TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
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Author: Remond de Saint Mard
Title: Réflexions sur l'Opera
Source: Réflexions sur l'Opera (La Haye: Jean Neaulme, 1741; reprint ed. Genève: Minkoff, 1972).
[-iij-] REFLEXIONS SUR L'OPERA.
A LA HAYE,
Chez JEAN Neaulme.
M. DCC. XL I.
[-v-] AVERTISSEMENT DE L'EDITEUR.
LOpera est une matiere si neuve et si intéressante, que le Public me sçaura infailliblement gré du présent que je lui fais. Mais comme il ne seroit pas juste qu'on m'eût plus d'obligation qu'on ne m'en doit; j'avertis ici que je ne suis qu'Editeur. Quant [-vj-] à l'Auteur, on me dispensera de le nommer, ce n'est qu'à condition du secret que son nom et son manuscrit m'ont été confiés. Tout ce que je puis faire pour contenter en partie la curiosité du Public, c'est de lui apprendre que l'Auteur, que nous venons il y a quelque tems de perdre, étoit un homme fort connu dans le monde, et qui a été regretté de tous ceux qui ont eu le bonheur de le connoître. Que si quelque chose peut nous aider à nous consoler de sa perte, c'est le [-vij-] morceau que le hazard a fait tomber dans mes mains; morceau qui, circonspect, et mesuré comme étoit l'Auteur, n'auroit, selon toutes les apparences, jamais été mis au jour tant qu'il auroit vécu; car nous sommes déja à ce point de barbarie que faire et publier un Livre est un acte de dérogance, et c'est ce que les Césars et les Antonins, s'ils vivoient, auroient assez de peine à comprendre.
Il est à propos de sçavoir un peu la Musique, pour bien parler de l'Opera [-viij-] on verra que notre Auteur la sçavoit, et de la maniere qu'on doit la sçavoir, c'est-à-dire, en homme qui la sent encore mieux qu'il ne la connoît. Peut-être, et c'est ce que je crains qu'on n'ait à lui reprocher, le trouvera-t-on trop difficile au sujet de l'Opera. Son extrême délicatesse, lui fait demander à ce spectacle, une perfection que quelque soin qu'on prenne, on aura de la peine à lui donner. Il est permis de la souhaiter comme faisoit l'Auteur; mais il me semble qu'il [-ix-] n'est guéres possible de l'esperer. Il faut un concours si heureux, un assemblage si rare de tant de gens admirables: il faut à la fois tant de Lulli et de Quinault, tant de voix, tant d'Actrices merveilleuses, qu'il est à propos de se contenter à moins, et c'est ce que nous avons la sagesse de faire.
A l'égard du danger qu'il y a à courir pour les moeurs à ce spectacle, l'Auteur qui n'est pas sévére n'y en voit point: du moins en voit-il peu, et réellement de la maniere qu'on traite l'amour [-x-] à l'Opera; nous n'avons qu'à rougir en y allant, du peu de délicatesse et du peu de décence que nous mettons aujourd'hui dans nos passions.
[-1-] REFLEXIONS SUR L'OPERA.
DÉclamez contre l'Opera, Monsieur, étalez votre Saint Evremont, * dites-nous, avec cette belle imagination, qui nous persuade tout ce que vous voulez, que l'Opera [-2-] est un Spectacle monstrueux; vous ne nous en dégouterez point, on ira toujours à l'Opera: L'Opera est comme une jolie femme, à qui l'on connoît je ne sçais combien de travers, et que [-3-] malgré cela l'on ne sçauroit quitter; car il faut être de bonnefoi: aussi ai-je pris sérieusement le parti de vous avouer tous ses défauts: je veux bien même aller jusqu'à vous dire, qu'il est impossible qu'un homme de bon sens, qui se trouve pour la premiere fois de sa vie à l'Opera, ne soit peiné, et même blessé d'un pareil Spectacle. Cependant, croyez-vous que cet homme de bon sens fût toujours de mauvaise humeur, si on le menoit à Armide, ou à un Opera qui fût fait sur un pareil modele? Pour moi, je crois, que si [-4-] il y passoit quelques mauvais momens, il en auroit en récompense quantité de délicieux, et qu'à tout prendre, il se remercieroit d'y avoir été; car enfin tout n'y est pas ridicule; ce qui y blesse le plus, c'est l'exposition du sujet, parce qu'il est communément en récit, et qu'avides comme nous sommes d'attrapper la fin d'un récit, il est tout-à-fait hors de la Nature, qu'on nous fasse languir après, par un chant qui nous impatiente; mais prenez garde que ce défaut-là ne se trouve pas dans un Opera qui est bien fait.
Voyez Armide, presque tout, jusqu'à l'exposition, y est en action. L'Opera ouvre, par une des confidentes de la Princesse, qui lui dit, qu'elle ne conçoit pas ce qui peut la chagriner: qu'elle est belle, qu'elle est jeune, [-5-] qu'elle est aimable, que rien ne résiste à ses charmes, que les plus vaillans Guerriers du Camp de Godefroi, sont déja en sa puissance. A quoi elle répond d'un air piqué:
Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous,
Renaud pour qui ma haine, a tant de violence:
L'indomptable Renaud échappe à mon courroux:
Tout le camp ennemi pour moi devint sensible,
Et lui seul toujours invincible
Fit gloire de me voir d'un oeil indifférent:
Il est dans l'âge aimable, où sans effort on aime:
Non, je ne puis manquer sans un dépit extrême,
La conquête d'un coeur si superbe et si grand.
Ensuite, sur ce que sa Confidente lui represente, que pour un Esclave de moins, un triomphe [-6-] si beau perdra peu de sa gloire: Elle dit:
Les Enfers ont prédit cent fois,
Que contre ce Guerrier nos armes seroient vaines,
Et qu'il vaincra nos plus grands Rois,
Ah! qu'il me seroit doux de l'accabler de chaînes,
Et d'arrêter le cours de ses exploits!
Que je le hais! que son mépris m'outrage!
Qu'il sera fier d'éviter l'esclavage
Où je tiens tant d'autres Héros.
Incessamment son importune image
Malgré moi trouble mon repos:
Un songe affreux m'inspire une fureur nouvelle
Contre ce funeste ennemi:
J'ai cru le voir, j'en ai frémi:
J'ai cru qu'il me frappoit d'une atteinte mortelle;
Je suis tombée aux pieds de ce cruel vainqueur!
Rien ne fléchissoit sa rigueur,
Et par un charme inconcevable
Je me sentois contrainte à le trouver aimable
[-7-] Dans le fatal moment qu'il me perçoit le coeur.
Voilà, Monsieur, ce qui a droit d'être le plus mauvais à l'Opera; c'est-à-dire, l'Exposition. Voyez néanmoins comme cela est beau, et combien le chant l'embellit encore! Mais où commence le Triomphe de la Musique, c'est à la Scene du second Acte. A cette belle Scene, où Armide, un poignard à la main, et prête à ôter la vie, à Renaud, fait ce charmant et fameux Monologue.
Enfin il est en ma puissance
Ce fatal ennemi: ce superbe vainqueur!
Le charme du sommeil le livre à ma vengeance,
Je vais percer son invincible coeur.
Par lui tous mes captifs sont sortis d'esclavage,
Qu'il éprouve toute ma rage.
[-8-] Après quoi elle s'approche de Renaud, veut le frapper, n'en a pas la force, et s'écrie:
Quel trouble me saisit qui me fait hésiter,
Qu'est-ce qu'en sa faveur, la pitié me veut dire?
Frappons... Ciel! qui peut m'arrêter?
Achevons... Je frémis, vengeons-nous... je soupire!
Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd'hui?
Ma colere s'éteint quand j'approche de lui:
Plus je le vois, plus ma fureur est vaine:
Mon bras tremblant se refuse à ma haine!
Ah! quelle cruauté de lui ravir le jour!
A ce jeune Héros, tout cede sur la terre,
Qui croiroit qu'il fût né seulement pour la guerre?
Il semble être fait pour l'amour.
Je sçais qu'il y a bien du mal à dire de l'Opera en général, et j'ai commencé par en convenir. Mais quand je vous dirai que la Scene que je viens de citer, [-9-] prise séparément et en elle-même, est une chose admirable, qu'elle a tout ce qu'il faut pour produire en chant un effet merveilleux, je vous défie, vous et qui que ce soit, de me le disputer, et ne dites pas qu'elle seroit plus belle dans une déclamation simple: je dis hardiment que cela n'est pas possible, et je le soutiendrai devant toute la Terre. Qu'on fasse revivre par curiosité la Journet et la le Couvreur: Que l'une fiere de ses talens, déclame cette belle Scene avec toute la finesse, avec toute l'intelligence qu'elle portoit au Théâtre: que l'autre animant ses beaux yeux, déployant ses beaux bras, mette à ses chants et à son action, ce feu, cette dignité, cette noblesse, qui nous fait souvenir d'elle avec tant de plaisir, je suis sûr que nous serons [-10-] tout autrement émus par les chants de la Journet, que par la déclamation de la le Couvreur, y eût-elle mis cette perfection, qui lui a valu autrefois de votre part tant d'éloges.
Il y a dans la Musique une je ne sçais quelle Analogie avec nos passions, une certaine force pour les peindre, à laquelle les paroles toutes seules n'atteindront jamais, et dont les passions, pour être exprimées dans toute leur énergie, auront toujours besoin. Car enfin, si les paroles peignent les troubles, les agitations, les mouvemens et l'ame: elles ne les peignent avec vérité et avec force, qu'autant qu'elles sont aidées des inflections, qui produites par nos mouvemens mêmes, et faites pour les accompagner, servent admirablement à les faire reconnoître; [-11-] or cette suite d'inflections différentes, ce mélange, cette succession variée de sons, tantôt hauts, tantôt bas, tantôt enflés, tantôt diminués, forment nécessairement un chant; et il est certain que ce chant, qui n'est autre chose que notre Récitatif, bien fait par le Musicien, et bien débité par l'Acteur, loin d'être hors de la Nature, sera dans tous les tems, et dans tous les Pays, l'image la plus naïve de nos mouvemens, et le langage le plus fidéle de la passion.
Hé-bien, direz-vous, il y auroit de la mauvaise-foi à ne pas convenir que la Musique a bonne grace, dans quelques Scénes d'Opera, qui se trouvant par hasard animées, peuvent recevoir du chant un nouveau feu, une seconde expression qui [-12-] doit les embellir. Mais quel monstre qu'une Tragédie mise en Musique d'un bout à l'autre? Songez que le but des Spectacles est, ou du moins doit être de séduire l'imagination: que la mesure de l'habileté d'un Peintre est la mesure de l'illusion qu'il fait aux yeux, qu'on ne sçauroit réussir à bien tromper dans un Spectacle, que par un parfait assujétissement à la vraisemblance: qu'en conséquence il n'y a jamais rien eu de si fol, que le dessein de nous toucher en introduisant sur un Théâtre des gens qui conversent, qui donnent des ordres, qui déliberent, et qui pis est, qui agonissent, et qui meurent en chantant.
A cela, Monsieur, vous vous imaginez qu'on n'a rien à répondre: permettez-moi de vous dire [-13-] que vous vous trompez. Je dis moi que quelque fol, et que quelque ridicule que paroisse un pareil dessein, ceux qui l'ont imaginé n'étoient point sots, et qu'en qualité de gens qui nous avoient bien étudiez, ils pouvoient se flatter de l'exécuter. Vous ne nous connoissez pas: on nous croit fort attachés à la vrai-semblance, et nous le sommes en effet, au point que nous crions comme des désesperez quand on y manque, sur-tout quand nous comptons qu'on n'y manquera pas. Mais qu'on nous annonce, qu'on nous avertisse qu'on y manquera, qu'on prenne le plus petit prétexte du monde pour y manquer. Qu'il arrive un Dieu, un Enchanteur, une Fée: Qu'on nous tourne la tête avec un peu de merveilleux, nous dispensons de cette vraisemblance, [-14-] qui nous est si chere, du moins est-il sûr que nous souffrons peu de ne la pas trouver; pourvû qu'on nous dédommage de son absence. Car après tout, nous ne sommes point sots, et si nous renonçons quelquefois à ce que nous aimons, c'est toujours pour avoir quelque chose que nous aimons davantage. Voilà, Monsieur, nos dispositions à tous; dispositions qui font partie de notre essence, et que vous êtes bien le maître de ne pas approuver si vous voulez; mais que nous porterons en dépit de vous, non-seulement à l'Opera, mais encore dans les genres qui nous paroissent les plus raisonnables. Voyez ce genre à qui l'on a donné de si beaux et de si superbes noms: celui que par excellence l'on a appellé le chef-d'oeuvre de l'esprit humain, [-15-] le Poëme Epique. Combien de choses n'y a-t'on pas à digerer: des statuës qui parlent, des trépieds qui marchent, des vaisseaux qui se gouvernent eux-mêmes: Passez de-là à nos deux genres de Poësie, où la vraisemblance est le plus recommandée, et où en effet elle paroît le plus nécessaire, la Comedie et la Tragedie. Combien de fois l'imagination n'y est-elle pas violentée? Que dites-vous des Monologues, les trouvez-vous bien dans la nature? et ces à parte, qui entendus distinctement par le Parterre sont censez ne l'être point de ceux à côté de qui l'on est: tout cela est-il bien dans la vrai-semblance? Tout cela se souffre néanmoins, on s'y fait, on sent ce qu'on perdroit, si toutes ces imperfections étoient ôtées. Il en est de même de l'Opera. [-16-] Il y a mille choses qui y sont mises en Musique, et qui n'y devroient pas être; mais comment faire? Pour avoir ce qu'on aimoit, il a bien fallu se résoudre à avoir ce qu'on n'aimoit pas. Si nos Operas étoient simplement déclamés, tous les défauts dont vous vous plaignez disparoîtroient. Ces Récits qui vous y déplaisent, se trouveroient à leur place, et ne vous choqueroient plus. Mais toutes ces belles Scénes, qui vous serrent le coeur, dans Armide et dans Atys: ce bel accompagnement qui les soutient, ces belles Ritournelles qui les annoncent; vous ne les auriez plus, et assurément à tous ces retranchemens vous auriez bien à perdre. Croyez-moi, Monsieur, quand on a fait un Opera pour la premiere fois, on a bien pensé à ce [-17-] qu'on faisoit: quelqu'un a dit, dès que les Arts, qui sont faits pour peindre, peuvent donner une nouvelle vie, une seconde expression à ce qu'ils auront à représenter, dès qu'ils peuvent se prêter des secours, des agrémens mutuels, quels inconvéniens y auroit-il à les faire marcher et imiter ensemble? En conséquence de cette observation, on a associé la Poësie avec la Musique; on a été plus loin, on y a associé la Danse, on a uni ces trois Arts, pour donner aux mouvemens et aux objets qu'on avoit à peindre, plus de force, plus de vérité, et plus d'agrémens. De vous assurer que ce projet-là s'exécute bien régulierement, c'est une autre affaire. Mais prenez garde qu'il suffit, pour qu'on ait pû en hasarder le mélange, que ce mélange ait réussi, [-18-] et l'expérience nous apprend qu'il a réussi, et que souvent il réussit encore.
Voilà, je crois, sur quoi ont été fondez les Inventeurs de l'Opera. Et qui pensez-vous que ce fussent que ces Inventeurs? Vous serez bien étonné quand vous le sçaurez. C'étoit ce que la nature a jamais fait de mieux en hommes: C'étoit les Créateurs des Arts et des Sciences: c'étoient les Grecs * pour tout [-19-] dire, et ne croyez pas que je badine: je le crois, et j'ai réellement droit de le croire; car enfin ils avoient des machines, ils avoient des décorations, et peut-être de plus belles que les nôtres. Nous ne parlons à l'Opera qu'en chantant, ils parloient de même dans leurs Tragédies; car on ne sçauroit dire qu'une déclamation qu'on nottoit, qu'on soutenoit d'instrumens, ne fût pas un chant. Les choeurs de leurs Tragédies étoient pleins de machines, de danses dessinées, telles à peu près, que nous en avons dans nos Operas: Peut-être avoient-ils moins d'instrumens; mais enfin, ils en avoient: ils avoient des fluttes de toutes sortes d'especes: ils avoient des manieres de violons, des lyres plus ou moins chargées de cordes. Je sçais bien que [-20-] ce n'est pas encore là notre Opera, qu'il s'en faut bien que nous y soyons aussi retenus, aussi sages qu'ils l'étoient dans leurs Tragédies: mais, que voulez-vous, en travaillant sur le plan de leurs Tragédies, au risque de le gâter, nous avons voulu l'enrichir: il falloit pour cet effet, nous mettre au large. Au dessein que nous avions, rien ne nous a paru plus propre que le merveilleux. Nous l'avons donc dérobé au Poëme Epique: au moyen de ce vol nous avons eu la machine, c'est-à-dire les Dieux, et les Enchanteurs: avec cela nous avons eu le droit de nous mocquer de la vrai-semblance; et au fond, Monsieur, si nous avons perdus, convenez aussi que nous avons prodigieusement gagné. N'est-ce donc rien à votre avis, que de traverser [-21-] sans danger les mers, que de parcourir en un instant et sans fatigues, les quatre parties de l'Univers. D'être enlevé au sortir d'un Palais superbe dans un boccage charmant et délicieux? Que de biens acquis en un moment! Que de richesses! Quelle chaîne admirable d'illusions! et en vérité, avec la facilité que nous avons à nous y prêter, c'eût été bien dommage de ne pas nous les donner.
A cela près, et quelques autres infidélités, qu'on fait à la vraisemblance, l'Opera est presque une Tragédie telle que la vouloient les Grecs: car si nous avons introduit dans nos Operas des choses qu'ils eussent désavouées, et dont sûrement ils n'eussent pas voulu: en récompense nous avons gardé leurs Choeurs, qu'ont rejettés nos [-22-] Tragédies Françoises, et c'est par-là que je prétends que l'Opera rachette une partie de ses défauts, et prend un grand avantage sur la Tragédie. Vous qui y allez avec tant d'ardeur, vous sçavez que la Tragédie est coupée et divisée en cinq Actes: vous sçavez aussi que chacun de ces Actes est séparé de celui qui doit le suivre par un intervalle de six ou sept minutes, pendant lesquelles, pour que nous n'ayons pas le tems de nous ennuyer, on nous joue des airs de violons. Or convenez que nous sommes bien plus raisonnables à l'Opera. Ces vuides, ces intervalles, qui sont tout-à-fait contre la vraisemblance, n'y sont point connus. Au moyen des Divertissemens, qui finissent chacun des Actes, l'Opera marche, et marche sans interruption: ce [-23-] qui rend son action sensible, continue: beaucoup plus vraisemblable, et infiniment supérieure à celle de nos Tragédies, qui à ne les regarder que de ce côté-là, sont beaucoup moins parfaites, ce qui en vérité me réjouit beaucoup, parce que j'aime le singulier; et en effet il est plaisant qu'on trouve dans un genre qu'on traite de monstrueux, une perfection qui manque aux deux de nos genres de Poësies, qui ont réellement le plus de régularité et le plus de vraisemblance.
Il est donc constant, qu'à la réserve des Divertissemens et du merveilleux, l'Opera est une Tragédie dans les formes; et ce qu'il est à propos de vous prouver, tant pour l'honneur de nos bons Operas, que pour la gloire de ceux qui nous les ont donnés, [-24-] une Tragédie cent fois plus difficile à faire. Dans la Tragédie proprement dite, on peut employer le premier, et même une partie du second Acte, à exposer son Sujet, et quand ce Sujet seroit un peu embarrassé, la Tragédie n'en deviendroit peut-être que plus belle et plus intéressante: témoins Rodogune, Heraclius, et cetera. Cela est tout différent à l'Opera: que le Sujet soit tant soit peu embrouillé, vû la diversion que le chant fait à l'esprit, et la quantité de mots, que la mauvaise prononciation des Acteurs fait perdre, que le Sujet, dis-je, soit tant soit peu embrouillé, l'Auditeur ne sçait plus où il en est, il perd le fil des événemens, et adieu l'intérêt. Il n'est pas que vous ignoriez l'effet merveilleux que sont à la Tragédie [-25-] ces belles délibérations, ces plaidoyers magnifiques, tout cela ne pouvant pas aller avec le chant, ou est perdu pour l'Opera, ou le deshonore. On a dans les cinq Actes de la Tragédie tout ce qu'il faut de terrein pour faire jouer les Passions: il y a à la vérité cinq Actes aussi dans l'Opera; mais ces Actes étant destinés à être allongés par le chant, et par-là condamnés à être courts, quelle habileté! Quel art ne faut-il pas pour tirer parti du petit espace dans lequel on est renfermé? J'ai eu l'honneur de vous dire que chaque Acte, dans la Tragédie, étoit séparé de celui qui le suivoit par un intervalle, pendant lequel les Acteurs agissoient hors du Théâtre. Il est enjoint à un Poëte d'Opera de remplir ces vuides; il faut qu'il lie son action; [-26-] c'est pour lui une nécessité et un travail d'amener cinq Divertissemens, et ce n'est pas assez de les amener bien ou mal, il faut qu'ils fassent partie de l'action, qu'elle ne puisse s'en passer; on veut plus, on veut que ces divertissemens soient variés, sans quoi en effet la Musique, qui auroit toujours les mêmes choses à peindre, ennuyeroit cruellement par son uniformité. Mais voici le grand avantage de la Tragédie; tous les mots de la Langue Françoise, pourvû qu'ils soient nobles, et qu'ils puissent trouver une rime avec qui s'associer, y sont reçus avec honneur: cela ne se passe pas ainsi à l'Opera; on n'y a environ que douze, ou quinze cens mots, qu'il faut sans cesse tourner et retourner, et il n'est guéres possible d'en employer [-27-] d'autres, parce qu'il n'y a que ceux-là, qui par leur douceur, et leur facilité, ont eu le privilege d'y être admis. Enfin, pourvû que la chaleur commence au second ou au troisiéme Acte, et aille ainsi en croissant jusqu'au bout dans la Tragédie, on ne vous en demande pas davantage. Il faut à l'Opera que tout, et même dès le début, soit en feu. Que l'exposition de votre Sujet, toute froide qu'elle est par sa nature, devienne animée en passant par vos mains; et ne croyez pas que cela fait, on se relâche sur la chaleur qu'on exige de vous: on veut, parce que ce n'est qu'à cette condition que vous pouvez plaire, parce que la Musique n'a bonne grace qu'à exprimer des mouvemens, on veut que votre Opera soit tourné de façon, [-28-] que tout, sans exception, y soit en chaleur, et qui pis est, en chaleur continue, ce qui, sans l'exemple de quelques Operas, et sur-tout de celui d'Armide, paroîtroit impossible. Quel Opera, Monsieur, qu'Armide! On vante Thésée, et je ne m'opposerai point aux louanges qu'on lui donne; c'est le plus beau Poëme du monde; l'intérêt s'y fortifie d'Acte en Acte; le quatriéme et le cinquiéme sont admirables: mais si le Sujet est beau, n'est-il pas un peu gâté par les Amours d'Arcas et de Cléone? Ce jeu double n'est-il pas un peu puerile? D'ailleurs le Sujet de Thésée, tout beau qu'il est, me paroît bien moins piquant que celui d'Armide. Ne nous y trompons point, ce n'est pas le Noble, le Grand, le Majestueux qui sied le mieux à [-29-] l'Opera; du tendre, du passionné, du gracieux, voilà ce qu'il nous faut; et c'est pour nous en avoir quelquefois donné, que nous aimons tant Quinault. Combien de larmes nous font verser encore Sangaride et Atys? Que l'intérêt que nous prenons à ces jeunes Amans est tendre! Que nous avons de plaisirs à haïr Cybelle! Encore un Opera qui n'a point de prix pour moi, parce qu'il a à peu près tout ce que je désire; c'est Roland. J'aime à y voir une Princesse fiere, après quelques oppositions de la part de sa vanité, se mocquer du qu'en dira-t'on, s'abandonner aux caprices de l'Amour, aimer Medor qui étoit aimable, et se soucier peu de Roland, qui ne l'étoit pas. Je sçais bien qu'il y a quelque chose à redire au procédé d'Angelique, [-30-] qu'il n'est pas tout-à-fait aussi honnête qu'il le pourroit être; mais permettez-moi de vous assurer qu'on se trompe, si l'on croit qu'il faut toujours nous peindre nos Héros et nos Héroïnes sur un certain modele de perfection triste et noble, que l'opinion et l'orgueil ont inventés: il falloit qu'Angelique, placée comme elle étoit, fût perfide: il falloit qu'Atys, amoureux de Sangaride, manquât à son Ami: il falloit qu'ils fussent tous les deux perfides, et je vous demande, Monsieur, si nous avions été à leurs places, ne l'eussions-nous pas été comme eux? A l'égard des autres Operas de Quinault, je ne vous en dirai mot: ils sont tous beaux à les prendre par détail; mais j'ai quelquefois eu le malheur de m'y ennuyer. Phaëton [-31-] n'est que brillant, Théone et Lybie y disent des choses charmantes; mais ce ne sont pas elles qu'on voit toujours. Alceste est triste, Persée plat, Proserpine ennuyeux, Isis ridicule. Quelle figure fait-là Jupiter? Et lui qui avoit tant d'autorité, ne devoit-il pas en prendre un peu sur sa femme, et laisser moins souffrir cette malheureuse Isis, qu'il aimoit tant?
Je vous le dirai plus amplement au sujet de la Tragédie, le grand point pour y plaire, est de faire choix d'un beau sujet. Mais qu'on y prenne garde, un beau sujet pour une Tragédie, pourroit bien n'être pas beau pour un Opera; le noir et le terrible n'y va pas si bien qu'on s'imagine; non que je veuille en exclure les Medées et les Arcabonnes, il est bon qu'il y en ait [-32-] quelquefois; mais il me déplaît de les voir trop souvent. Je ne connois de bon à l'Opera que les fous gracieux: ils excitent chez nous une pitié tendre, ils plongent dans une tristesse douce; ils portent à l'ame je ne sçais quoi de délicieux que n'y portent point les sujets terribles: aussi voudrois-je qu'on ne les employât que légérement à l'Opera, et ce qu'il faut simplement pour contraster avec le gracieux qui en doit être le fond, et pour le relever par-là et l'embellir.
Vous m'allez peut-être demander où je prends toutes ces belles régles que je donne avec un air si imperieux? où je les prends, Monsieur? je les prends dans le rapport de convenance que les choses ont avec nous; c'est à dire, dans la nature. C'est d'elle que je tiens qu'il faut pour [-33-] nous toucher, choisir un sujet tel que je vous l'ai dit; que ce sujet une fois bien choisi, il faut, comme vous sçavez, le bien disposer, qu'il reste ensuite à le bien remplir, ce qui entre nous n'est pas trop facile, et c'est-là une partie, où il faut convenir que Quinault étoit inimitable. Prenons pour vérifier ce que j'ai l'honneur de vous dire, la Scene d'Amadis où après un beau Monologue, dans lequel Oriane se plaint de son amant qu'elle croit infidele: Arcalaüs qui l'avoit entendu lui dit;
Je vous entends, cessez de feindre.
Plaignez-vous d'Amadis, je ne veux pas contraindre
Un si juste courroux.
ORIANE.
J'ai tant de sujet de m'en plaindre,
Que j'ai presqu'oublié de me plaindre de vous.
[-34-] Non ce n'est point ici, son secours que j'implore;
Il est allé chercher la beauté qu'il adore,
Et je l'appellerois par des cris superflus.
ARCALAUS.
Lorsque vous le verrez vous l'aimerez encore.
ORIANE.
Non, non, je ne le verrai plus.
Je dois trop le haïr pour renouer la chaîne
Dont il a dégagé son coeur.
ARCALAUS.
Si vous le haïssiez, j'ai servi votre haine,
A la fin j'ai vaincu ce superbe vainqueur.
ORIANE.
Vous, vainqueur d'Amadis? Non, il n'est pas possible
Qu'il ait cessé d'être invincible.
Tout cede à sa valeur, et vous la connoissez...
ARCALAUS.
Et c'est ainsi que vous le haïssez?
[-35-] ORIANE.
Je veux haïr toujours un amant si volage,
Et je me le suis bien promis:
Mais ses plus cruels ennemis
Peuvent-ils s'empêcher d'admirer son courage?
Que cela est beau, Monsieur, comme cela est peint? qu'on reconnoît bien là une Amante jalouse, de cette jalousie douce et délicate, de cette jalousie qui m'enchante, parce qu'il n'y entre que de la tendresse! Avec combien d'amour Oriane dit-elle, qu'elle ne verra plus Amadis? Non je ne le verrai plus, je dois trop le haïr pour renouer la chaîne dont il a dégagé son coeur. Et qu'elle est charmante encore; lorsqu'Arcalaüs lui ayant dit qu'à la fin il a vaincu Amadis, elle répond: Vous, vainqueur d'Amadis! Non, il n'est pas possible [-36-] qu'il ait cessé d'être invincible, tout cede à sa valeur et vous la connoissez. L'amour qu'elle a pour son amant, la haute idée qu'elle a conçuë de lui, ne sçauroit lui laisser croire qu'il puisse avoir été vaincu. Et comme le propre des passions, est de s'irriter quand on ne pense pas assez dignement de leur objet; voyez comme en exprimant à la fois son amour et son indignation, Oriane se vange d'Arcalaüs, et le punit de son mensonge en lui disant: Vous, vainqueur d'Amadis, et cetera je ne sçaurois m'empêcher de vous dire encore un mot sur la fin de la Scene, où sur ce qu'Arcalaüs lui représente fort judicieusement que la haine qu'elle a pour Amadis, ressemble furieusement à la tendresse: Elle répond, je veux toujours haïr un amant si volage; remarquez je [-37-] vous prie qu'il n'y a rien au monde de si tendre et de si délicat, que ce que dit ici Oriane. Et pourquoi cela? c'est que rien ne marque mieux l'excès de l'attachement qu'on a pour ce qu'on aime, que de chercher des motifs, que de faire des voeux pour le haïr: c'est exprimer qu'on est fâché contre son amant, et ce qui ne devroit pas être, et qui néanmoins arrive toujours, qu'on l'en aime davantage, précisément par ce qu'on a à s'en plaindre. Je me le suis bien promis, est encore admirable, parce que le propre de la passion, sur-tout quand elle est vive, est de raisonner de travers, et il n'est pas que vous ne l'ayez éprouvé plus d'une fois, vous qui êtes si volage, et ce qui est singulier, n'en êtes ni moins tendre, ni moins délicat.
[-38-] Mais je ne veux plus vous parler de Quinault, on auroit trop à louer, si on vouloit le louer toutes les fois qu'il mérite de l'être, * il me suffira de vous dire, que jamais homme n'a sçu si bien peindre les mouvemens des passions: jamais aucun [-39-] de ses traits délicats qui les caractérisent, ne lui est échappé: jamais il ne s'est mépris, jamais il n'a mis un sentiment à la place d'un autre, et je ne dois pas oublier la plus belle et la plus rare des obligations que nous lui ayions, c'est que le sentiment quand il l'a fait parler, n'a jamais parlé un langage qui fût si vrai, qui fût si bien à lui. Et c'est encore une fois ce qui lui fait le plus d'honneur, parce que le langage du sentiment est peut-être plus difficile à attraper que le sentiment même.
Il me resteroit, Monsieur, pour faire de Quinault un homme parfait, de pouvoir le louer sur le choix, et sur la disposition de ses sujets; mais je vous l'ai abandonné de ce côté-là, et n'ai point envie de m'en dédire. Apprenez néanmoins qu'il ne tiendroit [-40-] qu'à moi de rétablir sa réputation et de rejetter sur Lulli une partie des fautes qu'il a faites en ce genre. Car enfin Lulli étoit homme: il se sentoit aimé du Roi, bien venu à la Cour, adoré du Peuple; n'en voilà-t'il pas de reste, pour lui avoir fait sacrifier quelquefois la vanité de Quinault à la sienne? et de là peut-être quelques-uns de ces Operas, où le coeur qui devroit être remué continuement ne l'est que par reprises, où Quinault pour donner à Lulli de quoi briller, n'a pas donné assez au sentiment. De-là l'Episode de Pan et de Syrinx: celui d'Alphée et d'Arethuse: de-là tant de langueurs que nous pourrions bien devoir à la complaisance de Quinault, et à l'empire prodigieux que Lulli avoit sur lui. Pour moi je voudrois, et c'est un voeu qu'il [-41-] m'est arrivé souvent de faire, parce que je ne vois que ce moyen-là d'avoir de bons Operas. Pour moi je voudrois, que le Poëte et le Musicien se trouvassent réunis dans la même personne, et peut-être aurions-nous ce que je demande, si nos gens de qualité élevez à la maniere des Grecs et peu contens de chanter à livre ouvert, alloient jusqu'à apprendre la composition de la Musique. Si plus curieux qu'ils ne sont d'étendre leurs talens à l'art de la Musique, ils ne croyoient pas déroger de joindre celui des vers. Si ne dédaignant pas de faire usage de leur coeur, ils se livroient à des passions honnêtes et délicates. Enchantez alors des impressions charmantes qu'ils auroient le bonheur d'éprouver; ils auroient peut-être recours à la Musique et à la Poësie pour [-42-] les peindre. Nous aurions alors des Operas tels que nous les voulons, des récitatifs tels que Lulli nous en a donnez; tels qu'un Musicien qui est communément mal élevé, et dont le coeur est rarement fait pour sentir les passions délicates ne sçauroit les faire. On verroit ce qu'on voit si rarement et ce qu'on devroit toujours voir; on verroit la Poësie et la Musique se sacrifier l'une à l'autre selon leurs besoins réciproques. Le Poëte seroit toujours d'accord avec le Musicien: nulle vanité, nulle jalousie à craindre, et de cette union mutuelle sortiroit à tout moment une plénitude et une continuité de beau, qui seroit bien nécessaire à l'Opéra, pour couvrir une partie des défauts dont vous vous plaignez. Je dis une partie, car la Poësie et la [-43-] Musique quelque parfaites qu'elles puissent être, n'ont à elles deux toutes seules, ni de quoi former l'Opera, ni de quoi l'embellir au point où il doit l'être. Combien d'autres piéces sont nécessaires à sa construction et à sa beauté; ne lui faut-il pas encore de la danse, des machines, des décorations, un Orquestre, des Acteurs, des Actrices, et de tout cela s'il vous plaît non-seulement l'intelligence est nécessaire; il est bon de vous dire encore que cette intelligence ne sçauroit être trop parfaite. Il faut que vous vous figuriez l'Opera comme une espece de Concert, composé de plusieurs parties, qui pour donner tout le plaisir qu'on en peut esperer, doivent s'accorder dans la derniere perfection. Et à vous dire vrai, ces parties s'accordent [-44-] communément assez mal; à le bien prendre, Monsieur, l'Opera est comme ces états malheureux, où chaque particulier uniquement occupé de son interêt particulier, se mocque de l'interêt general; car, le fait est vrai, Poëte, Musicien, Maître de Ballet, chacun en ce pays-là veut briller, veut briller seul, et vous jugez bien qu'à toutes ces petites vanitez particulieres qui se croisent éternellement, il n'y a pas beaucoup à gagner pour l'ensemble et pour la totalité de l'Opera. Mais ce qu'il y a de singulier, c'est que le Musicien qui est ordinairement assez mal servi par le Poëte, à la mal adresse, de se servir fort mal lui-même. La Musique est composée de deux parties, la mélodie et l'harmonie. La mélodie a comme vous sçavez toujours été regardée [-45-] comme la maîtresse. L'harmonie comme subordonnée, comme destinée à soutenir la mélodie: comme faite pour l'accompagner, et même l'accompagner avec beaucoup de modestie; toute l'antiquité l'a cru ainsi, et nous avons tous été élevez à le croire. Point du tout à l'Opera, et sur-tout depuis quelque tems, on diroit que le but de l'harmonie, est d'étouffer et d'anéantir totalement la mélodie. Et ce n'est pas après tout un grand dommage; car il n'est plus question de ces chants délicieux qui agissoient autrefois si puissamment sur l'ame, qu'ils troubloient, et alloient même jusqu'à suspendre quelquefois ses facultez. L'honneur de ces grands renversemens de l'ame, appartient aujourd'hui aux dissonances: il faut à notre goût usé, des fugues, [-46-] des tenuës, du contrepoint, une foule prodigieuse d'accords, et l'on en est venu au point de satieté que les moins naturels sont devenus les plus agréables.
Je ne sçais comment nous l'entendons, Monsieur, mais il me semble, qu'à nous prendre dans notre constitution naturelle, le plaisir le plus délicieux que nous ayons à esperer de la Musique, c'est la Mélodie, c'est-à dire, le sensible et le voluptueux du chant, qui doit nous le donner, et que ce chant, pour arriver à nous avec tous ses charmes, doit être uni, simple et dégagé de tout ce qui pourroit, ou l'obscurcir, ou l'étouffer. Moins l'ame est partagée, moins elle est dissipée, plus elle est à portée de se livrer à ce que le chant a d'agréable; [-47-] aussi vous avouerai-je que je fais peu de cas de la multiplicité de ces parties, qui en m'affectant chacune à leur maniere, prennent toujours un peu quand le chant est beau sur ma sensibilité, et me trouble dans mon plaisir. Je sçais bien que ma doctrine ne sera pas goûtée de tout le monde. Il est, et il n'y en a jamais tant eu, il est des gens qui nés avec peu de sensibilité, ont réussi à perdre le peu qu'ils en avoient. A l'égard de ceux-là, je n'ai rien à leur dire; comme il n'y a rien à esperer d'eux du côté du sentiment, on fait bien, si on veut leur plaire, de ne travailler que pour leur oreille, qui devenue sçavante, se fait un plaisir de démêler les différentes parties de la Musique, et réellement ils les démêlent d'autant mieux, qu'attachés aux [-48-] beautés méchaniques de l'harmonie, ils ne reçoivent aucune distraction de la part de leur coeur, qui n'est point ému. Pour moi, qui ai le bonheur de sentir encore un peu le mien, je veux, quand le chant est beau, qu'on me le laissse un peu goûter; et pour cela je serois bienaise qu'on ne l'étouffât pas à force d'harmonie. Je dis qu'on ne l'étouffât pas, et par-là vous voyez que je ne suis pas de si mauvaise humeur qu'on diroit bien contre l'Harmonie; on me fait même grand plaisir de m'en donner, mais je la demande ménagée, simple, nette, gracieuse et naturelle. * Les Choeurs, [-49-] quand ils sont beaux m'enchantent: une Basse contrainte, un morceau de Musique travaillé, et mis en son lieu, ne me déplait [-50-] pas. Je ne voudrois pas non plus qu'on bannît de l'Opera les Duo et les Trio: il y en a toujours eu, et je sens [-51-] combien ils sont propres à mettre l'Harmonie dans toute sa valeur; mais c'est une beauté dont je souhaiterois qu'on fût un peu [-52-] plus avare, et qui d'ailleurs est assez souvent mal employée. Il nous est difficile d'entendre, sans être un peu blessés, parler deux personnes ensemble, d'entendre par exemple dire à l'une, qu'il faut aimer, à l'autre, qu'il faut changer toujours. Je ne dis rien [-53-] aux Amans, ils ont les mêmes choses à se dire; ils ont à se jurer qu'ils s'aiment, qu'ils s'aimeront toujours; il est dans la Nature qu'ils se le jurent ensemble: mais qu'un particulier dise qu'il faut faire une chose; un autre, qu'il faut faire le contraire; que tout cela se dise et se dise dans le même tems; il y a là quelque chose de risible, qui va mal avec le sérieux de l'Opera, et qui par-là devient ridicule.
Voici autre chose dont je suis blessé, car je suis délicat; le propre de nos Simphonies Françoises est de peindre et d'imiter, et il est très-bien imaginé, que la Danse vint en de certains cas s'unir à la Musique pour peindre de concert avec elle, et pour rendre son imitation, et plus agréable et plus parfaite; [-54-] mais quand l'imitation passe les bornes de la Danse, * la Danse devroit, ce me semble, laisser aller la Musique toute seule, [-55-] et renoncer à imiter ce qui excede ses forces. Or elle ne le fait pas toujours, il lui arrive quelquefois de vouloir exprimer ce qu'elle a mauvaise grace à rendre. Qu'on joue par exemple à l'Opera un air de vents; on est assez content de la Musique, elle imite assez bien leurs sifflemens, leur vitesse n'est pas mal exprimée: mais qu'un Danseur veuille suivre le mouvement rapide de la Musique, il demeure fort en arriere: les violons ont fait douze croches avant qu'il ait fait un tour de jambe, et l'on voit avec regret la Danse courir après la Musique qu'elle ne sçauroit attraper.
Ne trouvez-vous pas aussi qu'on donne trop d'étendue à la Danse, tour est mis en Ballet. On diroit que la Danse, qui dans son origine, n'a été admise [-56-] à l'Opera que pour peindre, que pour faire partie de la représentation, n'y est aujourd'hui que pour briller, que pour étouffer les autres parties dont nous avons beaucoup plus affaire, et c'est là un abus de l'Opera, auquel il seroit le plus nécessaire de rémédier. Le trop d'extension qu'on donne à la Danse, le frivole qu'on y joint, fait languir l'action, au lieu de la soutenir, la gâte, et il est ridicule qu'on ne songe pas que l'Opera étant une Tragédie; c'est-à-dire un Ouvrage fait pour toucher, tout ce qui s'écarte de ce but est déplacé, et produit en conséquence un effet désagréable.
Je vous dirai encore que je ne suis pas content de nos airs de Violon, notre Musique instrumentale, à force d'être sçavante, [-57-] devient de jour en jour plus mauvaise; ce n'est plus que du bruit, et quand ce bruit seroit beau, ce ne seroit pas là encore mon compte; car le moindre but de nos symphonies est de flatter l'oreille; elles doivent viser et atteindre plus haut; et il est réel qu'elles causent quelquefois, dans les ames sensibles, des ravages, dont ceux qui sont chargés du soin de nos consciences croyent avoir droit de s'allarmer. Je ne vous expliquerai point le rapport mécanique de ces chants délicieux avec les affections de notre cceur. Il n'y a pas d'apparence que ce rapport vienne jamais bien distinctement à ma connoissance; mais il est de fait que de beaux airs de Violon, ceux par exemple de Lulli, quelques-uns de Campra, réveillent les passions [-58-] de presque tout le monde; que chaque particulier en est ému, selon la portion de sensibilité qu'il tient de la Nature: que le caractére de ces différentes Symphonies, quoiqu'en général senti assez confusément, est néanmoins assez démêlé pour qu'on leur ait assigné un nom particulier, nom qui exprime le caractére de la Symphonie, et l'espece de rapport qu'elle a avec nos Passions. Qu'on vous annonce par exemple une Gavotte, vous compterez aussi-tôt sur un morceau de Musique, qui vous peindra une gayeté vive et douce; et si la Gavotte est bien faite, vous jouirez de ce qu'on vous aura promis. Parcourez les differens genres de Symphonie, vous leur trouverez à tous quelque chose de particulier qui les distinguera. La Gigue est vive [-59-] et un peu folle, la Passacaille est tendre, la Chaconne variée, la Courante noble, grave, et majestueuse. La Sarabande toujours mélancolique respire une tendresse sérieuse et délicate. Que vous dirai-je? Ces differentes especes de Symphonies produisent toutes à peu près les effets que nous en attendons, excitent dans l'ame les sensations qui leur sont relatives, et font quelquefois sur les coeurs sensibles des impressions si puissantes, que si on ne les avoit pas éprouvées, on auroit toutes les peines du monde, en soupçonner la possibilité. Je ne vous vanterai point ces miracles de la Musique, attestés tant de fois par l'Antiquité, vous n'avez peut-être pas assez de foi pour y croire; mais il y en a eu de nos jours dont vous ne sçauriez [-60-] douter: ce fut un air de Violon de Lulli, qui fit quitter à Theobal son Pays, et l'amena dans notre Orchestre. Un fils naturel de Sainte Colombe, homme simple, et qui n'avoit pas assez d'imagination pour mentir, me conta un jour que son pere ayant joué une Sarabande de sa façon à un homme qui étoit venu pour l'entendre, cet homme en fut tellement touché, qu'il tomba dans une foiblesse, dont on eut toutes les peines du monde à le faire revenir. Je ne sçais si c'est notre faute; mais de pareils accidens font fort peu à craindre de nos airs de Violon: je ne vois pas non plus que nous ayons à les redouter de nos airs chantans: qu'ils sont fardés, Monsieur, ces airs chantans! Qu'ils sont peu naturels! Qu'ils sont bizarres! [-61-] On diroit qu'ils ne sont faits que pour faire briller les voix de ceux ou de celles qui chantent. Que si par hazard on nous en donne quelques-uns d'agréables, combien de fois leur arrive-t-il de ne pas rendre assez nettement le sens des paroles, et ce qui est le plus grand crime qu'on puisse commettre en Musique, de manquer à la vérité, et de pécher contre la justesse * de l'expression.
[-62-] Je n'ai guére plus de bien à dire de notre Récitatif, vous sçavez que ce n'est plus ce Récitatif uni, ce Récitatif simple, [-63-] semblable à la déclamation des Grecs dans leurs Tragédies: semblable si vous voulez à celle de Lulli. Il est vrai néanmoins, et il faut tout dire, ce n'est pas toujours la faute du Musicien, il n'y en a guére qui ne se tirât passablement du Récitatif d'une Scéne touchante et tournée comme elle le devroit être: qu'on m'en donne un, je ne le demande pas admirable: que je lui fasse mettre en Musique l'endroit où Epaphus, en se plaignant de ce que Phaëton lui vole le coeur de sa Maîtresse, s'écrie: Que le bien qu'il m'ôte a de charmes! Il n'en connoîtra pas le prix si bien que moi! S'il ne le rend pas d'une maniere aussi parfaite que Lulli, je gage au moins qu'il ne le rendra pas mal, tant il est vrai que la Musique dépend en pareil cas des [-64-] paroles: mais on ne sçait pas assez combien il est difficile de faire ce qu'on appelle de belles paroles. On croit peut-être qu'il est nécessaire, pour y réüssir, d'avoir de l'esprit. Point du tout, c'est le plus grand malheur du monde. Il faudroit, pour bien faire, n'avoir que du sentiment, l'avoir tendre et délicat, s'y livrer comme Quinault sans réserve, et cela est, Monsieur, si difficile, que je suis presque tenté d'aceuser l'homme du monde, que vous estimez le plus, et moi aussi d'y avoir un peu manqué. Souvenez-vous de la Scéne du second Acte de Thétis et Pélée, c'est peut-être la plus belle, la plus magnifique, la plus superbe * qui ait jamais [-65-] été mise au Théâtre. Il me semble néanmoins y avoir vû un petit mouvement de dépit, qui est peut-être dans la Nature, mais qui ne me paroît pas tourné d'un air tout-à-fait aussi naturel et aussi tendre que j'aurois voulu, et c'est sur cela que je demande votre impression. Il est question, comme vous sçavez, d'une Doris, qui amoureuse de Pélée, et voulant allarmer Thétis sa rivale, lui fait entendre que Pélée a pris des soins pour elle. Thétis court [-66-] aussi-tôt faire des reproches à Pélée, le menace d'aimer Jupiter, et lui dit:
Mon coeur s'est engagé sur l'apparence vaine
Des feux que tu feignis pour moi.
Et je veux m'en punir, en m'imposant la peine
D'en aimer un autre que toi.
Je vous demande, Monsieur, car c'est à vous à lever mes doutes; est-ce bien là le vrai langage de l'Amour? Croyez-vous aussi-bien fermement que ce soit celui de la colere.
Mais voici quelque chose de Monsieur de la Mothe, qu'il n'y a pas moyen d'excuser, et que je vous conseille de m'abandonner. Dans la premiere Scéne du second Acte d'Omphale. Omphale paroît au milieu de deux de ses Confidentes, leur ouvre à toutes deux son coeur, leur dit qu'elle [-67-] a mille raisons pour aimer Alcide, mais que parmi ceux qui prétendent comme lui à son coeur, il y en a un qui lui paroît beaucoup plus aimable. Ses Confidentes, qui ont le coup-d'oeil bon, lui demandent si ce ne seroit point Iphis qu'elle aimeroit? A quoi elle répond avec une finesse d'esprit, qu'on ne sçauroit trop admirer.
En pénétrant mon choix, vous le justifiez.
Je vous avoue, Monsieur, que je n'aime point cela: premierement, parce qu'une femme qui aime, ne doit qu'aimer, et quand elle a de ce qu'on appelle esprit, il est clair qu'elle est fausse, et qu'elle n'aime point; en second lieu, quel chant voulez-vous qu'on mette là-dessus? La Musique a-t'elle de quoi peindre les pensées fines? [-68-] les tours fins, et cela devroit être écrit sur toutes les portes des Poëtes Lyriques: les tours fins sont le poison de la Musique. Veut-on la mettre dans tout son beau, travailler sérieusement à sa gloire, lui préparer des triomphes, qu'on lui fasse chanter comme Lulli: Bois épais redouble ton ombre. Qu'on lui donne à chanter, comme Campra: Ah! que mon coeur va payer cherement, et cetera. Qu'on lui fasse rendre des choses sensibles et tendres, qu'on lui donne des mouvemens à exprimer, qu'on lui fournisse des Monologues, tels qu'en a mis Quinault dans ses Operas: des Scénes comme la déclaration de Sangaride et d'Atys; comme celle d'AEglée et de Thésée. Que si on ne sçauroit être aussi admirable; s'il n'est pas permis aux Mortels d'être [-69-] aussi élégans, et en même-tems aussi naturels que Quinault: qu'on soit simple, qu'on soit uni, qu'on soit plat, si l'on ne sçauroit être mieux, la Musique y aura encore meilleure grace, que sur ce fin et sur ce tourné, qui après avoir infecté la plûpart de nos Ouvrages, est venu pour achever de nous désespérer, gâter notre Opera.
Je n'aurois jamais fait, Monsieur, s'il falloit vous dire par le menu tout ce qui me blesse à l'Opera; mais il y a un défaut qu'il ne m'est pas permis de passer sous-silence, parce qu'il est tel qu'il est capable de gâter à lui tout seul un Opera, eût-il d'ailleurs toutes les perfections que je lui désirerois.
L'Opera, comme je vous l'ai dit, est presqu'une Tragédie dans les formes, une Tragédie [-70-] mise en Musique, en conséquence de quoi il faut qu'il soit joué, chanté, et déclamé. Or de ces trois choses-là, il me semble qu'on n'y en fait qu'une: on y chante, encore y chante-t'on souvent assez mal; pour le reste il en est très-peu question, et voilà pourquoi tel Opera, qui pourroit être charmant, réüssit quelquefois à nous ennuyer. Car à quoi s'attend-t'on à l'Opera? à voir des Passions vives. On a mis sur le Théâtre des gens qui sont censés les avoir, et qui sont chargés de nous les donner: mais s'ils n'en ont point, comment les feront-ils passer jusquà nous? On répond à cela qu'on nous donne des voix superbes, qu'on en a épuisées les Cathédrales, qu'on en a été chercher dans les quatre parties du Monde. Premierement, nous n'avons [-71-] point tant de ces voix-là qu'on diroit bien, la Nature en est trop ménagere. En second lieu, quand on nous en donneroit autant que nous en pouvons désirer, que font-elles ces belles voix? qu'exciter notre admiration, qu'étonner nos oreilles: mais est-ce là de quoi il s'agit? Il s'agit de nous toucher, et ces voix fussent-elles plus belles que celles des Anges, n'y parviendront jamais, si elles ne jouent et n'agissent à leurs manieres; car il peut y avoir de l'action jusques dans la voix. Je n'ai jamais vû la Rochois: on dit qu'elle possedoit à un dégré éminent la partie que je demande; mais je n'oublierai jamais la Journet: c'étoit une grande fille, belle à la maniere qu'il faut l'être au Théâtre. Jamais on n'a vû des graces si nobles: [-72-] jamais rien n'a paru de si touchant à la fois et de si majestueux. L'action de sa voix étoit parfaite: ses yeux qui étoient charmans, alloient s'unissant aux deux plus beaux bras du monde, porter au coeur l'expression de tout ce qu'elle avoit à peindre. Elle faisoit ce jour-là Angelique; c'est là où je l'attendois pour bien juger d'elle. Vous le dirai-je? Je ne vis presque point cette Angelique indécente et perfide que je m'attendois à voir. Celle que je vis étoit tendre, délicate: je lui pardonnai tout; je n'eus que pitié d'elle, tant la Journet employa de graces, de dignité et de noblesse pour me la rendre aimable. Cochereau faisoit Médor; c'étoit un garçon froid, mais agréable. Sa voix étoit touchante, sa figure belle, noble, et de nature à [-73-] faire pardonner à Angelique le tour qu'elle jouoit à Roland. A l'égard de Roland, c'étoit Thevenard, et c'est tout dire; on eût crû qu'il ne faisoit que parler, tant son chant étoit simple, tant son expression étoit vraie: je ne vous dirai rien de ses gestes, peut-être n'étoient-ils pas de la premiere noblesse, mais on les voyoit toujours naturels, et son action, qu'on trouvoit admirable, étoit telle précisément que la demandoit la passion qu'il avoit à peindre. Nous n'avons plus de Thevenard, Monsieur, et je crois qu'il est prudent de s'accoutumer à s'en passer; car il ne faut point dissimuler nos miseres. Ou communément l'on ne joue point assez à l'Opera, ou l'on y joue trop, ou l'on y joue de travers. On n'y joue point assez, parce qu'on [-74-] n'est pas suffisamment affectés des mouvemens qu'on a à peindre. On y joue trop, parce qu'on fait des efforts pour s'en affecter: efforts qui font jouer trop et passer le naturel. On y joue de travers, quand ayant été frappé des paroles autrement qu'on ne devoit l'être, on les exprime de la maniere dont on en a été frappé. * Il nous faudroit donc, et c'est de-là que dépend la grande perfection de l'Opera. Il nous faudroit donc des Acteurs et des Actrices, qui eussent, non pas de l'esprit, on [-75-] n'en a pas besoin à l'Opera; mais cette portion de sensibilité, qui fait attrapper juste le ton et les manieres de la passion qu'on a à rendre, qui met de l'action jusques dans la voix, qui fait parler les regards, qui donne de l'ame et du mouvement aux inflections du corps, qui toutes reglées sur la passion, doivent l'annoncer, en porter le caractére, et le porter si bien, qu'il ne soit pas possible de la méconnoître.
Encore une chose que je voudrois, c'est un peu d'agrément dans la figure: les Acteurs à l'Opera sont les Héros, nous devons prendre les Actrices pour les Héroïnes de l'action qui se passe sous nos yeux; mais le moyen que nous puissions y réussir, s'ils ont les uns et les autres des phisionomies [-76-] qui nous déplaisent? Il est chez-nous un sens qu'il est de la derniere importance de ménager, c'est le sens de la vûe: celui-là une fois aliéné, il n'y a presque plus de grace à attendre des autres, et de-là vous voyez la nécessité qu'il y a, que le monde de l'Opera soit un peu aimable. Pour moi je vous dirai qu'il me faut absolument de jolies personnes, des Acteurs grands et bien faits: je veux aux uns et aux autres des graces, de la noblesse, une sorte de dignité dans les manieres. Quand je me represente des Héros et des Héroïnes, ils ont de tout cela. Cela leur manque-t'il, ce ne sont plus eux, je n'ai personne à qui m'intéresser, et je suis réellement en colere de ce qu'on m'a fait venir à un Spectacle, où l'on s'est si mal arrangé pour me séduire.
[-77-] Voilà en gros, Monsieur, les défauts de l'Opera; je ne vous les ai pas dis tous, c'eût été trop long-tems vous ennuyer: mais qu'on les enleve, ces défauts, et prenez garde que je n'imagine rien d'impossible. Je n'aurai point honte de vous dire, que de tous les Spectacles qu'a imaginé, et qu'imaginera jamais l'esprit humain, non-seulement l'Opera est le plus magnifique, mais encore le plus beau, et peut-être le plus capable de nous plaire. * Oui, Monsieur, [-78-] je vous le dis fort sérieusement, et personne ne m'en fera dédire qu'on vous représente Armide; et si vous craignez d'être réfroidi par le quatriéme Acte, qu'on vous fasse et qu'on vous represente un autre Opera, dont le sujet soit bien choisi; que l'intérêt y croisse d'Acte en Acte; que les Acteurs y soient dignes des Héros dont ils tiennent la place; que les Actrices taillées d'une maniere aimable et noble, ne fassent point d'affront aux Princesses qu'elles représentent; que la voix des uns et des autres soit touchante; que leur action le soit encore plus; que les divertissemens [-79-] toujours variés, et plus beaux les uns que les autres, tiennent à l'action, au point, qu'on ne puisse les en separer; que les Décorations soient telles, que l'oeil fût-il en garde, puisse en être séduit; que la richesse et la magnificence éclate de toutes parts; que les machines supérieures encore aux Décorations, augmentent et fortifient la séduction; que la Danse, toujours sage, ne peigne que ce qu'elle a bonne grace à rendre; que la Musique, esclave de la Poësie, acheve, anime et vivifie l'expression qu'elle a reçue d'elle: qu'enfin toutes les parties qui composent l'Opera, se servent, s'entraident, et sans jamais se nuire ou se gâter, veillent toujours pour vous toucher, et conspirent sans relâche pour vous séduire, je vous répons [-80-] d'une séduction sûre, et je vous la promets telle, que vous n'aurez de votre vie la force de médire de l'Opera, ce qui en vérité, vû la constitution et l'exécution des Operas qu'on nous donne aujourd'hui, vous paroît un peu permis.
Ne croyez pas néanmoins que je veuille vous obliger à prendre à la lettre, le petit mal que je dis, tant de la constitution, que de l'exécution de nos Operas modernes, vous pourriez m'en citer tel à qui malgré l'humeur où je suis de médire, il me seroit difficile de refuser des éloges. Nos Poëtes ont pour l'ordinaire de l'esprit, souvent il leur échape des choses agréables: quelquefois même ils ont du sentiment; mais je voudrois que quelques-uns fissent moins profession d'ignorance. Leur art, [-81-] sur-tout, est ce qui est ordinairement le moins connu d'eux. A l'égard des Acteurs et des Actrices, il seroit hardi de vous dire que tout ce monde-là est excellent; mais il y a du beau dans le détail. A la haute-contre qui jouë depuis si long-tems avec tant d'intelligence, a succedé depuis quelques années une voix admirable: nous pouvons nous vanter aussi d'avoir une basse-taille magnifique. Que ne vous dirois-je point de cette Actrice qui fait actuellement les délices et l'enchantement de Paris. Elle touche quoiqu'elle étonne: sa figure est aimable, son jeu noble, sa prononciation nette: nulle sorte d'affectation: tout chez elle est beau, tout est vrai, tout est simple, tout est naturel. Deux voix, toutes deux jolies, et toutes deux légéres, suivent [-82-] l'illustre chanteuse dont je viens de parler. Ce ne sont pas de ces voix qui remplissent toute la capacité de l'oreille: elles font mieux, elles portent au coeur des sons agréables, et ces sons y sont portez, avec un art qu'on ne sçauroit se lasser d'admirer. Je ne vous dis rien de notre Orchestre qui est admirable, ni de ce qui concerne le reste de l'exécution. Les médisans disent que l'Opera n'a pas de ce côté-là, toute la perfection qu'on pourroit en attendre: pour moi je n'en dis mot, apparemment qu'on ne sçauroit mieux faire. Mais n'est-il pas permis de présumer, que ce qui manque d'exécution à l'Opera, peut avoir contribué aux petites infidelités que nous lui faisons.
Car, Monsieur, on en est las au point, qu'on ne veut presque [-83-] plus que des Ballets. Il y a là effectivement bien moins de façon à faire; ces voix grandes, soutenuës, magnifiques, n'y sont point nécessaires, peut-être en rigueur y seroient-elles de trop. On n'y a pas besoin non plus de cette action forte et patheti que que demande le tragique. Dans le Ballet tout est riant: il est même si bien arrêté que tout y seroit leger, qu'on ne se soucie presque plus de ces demi-Operas, qu'on appelloit Ballets heroïques. Le peu qu'il y avoit de tendresse affadissoit; et d'ailleurs un Acte, trois mêmes ont rarement assez d'etoffe pour que les passions y soient filées, ce qui leur convient de l'être. On a donc établi que le Ballet seroit composé de trois ou quatre petits Actes. Chaque Acte doit renfermer une intrigue, vive, [-84-] legere, et si l'on veut un peu galante. A tout cela, c'est-à-dire à chaque Acte, on demande un petit noeud. Je dis petit, parce que vous sentez bien qu'il n'y a pas moyen de le faire bien considérable. Aussi le Public qui l'a deviné, en dispense-t'il le Poëte: le met au large, lui permet de supposer des événemens antérieurs à l'action, moyennant quoi le Poëte forme et nouë son intrigue. Deux ou trois Scenes, et des Scenes courtes en font l'affaire. Des Scenes longues auroient de la peine à être vives, produiroient un mauvais effet et ennuyeroient. Le reste de l'action est en Ariettes, en Fêtes, en Spectacles, et en choses tout-à-fait agréables. Il est bon de vous dire encore, que ces petits divertissemens sont beaucoup mieux exécutez que [-85-] nos Operas. Nous avons pour cela des voix légéres et fort jolies. Comme il n'y a presque point d'action à mettre dans les Ballets, les Acteurs et les Actrices en ont assez. Et à la réserve de nos Danseurs et de nos Danseuses, qui n'ont point communément d'oreilles; il y a dequoi former le plus joli spectacle du monde.
Une chose sur-tout qui nous enchante, ce sont les Ariettes. A le bien prendre, après les Danses le Ballet n'est fait que pour elles, et effectivement on nous en donne quelquefois de fort jolies. Ce sont des especes de chansonnettes, que les Italiens attrapent à merveille, et que nous avons pris la liberté de faire d'après-eux. Nous ne prenons pas celle d'imiter de même leur récitatif, * [-86-] et nous faisons bien. A l'égard des Ariettes, comme il n'y a là ni mouvemens, ni passions à peindre, qu'il ne s'agit que de [-87-] trouver un chant agréable, que même un peu de broderie n'y sied pas mal, on peut avec bienséance les imiter, et cela est [-88-] d'autant plus permis que le Musicien ne travaillant-là que pour l'oreille, ne doit rien à la fidélité de l'expression, à laquelle [-89-] quand il est question de mouvemens, il doit tout sacrifier s'il veut plaire à des gens raisonnables.
[-90-] Après les Ariettes vient ordinairement, quelque chose qui est d'un grand prix pour nous: c'est la Danse, elle triomphe [-91-] dans les Ballets: on diroit qu'ils ne sont faits que pour elle, et réellement nous aimons tellement aujourd'hui la danse, que [-92-] nous faisons des voeux, pour voir finir le plus bel air du monde, dès que nous imaginons qu'il peut être suivi d'un Ballet. [-93-] Pour moi j'avouerai qu'un air bien fait et agréable, me touche davantage qu'une entrée de Ballet. Il n'y a guéres là de plaisir que pour mes yeux. J'estime plus celui qu'on donne à mon coeur et à mon oreille. D'ailleurs il y a dans nos Ballets une certaine uniformité qui me lasse et qui m'ennuye. Nos Danses sont presque toutes dessinées les unes comme les autres. Nulle [-94-] varieté, nul esprit, seroit-il donc si difficile d'y mettre plus de feu, plus d'invention? Je ne dis pas que nos Danseurs devinssent tout-à-fait Pantomimes, ce seroit trop: mais y auroit-il du mal qu'ils le fussent un peu? qui les empêche de mettre de la noblesse dans leurs airs de têtes, de l'expression dans leurs mouvemens: de varier leurs attitudes, et de n'être plus enfin comme des Danseurs de carton, qu'on fait remuer par machines? Vous direz peut-êre que si ces grands Ballets me déplaisent, en récompense, je trouverai abondamment dans les pas de deux, tout ce que je demande. Mais vous mocquez-vous de croire que je prendrai du libertinage pour de la volupté? Que vous me ferez passer des postures indécentes pour des graces. [-95-] Quelles graces! Monsieur, je vous prie de ne m'en point parler, où pour me venger, je vous dirai où l'on en trouve de pareilles.
Voilà donc à peu près tout ce qui constitue le Ballet: une petite intrigue, peu de récitatif, des Ariettes, beaucoup de danses, que si pour mieux fixer vos idées, vous m'en demandez un modele, prenez l'Europe galante, prenez les Elemens, prenez si vous voulez les Fêtes Venitiennes: vous y trouverez des idées galantes, des chants gracieux, et ce que j'aime beaucoup des paroles agréables, sans cesser pour cela d'être simples et naturelles. * Vous y trouverez encore [-96-] la peinture de nos moeurs, elles sont à la verité assez vilaines; mais ce sont les nôtres, et en voilà de reste pour nous intéresser. Enfin, Monsieur, c'est un spectacle fort agréable pour nous que le Ballet. Rien n'est plus fait pour notre legereté: rien ne s'accommode mieux à notre caractere; et entre-nous de la maniere dont nous sommes aujourd'hui montez, le sérieux et le pathetique de l'Opera nous va beaucoup moins bien que le Ballet, non que je craigne que nous nous dégoûtions jamais pleinement de l'Opera, j'ai de [-97-] bons garans de la durée de notre goût pour lui, et si vous êtes curieux de les sçavoir, les voici. C'est que dans les autres Spectacles j'en excepte le Ballet, qui, à quelque chose près, est l'Opera même; c'est que, dis-je, dans les autres Spectacles, la premiere impression une fois reçuë, il n'y a plus guére que de l'ennui à attendre, le plaisir vient là de la surprise, et s'en va avec elle pour ne plus revenir, du moins s'il revient, revient-il bien affoibli. Il n'en est pas ainsi de l'Opera; ce n'est pas de la surprise que vient le fort du plaisir, il vient du concours charmant des parties qui le constituent, il vient des sons touchans répandus dans sa totalité, et je crois avoir remarqué, que la familiarité, que l'on contractoit avec les sons touchans, loin de leur [-98-] nuire, ne contribuoit pas peu à les embellir, et servoit à les faire paroître encore plus aimables. Un autre avantage de l'Opera, c'est que les autres Spectacles exigent un petit travail, font essuyer une petite fatigue, qu'on n'essuye point à l'Opera. L'esprit n'y est point tendu; peut-être la premiere fois qu'on y va, s'attache-t'on un peu à l'ordre, à l'oeconomie, à la distribution des événemens: peut-être en considere-t'on un peu l'ensemble; mais cela une fois fait, l'ensemble n'est plus compté, on écoute un morceau de chant, on regarde une fête, quelquefois on ne fait ni l'un ni l'autre. Ce sont des repos, des relâches continuels; et si ces relâches ne valent pas la continuité du plaisir, convenez au moins qu'ils valent mieux [-99-] que ce qu'on nous donne si fréquemment aux autres Spectacles, je veux dire la fatigue de l'attendre, et ce qui est bien plus cruel, le dépit d'avoir long-tems attendu pour ne rien avoir.
Vous me vantez éternellement la Tragédie et la Comédie, je souscrirai volontiers à tous les Eloges que vous voudrez leur donner: mais dites-moi, les Ridicules qu'on vous peints à la Comédie, ne vous lassent-ils point? Quoique nous aimions bien à en changer, ce sont presque toujours les mêmes: on n'en fera pas de nouveaux pour vous réjouir. A l'égard de la Tragédie, que vous y donne-t'on de si merveilleux? des passions poussées jusqu'à la fureur; mais ces passions sont tristes, souvent noires, et rarement à l'unisson des vôtres. Je [-100-] vous le dis, Monsieur, il n'y a qu'à l'Opera qu'on vous donnera pleinement ce qu'il vous faut; il y a chez lui quelque chose de délicieux, que vous ne trouverez point par-tout ailleurs, un plaisir qui ne traîne après lui, ni dégoût ni lassitude: un charme pour lequel les ames sensibles quitteroient tous les biens du monde. Que si vous répondez que vous êtes trop homme de bien pour vous adonner à l'Opera, je me mettrai à rire, et vous assurerai, que quoiqu'on ait pû vous dire, l'Opera purge les moeurs, et les purge tout aussi-bien, que les genres de Poësies, qu'on regarde comme les plus moraux. Eh quoi! Renaud, dans Armide, après avoir rougi de sa foiblesse, ne court-t'il pas aux armes? Roland ne fait-il pas précisément [-101-] la même chose? Y a-t'il, à votre avis, un plus bel exemple de l'amour conjugal que l'exemple d'Alceste? et je demande si quelque chose est plus capable de guérir de l'ambition que le triste sort de Phaëton. Je sçais bien, et je ne prétends pas le dissimuler; je sçais bien quil y a quelque chose à redire à l'Opera, que les préceptes qu'on y donne sont un peu gaillards; mais les donne-t'on meilleurs à la Comédie? Est-on plus moral dans nos Tragédies? L'est-on plus dans nos Romans? Quant à ce surcroît de danger qu'on prétend que met la Musique aux Poëmes de nos Operas, mocqu'ons-nous de Despreaux * et [-102-] laissons-le dire: ce n'est pas la Musique qui nous gâte; nous serions meilleurs que nous ne sommes, si nous étions bien sensibles [-103-] à ses charmes: par elle se nourrit et s'entretient la sensibilité: par elle nous devenons humains, compatissans, charitables; peut-être, et c'est apparemment cela dont on l'accuse, nous rend-elle quelquefois un peu trop tendres; mais depuis quand l'Amour délicat est-il un si grand crime? Croyez-moi, Monsieur, on a beau nous crier sans cesse, que nous sommes des substances raisonnables, nous serons toujours des hommes: ce n'est pas que je trouve mauvais qu'on tâche de nous persuader que nous avons plus de raison, que réellement nous n'en avons. Il n'y a certainement pas [-104-] de mal à cela; mais est-il sage d'exiger de nous, ce qu'on exigeroit des Anges? On doit nous regarder comme des malades, à la foiblesse desquels il est nécessaire de se prêter. Il seroit sans doute bien mieux à nous de ne point aller à l'Opera: mais beaucoup de gens qui y vont auroient encore pis à faire; ils ne le font pas; voilà donc une obligation réelle qu'on a à la Musique, et sur ce pied-là, où est le besoin de tant déclamer contre l'Opera?
FIN.
[Footnotes]
L'autre harmonie, qui est celle des Italiens et mauvais goût, et de ceux qui se font honeur de les imiter, est toute différente. Celle-là n'a point de chants dans ces parties, ou les tient trop éloignez du sujet. Avide de briller, elle court après les dissonances, les prodigue sans ménagement, ne s'attache qu'à piquer l'oreille, lui offre toujours des sons qu'elle n'attendoit pas, et qui par-là précisément sont mauvais; car le fait est vrai en tout genre, tout ce qui est trop éloigné du sujet, tout ce que le sujet pour ainsi dire n'appelle pas est de mauvais goût, parce qu'il est fait pour déplaire. Qui ne sçait que les ornemens ambitieux blessent dans le style, comme les accords extraordinaires et les ornemens recherchez blessent dans la Musique.
On me répondra peut-être que cette harmonie que je traite d'extraordinaire, n'est point hors de la nature; qu'un grand nombre de personnes en est plus touché que de celle que j'appelle naturelle, qu'il y a même des pays, des contrées entieres, où l'on adore ce qu'il me plaît de qualifier de défaut. A [-50-] cela je répondrai qu'il est bien vrai qu'en Italie, en Espagne, en Allemagne, en France même il y a quantité de gens charmez d'une espece de charivari musical, qui a toujours eu le talent de m'ennuyer, ce qui ne prouveroit rien; mais j'ajouterai que ce charivari qui me déplaît, déplaît aussi à quantité de gens fort raisonnables, et que le mauvais de cette harmonie est si bien fait pour être senti, qu'il va jusqu'à déplaire aux gens qui ont un interêt national à le défendre, et que les Italiens mêmes pour peu qu'ils ayent de goût en sont blessez, parce que l'harmonie dont il est question est réellement vicieuse.
Qu'on me permette de prendre les choses d'un peu haut, la matiere en sera mieux éclaircie. Examinons les hommes dans leur état naturel; il est certain, et l'on ne me le disputera pas; il est certain que l'oreille dans sa constitution primitive, peu curieuse des septiemes, des neuviemes et des grands intervalles, aime et veut des tons rapprochez les uns des autres. Il est certain encore que par une suite naturelle de sa conformation, l'oreille commence par aimer dans l'harmonie les accords les plus simples, [-51-] et que les plus naturels, c'est-à-dire, ceux qui ont dû s'offrir le plus facilement au Musicien, ceux qui se lient le plus naturellement au sujet sont pour elle les plus agréables.
Il est vrai aussi, car il faut être de bonne foi: il est vrai que l'oreille accoutumée à ces tons simples, à ces accords naturels qui l'avoient d'abord charmée et une fois bien rassasiée d'eux, en cherche pour se réveiller de plus piquants; qu'ensuite ces tons qui lui avoient paru piquants, étant à force de familiarité et d'habitude, devenus plats et insipides pour elle, elle court après de nouveaux qui la piquent et qui la réveillent davantage, et qu'enfin l'oreille venant tout-a-fait à s'user, à se gâter et à se corrompre, elle arrive au point, qu'il n'y a rien d'assez bizarre, d'assez singulier, d'assez extravagant pour elle. Telle est, et il n'y a point à en douter, la maniere dont se forme la corruption du goût en Musique, et peut-être en tout genre; mais il y a une autre source de sa corruption, que je ne dois pas oublier: c'est qu'a aimer une Musique recherchée et bizarre, on se donne l'honneur de paroître sçavant. Honneur qui est extrêmement [-52-] précieux, parce qu'on se le fait rendre generalement par tout le monde. Car tout le monde sçait ce qu'il en coûte pour acquérir des connoissances; tout le monde tient compte de la peine et du mérite qu'il y a à être devenu sçavant. Il n'en est pas ainsi de la sensibilité pour les belles choses: comme c'est un don naturel qui n'a rien coûté, un don que tout rare qu'il est tout le monde croit avoir: il arrive que la vanité ne voyant pas assez de gain dans l'attachement qu'on a naturellement pour le beau, parce que le beau a l'air facile, parce qu'il est simple, parce qu'il est naturel se tourne du côté du difficile, du singulier, de l'extraordinaire, et ce dont on ne sçauroit être assez indigné; telle est la bassesse de la vanité, que pour s'attirer une considération plus étenduë et plus pleine on affecte quelquefois d'aimer et d'estimer un singulier et un mauvais, que dans le fond de son coeur l'on hait et l'on méprise.
Ainsi quelque grace qu'on veuille faire aux Italiens, il faut nécessairement passer condamnation sur leur récitatif. Il est mauvais par sa longueur, par son uniformité, et en particulier très-mauvais, parce qu'il peint mal, ou quil ne peint rien, et que le récitatif est une espece de déclamation dont le but doit être de peindre, et de peindre avec justesse.
Reste leurs Ariettes, et c'est sur cela qu'il y a des louanges à leur donner. Il y en a qui sont vraiment divines, et qui malgré la guerre ouverte entre les Italiens et nous au sujet de la Musique nous paroissent telles à nous-mêmes. Je voudrois bien qu'on me dît pourquoi on fait deux especes de Musique, pourquoi appeller l'une Italienne, pourquoi l'autre s'appelle-t'elle Françoise, et quelle est donc cette grande différence qu'on veut marquer entr'elles? Veut-on simplement distinguer la Musique Italienne d'avec la Musique Françoise, parce que au [-88-] beau commun et nécessaire à toute espece de Musique, l'Italienne joint une espece de goût de terroir, et quelque chose de particulier qui la caracterise. Si cela est j'admets la distinction, elle est raisonnable, et je n'ai rien à dire; mais si ce n'est que cela que nous entendons: pourquoi nous arracher les yeux toute la journée? pourquoi nous haïr mutuellement pour une différence si legere? pour cette espece d'accent, pour quelque chose enfin qui n'ôte rien au beau essentiel, au beau fondamental de la Musique. Ne nous querellons donc plus au sujet des petites différences qui nous séparent. J'aimerois autant qu'on se querellât sur la prééminence des blondes sur les brunes: et qu'importe de quel pays vienne une Musique pourvû qu'elle soit bonne. Lulli et Campra nous en ont donné de charmante; Charissimi, Scarlati, Corelli, en ont fait d'admirable; on entend tous les jours en France avec admiration les Ariettes d'Hendelle, il n'y a point à douter que les Italiens et les Allemans de bon goût ne soient touchez de nos beaux morceaux de Musique quand il leur en arrive, comme nous sommes touchez des leurs. A quel point ne [-89-] fûmes-nous pas saisis de ces beaux airs de Tardini, que danserent il y a quelque tems à l'Opera des Pantomimes: on joue tous les jours dans nos Concerts les symphonies de Tellemant et de Hasse. Tous Allemans qu'ils sont, nous avons la bonne foi de les trouver admirables, parce que le beau est un, parce qu'il est de tous les pays, parce qu'il peut se trouver également dans toute sorte de Musique, dès qu'elle ne sera differenciée que par une espece d'accent national, qui n'étant pas prononcé trop fortement, loin de blesser l'oreille, ne peut que la flatter et la réveiller d'une maniere plus agréable.
Voilà des moyens de réunion que je propose au Public, et qui le fraperoient s'il étoit raisonnable; mais les hommes ne sont pas faits pour l'être, et il ne faut pas croire qu'ils ne disputeront que sur des matieres Philosophiques. Toute matiere de dispute est bonne pour eux. D'ailleurs pour convenir entre-eux de quelque chose, il faudroit qu'ils se fissent des idées justes, et c'est bien des idées justes que les hommes s'embarassent.
Au reste il y a bien plus de mal à dire des Operas d'Italie que je n'en ai dit. Les Poëmes en sont mauvais, mal jouez, ne [-90-] finissent point. Leurs Ariettes que j'ai tant vantées, ne sont pus toutes belles, avec cela il y en a trop. Ce qu'il y a le plus à louer ce sont les Théatres et les décorations; mais que servent les beaux Théatres et les belles décorations, où les Poëmes sont si mal faits?
En general le grand vice des Operas Italiens est de ne travailler que pour les oreilles qu'ils ne flattent pas toujours: on dit néanmoins qu'ils songent quelquefois à imiter et à peindre; mais ce n'est jamais les passions. Le but de nos Operas et en general de notre Musique est plus beau, on y travaille tant qu'on peut à exprimer les passions, et par-là on nous rend le service de remuer quelquefois les nôtres: aussi faut-il avouer que de toute la Musique la nôtre est la plus touchante, la plus gracieuse et la plus pathetique, peut-être, il est vrai, en est-elle moins sçavante; mais est-ce un si grand malheur, et ne nous suffit-il pas quelle soit plus agréable?
Mais voici des nouvelles toutes fraîches que je viens de recevoir de Rome au sujet de l'état où sont aujourd'hui les Operas en Italie; elles sont d'un homme de Qualité, [-91-] homme de beaucoup d'esprit, et qui plus est fort raisonnable: Les Operas d'Italie, mande-t'il, ressemblent plûtôt à nos Tragédies qu'à ce que nous appellons proprement Opera. Nous ririons en France au seul titre d'un Opera qu'on appelleroit Titus, Themistocle, et cetera. Ceux d'Italie sont presque tous tirez de l'Histoire, et non comme les nôtres de la Fable: ainsi point ou peu de merveilleux, rarement des machines; mais de très-belles décorations représentant des Palais, des jardins, des Temples; car je ne sçauroit consentir à appeller machines des Navires ou des chars qui sont dans l'ordre naturel. Si le Pape ne fût pas mort dans le second Opera du plus grand Théatre qu'on appelle le Théatre d'Aliberti, j'aurois eu l'honneur de voir un char de Triomphe traîné par six chevaux du Cardinal Aquaviva, et je n'imagine pas que cela eût produit sur moi un effet bien agréable; mais qu'on juge par-là de la grandeur de leur Théatre. Voici ce qu'on me mande dans un autre endroit de la Lettre. L'air Italien est bien moins raisonnable que le nôtre; mais en récompense leur récitatif en un sens l'est beaucoup plus. Ce n'est presque qu'une déclamation qu'on ne trouve point désagréable, [-92-] quand on y est accoutumé. On entend très-distinctement les paroles, parce que l'accompagnement n'est pas continu et ne consiste que dans un coup d'archet qui se fait entendre à la fin de chaque membre d'une phrase; ensorte que c'est moins accompagner que suivre. Si cela est, comme il n'y a pas moyen d'en douter, je me dédis d'une partie du mal que j'ai dit ci-dessus du récitatif des Operas d'Italie. Je dis d'une partie, car il est toujours vrai que leur récitatif est trop long, peu expressif, trop uniforme, et tellement fait pour l'ennui, que mon ami m'assure dans sa Lettre que les Italiens eux-mêmes ne le soutiendroient pas si l'Opera étoit comme en France un spectacle de toute l'année. Quant à la simplicité de l'accompagnement de leur récitatif, cette simplicité me plaît beaucoup, les paroles s'en entendent plus distinctement, et je ne sçais si l'accompagnement de notre récitatif n'est pas quelquefois un peu trop chargé.
Voici un autre endroit de sa Lettre, dont il est a propos de faire part au Public. Les Operas Italiens, dit-il, n'ont que trois Actes, et chacun de ces Actes est fort long. Entre le premier et le second est un intervalle de [-93-] danses presque toujours bouffones, et dont ce qu'on aura peine à croire, les airs sont mauvais, et ordinairement assez mal jouez. Quelquefois aussi l'intermede est une petite farce en deux Actes, et entre deux ou trois personnages: la farce est en musique, et il arrive quelquefois à la Musique de ces petites farces d'être fort jolies, aussi est-ce là que brillent ce que les Italiens appellent leurs bouffons, et il faut avouer qu'ils en ont quelquefois de fort plaisants. En voilà assez pour que le Public puisse faire une espece de parallele entre les Operas d'Italie et les nôtres, mais je suis bien trompé s'il ne trouve pas les nôtres plus raisonnables, du moins est-on fondé à les croire plus agréables.
L'Epouse que tu prens sans tache en sa conduite,
[-102-] Aux Vertus, m'a-ton dit, dans Port-Royal instruite,
Aux loix de son devoir regle tous ses désirs.
Mais qui peut t'assurer, qu'invincible aux plaisirs
Chez toi dans une vie ouverte à la licence,
Elle conservera sa premiere innocence?
Par toi même bientôt conduite à l'Opera,
De quel air penses-tu que ta Sainte verra,
D'un Spectacle enchanteur la pompe harmonieuse;
Ces Danses, ces Héros à voix luxurieuse;
Entendra ces discours sur l'Amour seul roulans,
Ces doucereux Renauds, ces insensez Rolands;
Sçaura d'eux qu'à l'Amour comme au seul Dieu suprême,
On doit immoler tout, jusqu'à la vertu même.
Qu'on ne sçauroit trop tôt se laisser enflamer:
[-103-] Qu'on n'a reçu du Ciel un coeur que pour aimer;
Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
Que Lulli réchauffa des sons de sa Musique.