TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Rameau, Jean-Philippe
Title: Observations sur notre instinct pour la musique, et sur son principe
Source: Observations sur notre instinct pour la musique, et sur son principe; Où les moyens de reconnoître l'un par l'autre, conduisent à pouvoir se rendre raison avec certitude des différens effets de cet Art (Paris: Prault fils, 1754; reprint ed. in Jean-Philippe Rameau [1683-1764] Complete Theoretical Writings, Miscellanea, vol. 3 [n.p.: American Institute of Musicology, 1968]), i-xvi, 1-125.
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[-j-] OBSERVATIONS SUR NOTRE INSTINCT POUR LA MUSIQUE, ET SUR SON PRINCIPE;

Où les moyens de reconnoître l'un par l'autre, conduisent à pouvoir se rendre raison avec certitude des différens effets de cet Art.

Par Monsieur RAMEAU.

A PARIS,

Chez Prault Fils, Quai de Conti, à la Charité.

Lambray, rue de la Comédie Françoise, au Parnasse.

Duchesne, rue Saint Jacques, au Temple du Goût.

M. D CC. LIV.

Avec privilege et approbation.

[-iii-] PRÉFACE.

Pour joüir pleinement des effets de la Musique, il faut être dans un pur abandon de soi-même, et pour en juger, c'est au Principe par lequel on est affecté qu'il faut s'en rapporter. Ce Principe est la Nature même, c'est d'elle que nous tenons ce sentiment qui nous meut dans toutes nos Opérations musicales, elle nous en a fait un don qu'on peut appeller Instinct: consultons-la [-iv-] donc dans nos jugemens, voyons comment elle nous développe ses mystéres avant que de prononcer: et s'il se trouve encore des hommes assez pleins d'eux-mêmes pour oser en décider de leur propre autorité, il y a lieu d'espérer qu'il ne s'en trouvera plus d'assez foibles pour les écouter.

Un esprit préoccupé, en entendant de la Musique, n'est jamais dans une situation assez libre pour en juger. Si dans son opinion, par éxemple, il attache la beauté essentielle de cet Art aux passages du [-v-] grave à l'aigu, du doux au fort, du vif au lent, moyens dont on se sert pour varier les bruits, il jugera de tout d'après cette prévention, sans réflèchir sur la foiblesse de ces moyens, sur le peu de mérite qu'il y a à les employer, et sans s'appercevoir qu'ils sont étrangers à l'Harmonie, qui est l'unique baze de la Musique, et le principe de ses plus grands effets.

Qu'une ame vraiment sensible juge bien différemment! Si elle n'est pénétrée par la force de l'expression, par ces peintures vives dont l'Harmonie est [-vj-] seule capable, elle n'est point absolument satisfaite: non qu'elle ne sçache se prêter à tout ce qui peut l'amuser; mais du moins n'apprécie-t'elle les choses qu'à proportion des effets qu'elle en éprouve.

C'est à l'Harmonie seulement qu'il appartient de remuer les passions, la Mélodie ne tire sa force que de cette source, dont elle émane directement: et quant aux différences du grave à l'aigu, et cetera qui ne sont que des modifications superficielles de la Mélodie, elles n'y ajoûtent pour lors [-vij-] presque rien, comme on le démontre dans le cours de l'Ouvrage par des exemples frappans, où le principe se vérifie par notre Instinct, et cet Instinct par son principe, c'est-à-dire, où la cause se vérifie par l'effet qu'on éprouve, et cet effet par sa cause.

Si l'imitation des bruits et des mouvemens n'est pas aussi fréquemment employée dans notre Musique que dans l'Italienne, c'est que l'objet dominant de la nôtre est le sentiment, qui n'a point de mouvemens determinés, et qui par conséquent [-viij-] ne peut être asservi par tout à une mesure réguliére, sans perdre de cette vérité qui en fait le charme. L'expression du Physique est dans la mesure et le mouvement, celle du Pathétique, au contraire, est dans l'Harmonie et les inflèxions: ce qu'il faut bien peser avant que de décider sur ce qui doit emporter la balance.

Le genre Comique n'ayant presque jamais le sentiment pour objet, il est par conséquent le seul qui soit constamment susceptible de ces mouvemens cadencés dont on fait [-ix-] honneur à la Musique Italienne, sans s'appercevoir cependant que nos Musiciens les ont assez heureusement employés dans le petit nombre d'Essais que la délicatesse du goût François leur a permis de risquer: Essais où l'on a prouvé, en se joüant, combien il nous étoit facile d'exceller dans ce genre. (a) [(a) Les Troqueurs représentés aux Foires dernieres de Saint Laurent et de Saint Germain, et la Coquette Trompée représentée à Fontainebleau en 1753. in marg.]

On peut regarder ce petit Ouvrage comme le résultat de tous ceux que j'ai donnés sur [-x-] le meme sujet: et j'espére qu'on voudra bien me passer, en ce cas, quelques répétitions nécessaires à l'intelligence de ce qui s'y trouve lié de nouveau. Si je me suis un peu étendu sur certains articles qui n'intéresseront peut-être pas également tous les Lecteurs, quelques Auteurs, du moins, pourront y reconnoître en quoi ils ont pû se tromper.

Pendant que je travaillois à cet Ouvrage, où je n'avois d'abord en vuë que notre Instinct pour la Musique et son Principe, il a paru plusieurs [-xj-] Ecrits sur la Théorie de l'Art, (b) [(b) Peut-être que les Auteurs de ces Ecrits me sçauront bon gré de ne les point nommer. in marg.] auxquels j'ai cru ne pouvoir mieux répondre qu'en profitant de mes premieres idées pour mettre chacun en état, non-seulement de juger par soi-même, mais de pouvoir se rendre raison des différens effets de l'Harmonie, sans qu'il en coute beaucoup à l'esprit ni à la mémoire.

Il ne s'agit effectivement, pour parvenir à des connoissances qui ont pû paroître jusqu'à présent comme presque impénétrables, que de s'attacher [-xij-] uniquement aux produits du Corps sonore, produits qui se distinguent en deux genres, genres qui se reconnoissent par le rang qu'occupent ces mêmes produits dans l'ordre de la génération, rang qui, de son côté, se reconnoît par deux termes de l'Art très-significatifs d'ailleurs, sçavoir la Dominante, Quinte au dessus, et la Soudominante, Quinte au dessous: l'une indiquant que la Voix doit s'élever, l'autre qu'elle doit s'abaisser: l'une étant toujours secondée d'un nouveau Diéze ou Béquare, l'autre d'un nouveau Bémol, [-xiij-] l'une ayant généralement la force, la joye en partage, l'autre la foiblesse, la douceur, la tendresse, la tristesse: l'une et l'autre, enfin, nous servant le plus souvent d'interprétes dans nos expressions, lors, par exemple, que nous citons le Diéze, le Béquare en signe de force, de vigueur, et que nous élevons la Voix en pareil cas, et lorsque nous la baissons et citons le Bémol en signe de molesse, de foiblesse: si bien que le tout considéré avec un peu de réflèxion se réduit à la plus grande simplicité.

Les Exemples contenus dans [-xiv-] mes Observations confirment la vérité des préceptes que je donne pour arriver à la connoissance des causes, et vont jusqu'à justifier le goût de la Nation sur les Ouvrages de Musique auxquels elle a accordé son suffrage.

Pour donner à ces préceptes toute la force nécessaire, il m'a fallu prouver l'Instinct par son Principe, et ce Principe par le même Instinct: ils sont, l'un et l'autre, l'ouvrage de la Nature: ne l'abandonnons donc plus, cette mere des Sciences et des Arts, éxaminons-la bien, et tâchons [-xv-] désormais de ne plus nous laisconduire que par elle.

Le Principe dont il s'agit, est non-seulement celui de tous les Arts de goût, comme le confirme déja un Traité du Beau essentiel dans les Arts, appliqué principalement à l'Architecture, (c) [(c) Par Monsieur Briseux. in marg.] il l'est encore de toutes les Sciences soumises au calcul: ce qu'on ne peut nier, sans nier en même tems que ces Sciences ne soient fondées sur les proportions et progressions, dont la Nature nous fait part dans le Phénoméne du Corps sonore, avec des circonstances [-xvj-] si marquées, qu'il est impossible de se refuser à l'évidence: et comment le nier! puisque point de proportions, point de Géométrie.

Toute Hypothèse, tout Systême arbitraire doit disparoître auprès d'un pareil Principe, on ne doit pas même se flater d'en découvrir jamais un aussi lumineux: si l'on y trouve déja le germe de tous les Elémens de Géométrie, de toutes les régles de la Musique et de l'Architecture, que n'en peut-on pas attendre en le sondant plus scrupuleusement encore qu'on ne l'a fait?

[-1-] OBSERVATIONS SUR NOTRE INSTINCT POUR LA MUSIQUE, ET SUR SON PRINCIPE.

LA Musique nous est naturelle, nous ne devons qu'au pur Instinct le sentiment agréable qu'elle nous fait éprouver: ce même instinct agit en nous à l'occasion de plusieurs autres objets qui peuvent bien avoir quelques rapports avec la Musique, c'est pourquoi il ne [-2-] doit pas être indifférent aux personnes qui cultivent les sciences et les arts, de connoître le principe d'un pareil Instinct.

Ce principe est maintenant connu: il existe, comme on ne peut l'ignorer, dans l'Harmonie qui résulte de la Résonance de tout Corps sonore, tel qu'un Son de notre voix, d'une corde, d'un tuyau, d'une cloche, et cetera et pour s'en convaincre encore davantage, il ne faut que s'éxaminer soi-même dans tous les pas qu'on fait en Musique.

Par exemple, l'homme sans expérience en Musique, de même que le plus expérimenté, prend ordinairement dans le milieu de [-3-] sa voix le premier Son qu'il entonne, dès qu'il chante de fantaisie, et monte toujours ensuite, quoique l'étendue de sa voix soit presque égale au dessous comme au dessus de ce premier Son: ce qui est absolument conforme à la résonance du Corps sonore, dont tous les Sons qui en émanent sont au-dessus de celui de sa totalité, qu'on croit entendre seul.

D'un autre côté, pour peu d'expérience qu'on ait, on ne manque guères, lorsqu'on veut préluder de soi-même, d'entonner de suite, toujours en montant, l'accord parfait composé de l'harmonie du Corps sonore, dont le genre, qui est Majeur, est toujours préféré [-4-] au Mineur, à-moins que celui-ci ne soit suggéré par quelques réminiscences.

Si l'on entonne ordinairement la Tierce la premiere dans l'accord parfait, en montant, quoique le Corps sonore ne la donne qu'à la double Octave qui est la dix-septiéme, et cela au-dessus de l'Octave de la Quinte qui est sa douziéme; c'est que nous réduisons naturellement tous les intervalles à leurs moindres degrés, parce que l'oreille les apprécie plus promptement, et que la voix y arrive plus aisément; (a) [(a) Voyez ma Réponse à Monsieur Euler sur l'identité des Octaves, page 13. in marg.] mais il n'en sera pas de même d'un homme sans expérience, [-5-] qui n'aura jamais entendu de Musique, ou qui ne l'aura point écoutée; car il y a différence entre entendre et écouter. Si cet homme entonne un Son un peu grave, bien net et bien distinct, et qu'il laisse aller ensuite sa voix avec promptitude, sans être préoccupé d'aucun objet, pas même de l'intervalle qu'il voudra franchir, l'opération devant être purement machinale, il entonnera certainement la Quinte la premiére, préférablement à tout autre intervalle; selon l'expérience que nous en avons faite plus d'une fois. (b) [(b) Le Révérend Père Castel a parlé de cette expérience dans le Journal de Trévoux. in marg.]

[-6-] On sçait assez que la Quinte est la plus parfaite de toutes les consonances: la suite de ces Observations ne servira qu'à le confirmer.

Les moindres degrés naturels, appellés Diatoniques, ceux, en un mot, de la game ut ré mi fa, et cetera ne sont suggérés qu'à la faveur des consonances auxquelles ils passent, et qu'ils forment en se succédant; de sorte que ces consonances se présenteront toujours les premiéres à toute personne sans expérience. Au reste, dès qu'on voudra suivre l'ordre de ces moindres degrés, sans le secours d'aucune réminiscence, on montera toujours d'un ton, et l'on [-7-] descendra d'un demi-ton, surtout dès qu'on voudra retourner incontinent après au premier Son d'où l'on sera parti: par exemple, si l'on appelle ut ce premier Son qui représente un Corps sonore, sa Quinte sol, (c) [(c) On dit Quinte au lieu de douziéme, et Tierce au lieu de dix-septiéme à cause de leur identité ou aequisonance, qu'occasionne l'Octave. in marg.] qui résonne avec lui, s'emparera sur le champ de l'oreille, et voulant passer d'ut à son degré le plus voisin, ce sol se présentera pour lors comme nouveau Corps sonore avec toute son harmonie, qui consiste dans sa Tierce majeure si et dans sa Quinte ré, de sorte qu'on sera forcé par là de monter d'un ton d'ut à ré, et de descendre d'un demi-ton d'ut à si.

[-8-] D'un autre côté, après le ton en montant, on sera naturellement porté à en entonner un autre: le demi-ton ne s'y présentera que par réminiscence, parce que les deux tons forment la Tierce majeure qui résonne dans le Corps sonore, au lieu que le ton et demi ne forme qu'une Tierce mineure qui n'y résonne point; mais aussi, après ces deux tons, on se sentira forcé d'en entonner un demi, pour passer à la Quarte, le troisieme ton qui s'y refuse pour lors, donnant une dissonance: et c'est pour cette raison qu'on a toujours dit, parce qu'on l'a senti, que trois tons de suite n'étoient pas naturels: après ce dernier demi-ton encore, [-9-] jamais il ne s'en présentera un autre; le ton prévaudra dans toutes les oreilles pour arriver à la consonance de la Quinte.

Tel est l'empire des consonances sur l'oreille, qui n'est pour lors préoccupée que des degrés qui les forment, ou qui y conduisent; ces consonances n'étant d'ailleurs que le produit de la résonance du Corps sonore: ce qu'il faut bien remarquer, puisqu'on n'en peut inférer autre chose, sinon que le principe démontré est l'organe de toutes ces facultés qu'on vient de reconnoître nous être naturelles.

Il y a plus; et pour peu qu'on ait d'expérience, on trouve de [-10-] soi-même la Basse fondamentale de tous les repos d'un chant, selon l'explication donnée dans notre nouveau Systême, et cetera page 54; ce qui prouve encore bien l'empire du principe dans tous ses produits, puisqu'en ce cas-ci la marche de ces produits rappelle à l'oreille celle du principe qui l'a déterminée, et suggérée par conséquent au Compositeur.

Cette derniere expérience, où le seul Instinct agit, de même que dans les précédentes, prouve bien que la mélodie n'a d'autre principe que l'harmonie rendue par le Corps sonore: principe dont l'oreille est tellement préoccupée, sans qu'on y pense, qu'elle [-11-] suffit seule pour nous faire trouver sur le champ le fond d'harmonie dont cette mélodie dépend: ce qui arrive non-seulement à l'Auteur qui l'a imaginée, mais encore à toute personne d'une médiocre expérience: aussi trouvet'on quantité de Musiciens capables d'accompagner d'oreille un chant qu'ils entendent pour la premiere fois.

Quel est d'ailleurs le moteur de ces beaux préludes, de ces caprices heureux, aussi-tôt exécutés qu'imaginés, principalement sur l'Orgue? Envain les doigts y seroient exercés sur tous les chants possibles, et en état d'obéir dans le moment à l'imagination [-12-] guidée par l'oreille, si le guide de celle-ci n'étoit pas des plus simples.

Ce guide de l'oreille, n'est autre, en effet, que l'harmonie d'un premier Corps sonore, dont elle n'est pas plutôt frappée, qu'elle préssent tout ce qui peut suivre cette harmonie, et y ramener: et ce tout consiste simplement dans la Quinte pour les moins expérimentés, et dans la Tierce encore lorsque l'expérience a fait de plus grands progrès. (d)

[-13-] Mais n'allons pas si loin, et remarquons toujours que pour peu d'expérience qu'on ait, on ne manque jamais de suivre d'abord l'ordre du Mode annoncé par la premiere harmonie, et que le premier nouveau Mode où l'on passe ensuite, est généralement celui de cette même Quinte dont nous recevons le sentiment du ton en montant, et celui du demiton en descendant, selon ce qui en a déja été dit: Quinte sur laquelle est fondée toute la mélodie qu'on peut tirer avec justesse des Instrumens naturels, tels que la Trompette et le Cor-de-Chasse, [-14-] et qu'on a donnée aux Tymbales pour servir de Basse à cette mélodie: (e) [(e) La Quarte, que forment entre elles les deux caisses, est une Quinte renversée. in marg.] et de quelle Basse encore? de Basse fondamentale, sans qu'on en ait eu le dessein, puisqu'elle n'est connue que de nos jours.

Ces Instrumens naturels sont eux-mêmes des Corps sonores, qui n'ont de juste, dans toute leur étendue, que ce qui appartient à leur harmonie, et à celle de leur Quinte: de sorte qu'en confirmant l'Instinct qui nous porte généralement du côté de cette Quinte ou de son harmonie, cet Instinct confirme, à son tour, le principe qui le guide.

[-15-] Une pareille conduite de notre part, conduite purement machinale, devroit bien faire ouvrir les yeux sur le principe qui en est le seul et unique moteur: et les personnes qui cultivent d'autres Sciences devroient bien éxaminer aussi la conduite qu'elles y tiennent: elles y reconnoîtroient, sans doute, ce même principe, du moins dans les proportions sur lesquelles elles fondent presque toutes leurs opérations. Aimeroit-on mieux les devoir au hazard, ces proportions, plutôt qu'à un phénomène où la Nature les a toutes englobées, avec des circonstances qui peuvent bien s'étendre sur d'autres objets que sur la Musique?

[-16-] Au lieu de consulter la Nature sur la Musique, l'esprit Philosophique s'y est tourné dès les premiers tems, du côté de la Géométrie, pour suivre en cela Pytagore, sans éxaminer auparavant si cet Auteur étoit bien ou mal fondé: on le fait parler, on le fait agir, comme on croit qu'il a pû le faire: on imagine avec lui, ou après lui, des hypothèses pour faire quadrer les rapports qu'il a donnés aux Sons, avec les différens ordres que l'expérience suggére: chacun dit ce qu'il en pense; et tous s'y trompent également.

Quel est le Philosophe, quel est l'homme, qui avec un peu de sens commun, ne reconnoîtra pas [-17-] devoir à la Nature, à son pur Instinct, ce sentiment agréable qu'il éprouve en entendant certains rapports de Sons? Et quel est celui qui pour lors ne profitera pas des moyens qu'il pourra découvrir dans cette Mere des Sciences et des Arts, pour opérer en conséquence? Mais point du tout; on veut que Pytagore, après avoir reconnu l'Octave composée de deux intervalles inégaux, qui sont la Quinte et la Quarte, dont le Ton majeur fait la différence, ait de sa propre autorité ajouté ce ton à lui-même, pour en former la Tierce majeure: cela est-il conséquent, et peut-on supposer une pareille [-18-] erreur à un si grand Homme? Quoi! il trouve dans la Nature un intervalle composé de deux inégaux, et l'on veut que de lui-même il en ait composé un autre de deux égaux? On s'est certainement trompé sur son compte, en ce cas et dans tous les tems. Il est bien plus probable que cet Auteur fertile en progressions, comme on en peut juger par ce qui nous reste de lui, ayant reconnu le rapport de la Quinte ou double Quinte dite douziéme, entre 1 et 3, aura formé une progression triple de ce premier rapport, et l'aura poussée jusqu'à sa douziéme puissance, comme le confirment [-19-] tous les intervalles donnés pour être de son systême, (f) [(f) On peut confronter le systême de Pytagore avec la progression triple de ma Démonstration, Exemple A; tout y est absolument conforme. in marg.] et nommément son coma formé de la comparaison de l'unité avec cette douziéme puissance: coma dont la source a été ignorée de tout tems, même des sectateurs de Pytagore, puisqu'on n'en a jamais parlé que sous le titre de Coma de Pytagore, sans autre explication.

Dès qu'on ne consultera pas l'oreille, on sera toujours séduit par le produit d'une progression triple, où se trouvent tous les intervalles nécessaires en Musique, à l'exception de l'Enharmonique, [-20-] dont l'usage n'a été connu que de nos jours, quoique les Anciens en ayent parlé, mais fort confusément: or il y a tout lieu de croire que Pytagore n'a pas plus consulté l'oreille sur les intervalles donnés par sa progression, que tous les Auteurs qui ont adopté son systême, puisqu'il n'y a de juste dans cette progression que le Ton majeur et les Quintes, dont se forment des Quartes par renversement, tout le reste y étant faux, sans qu'il s'y trouve de Tons mineurs: et de-là vient que la Tierce majeure y est composée de deux Tons majeurs. (g) [(g) On doit juger par cet exposé que l'autorité de Pytagore, non plus que celle de tous les Anciens, ne peut guères avoir de poids en Musique. in marg.]

[-21-] L'oreille, en Musique, n'obéit qu'à la Nature, elle ne tient nul compte de la mesure ni du compas, le seul Instinct la conduit. Nos Modernes ont donc eû tort de conclure, sur la fausseté du systême de Pytagore, que les Anciens ne pratiquoient pas l'harmonie: nous avons, nous-même, donné dans cette erreur par trop de confiance en ceux qui nous avoient prévenus sur cet article; et sans les chimères qu'on débite chaque jour sur la Musique, une réflèxion si juste et si simple nous auroit peut-être encore échappé. L'oreille, en Musique, n'obéit qu'à la Nature, nous le répétons encore, et tous les faux systêmes qu'on a [-22-] débités jusqu'à ce jour, les faux rapports qui se trouvent, même, dans le systême parfait, (h) [(h) Démonstration, et cetera page 54. jusqu'à 59. in marg.] n'ont pas empêché nos Musiciens de chanter juste, et de porter leur Art à un très-haut degré de perfection.

Ce systême de Pytagore, malgré toutes ses imperfections, n'a pas laissé que de subsister pendant un assez grand nombre de siécles, et cela jusq'à Ptolémée, si je ne me trompe, qui a enfin découvert le Ton mineur, pour en former une Tierce majeure juste avec le Majeur.

Zarlino part de-là, imagine en conséquence une division harmonique, [-23-] à l'aide de laquelle il trouve les justes rapports du systême parfait; (i) [(i) Il ne s'agit ici que des systêmes Diatoniques qui président seuls dans toute la Musique en général. in marg.] mais bientôt après il s'égare: il ne sçait pas d'où vient que dans ce systême il se rencontre des consonances sous de faux rapports, (k) [(k) Démonstration, et cetera page 54. jusqu'à 59. in marg.] nous croyons même qu'il évite d'en parler; ce qui a été cause que plusieurs, après lui, ont crû devoir changer l'ordre des Tons, sans prendre garde que le défaut qu'ils vouloient éviter revenoit ailleurs.

Tous les Musiciens, tant en pratique qu'en théorie n'ont fait [-24-] que copier cet Auteur jusqu'à ces derniers jours.

Avant les systêmes dont on vient de parler, il y en avoit un primitif, appellé Tétracorde, parce qu'il n'étoit composé que de quatre cordes ou sons, dans cet ordre, si ut ré mi, ce n'étoit, à proprement parler, qu'un demi-systême, puisqu'il falloit l'ajoûter à lui-même, pour en former un complet; mais aussi, par cette raison-là même, il étoit suffisant, et l'idée en étoit très-heureuse.

Sans nous mettre en peine de l'Auteur de ce Tétracorde, voyons ce qui a pû l'y conduire, et commençons par éxaminer de quels rapports de Sons a pû être frappé [-25-] d'abord, le premier homme qui y a été sensible.

Pour qu'un rapport de Sons puisse attirer l'attention, la premiere fois qu'on en est frappé, il faut du moins qu'il soit agréable, sinon il en est de celui-là, comme de tout autre, dans le discours, où l'on n'y est sensible qu'autant qu'il donne plus de force et plus d'énergie à ce qu'on veut peindre; mais quant aux Sons en particulier, jamais ils ne distrairont des idées dont on est préoccupé, s'il n'en résulte une sensation assez agréable pour engager à y fixer l'attention. Il s'agit ici d'un sentiment involontaire, que le hazard produit, et qui ne [-26-] peut être dû qu'à ce hazard la premiere fois qu'on l'éprouve.

Nous laissons à juger, à présent que le moteur de toutes nos sensations en Musique est connu, laquelle des deux, de la consonance ou de la dissonance, est capable de nous prévenir en faveur de son rapport; attendu, ce qu'il faut bien remarquer, que tous les rapports de Sons, dans le discours, ne sont pas simplement dissonans, ils y sont même inappréciables à l'oreille.

Les degrés du Tétracorde sont tous dissonans dans leur ordre successif de l'un à l'autre, de sorte qu'en entendant de suite si ut, ut ré, ou ré mi, cela n'a rien d'assez [-27-] agréable pour nous fixer: de les entendre ensemble, ce seroit encore pire: au lieu qu'en entendant ensemble, ou de suite, ut mi, et sur-tout ut sol, on n'en peut être que très-agréablement affecté.

Ce ne peut donc être que par le sentiment de la consonance, que le rapport des Sons a pû attirer l'attention pour la premiere fois; d'autant plus que le principe qui nous meut, ne fait entendre que des consonances, et cette raison seule pouvoit suffire, sans en alléguer d'autres.

Si cela est, et l'on n'en peut guères douter, il faut que l'Auteur du Tétracorde en question, ait été frappé du rapport de quelques [-28-] consonances, avant que d'imaginer ceux dont il a composé ce Tétracorde; mais bien plus, jamais l'Instinct ne se prêtera au demi-ton, pour premier degré d'un ordre diatonique en montant: chacun peut en faire l'épreuve, et ce n'est point à l'habitude qu'il faut imputer le contraire, c'est à l'impression seule d'un premier Son donné, qu'il faut s'en rapporter: l'habitude ne commande point à l'Instinct: c'est au contraire sur l'Instinct que se forme l'habitude: aussi tout homme sans expérience, comme avec de l'expérience, commencera toujours un ordre diatonique en montant, par le ton d'ut à ré; et s'il continue de monter, [-29-] il chantera de lui-même ce Tétracorde, ut ré mi fa, conséquemment à toutes nos remarques précédentes qu'on peut relire, supposé qu'on les ait oubliées.

Si donc le Tétracorde des Anciens n'a pû être inspiré dans l'ordre où il se trouve, et si la connoissance de quelques antécédens a été nécessaire pour arriver à cet ordre, il y a tout lieu de présumer que son Auteur l'a tiré du même principe sur lequel nous l'avons établi. (l) [(l) Démonstration, et cetera page 46. Exemple B. in marg.]

Mais pourquoi cet Auteur, dira-t-on, n'auroit-il exposé que le produit, sans en déclarer le principe? On pourroit dire de [-30-] même: pourquoi Pytagore n'a-t-il exposé que les rapports des Sons, sans déclarer la source où il les a puisés? Le mystère régnoit assez volontiers parmi les Anciens, et ceux-là pouvoient avoir leurs vues. Quoi qu'il en soit, on sera toujours surpris, que parmi tant de grands Hommes qui ont écrit sur la Musique, aucun n'ait porté ses réflèxions jusques-là, pas même depuis que le phénoméne en question est connu.

Le Mathématicien s'excusera peut-être sur ce qu'il étoit privé du secours de l'oreille, pour pouvoir tirer quelques avantages d'un pareil phénoméne: il ne peut disconvenir du moins, qu'il n'y ait [-31-] dû reconnoître le germe des proportions et progressions, dont l'objet ne peut lui être indifférent.

Quand le Père Pardies, dit, à l'occasion de la progression Harmonique, où la proportion se trouve confondue: Tout ce que l'on a dit jusqu'a présent de cette progression, n'est pas de grand usage; et je ne veux pas m'engager a dire ici des choses extraordinaires, il faut apparemment qu'on en eût déja dit des choses qui lui eussent paru extraordinaires; mais bien souvent elles ne nous paroissent telles que parce que nous ne les concevons pas; et quant à l'usage de la proportion harmonique [-32-] d'où naît sa progression, il peut se faire qu'on ne l'ait pas encore bien examinée.

Il s'agit d'un Corps sonore, lequel n'est pas plutôt mis en mouvement, qu'il se divise dans toutes ses parties aliquotes; (m) [(m) Les parties aliquotes sont le demi 1/2, le tiers 1/3, le quart 1/4, le cinquiéme 1/5, et cetera on les appelle aussi sou-multiples. in marg.] il en fait même résonner les plus grandes; sçavoir, son tiers 1/3 qui est sa douziéme, ou double Quinte, et son cinquiéme 1/5 qui est sa dix-septiéme majeure, ou triple Tierce majeure; (n) [(n) Ce double et ce triple naissent des Octaves qui se rencontrent entre deux Sons comparés ensemble. in marg.] de sorte que ce Son qui paroît unique, est cependant triple de sa nature, et doit si bien l'être, pour [-33-] que l'oreille puisse l'apprécier, que si le corps est assez grand pour que son 1/7 y résonne aussi fortement que son 1/3 et son 1/5, dès lors ce n'est plus qu'un Son confus et inappréciable: il en est de même lorsque le corps est si petit que son 1/3 ne puisse plus résonner: ainsi le trop grand corps qui donne un Son trop grave, et le trop petit qui en donne un trop aigu, passent également la portée de l'organe; (o) [(o) Génération Harmonique, page 16. in marg.] mais ce qui confirme bien davantage encore la réunion de ces trois Sons en un seul, c'est cette expérience proposée dans notre Génération Harmonique, [-34-] (p) [(p) Ibidem, page 13. in marg.] où l'on voit que les Sons du 1/3 et du 1/5 constituent tellement celui du corps total, que quelques soient les dissonances qui se rencontrent entre les harmoniques (q) de différens Sons fondamentaux, entendus ensemble; on ne distingue que ces seuls fondamentaux, comme s'ils y étoient seuls et uniques: ce qui

doit paroître d'autant plus extraordinaire, c'est le terme du Père Pardies, que l'expérience se fait avec des tuyaux, dont la résonance est [-35-] bien plus forte que celle des parties aliquotes rélativement au fondamental.

Le Corps sonore ne se borne pas à la génération de ses soumultiples, il engendre encore un pareil nombre de ses multiples (r) en même rapport avec lui à l'inverse, en les faisant frémir, d'où naît la proportion arithmétique 1. 3. 5. étant à remarquer qu'au-delà du quintuple, les corps donnent déja des Sons trop graves, et que celui qui les met en mouvement, n'a plus assez de [-36-] puissance pour en rendre le frémissement sensible à l'oeil. En un mot, il en est de ces multiples comme des soumultiples, ce qu'on peut voir d'un côté, et entendre de l'autre au-delà du quintuple et du cinquiéme, se perd à la vue comme à l'oreille, il n'y a plus rien de distinct ni d'appréciable.

Non-seulement les multiples frémissent, mais ils se divisent encore dans tous les unissons du corps qui les met en mouvement; ce qui ne leur arrive qu'à la faveur de la proportion dans laquelle ils se trouvent: donc cette proportion y donne la loi, et doit nécessairement concourir à quelque chose de nouveau.

[-37-] S'ils se divisent, ces multiples, ce n'est que pour se réunir tous dans le sein de celui qui les appelle à son secours en les faisant frémir, et pour indiquer par-là qu'ils se reposent entierement sur lui de tout le fruit qu'on peut tirer de la proportion par le moyen de laquelle il les rappelle à la mémoire. Voyez l'article du Mode mineur dans la Démonstration, et cetera page 62.

Ces deux proportions, l'harmonique et l'arithmétique, forment chacune une espece de groupe harmonique, auquel on ajoute autant d'Octaves que l'on veut, et qui, à la faveur de cette addition, peut se combiner de toutes [-38-] les façons possibles. Il en suit d'ailleurs deux progressions, l'une descendante, où le générateur se divise en une infinité de parties sans cesser d'exister en entier; l'autre ascendante où le générateur se multiplie à l'infini: (s) de sorte qu'en ne formant qu'une seule progression des deux, on n'y trouve ni commencement ni fin.

Au reste toutes les proportions se manifestent dans le Corps sonore au premier moment qu'il résonne, [-39-] on y entend l'Harmonique, on y sous-entend la Géométrique dans les Octaves 1. 2. 4, et l'on y voit celle de l'Arithmétique dans le frémissement des multiples.

L'Harmonie est donnée par la résonance du Corps sonore, et s'il ne manque plus que d'en trouver la succession, nous voyons qu'elle se présente tout naturellement dans les progressions qui se forment d'elles-mêmes entre les soumultiples d'un côté, et les multiples de l'autre, où il ne s'agit seulement que de regarder comme Corps sonores tous les Sons que nous choisirons pour cet effet: ce qui ne peut s'entendre autrement.

[-40-] On choisit donc, pour cet effet, le premier Son qui se présente après celui de la totalité du Corps sonore, et qui se trouve être justement sa Quinte, laissant à part son Octave qui ne sait que le représenter: et de la succession alternative de ces deux Corps sonores, naît entre leurs Sons harmoniques, ce même Tétracorde des Grecs, si ut ré mi, dont nous cherchions, il n'y a qu'un moment, où ces Grecs pouvoient en avoir trouvé la source, (t) [(t) Page 29. in marg.] et dont l'ordre se présente presque entierement dans la nécessité où l'Instinct nous met de monter d'un ton, et de descendre d'un demi-ton après [-41-] un premier Son donné: (u) [(u) Page 6. et 7. in marg.] et si l'on y fait bien réflèxion, l'on verra que ce ne peut être qu'à la faveur de cette succession alternative de deux Corps sonores à la Quinte l'un de l'autre, que naît en nous le sentiment de cette différence entre les degrés que nous parcourons.

Remarquons de nouveau que le premier Son de ce Tétracorde est harmonique de la Quinte, et que toute Quinte ne peut être suggérée que par son générateur; donc il n'est pas en nous de pouvoir l'imaginer, cette Quinte, sans être frappés auparavant de ce qui la produit.

[-42-] Dès que ce Tétracorde est donné, on sent que le même ordre peut être continué toujours en montant, et pour obtenir du principe ce que demande en ce cas l'oreille, il suffit de se rappeller que ce principe s'est également procuré une Quinte au dessous, comme au dessus, l'une par le frémissement de ses multiples, l'autre par la résonance de ses sou-multiples: de sorte qu'en formant un nouveau Corps sonore de cette Quinte au dessous, (x) [(x) On rend compte dans la suite de la nécessité de cette résonance. in marg.] on aura un nouveau Tétracorde pareil au premier, mais dans d'autres degrés de la voix, sous les noms de mi [-43-] fa sol la, ce qui donne tous les moindres degrés naturels contenus dans l'étendue de l'Octave du premier générateur appellé ut, ainsi si ut ré mi fa sol la.

On ne sçauroit trop réflèchir sur ces dernieres remarques, où il ne s'agit que de mettre dans tout leur jour les conséquences que fournit le principe dans l'ordre de ses produits, pour en tirer des lumiéres convaincantes sur tout ce que nous avons avancé jusqu'à présent.

Si l'on voit d'abord dans la résonance des Corps sonores, d'où nous vient le sentiment naturel de l'Harmonie, on verra de même par les Sons communs à l'Harmonie [-44-] des différens Sons fondamentaux qui se succedent immédiatement, d'où nous vient celui de sa succession, appellée Mélodie dans chaque partie en particulier: en voici l'explication.

Quand ut résonne, sa Quinte sol résonne avec lui: donc ce sol nous est présent en entendant ut, et dans le moment que l'oreille s'y fixe, son Harmonie s'y trouve naturellement sous-entendue: de sorte que tout nous invite pour lors de passer d'ut à sol, ou à l'un de ses Sons harmoniques: le retour de ce sol à ut est tout simple; donc nous pressentons la Quinte au dessous comme au dessus: d'où il suit qu'en entendant ut, nous [-45-] pouvons également pressentir le fa dont il est Quinte: il y a de chaque côté un Son commun, qui est la Quinte au dessus ou au dessous; et c'est par de pareils ressorts que l'oreille est guidée d'un Son à l'autre.

Le pressentiment d'un Son fondamendal entraînant celui de son Harmonie, il en suit naturellement en nous la liberté du choix entre tous les Sons harmoniques qui se succedent pour lors; et c'est de ce choix dicté par le bon goût que se forme la plus agréable Mélodie.

Comme ce n'est qu'à la faveur de la proportion Arithmétique, formée par la totalité des multiples, [-46-] que ces multiples frémissent et se divisent, cette totalité doit au moins être supposée: et si de la même proportion naît une Harmonie presque aussi agréable, pour ne pas dire, aussi agréable que celle de la proportion harmonique, non seulement la totalité doit y être supposée, mais encore sa résonance doit être sous-entenduë.

Ne voit-on pas, d'ailleurs, que le principe n'appelle ses multiples à son secours que pour se frayer une route de ce côté-là, de même qu'il se la fraye du côté de ses sou-multiples. Lui interdirons-nous cette route de notre propre autorité, lorsque de tous côtés il [-47-] se place au centre, d'où il ne peut partir qu'en passant d'un côté ou de l'autre.

[Rameau, Observations, 47; text: Exemple. Proportion Harmonique. Proportion Arithmétique. 1/5, Tierce au dessus. 1/3, Quinte au dessus. 1, Principe. 3, Quinte au dessous. 5, Tierce au dessous.] [RAMOBS 01GF]

Ce qui se reconnoît dans cet éxemple est une suite des deux générations, où l'on voit encore qu'elles ne peuvent se communiquer sans l'entremise du principe qui s'y tient au centre.(y) [(y) Demonstration, et cetera page 46. jusqu'à 52. in marg.] Il fait plus, ce principe, et pour fixer leur succession dans des bornes proportionnées à celles de nos sens, il y prend à part ses deux [-48-] Quintes, avec lesquelles il forme cette proportion, triple, 1/3 1. 3, ou 1. 3. 9. en nombres entiers, proportion, dite, Géométrique, d'où naît l'ordre le plus parfait et le plus agréable en même tems entre les Sons, celui qu'on appelle Diatonique, connu sous le titre de Game, et dont se compose ce que nous appellons Mode. (z)

[-49-] Cette proportion est la base presque générale de toute la Musique: car chacun des Sons n'y pouvant plus paroître que comme Corps sonore, ou fondamental, il s'ensuit que chacun d'eux peut avoir sur ses Quintes le même droit que s'y est acquis le premier Corps sonore, principe et générateur: de sorte que la même proportion subsistant entre ces nouveaux Corps sonores et leurs [-50-] Quintes, il en naîtra des Modes pareils au premier: ce qui, cependant, ne passe pas les bornes données; c'est-à-dire, que le droit du générateur ne passe pas au-delà de ses deux Quintes dans tout ce qui doit se rapporter à lui, et conséquemment dans tout ce qui peut nous plaire relativement à la premiére impression reçue de ce générateur, impression sur laquelle seule l'oreille se guide; ce qui constitue trois Modes pareils, appellés Majeurs, auxquels s'en joignent trois autres appellés Mineurs, où les Quintes s'approprient encore le droit, que s'acquiert le générateur, de former un nouveau [-51-] Mode de ce genre dans ses multiples. (a) [(a) Article du Mode mineur dans la Démonstration, et cetera page 62. in marg.]

Ce nouveau Mode prend le titre du genre de la Tierce mineure que le principe y forme, pour s'y conserver le droit qu'il s'est acquis jusques-là, d'ordonner des différens effets qui résultent de l'Harmonie, et de sa succession; car toute la différence entre le Mode majeur, qu'il a d'abord engendré, et celui-ci, ne consiste que dans la Tierce.

Pour que ce principe forme la Tierce mineure, il est forcé de se choisir un son fondamental qu'il charge de toute la conduite du [-52-] nouveau Mode, fondé néanmoins sur le majeur qu'il a d'abord engendré; ce qui lie ces deux Modes d'un rapport très-intime: et de-là suit une succession fondamentale par Tierces. (b) [(b) Démonstration, et cetera pages 79 et 81. in marg.]

Toutes ces découvertes conduisent à des Observations d'autant plus nécessaires que la suite roule absolument là-dessus.

S'il s'agissoit ici de comparaisons, n'attribueroit-on pas naturellement à la joye cette foule de descendans qu'offrent les soumultiples, dont la résonance indique l'existence? C'est-là justement aussi que prennent leur source la Tierce majeure, le Mode [-53-] majeur, le Diéze, le Chant dont la force redouble en montant, et la Dominante, Quinte au dessus. Et par une raison toute opposée, n'attribueroit-on pas aux regrets, aux pleurs, et cetera ces multiples dont le morne silence n'est réveillé que par des divisions à l'unisson du Corps qui les fait frémir, pour marquer que c'est à lui de les représenter? Eh bien, c'est de ce côté-ci, pour lors, que prennent leur source la Tierce mineure, le Mode mineur, le Bémol, le chant qui s'amolit en descendant, la Soudominante Quinte au dessous, et qui plus est, le Chromatique et l'Enharmonique dont il sera bientôt question.

[-54-] On n'y a peut-être pas encore bien pensé, et cependant on donne tous les jours dans ce sens, lorsqu'on cite le Diéze, ou le Béquare en signe de force, de joye, lorsqu'on éleve la voix dans les mêmes cas, dans la colere, et cetera et lorsqu'on cite le Bémol en signe de molesse, de foiblesse, et cetera lors enfin qu'on rabaisse la voix dans les mêmes cas. Chacun s'apperçoit encore à peu-près de ces différences, pour peu d'expérience qu'on ait en Musique, lorsque le Mode majeur, et le Mode mineur se succédent sur une même Tonique.

Mais pour juger par soi-même du sentiment que ces deux différens côtés, celui de la Dominante [-55-] et celui de la Soudominante, peuvent inspirer, nous avons jetté les yeux sur une Parenthèse de Lulli, qui nous a conduit à des Observations dont les Compositeurs, même, pourront tirer quelques fruits.

Lorsqu'Armide dit: le Vainqueur de Renaud .... et que par réflèxion elle ajoûte: Si quelqu'un le peut être! la Musique semble lui faire prononcer cette réflèxion avec une espèce d'humiliation, de mortification, comme si dans le moment la crainte de ne pouvoir triompher de ce Héros lui venoit à l'esprit, conséquemment aux neuf premiers Vers de son début, dont les deux derniers sont:

Non je ne puis manquer, sans un dépit extrême,

La conquête d'un coeur si superbe et si grand.

[-56-] En effet, une pareille conquête est une grande victoire pour une Coquette: de sorte qu'Armide peut fort bien se comprendre dans le nombre, en se disant en elle-même: Puis-je me flater, moi-même, d'en être le Vainqueur? Tel est sans doute le sens qui a guidé Lulli; car si l'on vouloit qu'Armide n'eût prétendu qu'exalter simplement la gloire de son Héros, sans se rappeller en même tems la crainte de n'en pouvoir triompher, Lulli n'auroit pas manqué de nous le faire sentir par un autre fonds d'Harmonie. Voyez l'Exemple A. (c) [(c) Les termes de Tonique, Dominante, et Soudominante ne s'employent que pour la Basse; on dit Tierce, Quarte, Quinte, et cetera quand il s'agit de comparer les parties entr'elles. in marg.]

[Rameau, Observations, 56; text: Exemple A. Côté de la sous Dominante en descendant: Celui de Lulli. Le vainqueur de Renaud, Si quelqu'un le peut être. Sera digne de moi. ou, Ton de Sol. Bemol. Ton d'Ut, Idem en montant. Côté de la dominante en descendant. Ton de Re. Dieze. 2, 3, 6, 7, 9, 4] [RAMOBS 01GF]

[-57-] Il faut d'abord chanter cette Musique dans le mouvement qu'exigent les paroles, sans les y joindre, et sans s'y occuper d'aucun autre sentiment que de celui que la Mélodie peut y faire naître d'elle-même, en y remarquant le côté pour lequel on se sentira plus de penchant à la molesse où à la fierté: et pour lors, toute prévention à part, le nouveau Bémol qui se trouve du côté de la soudominante, soit en descendant, soit en montant, fera incliner naturellement pour la molesse: au lieu que le nouveau Diéze, donné par le fonds d'Harmonie du côté de [-58-] la Dominante, obligera d'animer le Chant, et le rendra susceptible de toute la fierté dont on voudra l'accompagner.

Dès qu'on veut éprouver l'effet d'un Chant, il faut toujours le soutenir de toute l'Harmonie dont il dérive; c'est dans cette Harmonie même que réside la cause de l'effet, nullement dans la Mélodie, qui n'en est que le produit: vérité qui va se reconnoître dans un moment au sujet du Chromatique: il faut, de plus, chanter ce qui le précéde, ce Chant, parce que c'est l'impression reçue du Mode par lequel on débute, qui occasionne le sentiment qu'on éprouve du Mode qui le suit.

[-59-] Trois moyens concourent pour lors à la différence des expressions, le côté de Lulli descend, passe à la soudominante, et à un nouveau Bémol, et tient à l'idée que j'y ai supposée: l'autre au contraire monte, passe à la Dominante et à un nouveau Diéze dans le fonds d'Harmonie: Diéze qui est expressément noté au dessus de la Basse. Il est vrai qu'on monte et descend de chaque côté; mais on en va trouver la raison dans le moment.

Deux de ces moyens n'en font qu'un, sçavoir, la Dominante avec le Diéze d'un côté, et la Soudominante avec le Bémol de l'autre: ce sont d'ailleurs les seuls dont [-60-] dépende la principale expression en fait de sentimens et de passions: l'autre moyen, sçavoir, la différence du haut et du bas, n'y est qu'accessoire, il la fortifie seulement, cette expression, mais il n'y peut rien par lui-même; pour preuve de cela; c'est que le côté de la Soudominante produira un effet presque égal, soit en montant, soit en descendant, de même que celui de la Dominante: on sentira toujours, d'un côté, cette espèce d'humiliation que nous y avons supposée, et de l'autre cette fierté qu'on peut y désirer: qui plus est, le côté de la Dominante en descendant tient toujours de la fierté, et ne donne aucun [-61-] sentiment de molesse comme celui de la Soudominante en montant, où le nouveau Bémol oblige de ramolir le Chant malgré qu'on en ait; à moins qu'on ne veuille s'y donner la torture pour en tirer une expression contraire au sentiment que ce Bémol fait naître, comme cela arrive quelquefois à des personnes, qui prévenues en faveur d'une certaine expression, veulent la faire quadrer, à quelque prix que ce soit, avec un Chant qui y est tout opposé: et c'est à quoi il faut bien prendre garde.

Souvent on croit tenir de la Musique, ce qui n'est dû qu'aux Paroles, ou à l'expression qu'on [-62-] veut leur prêter, on tâche de s'y soumettre par des inflèxions forcées, et ce n'est pas-là le moyen d'en pouvoir juger: il faut, au contraire, se laisser entraîner par le sentiment qu'elle inspire, cette Musique, sans y penser, sans penser en un mot, et pour lors ce sentiment deviendra l'organe de notre jugement. Quant à la raison, elle est à présent entre les mains de tout le monde, nous venons de la tirer du propre sein de la Nature; (d) [(d) Pages 52. 53. et 54. in marg.] nous avons prouvé, même, que l'Instinct nous la rappelle à tout moment, et dans nos actions, et dans nos discours. Or, dès que la raison et le sentiment [-63-] seront d'accord, il n'y aura plus moyen d'en appeller.

La Modulation, fixée d'abord dans les deux Quintes (e) [(e) Il y a Quinte et Tierce au dessous comme au dessus. in marg.] du générateur, ne se borne pas-là: et pour en étendre les limites, ce générateur s'est encore réservé ses deux Tierces majeures, dont il forme, avec lui, une proportion quintuple, dans cet ordre pris en nombres entiers, 1. 5. 25, où 5. le réprésente au centre, place qu'il occupe de tous côtés: de sorte que des produits de son Harmonie et de celle de l'un des extrêmes, n'importe lequel, 1 ou 25, naît le demi-ton [-64-] mineur, dit Chromatique: et des produits de l'Harmonie de ces deux extrêmes 1. 25, naît un quart de ton, dit Enharmonique, absolument inappréciable. Ce qui confirme bien la supériorité de la Quinte, selon nos premieres remarques, puisqu'elle est l'unique source du vrai naturel, du vrai beau, de ce qui peut seul nous fournir une Musique suffisamment agréable: nous en appellons, pour la preuve, aux Operas de Lulli, (f) et même à la Musique Italienne [-65-] de son tems, qui n'étoit guères plus variée que la sienne: et pour en juger avec équité, il faut se transporter dans ces tems-là. Au reste, comme on ne peut jamais interrompre l'ordre Diatonique que par un seul intervalle Chromatique ou Enharmonique, qui sert pour lors au passage d'un Mode à un autre, dont le rapport est plus ou moins éloigné, et comme ce passage est généralement pratiquable à la faveur du Diatonique, excepté celui qui dépend de l'Enharmonique, qui n'a encore eû lieu dans les Opéras François, que dans un Monologue de Dardanus; on en doit nécessairement conclure que [-66-] quelque avantage qu'on puisse tirer de ces derniers intervalles, toute Musique peut plaire sans leur secours: et cette réflèxion doit toujours être présente à l'esprit pour ne pas s'en laisser imposer par de grands mots qui ne signifient rien.

Ne dit-on pas tous les jours, les uns pour blâmer, les autres pour louer: c'est une Musique Chromatique; quoique souvent il n'y en soit du tout point question: d'un autre côté, on ne soupçonne pas ce Chromatique dans une Musique où il abonde, parce qu'on ne se l'est encore représenté que dans l'intervalle, lorsque cet intervalle n'est que l'accident causé [-67-] par les produits d'une succession fondamentale, d'où naît le sentiment qu'on en éprouve: éxaminez, pour cet effet, le Rondeau du Monologue Tristes apprêts, et cetera dans l'Opera de Castor et Pollux: le sentiment d'une douleur morne, et du lugubre qui y règnent, tient tout du Chromatique fourni par la succession fondamentale, pendant qu'il ne se trouve pas un seul intervalle de ce genre dans toutes les parties: (g) sentiment qui n'est pas le même dans le Choeur d'auparavant, où les [-68-] intervalles Chromatiques, qui abondent en descendant, peignent pour lors des pleurs et des gémissemens causés par de vifs regrets.

Nous citons ce Chromatique, principalement pour faire connoître, que si le sentiment qu'on en éprouve tient toujours de la tristesse, quelquefois de la molesse, de la tendresse, c'est qu'il prend sa source aussi-bien que l'Enharmonique dans le Mode mineur, (h) [(h) Démonstration, et cetera pages 28. et 92. in marg.] côté des multiples comme nous l'avons déja annoncé: nouveau surcroît de preuves en faveur de la résonance de la totalité des Corps, d'où naît la proportion Arithmétique, sur laquelle [-69-] ce Mode est fondé, et d'où naissent aussi la Tierce mineure, la Soudominante et les Bémols, ce qu'on ne sçauroit trop répéter: mais nous gagnerons peut-être plus par des éxemples que par des raisons, et cela va justement nous fournir l'occasion de rendre à Lulli la justice qui lui est duë, et qu'on a voulu lui ravir par une Critique d'autant plus mal fondée, qu'elle est généralement contradictoire aux Principes que l'Auteur, lui-même, avoit posés dans l'Encylopédie: voyons donc de quoi il s'agit:

Enfin il est en ma puissance. (i) [(i) Page 81. de la Lettre sur la Musique Françoise de Monsieur Rousseau. in marg.]

[-70-] Voilà un Tril et qui pis est, un repos absolu dès le premier Vers.

Le Tril (k) [(k) Tril, ce terme convient mieux que celui de Cadence dont nous nous servons improprement en pareil cas. in marg.] fait beauté dans notre Musique, sur-tout dans le cas présent, où il ajoûte de la force au mot puissance, sur lequel porte tout le sens du Vers: et si plusieurs en abusent, c'est à tort qu'on s'en prend à la chose.

Armide s'applaudit ici d'avoir Renaud en sa puissance, et pour y exprimer son triomphe, rien n'est mieux imaginé que le Tril qu'elle y employe: Tril justement semblable à celui des Trompettes dans les Chants de Victoire. Exemple B.

[Rameau, Observations, 70; text: Exemple B. Chant de triomphe. Enfin il est en ma puissance, Ce fatal ennemi, Ce superbe vainqueur. Ton mineur de Mi. Ton majeur de Sol. Les notes de Basse, qui ne sont point de Lulli, ne changent rien au fond. 3, 5, 6, 7] [RAMOBS 02GF]

[-71-] Pour ce qui est du repos absolu, il n'y en a pas l'ombre en Musique selon les principes, même, que l'Auteur en a donnés. (l)

[-72-] Monsieur Rousseau ne peut ignorer que tant qu'un Chant roule sur la même Harmonie, la variété des Sons qu'on y employe ne sert qu'à l'agrément de la Mélodie, et que quant au fonds cette variété ne représente jamais qu'un même Son, comme on le voit dans la Basse de l'Exemple B: or comment a-t'il pû imaginer qu'il y eût repos, bien plus, repos absolu sur puissance, lorsque non-seulement la même Tonique, sa même Harmonie subsiste dans tout le Vers, mais encore jusqu'à l'hémistiche du deuxiéme? Que deviennent [-73-] les principes posés à ce sujet dans l'Encyclopédie?

Un repos forcé pour reprendre haleine, effectivement forcé pour détacher le premier ce, par où finit puissance, du ce qui commence le Vers suivant, comme tout Comédien y sera également forcé, un repos de cette nature, dis-je, peut-il être taxé de ce nom en Musique, et qui pis est, de repos absolu? Le Tril a-t'il ce caractère par lui-même, lorsqu'au contraire il n'est généralement employé que pour annoncer le repos. Une pareille contradiction avec des préceptes donnés est-elle pardonnable?

Ce fatal Ennemi, ce superbe Vainqueur.

[-74-] Un Auteur, qui me fait la grace d'adopter mes Principes, n'ignore pas sans doute l'intime rapport déja cité entre le Mode majeur et le mineur, il n'ignore pas, non plus, que celui-ci doit son origine au premier, qu'il en dépend, et que s'il a la molesse en partage, l'autre au contraire est mâle, vigoureux. (m) [(m) On peut voir aux pages 54. et 55. de la Lettre, et cetera que l'Auteur reconnoît ces sortes de différences, et doit juger par conséquent de l'usage qu'on en peut faire pour contraster. in marg.] Si cela est, pourquoi faire un reproche à Lulli, en disant: Je pardonnerois volontiers, et cetera sur ce qu'il y a de plus admirable dans la conduite des deux premiers Vers? Eviter tout repos dès le début jusqu'à la fin du deuxiéme [-75-] vers, pour y faire sentir la liaison du sens, puisque la même Tonique subsiste jusqu'à l'hémistiche du deuxiéme, où elle passe à une autre Tonique, voilà déja beaucoup; mais employer d'abord le Mode mineur, pour que sa molesse opposée à la vigueur du Majeur y ajoûte un nouvel aiguillon, et la redouble, pour ainsi dire, dans le moment que ce Majeur va terminer un repos absolu, sur ces mots, ce superbe Vainqueur, voilà le grand coup de Maître: car enfin ce n'est que sur ces derniers mots que porte tout le dépit d'Armide, ce n'est point ce fatal Ennemi qui l'occupe, non plus que ses captifs délivrés, comme elle le dit ensuite pour [-76-] s'exciter à une action que son coeur dément, ce n'est que le mépris de Renaud pour ses charmes qui blesse son orgueil.

Qu'on y fasse réflèxion, après s'être bien mis au fait du fonds de l'Art, et l'on verra de quoi le seul Instinct est capable; car Lulli, conduit par le sentiment, et par le goût, n'avoit aucune connoissance de ce fonds, inconnu de son tems.

En voyant ce que peut le seul Instinct, on voit en même tems la simplicité du principe qui le guide: deux Toniques dont l'une est soumise aux loix que l'autre lui impose, voilà tout ce qui est employé pour rendre une expression [-77-] dans la plus grande perfection qu'on puisse désirer.

Au reste, on doit toujours se méfier de son jugement, lorsque ignorant les Principes, on veut le séparer des impressions qu'on a reçues, ou qu'on reçoit. Livrons-nous au pur sentiment, écoutons sans y penser, et nous verrons que le Tril en question ne frappe que comme un simple repos de suspension, où s'exprime le triomphe dont Armide prétend jouir: nous sentirons de même la force d'expression qui tombe sur ces mots, ce superbe Vainqueur, sans sçavoir qu'elle naît de l'Art avec lequel la modulation y est observée; mais qu'importe: [-78-] si nous sommes véritablement sensibles, et si nous ne jugeons que d'après le sentiment, nous jugerons toujours bien.

Le charme du sommeil le livre à ma vengeance.

Un homme de goût et de sentiment peut-il se méprendre, quand la raison l'éclaire, sur le grand art qu'il y a d'adoucir une premiere expression pour porter toute la force sur la principale par l'opposition du contraste. (n) [(n) Voyez la note précédente. in marg.] Le charme du sommeil ne conclut rien encore, et c'est sur, le livre à ma vengeance, que le tout doit porter. Voyez l'Exemple C.

[Rameau, Observations, 78; text: Exemple C. Ce superbe vainqueur. Le charme du someil Le livre à ma vengeance, Je vais percer son invincible coeur. Ce guidon marque la Basse fondamentale. Dieze de Lulli. 5, 6, 7, 3] [RAMOBS 02GF]

Lulli pensoit en Grand, et certainement ne s'est point endormi [-79-] sur ce dernier Vers: il le commence d'abord dans le Mode de la Soudominante qu'annonce le Diéze cité par l'Auteur de a Critique, puis enjambant sur la Tonique, il passe à sa Dominante où la force se redouble, (o) pour exprimer, le livre à ma vengeance, il porte la voix dans le bas, pour que s'élevant ensuite avec rapidité, elle fasse sentir toute la fureur à laquelle Armide s'efforce de se livrer, en disant, je vais percer, et cetera. Il y a plus, c'est que la Dominante, choisie pour le repos qui précéde ce [-80-] dernier Vers, fait souhaiter un nouveau repos sur la Tonique qui doit la suivre: de sorte qu'on sent par-là qu'Armide a encore quelque chose à dire, lorsque cependant le sens qui finit avec le Vers n'en donne aucun soupçon. L'adresse du Musicien sera-t'elle comptée pour rien en ce cas? et peut-on la passer sous silence pour l'attaquer aussi mal à propos qu'on le fait?

Contraste d'un côté entre la Soudominante et la Dominante, et de l'autre entre le bas et le haut, le tout observé dans la régularité qu'exige l'expression.

On auroit pû se dispenser de citer, pour preuve de ce qu'on [-81-] avance, un Diéze qui n'a de vertu que par sa Basse fondamentale: on en peut aisément juger en lui substituant cette Basse, l'effet de la Mélodie n'en changera pas pour cela: il y a plus, et ce même Diéze peut porter un Chant qui n'aura pas l'air d'un Somme. Exemple D.

[Rameau, Observations, 81; text: Le charme du someil le livre à ma vengeance. et cetera. Dieze de Lulli. 3] [RAMOBS 03GF]

Il faut toujours chanter ce qui précéde une Mélodie dont on veut éprouver l'effet, comme on l'a déja remarqué: au reste si Lulli a suivi dans sa Mélodie une autre route que celle qui se trouve ici sous son méme Diéze, et qui n'a pû manquer de se présenter à son oreille, car elle se présente tout naturellement avec ce Diéze, c'est [-82-] que ceux qu'on y voit à D, détruisent tout le contraste, sans lequel il a bien senti qu'il ne pouvoit donner aux deux expressions, qui viennent ensuite, toute la force qu'elles demandent, et cela par degrés.

Je vais percer son invincible coeur.

Si toute l'impétuosité du mouvement tombe sur, Je vais percer son invincible, peut-on mieux la rendre qu'en montant par gradation et avec rapidité jusqu'au moment où Armide doit avoir jetté tout son feu, pour la terminer par un Tril qui déplaît à notre Auteur, il est vrai; passons-lui cette foiblesse, sans lui passer cependant que ce [-83-] Tril se fasse sur une syllabe brève. (p)

Remarquons au reste que Lulli a plus fait ici que dans une simple déclamation, où la voix se rabaisseroit naturellement au mot Son; au lieu que dans la Musique elle monte jusqu'à invin .... étant forcée, [-84-] par le goût du Chant qui doit finir sur la Tonique, de descendre ensuite sur le Tril.

Par lui tous mes Captifs sont sortis d'esclavage;

Qu'il éprouve toute ma rage.

Exiger des accompagnemens d'Orchestre lorsqu'on peut s'en passer, n'est-ce pas là une chicane déplacée? Le Comédien a-t'il besoin qu'on peigne ses sentimens intérieurs, et le Chanteur a-t'il besoin d'autre chose que d'un silence en ce cas? Il ne s'agit point ici de ce qu'on auroit pû faire de mieux, pourvû que ce qui s'y trouve soit bien.

Si l'on veut lire le premier alinea de la page 84. de la Lettre en question, on y reconnoîtra [-85-] l'ascendant de la passion sur la raison, puisque toute la Critique y est contradictoire aux propres principes que l'Auteur a posés luimême. Exemple E.

[Rameau, Observations, 85; text: Exemple E. cible coeur. Par lui tous mes captifs sont sortis d'esclavage, Qu'il éprouve toute ma rage. Dominante de la suivante. Note sensible de Re. Dominante tonique de Re, sur laquelle il y a repos. Ton de Re. 6, 7] [RAMOBS 03GF]

Au second alinea du mot Cadence, déja cité dans une Note, on lit: Ce qu'on appelle acte de Cadence résulte de deux Sons fondamentaux dont l'un annonce la Cadence et l'autre la termine; puis au troisiéme alinea: L'accord formé sur le premier Son d'une Cadence doit toujours être dissonant. Ce premier Son de la Cadence est celui qui l'annonce, ce ne peut donc être une Tonique, puisqu'elle ne porte jamais de Dissonance. Or quoique la note qui a terminé le Vers precedent [-86-] soit la même que celle qui commence le suivant, comme on le dit, l'oreille et le jugement en décident bien différemment que les yeux; puisque, de Tonique qu'elle étoit, elle devient Dominante du repos, ou de la Cadence qui se termine à la fin du Vers,

Par lui tous mes Captifs sont sortis d'esclavage: ce repos doit être annoncé, il ne peut l'être que par la note qui précéde celle qui le termine; cette note qui annonce, doit porter une Dissonance selon l'Auteur même; ce n'est donc pas la Tonique d'auparavant: il est vrai que la Basse n'y est point chiffrée. (q) [(q) Voyez le troisiéme alinea de Cadence dans l'Encyclopédie, sur la Dissonance exprimée ou sous-entenduë. in marg.] Mais les yeux suffisent-ils [-87-] en Musique? Il y faut des oreilles, et sur-tout un jugement impartial, où la raison ne se laisse point aveugler. Bientôt on verra cette Tonique devenir Dominante, dès qu'on croira pouvoir s'en autoriser.

Tirer avantage des notes qu'on cite pour être du même Accord, parce que ce sont effectivement les mêmes notes, pendant que l'Accord y change, garder le silence sur celles qui sont réellement du même Accord au Vers, Enfin il est en ma puissance, pour en conclure un repos absolu sur puissance, contre les Principes qu'on a [-88-] donnés à ce sujet, s'applaudir de son erreur même a l'égard de ce repos, et passer sous silence celui qui est si sensible au mot esclavage, puisque le Chant s'y termine sur une note appellée sensible, en termes de l'Art, silence apparemment affecté pour pouvoir dire que l'accord de la Tonique d'auparavant est le même que celui de la Dominante en laquelle elle se transforme d'un Vers à l'autre: s'attacher jusqu'à un zéro, c'est-à-dire, une brève, à laquelle on ne doit avoir aucun égard dans le cas présent, lui donner du poids pour autoriser ce qu'on avance contre toute vérité; que peut-on penser d'une telle Critique?

[-89-] Dès qu'un Accord est revêtu de quelques nouveaux Sons, exprimés, ou sous-entendus, (r) [(r) Voyez la Note précédente sur la Dissonance exprimée ou sous-entendue. in marg.] l'effet en change totalement; mais on n'a eû garde de s'expliquer sur le deuxieme Vers: Qu'il éprouve, et cetera. On n'avoit pas dessein de louer, et il auroit fallu y rappeller la Dominante de la Dominante Tonique, qui fait si heureusement desirer une conclusion à laquelle on peut ne pas s'attendre, puisque le sens est fini au premier Vers: Par lui, et cetera sur cette Dominante Tonique; la critique auroit échoué par-là.

Quel trouble me saisit? qui me fait hésiter?

[-90-] Dissimuler ici la nature des repos, leurs différens Modes, pour dire hardiment que tout est dans le même ton, presque dans le même accord que le précédent, cela ne peut guères s'excuser dans un Musicien, du moins Théoricien, qui travaille pour l'Encyclopédie. Le Mode change à chaque phrase, et le mot presque, qui laisse de l'équivoque, qui n'annonce pas la bonne foi, et qui peut séduire toute personne peu versée dans l'Art, n'a nulle valeur en ce cas-ci: tout ou rien. La Tonique, il est vrai, devient Dominante, et cetera c'est comme si l'on disoit, le jour, il est vrai, devient nuit; car effectivement le Mode s'y change en un autre du [-91-] côté de la Soudominante, justement celui que demande la réflèxion; mais à qui parle-t-on? Sans doute que l'on compte sur le peu de connoissance du Lecteur. Le ton change donc en cet endroit: Exemple F.

[Rameau, Observations, 91; text: toute ma rage. Quel trouble me saisit. Qui me fait hésiter! Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire? Frapons. Ciel! qui m'arrester? Ton de Re. Ton de Sol. Ton d'Ut. Ton de la. Ton de Mi. Repos su la dominante de Sol. 2, 3, 4, 5, 6] [RAMOBS 04GF]

De ré il passe en sol pour le premier hémistiche, puis en ut pour le deuxiéme, comme le prouve la Note la qui le suit, et dont le ton termine le premier hémistiche de l'autre Vers: Qu'est-ce qu'en sa faveur, et cetera. Cette Note devenant, incontinent après, Soudominante de mi, qui termine à son tour le même Vers: si bien que le Mode mineur de mi, celui qui règne dans tout le Monologue, celui qui seul y préoccupe, [-92-] et qu'on vient de faire désirer plus fortement que jamais par tous les différens Tons ou Modes qui l'ont suivi depuis le quatriéme Vers, sçavoir, ceux de ré, de sol, d'ut, et de la, si bien, dis-je, que ce même Mode de mi tant désiré s'annonce, revient, et va tout d'un coup frapper sur sa Tonique en y montant de Quarte, justement pour exprimer le mot décisif, Frappons.

La Tonique, il est vrai, devient Dominante. Eh! n'est-ce rien que cela? Faut-il rappeller ce qu'on vient de remarquer sur le même sujet? Y a-t-il d'autres Sons fondamentaux dans l'Harmonie que des Toniques, des Dominantes, et [-93-] des Soudominantes. Eh Dieux! dit-on, il est bien question de Tonique, et cetera et de quoi donc, s'il n'y a que cela? Ne dit-on pas, au mot Cadence, quoiqu'en se trompant: Il s'ensuit que toute l'Harmonie n'est proprement qu'une suite de Cadences. Voyons à présent dans le même alinea de quoi se composent les Cadences, et jugeons. Nous ne croyons pas qu'on puisse; dans un pareil jugement, s'aveugler autant que celui qui nous parle: Ce Vers est dans le même ton, presque dans le même accord que le précédent: peut-on prononcer contre toute vérité avec tant de hardiesse?

La Tonique, il est vrai, devient Dominante, nous le répétons encore. [-94-] Eh! pourquoi n'avoir pas fait la même observation entre le Vers par lui tous mes captifs, et cetera et celui qui le précéde, seroit-ce effectivement le chiffre qui se trouve ici, seroit-ce la note sensible qui n'a point lieu de l'autre côté, l'auroit-on fait exprès? On en pensera ce qu'on voudra, mais un homme éclairé n'a pas besoin de pareils signes pour se déterminer.

Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire? Frappons.

Le repos suspendu au premier Vers dans le milieu de la voix, lui laisse assez d'espace pour monter d'une Quarte sur Frappons, puis d'une Tierce encore au-dessus sur [-95-] l'exclamation, Ciel! l'un donnant la Tonique comme une chose décidée, Frappons; l'autre montant jusqu'à la Tierce de cette Tonique pour marquer la surprise où l'on est de se voir tout-à-coup arrêté. Ici le changement de Mode ne convient nullement, parce que la surprise y est si subite, que le premier Son qui s'y présente en élevant la voix, est le véritable et le plus convenable à l'exclamation, et ce premier Son est justement la Tierce, selon l'ordre du principe et de l'instinct, et conséquemment à l'étendue qui reste à la voix. Ainsi cette décision de l'Auteur critique, car sa note décide si peu la déclamation, paroît bien [-96-] avoir été prononcée sans réflèxion.

Si l'on observoit encore la nature des Modes employés dans les Vers précédens, pour y tenir toujours l'Auditeur en suspens jusqu'au moment où le grand coup doit porter: et si l'on considéroit comment, avec cela, le haut et le bas sont ménagés, on admireroit au lieu de blâmer.

Ciel! qui peut m'arrêter!

Achevons ... je frémis! vengeons-nous ... je soupire!

Qui croiroit, dit Monsieur Rousseau, que le Musicien a laissé toute cette agitation dans le même ton, et cetera. Qui croiroit qu'après une affirmation aussi absolue on eût pû se tromper? Non-seulement toute cette [-97-] agitation n'est pas dans le même Ton, mais il y change par du Chromatique sous-entendu (s) à chaque demi-hémistiche.

Après le Ton de mi, qui peut m'arrêter passe à la Dominante tonique de sol, où cette Dominante monte sur le mot achevons: ce sol devient ensuite Dominante tonique de sa Soudominante ut, où il passe pour exprimer en descendant je frémis: de-là vient la Dominante tonique de ré, sur lequel ré le Chant monte pour exprimer achevons: puis ce ré, devenant [-98-] à son tour Dominante tonique de sol, va expirer enfin en descendant sur la Tierce de ce sol pour terminer toute l'agitation, avec je soupire, sur le même Ton par où elle a commencé.

Autant de Dominantes toniques, autant de nouveaux Diézes ou Bémols, qui dans le fond d'Harmonie donnent du Chromatique aussi parfaitement distribué qu'il est possible, comme on peut le vérifier par l'éxamen; mais on dira peut-être qu'on ne voit aucun de ces Diézes ni Bémols dans le Chant, dans la Basse, nonplus que dans le Chiffre: aussi faut-il plus que des yeux pour juger en pareil cas. Voyez l'Exemple G.

[Rameau, Observations, 98; text: Exemple G. peut m'arrester? Achevons. je frémis? vengeons nous. je soupire? Accords. Basse de Lulli. Ton de Sol. Ton d'Ut. Ton de Re. 2, 5, 6, 7, Les nouveaux Bemols et Diezes marquent visiblement les changements de Ton, ou mode. (a) Ces chiffres, qui ne sont point à la Basse de Lulli, n'éxistent pas moins dans le fond d'harmonie.] [RAMOBS 04GF]

[-99-] On fait sonner ici l'Harmonie avant la Mélodie qui en est produite, pour qu'elle inspire au Chanteur le sentiment dont il doit être affecté indépendamment des paroles: sentiment qui frappera tout homme sans prévention, qui voudra bien se livrer aux purs effets de la Nature: d'où l'on sera forcé de conclure, que l'Harmonie est le principal moteur de ce sentiment, et que si la Mélodie seule peut l'inspirer, c'est qu'elle fait sous-entendre, sans qu'on y pense, le fonds d'Harmonie dont elle dépend.

On ne peut décider que sur la Musique, le Chiffre de la Basse à tout moment plein d'erreurs, par [-100-] une faute de copie, d'impression, ou de l'Auteur même, qui aura passé légérement sur cet article, ne doit y être d'aucun poids. Cependant, à n'en juger que sur le Chiffre de Lulli, on voit des espèces de repos suspendus à chaque demi-hémistiche, ils ont lieu sur différens Sons fondamentaux, et cela seul suffit pour qu'on n'en puisse conclure, que le même sens convienne à chacun de ces demi-hémistiches, sur-tout après avoir dit, quelques pages auparavant, Toutes les fois que les rapports sont différens, l'impression ne sçauroit être la même; mais il y a plus. Les paroles ne suffisent point au Chanteur pour le mettre en état [-101-] de bien exprimer le sentiment qu'elles peignent, il faut, en même tems, que la Musique y réponde: pour preuve de cela, qu'on donne à je frémis le Chant de vengeons-nous d'abord après achevons, comme le permet la Modulation: le saisissement, le trouble, que l'Acteur y voudra peindre, paroîtra gauche, forcé: lui-même aura besoin de toute sa présence d'esprit, pour rendre de son mieux ce que la Mélodie, et sur-tout le fonds de l'Harmonie ne lui inspireront point: et malgré tout son art, on y sentira toujours une disparate entre son jeu et la Musique: ce qu'il faut bien remarquer, pour [-102-] ne pas donner dans l'erreur de croire que le jeu de l'Acteur puisse en imposer en pareil cas: il faudroit être bien borné dans ses connoissances, et bien peu sensible, pour penser de la sorte.

C'est principalement du fonds d'Harmonie, dont se tire la Mélodie appliquée aux paroles, que le Chanteur reçoit l'impression du sentiment qu'il doit peindre: ces paroles ne lui servent, pour ainsi dire, que d'indication: on vient d'en donner la preuve, comme on l'a déja donnée, mais dans des cas plus particuliers encore, soit à la Parenthèse de la page 57. soit aux mots, Le charme du sommeil, page 81. Aussi lorsque le Chanteur [-103-] reconnoît, par les paroles, qu'il doit marquer du trouble à je frémis, sa voix l'exprime comme d'elle-même: et sans penser à la cause qui le fait agir, sans la soupçonner même, il se trouve entrainé à cette expression par le fonds d'Harmonie qui la lui inspire; l'Auditeur, de son côté, se trouve émû: qu'il n'en cherche donc pas la raison, puisqu'il peut s'y tromper, ou du moins qu'il la reconnoisse dans le Bémol exprimé ou sous-entendu, qu'améne le fonds d'Harmonie par une espèce de Chromatique en descendant: qu'il reconnoisse pareillement que le sentiment de fureur qu'il éprouve, en entendant Vengeons-nous, [-104-] vient de deux nouveaux Diézes, dont l'un forme le Chromatique en montant avec la Soudominante ut qui le précede immédiatement, ce même Diéze descendant ensuite à son Bémol pour exprimer je soupire.

Il y a là un jeu de Chromatique qui ne paroît point effectivement dans le Chiffre de Lulli, mais qui paroît si bien être le fondement des différentes expressions, qu'il suffit de les accompagner avec un Clavecin, pour en être absolument convaincu. Quel que soit le Chiffre, on doit juger, par les différens sentimens qu'éprouvent ici l'Acteur et l'Auditeur, que l'Auteur n'a pû être guidé que [-105-] par le fonds d'Harmonie que nous y prescrivons.

Quel mérite n'y a-t-il pas de sçavoir si bien cacher l'Art par l'Art même? Mettons que ce ne soit que l'ouvrage du sentiment, comme il y a toute apparence, le mérite en est peut-être encore plus grand, d'avoir sçu si bien rendre l'impétuosité de tant de différens mouvemens avec un fonds d'Harmonie aussi simple que celui qui y est employé. Qu'on ne s'y trompe cependant pas: dans cette simplicité se rencontrent de ces écarts harmoniques qu'on demande: non pas, à la vérité, de ceux qu'on imagine peut-être, de ceux dont la dureté [-106-] se fait toujours sentir, et qui sont la ressource ordinaire des génies bornés, qui ne peuvent s'échauffer qu'en forçant la Nature, mais de ces écarts doux, dont la liaison, quoiqu'agréable, ne laisse pas que de faire sentir les différens mouvemens qu'ils peignent: on a déja éprouvé si souvent l'effet de cette Musique; on l'éprouvera toujours comme auparavant, tant qu'on s'y laissera guider par le seul sentiment, sans aucune préoccupation étrangere.

Il est bon de faire souvenir qu'il n'y a dans toute la Musique, que le Diatonique, le Chromatique, et l'Enharmonique; que ce dernier genre n'étoit nullement [-107-] en usage du tems de Lulli, qu'on ne peut guères l'employer, qu'il n'en résulte quelques duretés, et qu'il ne l'a été qu'une seule fois dans notre Musique Théatrale: de sorte que reste le Chromatique pour tout écart: or si on ne l'a pas apperçu dans le cas présent, à qui en est la faute? Ce n'est pas le seul morceau de Musique où le fonds d'Harmonie comporte du Chromatique, sans qu'il en paroisse le moindre intervalle dans toutes les parties, et où le sentiment qu'on en éprouve, naisse directement de ce même fonds d'Harmonie. (t) [Page 67. in marg.]

Il faut plus que des yeux, je [-108-] l'ai déja dit, pour juger d'un Art où la cause réside dans ce qui est sous-entendu de même que dans ce qui est exprimé, comme on le laisse entrevoir au mot Cadence dans l'Encyclopédie.

Les Trils sont sur-tout un bel effet, et cetera. Ceci qui est dit ironiquement, mais sans distinction, caractérise de plus en plus son Auteur; car un Tril bref et battu rapidement sur la fin de vengeons-nous, et suspendu par un seul battement mol sur je soupire, ajoute à l'expression. Pourquoi mêler encore dans cette ironie la Cadence parfaite? Le sens n'est-il pas fini à je soupire? Encore est-ce sur la Tierce, dont l'effet est moins absolu [-109-] que celui de sa Tonique.

Toute personne qui voudra juger de la Musique du dernier Vers,

Achevons ... je frémis! vengeons-nous ... je soupire!

par le seul secours des yeux, n'en jugera certainement pas comme notre Critique, puisqu'elle y verra du moins du haut et du bas: si elle y joint son oreille, cette différence la frappera comme appartenant à des repos de différente nature sur différens Sons fondamentaux: et si elle y joint encore quelques connoissances de l'Art, elle y reconnoîtra la cause de ce sentiment, telle que nous venons de la dépeindre; mais [-110-] quelques Lecteurs décident sans rien approfondir, et se laissent séduire par le style: la chose est bien écrite, vraie ou fausse, n'importe, on y ajoute foi. Eh! que doit-on chercher dans les ouvrages, si ce n'est l'imagination, le génie, le discernement, le jugement, le goût, le sentiment, l'oreille enfin, s'il s'agit de Musique: on peut bien s'y amuser aussi du caractère de l'Auteur, car on se peint volontiers dans ses écrits; mais on ne doit s'attacher qu'à la vérité. L'homme sage craint et néglige des fleurs dont le parfum est souvent empoisonné.

Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd'hui?

Ma colere s'éteint quand j'approche de lui.

[-111-] Approuver la déclamation (u) [(u) On approuve effectivement la déclamation musicale de ces deux Vers. in marg.] de ces deux Vers, c'est critiquer sa propre critique, puisque cette déclamation est fondée sur les mêmes principes que toute celle qui a précédé: le plus d'intervalle qu'on y souhaite entre les deux Vers dépend de l'Acteur, et cela est dit apparemment sans réflèxion, comme la plus grande partie de tout l'Ouvrage. Quant à la Cadence parfaite qu'on y reproche, c'est le tic de l'Auteur, on n'en connoît point d'autre pour terminer un sens fini.

Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine.

On reconnoît donc ici la différence [-112-] du haut et du bas, du fort et du doux, puisqu'on voudroit que la voix s'élevât sur vengeance, et retombât doucement sur vaine: mais bientôt on l'oubliera de nouveau, comme on l'a oublié ci-devant, (x) [(x) Cette réflexion auroit fait tomber la critique du Vers Vengeons-nous, et cetera si on l'eût faite dans le tems. Quand on ne juge pas par Principes, il faut du moins de la mémoire. in marg.] pour se donner le plaisir de dire un bon mot.

Mon bras tremblant se refuse à ma haine.

Mauvaise Cadence parfaite, dit-on; mais c'est à ceux qui ont de l'oreille d'en décider: d'autant plus qu'elle est accompagnée d'un Tril, bonne raison.

Ah! quelle cruauté de lui ravir le jour?

A ce jeune Héros tout cede sur la terre.

[-113-] Faites déclamer le deuxiéme Vers à la suite du premier, et vous verrez (nous parlons à l'Auteur même, qui cite ici Mademoiselle Dumesnil) qu'on abaissera la voix après jour, pour passer au deuxiéme Vers, qu'ainsi le Musicien n'a pû mieux faire de l'élever à jour pour se radoucir en descendant à ce jeune Héros, et cetera et de quelle maniere encore en passant au Mode major rélatif à celui de la Soudominante du Mode que l'on quitte à jour, et où l'on éprouve effectivement un radoucissement très-sensible; mais on n'a eû garde de le citer, ce deuxiéme Vers, il auroit fait échouer la plaisanterie. C'est ici où l'on peut dire [-114-] avec raison, ce que cet Auteur dit à l'occasion du Vers: Plus je le vois, et cetera la voix doit s'élever sur jour et retomber doucement sur, à ce jeune Héros, et cetera.

La Critique ne roule plus que sur une Parenthèse qui ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête: celle que nous avons citée prouve assez de quoi Lulli étoit capable à cet égard. Le triomphe de Monsieur Rousseau sur cet article ne le mettra pas à l'abri de ses contradictions, de ses faux exposés, non plus que de son silence sur les mêmes accidens qu'il annonce, et qu'il supprime quand bon lui semble, selon les avantages qu'il prétend en tirer. Et pour [-115-] mettre le Lecteur tout d'un coup au fait, en voici une légere récapitulation, avec de nouvelles remarques qui ne seront peut-être pas inutiles.

Erreur, et contradiction en même tems avec lui-même, à l'occasion du Tril, (y) [(y) Page 70. de ces Observations. in marg.] où l'on dit qu'il y a repos absolu.

Autre contradiction lorsqu'on dit, page 85. de la Lettre: Eh Dieux! il est bien question de Tonique, et cetera après avoir annoncé dans l'Encyclopédie, au mot Cadence, que le fonds de l'Harmonie ne consiste qu'en cela: de sorte que toutes les différentes tournures qu'il est possible de donner à la [-116-] Mélodie ne peuvent naître que de ce même fonds. (z)

Autre contradiction encore, mais tacite, lorsqu'après avoir repris Lulli sur ce qu'il auroit dû faire monter et descendre, page 88, et lorsqu'après être convenu, page 55, que toutes les fois que les rapports sont différens, l'impression ne sçauroit être la même, on veut que le même sens puisse être rendu par la Mélodie de chaque demi-hémistiche, page 87, pendant que les rapports y sont différens entre les repos, dont les uns sont pratiqués [-117-] dans le haut, les autres dans le bas, sur différens Sons fondamentaux: de sorte que les deux moyens de variété, qu'on se fait gloire de connoître, s'y trouvent employés a propos, et en même tems. (a) [(a) Page 98. in marg.]

Par cette façon d'agir on cache au Lecteur le côté de la perfection, pour ne lui montrer que des défauts imaginaires, comme on peut s'en appercevoir à présent.

Si l'on dit, page 82, Je pardonnerois peut-être au Musicien d'avoir mis ce second Vers dans un autre ton, et cetera. C'est justement à l'endroit où le nouveau ton met le comble à l'expression: (b) [(b) Page 70. in marg.] et si l'on y [-118-] ajoute, s'il se permettoit un peu plus d'en changer dans les occasions nécessaires: cela prouve assez le peu de connoissance qu'on a du fonds de l'Art, puisque les tons sont variés autant, et le plus à propos qu'il est possible dans tout le Monologue. Un aveugle ne prononceroit pas si hardiment sur ce qu'il ne voit pas, il sçait du moins que d'autres voyent.

Céler d'un côté ce qu'on cite de l'autre, (c) [(c) Pages 85. et 90. in marg.] porter l'abus jusqu'à des railleries piquantes, où l'on se trompe soi-même, (d) [(d) Pages 81. et 113. in marg.] cela ne se comprend pas.

En célant, par exemple, les Cadences parfaites évitées sur des [-119-] Dominantes toniques, à la fin du troisiéme, et du cinquiéme Vers, Cadences dont on fait mention dans l'Encyclopédie, on cache, par-là, au Lecteur peu instruit, le mérite de l'Harmonie, qui fait désirer ce que n'annoncent point les paroles, puisque le sens est fini à chacun de ces deux Vers, lorsqu'il ne l'est pas, cependant, dans l'esprit d'Armide; c'est delà qu'elle conclud: on cache encore le mérite de la Mélodie, où les cadences sont ménagées de maniére qu'il se trouve assez d'étenduë à la voix, pour qu'elle s'éléve avec rapidité jusqu'au mot qui doit faire sentir toute la [-120-] force de l'expression. (e) [(e) Pages 79. et 85. in marg.]

Pourquoi dire au septiéme Vers, La Tonique, il est vrai, devient Dominante, et cetera et le céler au cinquiéme, lorsque tout y est pareil, excepté que l'une devient Dominante tonique, et l'autre simplement Dominante? Pourquoi dire au cinquiéme Vers, page 84, Il recommence exactement dans le même ton, sur le même accord, et au septiéme, presque dans le même accord, lorsque la chose est égale de part et d'autre? Le presque n'y a aucune valeur, il est même abusif, et contre la bonne foi; mais si c'est le même accord, ce n'est pas la même note fondamentale, [-121-] la Tonique, il est vrai, devient Dominante, on en convient à l'égard du septiéme Vers, et cela pour déguiser l'erreur dans laquelle on veut faire tomber en disant, ce vers est dans le même ton, lorsque cependant c'est tout le contraire, car le ton y change effectivement. (f) [(f) Page 90. in marg.]

Ce sont-là des erreurs impardonnables; mais bien plus, citer un Diéze en raillant, page 83, pour cause d'un effet auquel il n'a de part que comme son harmonique du fondamental: (g) [(g) Page 81. in marg.] que dis-je, Diéze au dessus duquel peut se former un Chant qui n'aura du tout [-122-] point l'air d'un petit Somme; qu'est-ce que cela signifie?

Quand on dit, page 87, Ces deux Vers seroient bien déclamés, s'il y avoit plus d'intervalle entr'eux, ce plus d'intervalle dépend non seulement de l'Acteur, mais il est même forcé par le repos qui se termine au premier Vers. Donc ces deux Vers sont bien déclamés selon Monsieur Rousseau même, donc sa Critique tombe par cet acquiescement, puisque les mêmes Principes règnent dans tout le cours de la Scène.

Si la Lettre de cet Auteur fourmille d'une infinité de Sophismes, que nous sommes forcés de passer sous silence, parce que nous pouvons [-123-] mieux employer notre tems, nous ne sçaurions cependant nous taire sur une contradiction avec soi-même, qui doit surprendre également tout le monde: il s'y agit des Choeurs de Musique.

Dans l'Encyclopédie, au mot Choeur, on lit, Choeur est en Musique un morceau d'Harmonie complette, et cetera. On cherche dans les Choeurs un bruit agréable et harmonieux qui charme et remplisse l'oreille. Un beau Choeur est le Chef-d'oeuvre d'un habile Compositeur. Les François passent pour réussir mieux dans cette partie qu'aucune autre Nation de l'Europe.

Dans la Lettre, page 43, après avoir employé une vaine Rhétorique contre les Fugues, Imitations, [-124-] et Desseins, qui sont cependant les plus beaux ornemens des Choeurs, on croit que, pour en dégouter, il suffit de dire, presque personne n'y réussit, à peine le succès peut-il dédommager de la fatigue d'un tel Ouvrage. Quelle raison! Tout cela n'aboutissant qu'à faire du bruit, ainsi que la plûpart de nos Choeurs tant admirés. Puis à la Note on s'appuye d'un certain Terradeglias à qui l'on fait dire, autrefois j'aimois à faire du bruit, à présent je tâche de faire de la Musique.

Il y a d'abord ici une transposition d'ordre, et dans la forme, et dans le fonds, qui doit surprendre: il y a à-peu-près un an que la Lettre C est donnée dans l'Encyclopédie, [-125-] et il y a dix ans ou environ que la conversation avec Terradeglias peut être supposée. Il n'y a donc qu'un an que le bruit des Choeurs étoit pour Monsieur Rousseau agréable et harmonieux, capable de charmer et de remplir l'oreille, et s'il y en a dix qu'on lui a fait entendre le contraire, il s'avise aujourd'hui de s'en souvenir: heureuse mémoire!

FIN.


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