TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
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Author: Rousseau, Jean-Jacques
Title: Lettre d'un symphoniste de L'Academie Royale de Musique à ses camarades de l'orchestre
Source: Oeuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des éclaircissements, 26 vols., ed. V. D. Musset-Pathay (Paris: P. Dupont, 1824), 11:205-216.
[-205-] LETTRE D'UN SYMPHONISTE de l'Académie Royale de Musique a ses camarades de l'orchestre.
Enfin, mes chers camarades, nous triomphons; les bouffons sont renvoyés: nous allons briller de nouveau dans les symphonies de Monsieur Lulli; nous n'aurons plus si chaud à l'Opéra, ni tant de fatigue à l'orchestre. Convenez, messieurs, que c'était un métier pénible que celui de jouer cette chienne de musique où la mesure allait sans miséricorde, et n'attendait jamais que nous pussions la suivre. Pour moi, quand je me sentais observé par quelqu'un de ces maudits habitants du Coin de la reine, et qu'un reste de mauvaise honte m'obligeait de jouer à peu près ce qui était sur ma partie, je me trouvais le plus embarrassé du monde, et au bout d'une ligne ou deux, ne sachant plus où j'en étais, je feignais de compter des pauses, ou bien je me tirais d'affaire en sortant pour aller pisser.
Vous ne sauriez croire quel tort nous a fait cette musique qui va si vite, ni jusqu'où s'étendait déjà la réputation d'ignorance que quelques [-206-] prétendus connaisseurs osaient nous donner. Pour ses quarante sous, le moindre polisson se croyait en droit de murmurer lorsque nous jouions faux; ce qui troublait très-fréquemment l'attention des spectateurs. Il n'y avait pas jusqu'à certaines gens qu'on appelle, je crois, des philosophes, qui, sans le moindre respect pour une académie royale, n'eussent l'insolence de critiquer effrontément des personnes de notre sorte. Enfin j'ai vu le moment qu'enfreignant sans pudeur nos antiques et respectables priviléges, on allait obliger les officiers du roi à savoir la musique, et à jouer tout de bon de l'instrument pour lequel ils sont payés.
Hélas! qu'est devenu le temps heureux de notre gloire? Que sont devenus ces jours fortunés où, d'une voix unanime, nous passions, parmi les anciens de la chambre des comptes et les meilleurs bourgeois de la rue Saint-Denys, pour le premier orchestre de l'Europe; où l'on se pâmait à cette célébre ouverture d'Isis, à cette belle tempête d'Alcyone, à cette brillante logistille de Roland, et où le bruit de notre premier coup d'archet s'élevait jusqu'au ciel avec les acclamations du parterre. Maintenant chacun se mêle impudemment de contrôler notre exécution; et parce que nous ne jouons pas trop juste et que nous n'allons guère bien ensemble, on nous traite sans façon de racleurs de boyau, et l'on nous chasserait volontiers du spectacle, si les sentinelles, qui sont ainsi que nous au service du roi, et par conséquent d'honnêtes gens et du bon parti, ne maintenaient un [-207-] peu la subordination. Mais, mes chers camarades, qu'ai-je besoin, pour exciter votre juste colère, de vous rappeler notre antique splendeur, et les affronts qui nous en out fait déchoir? Ils sont tous présents à votre mémoire, ces affronts cruels, et vous avez montré, par votre ardeur à en éteindre l'odieuse cause, combien vous êtes peu disposés à les endurer. Oui, messieurs, c'est cette dangereuse musique étrangère qui, sans autre secours que ses propres charmes, dans un pays où tout était contre elle, a failli détruire la nôtre qu'on joue si à son aise. C'est elle qui nous perd d'honneur, et c'est contre elle que nous devons tous rester unis jusqu'au dernier soupir.
Je me souviens qu'avertis du danger par les premiers succès de la Serva Padrona, et nous étant assemblés en secret pour chercher les moyens d'estropier cette musique enchanteresse le plus qu'il serait possible, l'un de nous, que j'ai reconnu depuis pour un faux frère a, s'avisa de dire d'un ton [-208-] moitié goguenard que nous n'avions que faire de tant délibérer, et qu'il fallait hardiment la jouer tout de notre mieux: jugez de ce qu'il en serait arrivé si nous eussions eu la maladroite modestie de suivre cet avis, puisque tous nos soins, joints à nos grands talents pour laisser aux ouvrages que nous exécutons tout le mérite du plaisir qu'ils peuvent donner, ont eu peine à empêcher le public de sentir les beautés de la musique italienne livrée à nos archets. Nous avons donc écorché et cette musique et les oreilles des spectateurs avec une intrépidité sans exemple et capable de rebuter les plus déterminés bouffonnistes. Il est vrai que l'entreprise était hasardeuse, et que partout ailleurs la moitié de notre bande se serait fait mettre vingt fois au cachot; mais nous connaissons nos droits, et nous en usons: c'est le public, s'il se plaint, qui sera mis au cachot.
Non contents de cela, nous avons joint l'intrigue à l'ignorance et à la mauvaise volonté: nous n'avons pas oublié de dire autant de mal des acteurs que nous en faisions à leur musique; et le bruit du traitement qu'ils ont reçu de nous a opéré un très-bon effet en dégoûtant de venir à Paris pour y recevoir des affronts, tous les bons sujets que Bambini a tâché d'attirer. Réunis par un puissant intérêt commun et par le désir de venger la gloire de notre archet, il ne nous a pas été difficile d'écraser de pauvres étrangers qui, ignorant les mystères de la boutique, n'avaient d'autres protecteurs que leurs talents, d'autres partisans que les oreilles sensibles [-209-] et équitables, ni d'autre cabale que le plaisir qu'ils s'efforçaient de faire aux spectateurs. Ils ne savaient pas, les bonnes gens, que ce plaisir même aggravait leur crime et accélérait leur punition. Ils sont prêts à la recevoir enfin, sans même qu'ils s'en doutent; car, pour qu'ils la sentent davantage, nous aurons la satisfaction de les voir congédiés brusquement, sans être avertis ni payés, et sans qu'ils aient eu le temps de chercher quelque asile où il leur soit permis de plaire impunément au public.
Nous espérons aussi, pour la consolation des vrais citoyens, et surtout des gens de goût qui fréquentent notre théâtre, que les comédiens français, délaissés de tout le monde et surchargés d'affronts, seront bientôt obligés à fermer le leur; ce qui nous fera d'autant plus de plaisir que le Coin de la reine est composé de leurs plus ardents partisans, dignes admirateurs des farces de Corneille, Racine et Voltaire, ainsi que de celles des intermèdes. C'est ainsi que les étrangers, qui ont tous la grossièreté de rechercher la comédie française et l'opéra italien, ne trouvant plus à Paris que la comédie italienne et l'opéra français, monuments précieux du goût de la nation, cesseront d'y accourir avec tant d'empressement, ce qui sera un grand avantage pour le royaume, attendu qu'il y fera meilleur vivre, et que les loyers n'y seront plus si chers.
Tout ce que nous avons fait est quelque chose, et ce n'est pas encore assez. J'ai découvert un fait [-210-] sur lequel il est bon que vous soyez tous prévenus, afin de concerter la conduite qu'il faut tenir en cette occasion: c'est que le sieur Bambini, encouragé par le succès de la Bohémienne, prépare un nouvel intermède qui pourrait bien paraître encore avant son départ. Je ne puis comprendre où diable il prend tant d'intermèdes, car nous assurions tous qu'il n'y en avait que trois ou quatre dans toute l'Italie. Je crois, pour moi, que ces maudits intermèdes tombent du ciel tout faits par les anges, exprès pour nous faire damner.
Il s'agit donc, messieurs, de nous bien réunir dans ce moment pour empêcher que celui-ci ne soit mis au théâtre, ou du moins pour l'y faire tomber avec éclat, surtout s'il est bon, afin que les bouffons s'en aillent chargés de la haine publique, et que tout Paris apprenne, par cet exemple, à craindre notre autorité et à respecter nos décisions. Dans cette vue, je me suis adroitement insinué chez le sieur Bambini, sous prétexte d'amitié; et comme le bon-homme ne se défiait de rien, car il n'a pas seulement l'esprit de voir les tours que nous lui jouons, il m'a sans mystère montré son intermède. Le titre en est l'Oiseleuse anglaise, et l'auteur de la musique est un certain Jommelli. Or, vous saurez que ce Jommelli est un de ces ignorants d'Italiens qui ne savent rien, et qui font, on ne sait comment, de la musique ravissante que nous avons quelquefois beaucoup de peine à défigurer. Pour en méditer à loisir les moyens, j'ai examiné la partition avec autant de soin qu'il m'a été possible: [-211-] malheureusement je ne suis pas, non plus que les autres, fort habile à déchiffrer, mais j'en ai vu suffisamment pour connaître que cette symphonie semble faite exprès pour favoriser nos projets; elle est fort coupée, fort variée, pleine de petits jours, de petites réponses de divers instruments qui entrent les uns après les autres; en un mot, elle demande une précision singulière dans l'exécution. Jugez de la facilité que nous aurons à brouiller tout cela sans affectation, et d'un air tout-à-fait naturel: pour peu que nous voulions nous entendre, nous allons faire un charivari de tous les diables; cela sera délicieux. Voici donc un projet de réglement que nous avons médité avec nos illustres chefs, et entre autres avec Monsieur l'Abbé et Monsieur Caraffe, qui, en toute occasion, ont si bien mérité du bon parti et fait tant de mal à la bonne musique.
I. On ne suivra point en cette occasion la méthode ordinaire, employée avec succès dans les autres intermèdes: mais, avant que de mal parler de celui-ci, on attendra de le connaître dans les répétitions. Si la musique en est médiocre, nous en parlerons avec admiration; nous affecterons tous unanimement de l'élever jusqu'aux nues, afin qu'on attende des prodiges, et qu'on se trouve plus loin de compte à la première représentation. Si malheureusement la musique se trouve bonne, comme il n'y a que trop lieu de le craindre, nous en parlerons avec dédain, avec un mépris outré, comme de la plus misérable chose qui ait été faite; notre jugement séduira les sots, qui ne se rétractent jamais [-212-] que quand ils ont eu raison, et le plus grand nombre sera pour nous.
II. Il faudra jouer de notre mieux aux répétitions pour disculper les chefs, à qui l'on reprocherait sans cela de n'avoir pas réitéré, les répétitions jusqu'à ce que le tout allât bien. Ces répétitions ne seront pas pour cela à pure perte, car c'est là que nous concerterons entre nous les moyens d'être, aux représentations, le plus discordants qu'il sera possible.
III. L'accord se prendra, selon la règle, sur l'avis du premier violon, attendu qu'il est sourd.
IV. Les violons se distribueront en trois bandes, dont la première jouera un quart de ton trop haut, la deuxiéme un quart de ton trop bas, et la troisième jouera le plus juste qu'il lui sera possible. Cette cacophonie se pratiquera facilement, en haussant ou baissant subtilement le ton de l'instrument durant l'exécution. A l'égard des hautbois, il n'y a rien à leur dire, et d'eux-mêmes ils iront à souhait.
V. On en usera pour la mesure à peu près comme pour le ton: un tiers la suivra, un tiers l'anticipera, et un autre tiers ira après tous les autres. Dans toutes les entrées, les violons se garderont surtout d'être ensemble; mais partant successivement, et les uns après les autres, ils feront des manières de petites fugues ou d'imitations qui produiront un très-grand effet. A l'ègard des violoncelles, ils sont exhortés d'imiter l'exemple édifiant de l'un d'entre eux, qui se pique avec une juste fierté de [-213-] n'avoir jamais accompagné un intermède italien dans le ton, et de jouer toujours majeur quand le mode est mineur, et mineur quand il est majeur.
VI. On aura grand soin d'adoucir les fort et de renforcer les doux, principalement sous le chant; il faudra surtout racler à tour de bras quand la Tonelli chantera, car il est surtout d'une grande importance d'empêcher qu'elle ne soit entendue.
VII. Une autre précaution qu'il ne faut pas oublier, c'est de forcer les seconds autant qu'il sera possible, et d'adoucir les premiers, afin qu'on n'entende partout que la mélodie du second dessus. Il faudra aussi engager Durand à ne pas se donner la peine de copier les parties de quintes toutes les fois qu'elles sont à l'octave de la basse, afin que ce défaut de liaison entre les basses et les dessus rende l'harmonie plus sèche.
VIII. On recommande aux jeunes racleurs de ne pas manquer de prendre l'octave, de miauler sur le chevalet, et de doubler et défigurer leur partie, surtout lorsqu'ils ne pourrout pas jouer le simple, afin de donner le change sur leur maladresse, de barbouiller toute la musique, et de montrer qu'ils sont au-dessus des lois de tous les orchestres du monde.
IX. Comme le public pourrait à la fin s'impatienter de tout ce charivari, si nous nous apercevons qu'il nous observe de trop près, il faudra changer de méthode pour prévenir les caquets: alors, tandis que trois ou quatre violons joueront comme ils savent, tous les autres se mettront à s'accorder durant [-214-] les airs, et auront soin de racler de toute leur force et de faire un bruit de diable avec leurs cordes à vide, précisément dans les endroits les plus doux. Par ce moyen nous gâterons la plus belle musique sans qu'on ait rien à nous dire; car encore faut-il bien s'accorder. Que si l'on nous reprenait là-dessus, nous aurions le plus beau prétexte du monde de jouer aussi faux qu'il nous plairait. Ainsi, soit qu'on nous permette d'accorder, soit qu'on nous en empêche, nous trouverons toujours le moyen de n'être jamais d'accord.
X. Nous continuerons de crier tous au scandale et à la profanation: nous nous plaindrons hautement qu'on déshonore le séjour des dieux par des bateleurs; nous tâcherons de prouver que nos acteurs ne sont pas des bateleurs comme les autres, attendu qu'ils chantent et gesticulent tout au plus, mais qu'ils ne jouent point; que la petite Tonelli se sert de ses bras pour faire son rôle avec une intelligence et une gentillesse ignominieuse; au lieu que l'illustre mademoiselle Chevalier ne se sert des siens que pour aider à l'effort de ses poumons, ce qui est beaucoup plus décent; qu'au surplus il n'y a que le talent qui déroge, et que nos acteurs n'ont jamais dérogé. Nous ferons voir aussi que la musique italienne déshonore notre théâtre, par la raison qu'une Académie royale de Musique doit se soutenir avec la seule pompe de son titre et son privilége, et qu'il n'est pas de sa dignité d'avoir besoin pour cela de bonne musique.
XI. La plus essentielle précaution que nous avons [-215-] à prendre en cette occasion est de tenir nos délibérations secrètes: de si grands intérêts ne doivent point être exposés aux yeux d'un vulgaire stupide, qui s'imagine follement que nous sommes payés pour le servir. Les spectateurs sont d'une telle arrogance, que si cette lettre venait à se divulguer par l'indiscrétion de quelqu'un de vous, ils se croiraient en droit d'observer de plus près notre conduite, ce qui ne laisserait pas d'avoir son incommodité: car enfin, quelque supérieur qu'on puisse être au public, il n'est point agréable d'en essuyer les clabauderies.
Voilà, messieurs, quelques articles préliminaires sur lesquels il nous paraît convenable de se concerter d'avance: à l'égard des discours particuliers que nous tiendrons quand l'ouvrage en question sera en train, comme ils doivent être modifiés sur la manière dont on le recevra, il est à propos de réserver à ce temps-là d'en convenir. Chacun de nous, à quelques-uns près, s'est jusqu'ici comporté si convenablement à l'intérêt commun, qu'il n'y a pas d'apparence que nul se démente là-dessus au moment de couronner l'oeuvre; et nous espérons que si l'on nous reproche de manquer de talent, ce ne sera pas au moins de celui de bien cabaler.
C'est ainsi qu'après avoir expulsé avec ignominie toute cette engeance italienne, nous allons nous établir un tribunal redoutable; bientôt le succès ou [-216-] du moins la chute des pièces dépendra de nous seuls; les auteurs, saisis d'une juste crainte, viendront en tremblant rendre hommage à l'archet qui peut les écorcher; et d'une bande de misérables racleurs, pour laquelle on nous prend maintenant, nous deviendrons un jour les juges suprêmes de l'opéra français, et les arbitres souverains de la chaconne et du rigaudon.
J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect, mes chers camarades, et cetera.
O Pergolèse inimitable,
Quand notre orchestre impitoyable
Te fait crier sous son lourd violon,
Je crois qu'au rebours de la fable
Marsyas écorche Apollon.
Ils sont comme cela deux ou trois dans l'orchestre qui s'avisent de blâmer vos cabales, qui osent publiquement approuver la musique italienne, et qui, sans égard pour le corps, veulent se mêler de faire leur devoir et d'être honnêtes gens; mais nous comptons les faire bientôt déguerpir à force d'avanies, et nous ne voulons souffrir que des camarades qui fassent cause commune avec nous.