüssit dans tous les genres. [-34-] Mais ce stile est trop uni pour les ignorans.

Il y auroit encore un moïen de confirmer notre goût, et même d'en acquerir; ce seroit de frequenter et d'écouter les habiles Musiciens de profession, et les Chanteurs distingués de l'Opera: ils relevent quelquefois des agrémens et des défauts à quoi on ne pensoit pas, et on gagne toûjours à faire causer les gens du métier, sur ce qui leur apartient. On prend ce qu'on veut de quantité de préceptes, d'idées, et d'observations qu'ils ont, et qu'on aplique souvent mieux qu'eux. Ils sçavent les [-35-] Chroniques de la Musique. On aprend d'eux cent circonstances de la vie des Composireurs, de la réüssite ou de la chute de leurs ouvrages, desquelles on ne laisse pas de tirer des inductions et de se former des maximes qui peuvent conduire, peu à peu, à une sureté de bon goût.

Il y a un inconvenient à les fréquenter, dit le vieillard

d'une Comedie. (a) Mauvaise compagnie que ces Musiciens de l'Opera! ils menent les gens au Cabaret, et il faut toûjours payer pour eux. Mais avec cet [-36-] inconvenient, leur commerce est assez agréable pour excuser l'empressement general qu'on a de les avoir; puis cela ne les regarde pas tous, et il en est plusieurs polis et honnêtes gens, autant qu'on puisse l'être, et qui meritent très-fort qu'on les aime. On se fortifie le goût dans leur conversation; on y aprend la science du détail des spectacles.

Mais, me demanderez-vous, n'y auroit-il point quelqu'autre maniere moins longue et moins penible pour juger d'une Musique? quelque maniere de juger d'un coup d'oeil et en abregé? Cherchez-moi [-37-] un secret de soulager ma paresse, ou plûtôt ma vivacité, qui reçoit à la verité, les principes que vous venez de parcourir, mais qui s'en embarrasse et qui s'en lasse. Ouy, Madame, je vous trouverai un secret de juger en abregé; cela ne sera pas si sûr, cependant cela sera d'ordinaire juste, plus facile et plus commode.

Vous ne voulez pas vous donner la peine de faire un jugement de raisonnement; faites un jugement de comparaison, à la maniere des Courtisans.

Il faut avoir bien dans la tête quelques morceaux de Musique [-38-] de chaque caractere, bons et mauvais, mais bons et mauvais d'un consentement unanime; en connoître toutes les beautés et tous les défauts, et comparer à ces modéles ce que vous entendrez. Vous estimerez ceux-ci suivant qu'ils ressembleront aux autres, (a) et l'idée de cette seule ressemblance, selon qu'elle vous frapera plus ou moins vivement, vous fera dire avec plus ou moins de force; j'aime cet Air, cette Symphonie ne me plaît pas. Le [-39-] connoisseur le plus habile ne doit point négliger de joindre aux jugemens de raisonnement, ces jugemens de comparaison dont il sortira une clarté très propre à affermir nos sentimens; et ce goût de comparaison dans une personne d'esprit, dans une personne du monde qui le sçaura faire valoir, pourra peut-être lui suffire. C'est une facilité flateuse pour la paresse, et une honnêtte ressource pour l'ignorance.

On loüera toute Symphonie qui aprochera de celle qui précede:

[-40-] (a) Qu'une injuste fierté, et cetera.

De la Symphonie de Logistille, et de la Passacaille d'Armide. On admirera tout Air triste qui imitera

(b) Bois épais redouble ton ombre, et cetera.

tout Air emporté qui tiendra de

(c) Irritons notre barbarie, et cetera.

et ainsi du reste. Le précepte n'est pas embarrassé, et l'aplication n'en sera pas fatiguante, puisque cela est à la portée des gens de la Cour, qui sont trop occupés de leurs plaisirs [-41-] et de leurs interêts, pour avoir le tems d'étudier et de rêver beaucoup, et qui jugent pourtant si finement.

L'usage de la Cour met dans l'esprit les meilleurs modéles: il regne là une tradition de bonnes choses qui n'est point alterée par de médiocres; ils ne font que comparer ce qu'on leur présente de nouveau, à ces modéles qu'ils ont présens, et aprouvent ou blâment, presqu'à coup sûr; et je crois qu'il y a souvent plus à profiter et plus à craindre auprès d'une femme de la Cour, qu'auprès du plus sçavant homme.

[-42-] Néanmoins, avant que d'être tout-à-fait ferme dans son jugement, il est bon d'entendre deux ou trois fois la Musique dont on juge; car on ne juge gueres sans temerité et sans peril, de celle qu'on n'a entenduë qu'une fois. Une Musique qui plaît encore plus la troisiéme fois que la premiere à un Auditeur qui n'est ni prévenu ni gâté, a droit de rendre son aprobation bien assurée.

Si vous persistez, aprè avoir joint tous les préceptes ci-dessus, à aimer une Musique que vous aurez aimée d'abord, quand toute la France [-43-] entiere la sifleroit, croyez-là bonne.

Le grand nombre, direzvous, doit être compté pour quelque chose; j'en demeure d'accord: aussi arrive-t-il rarement qu'un méchant ouvrage ait un succés general, mais il arrive tous les jours que la brigue décrie une bonne Piece: témoin Britannicus, le Grondeur; Venus et Adonis, et Iphigenie en Tauride.

La plus grande partie des Auteurs s'élevent contre tout ouvrage nouveau, et sur tout contre un homme qui commence à entrer en réputation. Ils ne se rendent qu'à l'extremité, [-44-] et après que tout le Public s'est déclaré: ils se raprochent alors de lui, et de ce jour-là seulement, il prend son rang d'homme de mérite.

Je crois donc qu'en cas qu'il arrive qu'un ouvrage que nous aurons estimé sur un jugement attentif, soit méprisé du peuple, il ne faut pas cesser de l'estimer; mais ayons pour le peuple, le respct de ne le pas contredire ouvertement: gardons nos sentimens en secret, et attendons qu'il se soit défait de son injuste prévention; il n'y manquera pas.

[-45-] Les bons ouvrages, dit le fameux Satirique, sont comme un morceau de bois qu'on enfonce dans l'eau avec la main, il demeure au fond tant qu'on l'y retient; mais la main venant à se lasser, il se releve et gagne le dessus.

Mais lorsqu'un ouvrage qui a tombé, demeure dans l'oubli dix, vingt, trente ans, alors il faut ceder sans difficulté: le Public redevient libre, dès que les cabales ont cessé, et rentre dans son premier droit de donner des décisions certaines.

Je renoncerois donc pour lors à mes sentimens particuliers [-46-] et me persuaderois de bonne foi que j'aurois mal apliqué mes principes et que je me serois trompé. Le tems est le maître des maîtres, le Juge souverain: il annulle ou confirme les sentences sans apel, parce qu'il verifie et épure les jugemens; plus les jugemens ont d'antiquité, plus ils ont de certitude. C'est le tems seul qui met le sceau à la réputation des ouvrages.

Présentement, jugeons des degrés de valeur des Airs. Il y a là dessus des préceptes. Premierement les manquemens contre les petites régles ne sont rien au prix des défauts contre [-47-] les grandes. En second lieu, le plaisir du coeur étant au dessus de celui des oreilles, une Musique qui peche contre les loix qui vont à toucher le coeur, peche davantage que celle qui ne manque qu'à celles qui visent à contenter les oreilles. Pardonnons à deux cadences semblables, trop voisines l'une de l'autre; à quelques fautes contre les régles de la composition, et ne pardonnons point à un chant froid, ou forcé ou sans expression, ni à une Musique trop chargée d'agrémens, et pleine de richesses hors de saison. Tout cela est en pure perte. Les belles choses [-48-] ne le sont plus, hors de leur place. La raison met les bienséances, et les bienséances mettent la perfection.

En troisiéme lieu, la plus belle Musique sans contredit, est celle qui est également admirée du peuple, des connoisseurs et des sçavans: ensuite j'estimerois plus ce qui est admiré generalement de tout le peuple.

Les sçavans sont des Maîtres de Musique, souvent entêtés de régles. Le peuple est le grand nombre qui ne s'est point élevé à des connoissances particulieres, et qui n'a pour guide que le sentiment [-49-] naturel. Les connoisseurs sont ceux qui ne sont ni tout-à-fait peuple, ni tout-à-fait sçavans; moitié l'un, moitié l'autre: tant soit peu moins sçavans que peuple; c'est-à-dire, donnant tant soit peu moins aux Régles qu'au sentiment naturel.

Tout bien consideré, je crois pourtant que nous n'avons gueres de lumieres de notre experience, pour fixer le degré de mérite de ce que nous entendons; et le bien fixer, est le dernier point du bon goût.

Connoître un Air qui est bon ou mauvais, habileté mediocre; [-50-] connoître précisément combien un Air est bon ou mauvais, et dire, celui-là est bon, mais celui-ci est encore meilleur; celui-là est mauvais, mais celui-ci est encore pire; finesse suprême de discernement. Elle ne sera que le fruit d'un long usage; et pour y arriver, il faut exercer le plus qu'il est possible, son exactitude et sa pénetration.

C'est pour cela qu'il faut s'accoûtumer à toûjours juger, à ne laisser passer aucun morceau de Musique, sans en former un jugement: à la fin notre jugement s'ouvrira.

[-51-] Je suis persuadé que quelque prétendu Erudit s'étonnera de me voir préferer l'approbation du peuple à celle des sçavans. Vous avez tort, me dira-t-il; étant Musicien de profession, vous êtes sans doute, ou vous devez être sçavant. Sçavant vous-même, lui répondrai-je du même ton que (a) Sganarelle répond, Medecin vous-même. Ne vous imaginez pas, Monsieur le Docteur, que je fasse plus de cas des Airs de Pont-neuf, que de toute autre Musique, parce qu'ils sont chantés generalement [-52-] par toute la populace. C'est ce que vous n'osez me dire; mais je vais vous répondre.

En matiere de Musique, on distingue deux genres de peuple; l'un qu'on apelle le dernier peuple, qui sont les Domestiques, les Garçons de boutique les Artisans, les Porteurs de chaise, et cetera qui écoutent les chansons du Pont neuf, et ne vont point à l'Opera: l'autre, un peuple d'honnêtes gens, une multitude distinguée, qui fréquente les Spectacles, mais qui n'y portant point de connoissance des Régles, est peuple à cet égard, [-53-] et c'est de ce peuple-ci que j'ai entendu parler.

Cependant, quand je dirois que je compte l'aprobation du menu peuple pour quelque chose, bien entendu pourtant, que ce ne seroit qu'à la suitte des suffrages de notre peuple d'honnêtes gens. Mais je soûtiendrai toûjours que ce qui emporte generalement l'admiration du peuple qui va à l'Opera, sans emporter celle des sçavans, est au dessus de ce qui emporte celle des sçavans, sans toucher ce peuple-ci.

Outre les raisons que j'en ai déja données, il y a encore [-54-] la jalousie de métier. Souvent cette seule jalousie suffit pour les porter à blâmer ce qui est bon, et à loüer ce qui est mauvais. Les sçavans, sur tout ceux qui ne sont que sçavans, ne se goûtent qu'à peine les uns les autres: conduite, expression, rien ne leur plaît. Ils substituënt à la place de ce qu'on montre, ce qu'ils auroient mis eux-mêmes en pareille occasion. Ils sont, dit l'Auteur des Caracteres, si pleins de leurs idées, qu'il n'y a plus de place pour celles des autres.

Le Peuple (j'entends celui des honnêtes gens) conduit [-55-] par la nature à laquelle il s'abandonne, s'entre-prêtant chacun ses lumieres, se redressant l'un-l'autre, et prononçant selon un sentiment commun et libre, est le grand Juge. Ce sont plus d'oreilles et plus d'yeux; la nature parle davantage et plus haut; la verité sort du milieu du Parterre, comme elle sortoit autrefois de la multitude d'Athênes.

Après lui, je mets les Connoisseurs, et je les mets avant les sçavans, parce qu'un Connoisseur est l'assemblage de ce qu'ont de bon les sçavans et le peuple.

[-56-] Enfin je place les sçavans les derniers, parce que leur entêtement de Science, les petitesses de leur attachement aux Regles, les rendent souvent sujets à des préventions fausses.

Quant aux demi-sçavans qu'un Poëte du premier ordre apelle

Quard de-sçavans, grands babillards.

ils sont les plus méprisables de tous les hommes.

Je reviens encore une fois aux Chansons du Pont-neuf, pour faire connoître que ce que j'en pense ne fait pas tout-à-fait tant de tort, qu'on pourroit [-57-] croire, au peu de Goût que je puis avoir.

Si ces Chansons, comme il s'en peut rencontrer quelquefois, sont bonnes, la bonté est toûjours estimable, quelque part qu'elle se rencontre.

Il faut distinguer pourtant les Airs qui sont nés sur le Pont-neuf, et ceux qui sont nés à l'Opera ou à la Cour. Les Airs de Pont-neuf mauvais, n'en deviennent pas meilleurs, pour passer dans la bouche de toute la canaille. On observera néanmoins que ceux qui se répandent universellement, ont quelque Harmonie ou [-58-] quelque vivacité; ceux qui sont absolument méchans, ne passent point le tour du Pont-neuf où ils ont commencé.

Pour les Airs des Opera, ou d'ailleurs, qui de la bouche des gens du monde passent dans celle de la populace, je soutiens que c'est une preuve sûre de bonté; et voici pourquoi: c'est qu'il a fallu que ces Airs qui ont plû aux honnêtes gens, ayent été chantés bien long-tems et bien universellement, pour avoir été apris par ceux qui les aprochent, qui les ont apris à d'autres, d'où à la fin ils se sont étendus aux Laquais [-59-] et aux Servantes. Il a fallu que leur extrême vogue n'ait sçu être empêchée par les sçavans; au lieu qu'un Air qui a commencé parmi la populace, et qui ne se répand que parmi la populace, n'a que l'aprobation de la populace, et le petit peuple de France fort different de celui d'Athênes, et qui ne va point aux Spectacles comme cet autre y alloit, n'a pas le sentiment assez pur, pour mériter que son suffrage soit compté quand il est seul: qu'on le compte pour quelque chose quand il viendra à la suite des autres, à la bonne heure, pour lors ce sera [-60-] une nouvelle preuve du dégré de beauté des ouvrages de Musique.

Enfin, pour se perfectionner le Goût, je crois qu'il faut écouter le raisonnement des sçavans, déferer aux sentimens des connoisseurs, et étudier les mouvemens du peuple.

Il reste encore une petite Régle. Comme avec tout ce que j'ai dit, nous ne serons pas si-tôt des juges sûrs; que nous pouvons nous tromper de tems en tems, nous nous ferons une habitude d'observer et d'éplucher nos méprises; nous éxaminerons quelquefois [-61-] nos jugemens avec autant de rigueur que les ouvrages d'autrui; nous remonterons jusqu'à la cause de notre méprise que nous trouverons; et cette cause, nous la remarquerons nettement. Plus nous l'aurons bien remarquée, moins nous serons sujets à y retomber. L'utilité de cette pratique mene au bon Goût bien droit et bien vîte.

Quant aux moyens de conserver le bon Goût, ils sont les mêmes que ceux de l'acquerir; ce sera la pratique assiduë des maximes ci-dessus, qui nous le conservera après l'avoir acquis.

[-62-] Ne nous relâchons, ne nous négligeons point: toûjours attentifs aux Régles que j'ai dites, notre discernement se conservera, s'augmentera, et deviendra perçant et inébranlable. Remettons-nous souvent nos méprises devant les yeux; occupons-nous-en attentivement; faisons-nous-en honte à nous-mêmes; considerons le ridicule que nous nous serions attiré, si elles avoient été connuës. La méditation n'est pas flateuse, mais ce sera son amertume qui nous la rendra utile.

Si vous me demandez, après cela, à quelle marque [-63-] vous pourrez connoître que vous possedez le bon Goût; je vous répondrai que votre demande est très-raisonnable. On doit être bien aise de pouvoir se flatter qu'on est parvenu à s'enraciner dans ce bon Goût si rare, puisque ce qu'il y a au monde de plus précieux, ce sont les Diamans et les Perles, après l'esprit de discernement, c'est-à-dire, le bon Goût. Cette douceur sera la récompense de nos soins, et c'est une douceur permise, pourvû qu'elle soit secrette, et qu'on ne la fasse pas éclatter par un air de suffisance et de présomption.

[-64-] Quand donc vous verrez vos jugemens quadrer a la réputation du Compositeur, se rencontrer avec ceux des Musiciens et des connoisseurs, et qu'ils seront confirmés par l'autorité du Public et du temps, dites que vous jugez bien.

La sûreté du Goût paroît encore par des marques particulieres. Par exemple, de discerner le prix d'un Air indépendamment du prix des Paroles. Il faut sentir le prix des Paroles, mais il ne faut pas qu'il nous impose.

Autre chose. Discerner la bonté ou le mauvais d'une [-65-] Musique, d'avec le bien ou le mal de l'execution. J'estimerois fort le Goût d'une personne qui me diroit sûrement: Cette Symphonie est belle, mais elle a été mal executée. Celle-ci a été bien executée, mais elle ne vaut rien. Cette distinction délicate ne se fait point sentir sans une finesse de discernement peu commune, et je croirois que ce seroit le Chef-d'oeuvre des Connoisseurs.

Je ne sçaurois trop le repeter; nourrissez-vous de bonnes choses, c'est-à-dire, à n'executer que de la Musique reconnuë bonne d'un consentement [-66-] general, comme de celle de Lully, de celle de nos bons Modernes, et des Airs choisis de plusieurs Compositeurs d'Italie, dont il en est grand nombre d'estimables, et principalement des Symphonies.

Que Lully sur tout, soit votre pain quotidien; admirez l'esprit qui brille dans ses Ouvrages; il se montre par tout; ses Chants ne vous disent-ils pas qu'il étoit capable de penser ce qu'il exprimoit? Quels Tons fins, vifs, délicats, et expressifs! C'est ce qui s'appelle retoucher la Peinture de la Poësie; c'est en renforcer [-67-] les couleurs. La pratique, l'application, et l'étude font les Ouvriers, mais il n'y a que l'esprit qui fasse les excellens Ouvriers.

On connoît toute l'étenduë d'esprit d'un Auteur, à bien peindre:

Car la Musique doit ainsi que la Peinture,

Retracer à nos sens le vrai de la Nature.

et c'est en quoi excelle cet homme admirable.

(a) Dans les bornes du vrai, sans cesse different,

Son récitatif plaît, attendrit, ou surprend:

Sacrifices, Tombeaux, Enchantemens, Orages,

Tout nous trace chez lui de fidéles Images.

[-68-] J'avoûë qu'il n'a pas été jusqu'à faire de ces choses surnaturelles qu'on attribuë aux Anciens. Vous n'ignorez pas, sans doute, ce qu'on dit des effets surprenans de l'ancienne Musique. Que le Ton Lydien calmoit un Frénetique, et que le Phrygien animoit à tel point le courage qu'il donnoit de la valeur aux plus timides.

Plutarque raporte (a) qu'Antigenidas joüant sur sa Flute un Air de mouvement devant Alexandre, échaussa tellement le courage guerrier [-69-] de ce Prince, qu'il quitta la table pour courir aux Armes. Que Terpandre (a) avec sa Lire, apaisa une Sédition dans Lacedemone. D'autres ont dit qu'on guerissoit les malades en joüant d'un Instrument sur la partie affligée.

L'Ecriture, il est vrai, nous aprend que David (b) avec sa Harpe, chassa la noire mélancolie dont Saül étoit tourmenté: mais il y a grande difference entre la malade de l'esprit et les maux quii affligent le corps; et d'ailleurs, qui doute que Dieu, quand il [-70-] lui plaît, ne puisse faire un Miracle?

Quant aux autres faits, veritables ou non, je crois qu'il seroit toûjours très-avantageux aux hommes, de se proposer un Point de perfection au de-là-même de leur portée: ils ne se mettroient jamais en chemin, s'ils croïoient n'arriver qu'où ils arriveront effectivement.

Toutes les Sciences ont leur chimere, après quoi elles courent sans la pouvoir attraper; mais elles attrapent en chemin des connoissances fort solides. La Chymie a sa Pierre Philosophale: la Geometrie, [-71-] sa quadrature du Cercle: l'Astronomie, ses Longitudes, les Mécaniques, leur Mouvement perpetuel. Il est impossible de trouver tout cela, mais fort utile de le chercher.

De même, quoiqu'on ne soit pas encore bien convaincu des effets surnaturels qu'on dit que faisoit jadis la Musique, je pense qu'il est très-utile de travailler à y parvenir; cela met au moins en état d'en approcher. C'est ce qu'à fait Lully; sa Musique remuë puissamment le coeur, et plaît toûjours, quoiqu'on l'entende depuis fort long-temps [-72-] C'est le caractere des choses excellentes, de ne perdre rien de leur prix à force d'être écoutées, et de plaire par le degré de perfection qu'elles ont, si elles ne plaisent plus par la nouveauté.

On peut dire, à propos de lui, qu'il y a des Ouvriers, ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'Art qu'ils professent. Ils lui rendent avec avantage, par le genie et par l'invention, ce qu'ils tiennent de lui et de ses Principes. Ils sortent de l'Art pour l'ennoblir, s'écartent des Régles, si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime.

[-73-] Les esprits communs, au contraire, demeurent dans l'étenduë de leur Sphere; vont jusqu'à un certain point qui fait les bornes de leur capacité et de leurs lumieres. Ils ne vont pas plus loin, parce qu'ils ne voyent rien au delà.

Je ne sçaurois souffrir qu'un esprit de travers

Qui, rassemblant des Sons pense faire des Airs,

Se donne à composer, une peine inutile.

Tels Ouvriers travaillent (a) selon le talent qu'ils en ont reçû du Seigneur. Cependant rien n'est perdu; leur Musique s'imprime et qui plus est, se débite.

[-74-] O tems! O moeurs! qui pourra le comprendre!

Ils trouvent gens pour la vanter,

Un Imbecille pour la vendre,

Et des Sots pour l'executer.

Que ceux qui aiment leurs Ouvrages puissent haïr ceux de Lully; je ne leur souhaite pas une autre punition.

Je finis, Madame, en récapitulant tout ce que j'ai déja dit. S'accoûtumer à juger en écoutant le sentiment naturel, et en l'affermissant par les petites et grandes Régles: prendre garde, après avoir jugé, à la réputation des Compositeurs: n'asseoir tout-à-fait ses jugemens, qu'à la troisiéme ou [-75-] quatriéme fois qu'on aura entendu les choses: joindre le Jugement de Comparaison à celui de Raisonnement: étudier à l'Opera les Mouvemens des Spectateurs, et laisser confirmer les jugemens du Public et les siens, par les Arrêts du Tems.

Je ne doute point que je n'aye obmis bien des choses sur ce petit Essai. Je suis persuadé qu'il en reste encore quantité d'excellentes à dire sur ce Sujet. Je souhaite de tout mon coeur, qu'un plus habile et plus éclairé que moi, augmente et perfectionne l'Ouvrage. Bien loin [-76-] d'en être jaloux, je serai le premier à tâcher d'en profiter.

FIN.

[-77-] APPROBATION.

J'AY lû par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, cet Essai sur le Bon Goût en Musique; et n'y ai rien trouvé qui en doive empêcher l'impression. Fait à Paris ce 2. Decembre 1731. Signé, Fontenelle.

PRIVILEGE DU ROY.

LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France et de Navarre: A nos amez et feaux Conseillers les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand Conseil, Prevôt de Paris, Baillifs, Senechaux, leurs Lieutenans Civils, et autres nos Justiciers qu'il appartiendra, Salut. Notre bien amé Pierre Prault, Libraire-Imprimeur à Paris, Nous ayant fait supplier de lui accorder nos Lettres de Permission pour l'impression d'un Manuscrit qui a pour Titre, Essai sur le Bon Goût en Musique, [-78-] par le Sieur Grandval; offrant pour cet effet de le faire imprimer en bon papier et beaux caracteres, suivant la feüille imprimée et attachée pour modele sous le Contre-scel des Presentes. Nous lui avons permis et permettons par ces Presentes de faire imprimer ledit Livre cy-dessus specifié, conjointement ou separément, et autant de fois que bon lui semblera, et de le vendre, faire vendre et débiter par tout notre Royaume pendant le tems de trois années consecutives, à compter du jour de la datte desdites Presentes; Faisons défenses à tous Libraires, Imprimeurs, et autres personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient, d'en introduire d'impression étrangere dans aucun lieu de notre obéïssance; à la charge que ces Presentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, dans trois mois de la datte d'icelles; que l'impression dudit Livre sera faite dans notre Royaume, et non ailleurs; et que l'Impetrant se conformera en tout aux Reglemens de la Librairie, et notamment [-79-] à celui du 10 Avril 1725; et qu'avant que de l'exposer en vente, le Manuscrit ou Imprimé qui aura servi de copie à l'Impression dudit Livre, sera remis dans le même état où l'Approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher et Féal Chevalier Garde des Sceaux de France, le Sieur Chauvelin, et qu'il en sera ensuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliotheque publique, un dans celle de notre Château du Louvre et un dans celle de notre très-cher et feal Chevalier, Garde des Sceaux de France le Sieur Chauvelin, le tout à peine de nullité des Presentes; du contenu desquelles vous mandons et enjoignons de faire joüir l'Exposant ou ses ayans cause pleinement et paisiblement, sans souffrir qu'il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons qu'à la copie desdites Presentes, qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Livre, foi soit ajoûtée comme à l'Original; Commandons au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l'execution d'icelles, tous Actes requis et necessaires, sans demander autre [-80-] permission, et nonobstant Clameur de Haro, Charte Normande et Lettres à ce contraires: Car tel est nore plaisir Donné à Versailles le douziéme jour du mois d'Avril, l'an de grace mil sept cens trente-deux; et de notre Regne le dix-septiéme. Par le Roy en son Conseil. Signé, SAINSON.

Registré sur le Registre VIII. de la Chambre Royale des Libraires et Imprimeurs de Paris, Numero 341. Folio 328. conformément aux anciens Reglemens, confirmés par celui du 28. Fevrier 1723. A Paris le 14. Avril 1732.

Signé, P. A. LeMercier, Syndicat.

Le Vice Puni, ou Cartouche, Poëme, du même Auteur, se vend dans la même Boutique.

[Footnotes]

(a) [cf. p.9] Bourgeois Gentilhomme. Acte 2. scene 1.

(a) [cf. p.11] Coma est la neuviesme partie d'un Ton.

(a) [cf. p.12] Precieuses ridicules, Scene 8.

(a) [cf. p.23] Tartufe Acte 1. Scene 5.

(a) [cf. p.24] Poëme sur la Musique.

(a) [cf. p.27] Essais. livre 3. chapitre 13.

(a) [cf. p.35] La Serenade. Scene 5.

(a) [cf. p.38] Je n'entends pas la ressemblance servile du Chant, mais celle de la tournure et du caractere.

(a) [cf. p.40] Galatée, Acte 2. Scene 2.

(b) [cf. p.40] Amadis. Acte 2. Scene 4.

(c) [cf. p.40] Amadis. Acte 2. Scene 2

(a) [cf. p.51] Medecin malgré lui. Acte 1. Scene 6.

(a) [cf. p.67] Poëme sur la Musique.

(a) [cf. p.68] Traité de la fortune d'Alexandre.

(a) [cf. p.69] Plutarque Traité de la Musique.

(b) [cf. p.69] Rois. livre 1. chapitre 6.

(a) [cf. p.73] Roman Comique. Tome 1.


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