TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE
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Author: Serre, Jean-Adam
Title: Essais sur les principes de l'harmonie
Source: Essais sur les Principes de l'Harmonie, où l'on traite de la Théorie de l'Harmonie en général, des Droits respectifs de l'Harmonie, et de la Melodie, de la Basse Fondamentale, et de l'Origine du Mode mineur (Paris: Prault Fils, 1753; reprint ed., New York: Broude Brothers, [1967]).
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[-i-] ESSAIS sur LES PRINCIPES de L'HARMONIE, où l'on traite De la Théorie de l'Harmonie en général,
Des Droits respectifs de l'Harmonie, et de la Melodie,
De la Basse Fondamentale,
Et de l'Origine du Mode mineur.
Par Monsieur Serre.
Opinionnm commenta delet dies, naturae judicia confirmat. Cicero
A PARIS,
Chez Prault Fils, Quai de Conty, vis-à-vis la Descente du Pont-Neuf, à la Charité.
M. DCC. LIII.
Avec Approbation et Privilege du Roi.
[-iii-] AVERTISSEMENT.
L'Experience témoigne assez combien les Artistes les plus consommés dans leur Art sont peu propres ou peu disposés à en donner au Public une véritable Théorie.
Cette Observation qui reléve le mérite de ceux, qui, comme Monsieur Rameau, se sont illustrés par leurs spéculations, aussi-bien que par leurs talens, me paroît une excuse assez légitime en faveur des Personnes qui osent penser et publier leurs réflexions sur la Théorie d'un Art dont ils ne font pas profession.
C'est sur ce fondement que j'espere quelque indulgence de la part des Amateurs de l'Harmonie, qui pourront lire ce petit Ouvrage.
Les trois Essais qui le composent n'ont guéres d'autre connexion entre eux que celle du sujet, de l'Harmonie en général.
Le premier est une espéce de Dissertation préliminaire sur la possibilité et sur l'utilité d'une Théorie philosophique de l'Harmonie.
[-iv-] Je devois à Monsieur de Blainville une Réponse à sa Dissertation sur les Droits de la Mélolodie et de l'Harmonie; et au Public une Explication un peu développée de mes idées sur la Basse fondamentale et sur le fondement des Accords dissonnans. C'est l'occasion et la matiere du deuxiéme Essai.
Dans le troisiéme, j'examine l'Origine ou le Principe du Mode mineur.
Je dois avertir ceux qui n envisagent l'Harmonie et la Composition musicale que du côté de la Pratique, qu'ils peuvent se dispenser de lire un Ouvrage qui n'est pas fait pour eux (a). J'écris principalement pour ceux qui, à une connoissance du moins légére des Régles de la Composition, joignent quelque habitude du Calcul des Rapports numériques; pour ceux à qui les Ouvrages de Théorie musicale déja publiés ne sont pas absolument inconnus; pour ceux enfin qui ne sont pas insensibles au plaisir de [-v-] découvrir le fondement des Opérations de l'Art musical, et les divers principes des sensations ou des émotions agréables que cet Art charmant leur fait éprouver.
Je me flatte au reste qu'on ne prendra point en mauvaise part la liberté que j'ai prise de dire ma pensée au sujet de quelques Articles de la Théorie musicale de Monsieur Euler, aussi-bien que sur plusieurs Points de celle de Monsieur Rameau: j'ai tâché de le faire avec les égards dûs au mérite et à la célébrité de ces deux grands Hommes, sans sacrifier ceux que j'ai cru devoir à la vérité.
On trouvera à la fin de ce Volume deux Ecrits qui ont déja paru dans le Mercure: j'ai cru devoir les réimprimer ici, en conséquence du rapport naturel qu'ils ont avec la matiére de ces Essais. J'ai tâché de suppléer par quelques Notes à l'extrême concision du premier de ces deux petits Ecrits; j'espére que ce qu'il pourroit y avoir encore d'obscur dans l'un ou dans l'autre, se trouvera suffisamment éclairci après la lecture des Essais qui composent cet Ouvrage.
[-vi-] Table des Articles Contenus dans ces trois Essais.
Premier essai.
REflexions sur la Théorie des Arts en général, et en particulier sur celle de l'Harmonie, page 1.
Deuxieme essai.
Reflexions sur les droits respectifs de l'Harmonie et de la Mêlodie, et sur la Basse fondamentale, et cetera.
Réflexions générales sur la Dissertation de Monsieur de Blainville. 19
Importance de l'Harmonie proprement dite par rapport à la Mélodie. 22
Comparaison de la Mélodie avec le Dessein, et cetera. 25
La supposition d'un seul Mode est plus plausible que celle de trois. 27
Distinction au sujet de l'Harmonie et de la Mélodie, 28
L'Harmonie est le premier objet de la Théorie musicale. 29
Examen de quelques Conjectures de Monsieur de Blainville. 30
Importance de connoisance de la Succession fondamentale. 33
Différence entre la Basse méthodiquement fondamentale et la Succession essentiellement telle. 34
La Basse méthodique et supposée fondamentale se trouve souvent peu analogue au Principe de la Resonnance. 35
Basse essentiellement fondamentale. 38
Réflexion sur le peu de nécessité d'avoir recours à un Tempérament pour l'intelligence de l'Harmonie, 39
Le Calcul des Comma nécessaire en Théorie. 40
Genre de Musique anonyme, quoique d'un usage très fréquent. 41
[-vii-] Deux Conjectures sur le fondement de l'Enharmonique des Grecs. 43 et 44
Comparaison de la Basse essentiellement fondamentale avec la Basse méthodique. 48
Exemples de la différence entre les deux genres de Basse fondamentale. 51
Fondement de l'Accord de Septiéme mineure. 52
Principe qui décide de la direction et de l'inversion des Intervalles. 54
Origine naturelle de la Dissonnance. 56
Fondement de l'Accord direct de grande Sixte, et de l'Accord de Septiéme qui en est renversé. 59
Fondement de quelques autres Accords. 60
Fondement des Accords appellés Accords par Supposition. 61
De la Progression fondamentale par Fausse-quinte en descendant. 63
De la Progression fondamentale de Seconde majeure en montant. 65
Théorie de la Progression fondamentale d'un Ton majeur en montant, et d'un Demiton en descendant. 67
De la Succession fondamentale de la Tonique à la seconde Note. 69
De la Complication de la Modulation. 70
Origine du Chromatique en changeant ou en conservant le genre du Mode. 72
De la sixiéme Note du Mode majeur d'ut, et du double emploi dont elle est susceptible. 73
Observation sur le double emploi conçu par Monsieur Rameau à cette occasion. 78
Réflexions sur les deux dernieres Questions de Monsieur de Blainville 80
Eclaircissemens au sujet de la Succession fondamentale. 81
Usage de la Dissonnance. 85
Differentes idées de Basse fondamentale. 86
Définition de la Théorie musicale. 90
[-viii-] Principes de l'Harmonie. 90
Principes de la Mélodie. 95
Principes de l'Expression. 98
Troisieme essai.
De l'Origine du Mode mineur.
La Question de l'origine du Mode mineur a été traitée d'une maniere peu satisfaisante. 103
Origine du Mode Mineur selon Monsieur Rameau. 107
Examen de l'Expérience dans laquelle Monsieur Rameau a cru découvrir une indication naturelle du Mode mineur. 109
Expérience où deux Sons aigus produisent conjointement un Son grave. 112
Explication de cette Expérience. 114
Les conséquences tirées d'une expérience ne sont pas toujours aussi nécessaires qu'elles peuvent le paroître. 115
Que le Mode majeur est en bonne partie l'Ouvrage de l'Art. 119
De l'origine de l'Accord parfait mineur, et du Mode qui en dépend. 122
Autre maniere de considérer la formation du Mode mineur. 131
Observations sur les Formules de Monsieur Euler, qui représentent les Sons du Mode majeur, et ceux du Mode mineur. 133
Errata,
Page 104, ligne 13, plutôt, lisez peut-être.
Page 112, ligne 20, effacez la Resonnance de.
Voyez encore à la fin de ce Volume.
Approbation.
J'Ai lû par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé: Essais sur les Principes de l'Harmonie, et cetera et il m'a paru qu'on pouvoit en permettre l'impression. A Paris, ce 9 Août 1752. Barthelemi.
[-1-] ESSAIS SUR LES PRINCIPES DE L'HARMONIE.
Premier essai.
Réflexions sur la Théorie des Arts en général, et en particulier sur celle de l'Harmonie.
Omnes Artes quae ad humanitatem pertinent, habent quoddam commune vinculum, et quasi cognatione quâdam inter se continentur. Cicero pro Archia Poeta
C'Est un sentiment assez généralement reçu, qu'une Théorie philosophique de la Musique ne peut être qu'une spéculation séche et stérile, peu propre par elle-même à nous procurer l'intelligence-pratique de l'Harmonie, et incapable à plus forte raison de devancer l'oreille dans la découverte de quelque agréable nouveauté musicale.
[-2-] Quelque commun que puisse être ce sentiment, il ne m'a point paru démontré; j'ai présumé au contraire que les suggestions de l'oreille tenoient à quelques Principes extrêmement simples; que ces Principes une fois bien connus et bien suivis, pourroient non-seulement servir à rendre raison de tout ce qui se pratique en fait d'Harmonie, mais indiquer encore les routes que l'oreille suit comme par instinct dans l'enchaînement de ses meilleures productions.
J'ai pensé en conséquence qu'il ne falloit pas desesperer d'arriver à une Théorie curieuse et féconde de la Musique, et particuliérement de l'Harmonie, à une Théorie qui nous mît en état non-seulement d'expliquer, d'évaluer, mais de prévenir encore les opérations de l'oreille.
Une telle Théorie m'a paru également digne des recherches du Philosophe et du Musicien, et j'ai souhaité de pouvoir en acquerir quelque connoissance presqu'aussi-tôt que j'ai été sensible au plaisir musical.
Ce desir m'a fait lire avec avidité les Ouvrages qui m'ont paru les plus propres à me donner cette satisfaction (a); et c'est à l'aide des lumieres que j'en ai tiré, et des réflexions que j'ai faites sur ce que j'ai cru y remarquer de défectueux, que j'ai tâché de me former, s'il étoit possible, une Théorie de l'Harmonie plus simple et plus lumineuse, une Théorie qui [-3-] fût en même temps plus géométrique et plus analogue à la Pratique que celles qu'on trouve dans les Ouvrages qui sont venus à ma connoissance.
Diverses considérations ne me permettent pas d'entreprendre de traiter réguliérement ou systématiquement un sujet aussi étendu et aussi difficile; j'ai cru pouvoir cependant proposer aux Amateurs disposés à réflechir sur cette matiere quelques-unes des idées qui peuvent faire appercevoir la possibilité d'une Théorie musicale qui fût véritablemeut philosophique.
Je crois devoir débuter ici par quelques réflexions sur l'importance des bonnes Théories des Arts en géneral, et particuliérement sur l'utilité de celle de l'Harmonie.
Le siecle où nous vivons nous offre un grand nombre d'agréables preuves de l'importance des Théories exactes, des Théories justement ainsi nommées; ces preuves se présenteront aisément à l'esprit de ceux qui sont en état de comparer l'état présent des Sciences physico-mathématiques, et des Arts qu'elles éclairent avec celui où elles se trouvoient il y a deux siecles.
De quelle utilité n'ont pas été les spéculations Philosophiques d'un Copernic, d'un Kepler, d'un Bacon, d'un Boyle, d'un Descartes, d'un Newton et de divers autres grands hommes? C'est à la sagacité et à la justesse géométrique de leur esprit que nous sommes redevables et du beau jour dans lequel nous [-4-] voyons présentement le Systême de l'Univers, et des progrès considérables que nous avons faits dans les Sciences et dans les Arts les plus utiles à la Société. Consultez l'habile Chymiste, le savant Médecin, le Pilote intelligent et tous les Artistes éclairés, vous en trouverez peu qui ne reconnoissent les obligations que nous avons aux grands hommes qui se sont illustrés par les découvertes théoriques qu'ils ont faites soit en Physique, soit en Mathématiques.
Il est malheureusement vrai que les fruits d'une bonne Théorie sont ordinairement tardifs: quelque simples, quelque lumineux qu'en soient les principes, l'application n'en est pas également facile dans tous les cas; il en est de si scabreux et de si compliqués que le résultat des Principes se dérobe souvent à tout calcul humain, ou ne s'y rend du moins que très-difficilement. Quelque solide, par exemple, quelque complette que soit, à l'égard des mouvemens célestes, la Théorie de la Gravitation dûe aux Spéculations et aux Calculs de Kepler et de Newton, les irrégularités apparentes du mouvement de la Lune n'ont été exactement et rigoureusement expliquées par cette Théorie que très-récemment, à l'aide des méthodes les plus ingénieuses et d'un calcul immense.
Une autre cause bien différente de la lenteur des fruits d'une bonne Théorie, c'est le peu de docilité de la plûpart des Artistes, qui entiérement livrés à la pure Pratique, ou, ce qui est encore pis, à des Théories faussement ainsi nommées, sont portés à [-5-] mépriser des lumieres nouvelles qu'il leur seroit ou trop difficile d'acquérir, ou trop fâcheux de devoir à gens moins exercés dans la Pratique: ils attendent que la voix publique les contraigne à rendre justice au mérite d'une découverte. Ce n'est qu'alors qu'on voit la fin des argumens pitoyables et des mauvaises plaisanteries que leur paresse ou leur vanité leur suggere contre tout ce qui a l'apparence d'innovation.
C'est-là sans doute une des causes qui retardent les progrès de la Navigation, et qui empêchent cet Art important de retirer de l'Astronomie tous les usages que cette Science pourroit lui procurer.
Mais les fruits tardifs meurissent enfin; la verité perce tôt ou tard le nuage des préjugés: les hypothèses gratuites ou spécieuses font place aux systêmes démontrés. On n'ose plus révoquer en doute la circulation du sang, l'existence des Antipodes, le temps n'est pas éloigné où l'on cessera de disputer sur le double mouvement de la terre, sur la nécessité du Vuide, ou l'absurdité du Plein: la Gravité universelle, clef aussi réelle que mystérieuse du Systême planétaire a déja donné l'exclusion à des Tourbillons aussi imaginaires qu'ingénieusement imaginés. C'est ainsi que les verités triomphent enfin des préjugés, des chicanes, en un mot des persécutions plus ou moins sérieuses qu'elles ont à essuier.
Les Sciences mêmes les plus problêmatiques, celles qui forment la Théorie de la Chimie, de la Médecine deviennent tous les jours plus claires, plus [-6-] méthodiques et plus certaines à la faveur des lumieres qu'elles empruntent de la Géométrie et de la Physique moderne; le Genre humain doit reconnoître les obligations qu'il a aux Bechers, aux Stahls, aux Boerrhaaves, aussi-bien qu'aux Descartes et aux Newton.
La Musique, cet Art fertile en plaisirs innocens, n'est pas sans doute pour le Genre humain un objet aussi sérieux, que l'Astronomie, la Chimie ou la Médecine; mais un Art qui contribue si fort aux agrémens les plus légitimes de la Société, n'est pas indigne de quelques réflexions philosophiques; il mérite bien d'être ramené à ses vrais principes par une exacte analyse de ses opérations.
Si les vérités que cette analyse pourra nous découvrir ne sont pas d'une extrême importance, les erreurs de Spéculation où nous pouvons tomber ne seront du moins pas fort dangereuses. La Science de l'Harmonie seroit-elle la seule de celles qui ont quelques rapport avec les Mathématiques et la Physique qui n'eut rien à devoir soit aux rapides progrès qu'elles ont faits depuis un siécle, et qui sont principalement dûs à l'application qu'on a faite de celle-là à celle-ci, soit du moins à l'esprit de recherche et de combinaison qu'elles inspirent à ceux qui les cultivent? C'est en conséquence de cette heureuse application que la Physique jadis si problêmatique, est devenue une Science souvent démonstrative, et les Mathématiques naturellement abstraites [-7-] et arides, une Science intéressante.
Il n'est pas difficile d'appercevoir que la Musique, ou ce qui en fait le principal fond, l'Harmonie tient, comme je viens de le supposer, à ces deux Sciences; qu'elle doit s'expliquer d'un côté par la Théorie physique du Son, et de l'autre, par le Calcul des Rapports, qui out lieu entre les divers (b) Sons qui font la matiere d'une Composition Musicale. Mais de cette explication résultera-t-il quelqu'avantage pour la Pratique? La plûpart des Artistes (c) et même des Amateurs paroissent décidés [-8-] pour la négative; quelques-uns même vont jusqu'à nier la possibilité d'une Théorie philosophique et solide; c'est, selon eux, une chimere après laquelle on ne peut courir qu'en pure perte de son temps. L'oreille fait tout, elle dicte tout, mais ne raisonne point: sa devise est,
Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.
Un Traité de Composition est un Code-Musical, un Recueil de Loix dictées par cette Souveraine, Loix positives dont on chercheroit vainement l'Esprit, le fondement naturel.
Je reconnois dans toute son étendue la souveraineté de l'oreille dans l'empire de l'Harmonie; mais un Souverain n'est pas moins Souverain, parce que toutes les Loix qu'il publie lui sont dictées par la raison. Mais, ajoutent les Partisans outrés de la Pratique, depuis le temps qu'un si grand nombre d'habiles Musiciens composent et méditent sur leur Art, on n'a pas découvert une Théorie qui rendît raison de toutes les Régles de la Composition, encore moins qui ait enrichi la Musique de quelque nouveauté considérable; donc une pareille Théorie ne se trouvera jamais. Il est aisé de répondre qu'un semblable argument auroit prouvé, il y a cent ans, l'impossibilité de résoudre plusieurs Problêmes tant mathématiques que physiques, dont cependant la solution est aujourd'hui très-connue.
L'Arc-en-ciel étoit autrefois un Mystere physique [-9-] dont on ne pouvoit sans témérité entreprendre l'explication; aujourd'hui, c'est un Phénomène trèssimple et qu'on explique parfaitement.
Eût-on jamais présumé dans le commencement du dix-septiéme siécle que la Physique astronomique pût aller jusqu'à déterminer exactement les Courbes que décrivent les différens Globes du Systême planétaire, et rendre en même temps raison des divers degrés de vîtesse avec lesquels ils se meuvent chacun dans leur orbite, et dans les différens points de leur orbite? Eût-on jamais soupçonné que cette Théorie des corps célestes pût sans témérité s'élever jusqu'à calculer les rapports de densité et de pésanteur qu'il y a entre le Soleil et celles des Planetes, qui, comme Jupiter, Saturne et la Terre, sont accompagnées d'un ou de plusieurs Satellites?
Les découvertes se font quelquefois tout-à-coup; mais c'est le plus souvent par degrés qu'on y arrive: un ouvrage, qui de notre temps aura été commencé, ou avancé jusqu'à un certain point, pourra dans la suite être porté à ce point de perfection, dont il est susceptible.
Mais je pense que le plus grand nombre des Amateurs de la Musique ne contestent pas la possibilité d'une bonne Théorie de l'Harmonie, seulement ils n'imaginent pas qu'elle puisse faciliter ou perfectionner la Pratique de la Composition: ils prétendent que l'extrême médiocrité des Compositions de quelques Amateurs Théoriciens qui manquoient [-10-] de pratique, est une preuve suffisante de leur sentiment.
C'est encore ici un argument où l'on conclut du passé contre l'avenir, comme si les circonstances devoient être toujours les mêmes: mais je demande d'où à procédé cette extrême médiocrité qu'on objecte? La raison en est bien simple, c'est que toute la science de ces Amateurs consistoit à sçavoir par coeur les loix, souvent équivoques, du Code harmonique, et à connoître peut-être encore les Nombres qui expriment les rapports des divers intervalles musicaux? Est-il étonnant qu'une Théorie aussi bornée, aussi mal nommée n'ait pû remplacer le manque de Pratique, et n'ait enfanté que des Compositions arides et sans goût?
D'ailleurs, dans quel Art excelle-t-on sans beaucoup d'exercice, et sans des dispositions organiques qui en facilitent les opérations? Suffit-il pour faire d'excellentes Montres d'entendre parfaitement les Principes et les Théorêmes de la Mécanique qui forment la Théorie de l'Horlogerie? Est-ce assez d'être sçavant Anatomiste pour exceller dans la pratique de la Chirurgie? Et l'Anatomie et la Mécanique sont-elles inutiles au Chirurgien et à l'Horloger, parce qu'à la Science ils doivent joindre un grand exercice, une grande dextérité de la main?
La Théorie et la Pratique doivent toujours marcher de concert dans les Arts, dès qu'il s'agit d'opérer: il s'y rencontre souvent de ces cas compliqués [-11-] qui demandent également le secours de l'une et de l'autre. Assez souvent la multitude des circonstances à considerer peut embarrasser et confondre le Théoriste le plus intelligent, s'il n'est aidé de ce sentiment, de ce goût que donne la Pratique, et qui par une sagacité implicite, mais souvent merveilleuse, devance les opérations trop lentes de la réflexion, et perce jusqu'à la vérité, sans qu'on puisse se rendre compte du chemin que l'esprit a parcouru.
Mais si la Pratique et le Génie suppléent quelquefois à la Théorie, celle-ci en échange suggére souvent à la Pratique dans certains cas difficiles des moyens, des expédiens nouveaux et commodes dont cette simple Pratique ne se seroit jamais avisé; une Théorie même imparfaite ou bornée à divers égards peut encore être d'un grand usage dans la Pratique, si d'ailleurs elle est exacte dans ce qu'elle entreprend de démontrer.
Ne séparons donc point deux choses dont la réunion est toujours si avantageuse, deux choses qui détachées doivent naturellement être très-bornées, mais qui réunies s'entr'aident et se perfectionnent réciproquement.
Ajoutons encore que la Théorie ou l'application de la Théorie à la Pratique git en opérations de l'esprit; ces opérations ont elles-mêmes leurs difficultés propres; on ne parvient à les surmonter aisément qu'en s'y exerçant, qu'en y acquérant une sorte de Pratique. Les opérations de l'Arithmétique, qui [-12-] souvent font partie des Spéculations mathématiques, sont elles-mêmes fondées sur une Théorie algébrique, qu'il ne suffit pas d'avoir bien conçue pour pouvoir manier avec assez de facilité et d'expédition les Calculs arithmétiques qui entrent dans les solutions des Problêmes mathématiques et physiques, il faut encore s'être rompu dans la Pratique des opérations élémentaires que démontre cette Théorie. Ce n'est pas assez de concevoir parfaitement la marche d'un jeu rempli de combinaisons, tel que l'est celui des Echecs, pour le bien jouer; la personne même qui l'auroit inventé ne le joueroit que très-médiocrement en comparaison de ceux qui à force de s'y exercer avec d'autres, ont enfin acquis cette facilité habituelle de combiner et d'évaluer promptement les probabilités qui fait le bon joueur.
Il en sera à-peu-près de même en fait de Combinaisons, de Compositions musicales; le Théoricien ne pourra opérer avec facilité qu'après s'être exercé quelque temps à appliquer ses Principes à la Pratique de l'Harmonie: c'est alors, mais alors seulement qu'on pourra exiger de lui qu'il démontre par ses productions l'utilité et la fécondité de la Théorie, et qu'il découvre de nouvelles Combinaisons, de nouvelles Modulations, s'il y en a de considérables dont les Praticiens ne se soient pas encore avisés. Je dis même qu'on ne doit esperer d'opérer en Musique sans la Pratique proprement dite, et par le seul [-13-] secours de la Théorie de cet Art, que lorsque cette Théorie sera exacte et complette, que lorsqu'à la Théorie de l'Harmonie on aura joint non-seulement celle de la Mélodie qui a ses Principes particuliers, mais encore celle de l'Expression.
Malheureusement la Théorie de l'Harmonie n'est encore qu'ébauchée. Le célébre Monsieur Euler, un des premiers Mathématiciens de ce siécle, nous en a donné un Essai, qui auroit peut-être comblé nos voeux si cette affaire eût été un Ouvrage de pur Calcul: rien de plus beau que l'entreprise de réduire toutes les Combinaisons de l'Harmonie, à quelques Formules algébriques très-concises, qui, comme Germes de tous les accords et de toutes les modulations pratiquées ou praticables, devoient en se développant, nous donner à titre de Corollaires, toutes les Régles de la Composition.
Mais ces Formules spécieuses péchent par le fondement, elles ne sont point assez analogues à la nature du Son qu'elles supposent plus simple qu'il n'est en effet. Est-il surprenant qu'une erreur considerable dans le Principe physique ait donné occasion à une infinité de conséquences que l'oreille et la pratique de tous les Musiciens désavouent?
Dès-lors combien de Calculs en pure perte pour la vraie Théorie de la Musique (d)?
[-14-] Monsieur Rameau, cet illustre Compositeur, Musicien Ami de la Philosophie, a bien senti la nécessité de fonder la Théorie de l'Harmonie sur une connoissance plus exacte de la nature du Son, et de la maniere dont il affecte l'organe acoustique; il a compris de quelle importance étoit à cet égard la découverte de la Resonnance harmonieuse qui accompagne tout Son rendu par un Corps musicalement sonore; découverte bien constatée, et qui démontre que le Son musical n'est pas un Son absolument simple et unique, mais le résultat d'un grand nombre de Sons partculiers qui affectent l'oreille avec plus ou moins de force, mais dont le plus grave est de beaucoup le plus sensible.
C'est à la faveur de ce Principe physique que Monsieur Rameau a répandu beaucoup de jour sur l'Harmonie, sur l'influence qu'elle a dans la Mélodie, et sur la Liaison qui enchaîne ordinairement les successions des Accords, comme on peut s'en convaincre par une lecture attentive de l'Ouvrage qu'il a publié sous le titre de Génération harmonique (e).
On doit reconnoître encore que cet Ouvrage a été d'une très-grande utilité aux Praticiens, qui sans en avoir assez compris les Principes, en ont suivi [-15-] le résultat, et ont fait usage du Systême de Basse fondamentale, qui y est établi.
Mais si j'ose dire mon sentiment, il m'a paru d'un côté, que cet Auteur frappé de l'importance du Principe physique de la Resonnance, le fait trop valoir lorsqu'il veut en faire dépendre tout ce que nous pouvons connoître des Rapports, des Proportions et des Progressions géométriques, arithmétiques et harmoniques (f); et d'un autre côté, il m'a semblé n'avoir pas tiré de ce même Principe tout le parti qu'on en pouvoit tirer, pour l'intelligence théorique de l'Harmonie, et de la Succession fondamentale qui en doit être comme l'Analyse ou la Clé.
Il ne suffit pas pour former une Théorie exacte d'un Art de s'assurer d'un bon Principe, il faut examiner s'il y en a plusieurs, et tenir compte de tous ceux qui sont essentiels au sujet dont il s'agit; il faut sentir la subordination, la dépendance réciproque qu'il y a naturellement entr'eux, pour pouvoir [-16-] en faire une juste application dans la déduction des conséquences qui en résultent.
Il n'est pas de Phénomène particulier dans la nature qui ne soit l'effet commun de plusieurs causes particulieres plus ou moins essentielles, et qu'on prétendroit en vain réduire à une seule cause, ramener à un seul Principe.
Il est à cet égard un degré de simplicité très-connu dans le Païs métaphysique ou mathématique des Abstractions, mais qui ne se rencontre jamais dans l'Enceinte physique des Réalités.
De-là il est aisé de juger que lorsqu'il s'agit d'expliquer quelques effets connus, notre premier soin doit être de reconnoître les divers principes, les principales causes qui concourent dans leur production, pour pouvoir ensuite procéder à la recherche et à l'estimation de la part que chaque cause, chaque principe peut avoir à cette même production (g).
L'énumération exacte des Principes doit nécessairement précéder l'évaluation de leur influance particuliere sur les effets communs.
Ce n'est qu'en combinant exactement les Loix de la Gravité avec les Loix générales du mouvement, qu'on peut déterminer les mouvemens des Corps graves et les Lignes, les Ellipses ou les Paraboles [-17-] qu'ils doivent parcourir: que si ces mouvemens sont encore supposés s'exécuter dans un fluide, ce ne sera qu'en combinant la Loi de la résistance de ce fluide avec celle de la pesanteur et du mouvement, qu'on pourra parvenir à décrire la route des Corps qui s'y meuvent.
Les sensations que nous fait éprouver la Musique sont des effets connus, qui ne dépendent pas moins de plusieurs Principes subordonnés les uns aux autres: il importe de reconnoître les plus essentiels, les plus immédiats par un examen attentif des Régles, soit génerales, soit particulieres, de la Composition, qui sont comme consacrées par l'oreille et la pratique constante des Maîtres de l'Harmonie.
Si les fondemens d'une Théorie aussi philosophique, que le seroit celle dont je viens de proposer l'idée, ne pouvoient être jettés qu'à la suite d'une Expérience et d'une Pratique consommée, ce seroit de la part d'un simple Amateur, d'un Amateur presque purement spéculatif, une extrême témérité que de prétendre pouvoir en fait de simplicité et d'exactitude élémentaire renchérir sur ce qui a paru ci-devant: mais, si l'ébauche d'une pareille Théorie est plutôt une affaire de réflexion et d'attention à tout ce que les grands Maîtres pratiquent communément en fait d'Harmonie et de Mélodie; la connoissance complette de tous les menus détails de la Pratique n'est pas plus nécessaire dans ce cas-ci, qu'elle ne l'a été dans plusieurs autres, où l'expérience [-18-] a démontré que les Théories les plus belles et les plus simples ont été plus souvent l'ouvrage de Philosophes spéculatifs, que celui des plus illustres Praticiens.
[-19-] ESSAIS SUR LES PRINCIPE DE L'HARMONIE.
DEUXIÉME ESSAI.
Réflexions sur les droits respectifs de l'Harmoni et de la Mélodie, et sur la Basse fondamentale occasionnées en partie par une Dissertation de Monsieur d Blainville sur les droits de la Mélodie et d l'Harmonie (a).
Amicus Socrates et amicus Plato, magis amica veritas.
Dût-il déplaire à quelques prétendus Mecènes, un Philosophe seroit bien à plaindre, si même en matiere de Scienc et de goût, il ne se permettoit pas de dire la verité. Disc prélim. de l'Encyclopedie, page 33.
Réflexions générales sur la Dissertation de Monsieur de Blainville.
J'Avois craint ci-devant (b) de faire tort à l'urbanité de Monsieur de Blainville en lui attribuant le stile de l'Observation, [-20-] qui a paru sous son nom dans le Mercure du mois de Novembre 1751. Les agrémens répandus avec profusion dans sa Dissertation justifient pleinement mon appréhension. On voit avec évidence que cet ingenieux Artiste disserte très-poliment, quand il daigne s'en mêler lui-même: il est flatteur pour moi qu'il ait jugé mes Réflexions du mois de Janvier dignes d'une Réponse qui fût entiérement de sa façon.
Je lui suis encore très-obligé des tours ingénieux, des paralleles lumineux qu'il tire des différens Arts, et en particulier de la Peinture, pour me faciliter l'intelligence de ses sentimens. Je puis l'assurer qu'il y a si parfaitement réussi, que je me suis quelquefois imaginé l'entendre presque aussi-bien qu'il s'entend lui-même.
J'eusse souhaité de trouver dans sa Dissertation une autre marque de sa bonne volonté à mon égard; j'eusse desiré qu'aux preuves du talent qu'il a d'écrire avec autant de clarté que de légéreté, il en eût joint quelque-unes qui témoignassent qu'il lit avec quelque attention ce qu'il a dessein de critiquer. Mais chacun a sa façon de lire comme d'écouter; ceux qui, à l'exemple de l'ingénieux Auteur de la Lettre sur les Sourds et Muets, se bouchent les oreilles pour mieux entendre, ferment peut-être aussi les yeux pour mieux lire? Seroit-ce la Méthode de Monsieur de Blainville?
[-21-] Pour moi je pensois que pour refuter, il étoit nécessaire de rappeller et d'examiner les principales Propositions qu'on désavoue; c'est ainsi du moins que j'ai cru devoir en user avec Monsieur de Blainville. Sa Dissertation me fait comprendre le peu de nécessité qu'il y a de s'assujettir à une Méthode aussi scrupuleuse: il en suit une plus commode et moins vulgaire: à la faveur des équivoques, dont le langage musical ne manque pas, il fait habilement éluder le sens naturel d'une proposition, et lui en substituer un qui soit étranger à la. question.
Le terme d'Harmonie, par exemple, est un de ceux qui n'ont pas toujours une signification bien déterminée dans la bouche des Musiciens: Monsieur de Blainville saisit adroitement celle dont il ne s'agissoit pas, et sans trop s'embarrasser de ce que j'ai dit sur le rapport de l'Harmonie avec la Mélodie, il a l'art de me faire penser au désavantage de celle-ci tout ce qu'il juge à propos.
C'est ainsi qu'il a sçu se procurer une belle occasion de me faire sur les prérogatives de la Mélodie une bonne leçon, dont profiteront sans doute tous ceux qui ont assez peu réflechi sur ce sujet pour penser que la Mélodie procéde de l'Harmonie, ou que la force de l'expression dépende beaucoup plus de la Modulation que de la simple Mélodie.
Voici quelques-unes des suppositions de Monsieur de Blainville qui me paroissent gratuites; il assure,
Que j'ai été fort surpris de ce qu'il a avancé, que [-22-] la Mélodie avoit beaucoup plus de pouvoir sur l'oreille que l'Harmonie.
Que cette grande surprise a été vraisemblablement l'effet d'une semi-réflexion.
Qu'ignorant l'attrait musical, qui entraîne le Compositeur dans les routes de la Mélodie, je suis sans doute d'avis que pour trouver un chant, il faut toujours le chercher sur une basse donnée, et cetera.
Ce sont-là les heureuses idées dont je me crois redevable à l'imagination de Monsieur de Blainville il me conseille de bannir D. Quich. de mes Ecrits sur la Musique; n'est-ce point ici l'occasion de me souvenir d'un avis aussi prudent?
Je n'ai pas dessein d'entrer bien avant dans la nouvelle carrière que m'ouvre ce généreux Antagoniste, quoique j'aie réflechi aussi-bien que lui sur les droits et sur la dépendance réciproque de l'Harmonie et de la Mélodie: mais, mes idées sur ce sujet tiennent de trop près à l'intelligence de la succession fondamentale telle que je la conçois, pour pourvoir les en détacher: je me bornerai donc à un petit nombre de Remarques sur cette matiere.
Importance de l'Harmonie proprement dite par rapport à la Mélodie.
Je souscris volontiers à une bonne partie de l'éloge que Monsieur de Blainville fait de la Mélodie, dont tout le monde avec un peu d'oreille et sans être Musicien [-23-] est en droit de sentir l'expression et la force: mais je ne sçaurois approuver tout ce qu'il avance au désavantage de l'Harmonie, à prendre même ce terme dans le sens le plus analogue à ses idées.
Pour donner plus de poids à son sentiment Monsieur de Blainville a recours à l'exemple de Monsieur Geminiani. Ce célébre Compositeur se trouvant actuellement à Paris, il m'étoit aisé de vérifier l'anecdote musicale que Monsieur de Blainville rapporte comme favorable à ses idées: c'est aussi ce que j'ai fait. Je puis en conséquence l'assurer que l'élégant récit qu'on lui a fait de la maniere dont Monsieur Geminiani s'y prend ordinairement pour composer un Adagio touchant et pathetique, péche précisément dans les circonstances essentielles à la question: il ne s'agit pas de chicaner sur la supposition de la mort de ses enfans et du désespoir de sa femme, qui à l'égard d'un Compositeur qui n'en a jamais eu, est peut-être moins propre à émouvoir son imagination, qu'à induire en erreur les Biographes des illustres Artistes: il s'agit de sçavoir comment Monsieur Geminiani, après s'être rempli l'imagination des plus tristes images (c) procéde à la Composition [-24-] d'un Adagio touchant et pathetique: il m'a assuré lui-même qu'en pareil cas il ne touche jamais son Violon, ni aucun autre Instrument; mais qu'à l'ordinaire il conçoit et écrit une suite d'accords; qu'il ne commence jamais par une simple succession de Sons, par une simple Mélodie; et que s'il y a une partie qui dans l'ordre de ses conceptions ait le pas sur les autres, c'est bien plutôt celle de la Basse que toute autre. Cela étant ainsi, Monsieur de Blainville croit-il en bonne foi que ce soit la Mélodie qui occupe alors uniquement ou principalement ce célebre Musicien? Voyons comment l'illustre Auteur du Traité de l'Harmonie s'explique sur ce sujet. "Il est difficile, dit-il, de réussir parfaitement dans les Piéces à deux et à trois Parties, si l'on ne compose toutes les parties ensemble; parce que chaque partie doit avoir un chant coulant et gracieux; et l'habile homme ne compose guéres une Partie, qu'il ne sente en même temps l'effet des autres Parties qui doivent l'accompagner. Quoique l'on se propose ordinairement une Partie où l'on veuille renfermer tout le beau Chant que l'imagination peut fournir, ce qui s'appelle le Sujet, si les autres Parties en sont dénuées à proportion, cela diminue [-25-] la beauté du sujet; il n'y a que dans ce qu'on appelle Récitatif, où la Basse et les autres Parties doivent seulement faire entendre le fond de l'Harmonie; mais autrement le Chant de deux ou trois Parties doit être presque égal; d'où l'on a dit fort à propos, qu'une Basse bien chantante nous annonce une belle Musique". Traité de l'Harmonie page 329.
Comparaison de la Mélodie avec le Dessein, et cetera.
Selon l'Auteur de l'Observation, l'Harmonie devoit être comme le Dessein, et les Chants comme les Couleurs. Monsieur de Blainville me paroît penser tout le contraire; il a vraisemblablement senti de l'impropriété dans cette comparaison: aussi m'a-t-il prévenu dans le parallèle qu'on peut faire de la Mélodie avec les traits ou les contours du Dessein d'une figure humaine.
Mais à l'égard de l'Harmonie, considerée comme le Principe des Sons musicaux qu'emploie la Mélodie (d), il me permettra, pour continuer le parallèle, [-26-] de la comparer à la figure humaine elle-même; ou si l'on veut encore, aux modéles de ronde bosse qui peuvent en tenir la place: c'est à cette figure, l'ouvrage immédiat de la nature, que sont essentiellement subordonnés tous les traits, tous les contours d'un dessein, relativement à un point de vuë déterminé, de même qu'à l'attitude particuliere qu'il s'agit d'exprimer; soit que cette attitude soit actuellement sous les yeux du Dessinateur, soit qu'elle n'existe qu'idéalement dans son imagination, ce qui est le cas le plus ordinaire dans la premiere conception d'un sujet pittoresque.
La Mélodie est de même un trait, un contour tracé dans le Corps de l'Harmonie, relativement au sentiment que le Musicien se propose de peindre, et à l'étendue de l'organe ou de l'instrument qui doit l'executer, soit que cet Artiste ait sous ses yeux un fond d'Harmonie représenté dans une Basse chifrée ou dans une Basse fondamentale, soit que cette Basse n'existe qu'implicitement dans son imagination, dans son oreille; ce qui est aussi le cas le plus fréquent dans la premiere conception d'un sujet musical.
La Comparaison peut aller encore un peu plus loin: comme il n'y a dans la nature, à parler en général, que deux genres de forme humaine, celles [-27-] des deux sexes, il n'y a de même en Musique que deux genres de Modes. Il n'est pas impossible de tracer un contour de figure humaine, qui n'en décide pas le sexe au premier coup d'oeil; mais un tel contour ne prouvera jamais l'existence d'un troisiéme sexe. Il est de même aisé d'imaginer des traits de Mélodie, où le genre du Mode paroisse indécis, sans qu'on puisse jamais en conclure la réalité d'un troisiéme Mode. (e)
La suppostion d'un seul Mode est plus plausible que celle de trois.
J'ose même avancer qu'il seroit plus naturel et plus plausible de n'admettre qu'un seul Mode en Musique, le Mode majeur, que d'en supposer un troisiéme.
On peut avec fondement considerer le Mode mineur, celui d'A-mi-la, par exemple, comme le résultat d'une double modulation majeure dérivée en partie du Mode d'A-mi-la et de celui de C-sol-ut, l'un et l'autre également censés majeurs; mais dont l'association ne peut avoir lieu qu'en vertu du sacrifice mutuel que ces deux Modes du même genre se font de ceux de leurs harmoniques qui ne peuvent simpatiser avec les fondamentaux de l'autre [-28-] Ton, de l'autre Mode, ausquels ils sont étrangers (f).
Distinction au sujet de l'Harmonie et de la Mélodie.
C'est le sort de l'esprit humain de connoître et de sentir d'abord les Effets, et de parvenir fort tard à la découverte des Causes (g). Dans le progrès de nos connoissances, l'idée de la Mélodie précéde naturellement celle de l'Harmonie: c'est une vérité évidente, et que Monsieur de Blainville démontre très-clairement; mais dans l'ordre réel des choses, l'Harmonie, Fille de la Nature même, est la Mere de tous les Sons que peut employer la Mélodie. J'espere que Monsieur de Blainville voudra bien donner quelque attention à cette distinction, toute métaphysique qu'elle puisse lui paroître. Je puis en échange lui accorder, que le choix des Sons que la Mélodie tire du fond de l'Harmonie, est toujours dirigé, comme je l'ai déja insinué, par quelque Principe très-distinct de ceux de l'Harmonie proprement dite: j'avoue même que la beauté et les graces de la Mélodie amenent souvent, ou font tolérer dans une Composition à plusieurs parties des accords qui, à les considérer à part et en eux-mêmes, forment une harmonie assez dure, et qui préviendroit peu l'oreille [-29-] en leur faveur. On peut donc assurer dans un très-bon sens, que c'est à la Mélodie que nous sommes redevables de certains accords, qui, quoique durs en eux-mêmes, font un très-bel effet, lorsqu'ils se trouvent bien amenés. L'accord de Septiéme diminuée, ou de Seconde superflue, celui de Sixte superflue, et ceux qui contiennent cinq Sons en sont des preuves suffisantes.
L'Harmonie est le premier objet de la Théorie musicale.
Mais ce fond musical de l'oreille, ce Principe naturel et intarissable de Sons et d'Accords, l'Harmonie est sans contredit le premier objet de la Théorie de la Musique, et particuliérement celui de la Basse fondamentale. On ne sçauroit sans doute arriver à une intelligence claire et bien développée des grands Principes de la Composition musicale, qu'après s'être fait une idée exacte des loix ausquelles les différentes successions de cette Basse naturelle sont soumises. C'est le moyen le plus sûr de découvrir toutes les transitions praticables en fait de Modulations simples ou mixtes, distinctes ou indécises; et de résoudre une infinité de questions particulieres de Théorie et de Pratique, telles que celles que Monsieur de Blainville me propose, et bien d'autres plus considérables ou plus délicates.
Il me paroît, pour le remarquer en passant, que les Modulations mixtes ou indécises sont bien plus [-30-] du ressort du Grave que de l'Allegro. De-là vient aussi qu'il y a ordinairement plus d'art à reconnoître la vraie route des Sons fondamentaux dans le premier cas que dans l'autre; et qu'on n'y réussira même que très-difficilement, si l'on n'a pas une connoissance exacte de la Succession proprement dite fondamentale.
Examen de quelques Conjectures de Monsieur de Blainville.
Monsieur de Blainville est quelquefois très-heureux dans les conjectures qu'il fait sur les priviléges de la Mélodie, il y beaucoup de justesse dans celle qu'il propose sur les oreilles peu expérimentées en Harmonie: un Paysan, dit-il, ne pourra supporter l'ensemble d'un duo de flutes dont les parties l'auront émerveillé tour-à-tour. L'expérience a merveilleusement confirmé cette idée. "On nous assure, dit Monsieur Diderot dans le premier de ses Mémoires sur différens Sujets de Mathématiques page 7. qu'un Paysan doué d'une oreille délicate ne put supporter l'ensemble d'un excellent duo de flutes, dont les parties séparées l'avoient enchanté tour-a-tour."
Le grand rapport de la conjecture de Monsieur de Blainville avec l'expérience dont Monsieur Diderot fait le récit, n'auroit rien de merveilleux, si l'on supposoit que Monsieur de Blainville lise des ouvrages remplis de calculs algébriques et différentiels, comme l'est le sçavant Mémoire que je viens de citer; sa conjecture sur les oreilles [-31-] d'un Paysan ne seroit alors qu'une simple allusion à l'expérience que cette lecture lui auroit laissé dans l'esprit. Mais je ne sçais comment concilier cette supposition avec l'avis qu'il me donne, et qui m'a paru très-sérieux, quoique trop modeste, d'en agir avec lui comme avec un Musicien ignare et non lettré, et d'éviter en conséquence, si je veux lui être intelligible, toute expression, tout éclaircissement emprunté de la Physique, comme un étalage tout-à-fait déplacé en matiere de Théorie musicale.
Quelques amis prétendent que je devrois recourir ici à l'Anatomie métaphysique imaginée par l'Auteur de la Lettre sur les Sourds et Muets, pages 22 et 23, et adopter son idée de décomposer, pour ainsi dire, un homme. Cette ingénieuse Méthode me conduiroit naturellement à imaginer dans l'Auteur de la Dissertation une honnête duplicité personnelle, un grand Musicien et un savant Dissertateur: mais comme j'ai de très-bonnes raisons de rejetter une pareille hypothèse, et de m'en tenir au parti que j'ai déja pris; je continuerai d'attribuer à une seule et unique personne tout l'honneur de l'Ouvrage.
Une autre conjecture de Monsieur de Blainville sur laquelle je me crois obligé de faire quelques Remarques, c'est celle qui se trouve à la tête de sa Dissertation: selon lui, mon but dans mes deux Ecrits précédens étoit apparemment, ou de l'éclaircir ou d'amuser le Public.
[-32-] Je puis l'assurer que ces deux considérations n'ont guéres eu de part dans mes motifs. Après avoir refléchi assez long-temps sur les Principes philosophiques de l'Harmonie, j'ai cru être en droit de penser qu'on pouvoit parvenir à en former une Théorie plus géométrique et plus physique, c'est-à-dire, plus simple et plus exacte qu'on ne l'a fait encore. Quoiqu'il s'en faille beaucoup que je n'aie porté celle que j'ai pu concevoir au point de perfection, dont elle peut être susceptible; j'aurois peut-être assez d'idées sur ce sujet pour en composer un petit Traité: mais comme je n'ai ni le temps, ni les motifs nécessaires pour me presser de terminer un ouvrage un peu régulier sur une matiere sur laquelle il est incomparablement plus aisé et plus agréable de méditer pour soi et pour ses amis, que d'écrire pour le Public; j'ai cru pouvoir du moins proposer aux Amateurs de la Théorie musicale quelques-unes de mes idées sur ce sujet, dont quelques Musiciens intelligens, avec qui j'en ai conféré, ont paru juger assez favorablement.
La question singuliere d'un troisiéme Mode m'a paru une occasion naturelle pour débuter; je m'en suis prévalu sans aucune intention polemique envers Monsieur de Blainville s'il est entré un peu de cet esprit dans mes Réflexions précédentes (h), c'est à l'Auteur de l'Observation qu'il peut s'en prendre.
[-33-] Après cette explication très-sincére sur mes intentions, Monsieur de Blainville voudra bien me pardonner si je l'ai quelquefois perdu de vue, aussi-bien que la question du nouveau Mode.
J'ai cru pouvoir passer à un sujet plus général, que j'avois bien plus à coeur, et commencer par indiquer des exemples d'une bonne Méthode de raisonner (i) dont on se trouve très-bien en Physique, et qui est très-applicable à la Théorie de la Musique, à la Physique des Sons (k).
Importance de la connoissance de la Succession fondamentale.
Les observations que j'ai faites sur les Régles et sur la Pratique de la Composition, sur les différentes Successions d'accords et de modulations mises en oeuvre par les grands Maîtres de l'Art, m'ont trop convaincu combien il importoit de découvrir avec soin les diverses routes de la Succession fondamentale, pour ne m'être pas attaché à les reconnoître [-34-] dans leurs Ouvrages, avant que de penser à déterminer et à expliquer physico-mathématiquement les Loix de cette Succession, dont l'intelligence des détails de l'Harmonie dépend si fort.
On doit à cet égard la reconnoissance la plus sincère au célébre Auteur du Traité de l'Harmonie, et de la Génération harmonique: c'est lui qui nous a le premier indiqué la route qu'il faut suivre pour parvenir à la connoissance des Pratiques et des Mysteres de son Art: il a tracé le premier dans le Corps de l'Harmonie, cette Ligne, cette Progression de Sons qu'il a considerés comme fondamentaux. On sçait, sur-tout en France, combien un guide aussi commode pour la Composition, et sur-tout pour l'Accompagnement, en a facilité l'étude et la pratique.
Différence entre la Basse méthodiquement fondamentale et la Succession essentiellement telle.
Mais, s'il est permis à un simple Amateur qui étudie en Physicien les Loix de l'Harmonie, de proposer son sentiment sur ce sujet, je dirai que la Basse fondamentale, telle que Monsieur Rameau l'a déterminée dans les deux excellens Ouvrages que je viens de citer, ne mérite pas toujours assez exactement l'épithète de Fondamentale. Quelque utile, quelque commode, quelque analogue qu'elle puisse être à la Pratique, c'est plutôt en plusieurs [-35-] cas une Basse directrice ou méthodique, que la vraie Succession des Sons fondamentaux de l'Harmonie et de la Modulation.
Le dessein de ramener à une forme à-peu-près semblable tous les accords dissonans, en les considérant comme accords de septiéme, ou comme dérivés d'accords de septiéme, étoit sans doute digne d'un grand Maître en fait de Composition; il ne pouvoit être conçu et exécuté comme il l'a été que par un Artiste aussi expérimenté dans la Pratique de l'Art, et aussi dévoué aux progrès de la Science musicale que l'est Monsieur Rameau.
Mais ce dessein, tout grand qu il est, tend bien plus à simplifier la Pratique de la Composition, que la Théorie de l'Harmonie. Cette uniformité, ou pour parler plus juste, cette apparence d'uniformité, à laquelle cet illustre Auteur a tâché de ramener les accords, n'est peut-être pas assez compatible avec la variété dont ils sont naturellement susceptibles.
La Basse méthodique et supposée fondamentale se trouve souvent peu analogue au Principe de la Resonnance.
D'ailleurs, cette spécieuse réduction n'a pu avoir lieu qu'à la faveur de plusieurs suppositions peu analogues au Principe de la Resonnance, sur lequel (l) cependant Monsieur Rameau prétend fonder [-36-] toute sa Doctrine comme sur la seule base de tout l'Art musical, théorique et pratique; comme sur le seul et unique Principe de l'Harmonie, et même de tous les Arts de goût, qui ont les sens pour Juge, et pour régle les propositions.
En suivant ce Principe physique, qui est certainement très-important, bien qu'il ne soit à mon sens ni le premier, ni l'unique Principe de l'Harmonie, un Son ne doit être reputé Son fondamental que par rapport aux Harmoniques, dont il peut être conçu le générateur physique.
Dans le Systême de Basse fondamentale, dont le but est de ramener toutes les Dissonnances à la Septiéme, il a fallu nécessairement, pour en venir à-peu-près à bout, perdre bientôt de vue ce grand Principe physique, et donner l'épithète de Fondamental à tout Son qui peut porter une Septiéme quelconque mineure, majeure ou diminuée; soit qu'il soit d'ailleurs accompagné de ses Harmoniques déclarés tels par la Nature, par le Principe de la Resonnance; soit qu'il ne porte avec soi que ces Sons ausquels l'ambiguité du langage musical a donné le nom de Tierce (m) ou de Quinte, quoiqu'ils different [-37-] essentiellement de la Tierce ou de la Quinte véritablement harmonique; quoiqu'ils soient réellement eux-mêmes Harmoniques, Octave, Quinte ou Tierce majeure justes d'un Son fondamental essentiellement différent de celui auquel on les rapporte comme à leur base naturelle.
Il est aisé de reconnoître combien de pareilles suppositions s'écartent du vrai et du simple, dont toute Théorie un peu mathématique doit être si jalouse.
C'est le sort des Méthodes de pratique qui portent sur des suppositions fausses ou purement hypothétiques, d'être soumises à plusieurs exceptions: je n'ai pas dessein d'examiner ici celles ausquelles la Basse tantôt fondamentale et tantôt méthodique de Monsieur Rameau, est sujette, soit celles qu'il reconnoît lui-même, soit celles qu'on pourroit y ajouter.
Les exceptions, les contradictions même qui se rencontrent dans une hypothèse n'empêchent pas qu'on ne puisse en tirer un très-grand parti dans la pratique, dès qu'on a soin d'indiquer les différens cas où elles ont lieu; mais elles démontrent du moins qu'on est en droit, lorsqu'il s'agit de Théorie, de ne pas confondre l'hypothèse commode, qui s'y trouve sujette, avec le vrai Systême de la Nature.
[-38-] Basse essentiellement fondamentale.
Il n'est pas difficile de pressentir qu'il doit y avoir une Succession véritablement et rigoureusement fondamentale, une Succession qui n'admette dans sa progression, que les Sons ausquels le Principe de la Resonnance confere naturellement la qualité de Sons fondamentaux: ceux qu'on désigne par les noms de Tonique, de Dominante tonique et de Soudominante du Mode majeur, sont exactement dans ce cas, à l'égard de leur Octave, de leur Quinte et de leur Tierce majeure.
Une Succession fondamentale, où il n'entreroit que des Toniques, des Dominantes-toniques et des Soudominantes, seroit donc une Succession rigoureusement fondamentale: c'est aussi une telle Succession qui paroît seule susceptible d'une Démonstration physico-mathématique; elle est seule propre à manifester dans toute son étendue l'influence du Principe de la Resonnance sur l'oreille, et la maniere dont il concourt perpétuellement avec celui des rapports dans toute sensation musicale.
C'est aussi à mon sens cette seule Succession qui mérite à juste titre le nom de Boussole perpétuelle de l'oreille, et contre laquelle par conséquent le Musicien de pure pratique ne trouvera de la part de cet organe aucune sorte de préoccupation, dès qu on lui en indiquera la vraie progression, comme je l'ai suffisamment éprouvé
[-39-] Mais ce que le Musicien de pure pratique ne sentira pas assez-tôt, c'est l'importance de l'intelligence de cette Succession pour arriver à une connoissance parfaite de la Théorie de l'Harmonie, et de l'application de cette Théorie à la Pratique.
"Le simple Musicien de pratique, dit Monsieur Rameau à la fin du Livre de la Génération harmonique, a toujours méprisé la source de la Science dont il veut se parer. A quoi servent tous ces Calculs, dit-il, à quoi bon ces Comma, et cetera, lorsque je fais de la bonne Musique sans cela?" Ces Calculs, ces Comma nous serviront à reconnoître les vrais Sons fondamentaux; ceux ausquels les titres de Tonique, de Dominante ou de Soudominante peuvent appartenir.
Réflexion sur le peu de nécessité d'avoir recours à un Tempérament pour l'intelligence de l'Harmonie.
Une des conséquences importantes de l'intelligence de la Succession vraiment fondamentale, c'est celle qui découvrira l'inutilité pour la Théorie (n), [-40-] de toute supposition de Tempérament, dont la connoissance uniquement relative à la commodité de l'exécution n'est proprement que la Théorie des Instrumens bornés ou à touches, et de la Méthode de les accorder; Théorie particuliere qui ne peut qu'être subordonnée à la Théorie générale de l'Harmonie, mais non pas réciproquement.
La supposition d'un Tempérament conçu comme essentiel à l'intelligence de la Succession des Accords, me paroît uniquement propre à arrêter les progrès d'un Calcul lumineux, et toujours assez simple pour ne devoir jamais être négligé dans une Science aussi physico-mathématique, que l'est, ou que peut le devenir la Théorie de l'Harmonie.
Le Calcul des Comma nécessaire en Théorie.
Je pense même que cette Théorie doit tenir un compte d'autant plus exact des Comma que notre maniere de noter quelque distincte qu'elle soit à l'<é>gard des Quarts-de-ton que le Clavecin anéantit entre un B-mol et le Dieze voisin, se trouve défectueuse et trés-équivoque à l'égard des Comma, et nous engage ainsi à confondre à chaque instant des intervalles (o) dont la différence n'en [-41-] est pas moins essentielle, et n'en est peut-être que plus digne d'attention, pour paroître subtile: il me paroît du moins que certains grands effets d'Harmonie sont dûs en bonne partie à une Liaison-harmonique (p) dans laquelle le Son qui la forme, et qu'on suppose demeurer sur le même dégré en passant d'un Accord à un autre, se trouve cependant, quant au fond de l'Harmonie, monter ou descendre d'un Comma (q).
Genre de Musique anonyme, quoique d'un usage très-fréquent.
Les cas où de pareilles transitions ont lieu sont si fréquens et si remarquables par leur effet, qu'ils mériteroient bien d'être distingués et désignés comme formant en Musique un genre particulier, un [-42-] genre différent du Diatonique, du Chromatique et de l'Enharmonique moderne; on pourroit en conséquence le nommer le Genre diacommatique. Les espéces de Paralogismes harmoniques ausquels il donne lieu à la faveur du double sens, du double emploi qu'il confére à une Note, sont d'un usage bien plus précieux dans l'Harmonie, que les sophismes ou inconséquences musicales qu'occasionne l'Enharmonique moderne, et dont on ne peut guéres faire usage qu'à titre de licence, et dans des cas particuliers, où l'expression autorise une infraction des Loix de la Succession fondamentale que le Tempérament favorise.
On trouvera quantité d'exemples de ce Genre diacommatique, particuliérement lorsque la Modulation passe subitement du majeur au mineur, ou du mineur au majeur (r). C'est sur-tout dans [-43-] l'Adagio que les grands Maîtres, quoique guidés uniquement par le sentiment, font usage de ce Genre de transitions, si propre à donner à la Modulation une apparence d'indécision, dont l'oreille et le sentiment éprouvent souvent des effets qui ne sont point équivoques.
Conjecture sur le fondement de l'Enharmonique des Grecs.
On pourroit peut-être même conjecturer que le Genre enharmonique des Anciens, sans doute bien différent du moderne, pouvoit en partie être fondé sur ce Genre, sur cette transition diacommatique, sur la distinction des Comma. Pour mieux concevoir le fondement de cette conjecture, on peut imaginer un Tempérament tout opposé à celui du Clavecin, un Tempérament (si je puis lui donner ce nom) qui au lieu d'anéantir les Comma, les doubleroit, et les convertiroit ainsi en autant de Quarts-de-ton, afin de les rendre plus sensibles dans l'exécution.
[-44-] De cette maniere on pourra se former l'idée d'un Genre enharmonique relatif à une Basse fondamentale réguliere, et qui se trouvera en même temps très-différent de l'Enharmonique moderne, s'il ne coïncide pas avec l'ancien. L'espece de Tempérament, ou la Méthode d'accorder ainsi enharmoniquement un Instrument à cordes, s'écarteroit moins dans le fond de la précision harmonique de l'intonnation dans un sens, que ne le fait à divers égards le Tempérament du Clavecin dans le sens opposé; un Comma doublé n'altere en effet que d'un demi-Comma chacun des deux Sons qui le forment, au lieu que les Quarts-de-ton anéantis dans le Clavecin, altérent d'environ un Comma ou de la moitié d'un Quart-de-ton chacun des deux Sons confondus. Au reste le Tempérament, ou l'Accord enharmonique dont je parle, ne seroit relatif qu'à quelques Modulations particulieres; au lieu que le Tempérament moderne a l'avantage de l'être à-peu-près également à tous les Tons pratiquables, sur-tout dans la supposition que les douze demi-Tons de l'Octave y soient tous rendus égaux.
Autre Conjecture sur le même sujet.
Mais l'Enharmonique des Anciens, à en juger [-45-] seulement par ce que nous connoissons de leurs Tetracordes dans ce genre, semble devoir principalement son origine à un Son, qui, quoique réputé faux à l'égard des autres Sons musicaux, à l'égard même du Son fondamental qui en est le générateur physique, ne laisse pas de suivre de fort près la dix-septiéme majeure dans l'ordre de la Génération harmonique des divers Sons contenus dans la Resonnance d'un Corps sonore. Le Son dont je parle est celui qui est désigné par le nombre 7 dans la suite naturelle des nombres 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. et cetera considerés comme exprimant les divers Sons qui existent ensemble dans cette Resonnance, mais plus ou moins sensiblement. C'est de ce Son représenté par le nombre 7, et ce n'est peut-être que de lui seul qu'on peut dériver assez exactement le fondement naturel de la seconde corde du Tétracorde enharmonique (s), qui, comme on sait, divisoit en deux parties le demiton majeur, qu'il y avoit de la premiére corde à la troisiéme.
Voici comment on peut justifier cette idée; le Son de la premiere corde de ce Tétracorde étant nommé mi peut être supposé tierce majeure d'ut; le Son de la seconde corde, qui est un mi [x], peut passer pour un Son harmonique de sol, pour celui-là [-46-] précisément que désigne le nombre 7, lorsque sol est exprimé par 1, 2 ou 4. L'intervalle 4:7 de sol à mi [x], se trouve former une Sixte superflue assez juste, ensorte qu'il reste un petit Quart-de-ton, un Quart-de-ton enharmonique de ce mi [x] au fa septiéme mineure du même Son fondamental sol. On voit ainsi que le mi [x] pouvoit suivre ou précéder le mi naturel, en vertu de sa qualité de Son harmonique (t) de sol et de la Sucession fondamentale de ut, à sol; ou de sol, à ut; il pouvoit encore suivre très-bien le fa, en vertu de la Succession fondamentale de fa à sol, que la Théorie moderne voudroit en vain condamner comme vicieuse, sans faire assez d'attention que c'est condamner une des belles conséquences du Principe de la Resonnance, celle peut-être qui en démontre le plus sensiblement l'influence sur l'oreille, comme j'aurai bientôt occasion de le prouver.
Ce que je viens de proposer peut suffire pour faire comprendre que l'Enharmonique des Grecs n'étoit pas absolument aussi bisarre, aussi destitué de fondement dans la Basse fondamentale qu'on pourroit le penser: on peut en conséquence concevoir que cet ancien Genre pouvoit fournir à la Mélodie, sur-tout à une Mélodie récitante, des intervalles que leur extrême petitesse rendoit très-propres aux expressions de mollesse et de langueur (u), aux expressions [-47-] de sentimens qui supposent dans l'ame, et en conséquence dans l'organe vocale, une sorte d'inertie, un penchant à ne former que les plus petits intervalles mélodiques, que l'Harmonie, qu'une Succession fondamentale très-naturelle puisse suggérer.
Il n'est pas surprenant que la Théorie qui noye, pour ainsi dire, les Comma et les Quarts-de-ton dans le Tempérament moderne, et qui outre cela bannit de l'Harmonie, sans aucune modification, sans aucune réserve, le Son qui dans la génération physique des Harmoniques forme cette Sixte superflue exprimée par le rapport (4:7), comme un Son faux et non harmonique (x), il n'est, dis-je, [-48-] pas surprenant que cette Théorie ne nous donne aucune lumiere sur l'origine et sur la possibilité de l'Enharmonique des Anciens, et qu'elle ne puisse tirer d'une Basse fondamentale par Quintes aucun intervalle plus petit que le demiton diatonique, ou majeur.
Comparaison de la Basse essentiellement fondamentale avec la Basse méthodique.
Mais je reviens à la Succession que j'ai nommée essentiellement fondamentale: je ne doute nullement que Monsieur Rameau n'ait eu très souvent en vûe cette Succession, avec laquelle sa Basse méthodique coincide bien plus fréquemment que ne fait en général la Basse continue.
C'est ce que j'ai cru pouvoir remarquer en différens beaux endroits du Traité de l'Harmonie, et de ses autres Ouvrages théoriques; où il releve avec autant de force que de raison les prérogatives de la Basse fondamentale; mais souvent aussi en des termes peut-être moins applicables à la Basse méthodique, à la Basse subordonnée à la septiéme, qu'à la vraie Succession fondamentale.
La difficulté étoit sans doute de former un Systême [-49-] de Basse fondamentale qui réunit les avantages théoriques et pratiques de ces deux genres de Succession, qui en plusieurs cas ne pouvoient que différer essentiellement.
Le dessein de conférer à la seule Septiéme l'empire de la Dissonnance étoit trop peu compatible avec l'idée d'une Succession, qui toujours subordonnée (*) à l'ordre le plus naturel et le plus harmonique des Sons, dont elle est le fondement, n'a pas les mêmes égards pour cet intervalle dissonnant. Quelque fréquent, quelque excellent que soit dans la pratique de la Composition l'usage de la Septiéme, il n'est pas moins vrai que la Septiéme mineure, et la Septiéme diminuée (**) sont deux intervalles renversés, c'est-à-dire, deux intervalles dont le Son grave n'est point naturellement le Son fondamental de l'aigu, mais plutôt le contraire; comme j'aurai bientôt occasion de l'expliquer et de le prouver par le Principe de la Resonnance.
Il n'est pas étonnant, vû l'impossibilité de concilier ces deux genres différens de Successions, que Monsieur Rameau ait pris le parti qui s'est trouvé bien plus analogue à une grande Pratique acquise, et au langage ordinaire des Musiciens, qu'aux [-50-] vrais Principes de l'Harmonie, et qu'il ait suivi en conséquence la Méthode presque inévitable pour un Artiste, de subordonner dans un grand nombre de cas la Science à l'Art, le Calcul au Tempérament, en un mot, la Théorie à la Pratique. La plûpart des Musiciens, qui ont prétendu rendre raison des Régles de la Composition, n'ont pas sçu remonter aux premiers Principes, qu'ils ont vainement cherchés dans la Mélodie, dans la Gamme qui leur paru la plus naturelle; d'autres qui ont reconnu les premiers Principes, ou quelques-uns du moins de ces Principes, n'ont pas sçu en faire l'application dans le détail de l'Harmonie: Monsieur Rameau a bien prouvé dans plusieurs occasions, que ç'a été en particulier le cas du savant et célébre Zarlin; et que ce grand homme, après avoir reconnu de bons Principes, les perd bientôt de vûe dans ses Opérations et dans ses Régles.
Quelque grande, quelque heureuse qu'ait été l'attention de l'illustre Théoriste moderne dans ses divers Ouvrages, pour éviter de tomber dans de pareilles inconséquences, il étoit bien difficile de la part d'un Théoriste praticien, et dans une matiere aussi philosophique, d'être entiérement exempt d'un défaut, qu'il remarque avec raison dans ceux qui ont couru avant lui la même carrière.
Quelque facile qu'il soit de reconnoître les vrais Sons fondamentaux et leur progression dans les Modulations les plus simples et les plus décidées, [-51-] il ne l'est pas de même lorsqu'il s'agit de Modulations mixtes ou indécises, et de transitions presque imperceptibles du Mode majeur au Mode mineur, ou vice versâ.
Exemples de la différence entre les deux genres de Basse fondamentale.
A ces Réflexions générales sur les deux genres de Basse fondamentale, qui peuvent en faire remarquer en gros la différence, il ne sera pas inutile de joindre quelques observations particuliéres, qui puissent rendre cette différence plus sensible.
Les Questions qui terminent la dissertation de Monsieur de Blainville m'invitent d'ailleurs à m'expliquer sur quelques cas particuliers. Aussi n'ai-je dessein de répondre à ces Questions, qu'autant qu'on est en droit de me les proposer; qu'autant qu'elles me présentent l'occasion d'éclaircir ce que j'ai avancé au sujet de la Succession essentiellement fondamentale, et du double fondement sur lequel porte nécessairement tout Accord dissonnant.
Ces Questions de Monsieur de Blainville sont même en partie énoncées trop vaguement (y), pour être également susceptibles d'une Réponse assez simple ou assez déterminée: il n'imagine peut-être pas combien de Questions je puis concevoir dans une ou deux de celles qu'il me propose comme très-simples. Il ne [-52-] doit pas s'attendre à plus de précision dans ma Réponse à ses Questions, que je n'en trouve dans la maniere dont il les énonce. Je me bornerai donc aux Remarques suivantes.
Fondement de l'Accord de Septiéme mineure.
L'accord de Septiéme sol, si, re, fa, dans le Mode d'ut, porte essentiellement sur les deux Sons fondamentaux du Mode, la Dominante sol, et la Soudominante fa.
Le Mode naturel d'ut ne renferme que les sept Sons de la Gamme, ut, re, mi, fa, sol, la, si, dont trois seulement fa, ut et sol, peuvent passer pour Sons fondamentaux dans ce Mode. Quelque prérogative que puissent avoir dans le cours de la Modulation, la Tonique et la Dominante sur la Soudominante; celle-ci jouit du moins du privilége d'être celui des trois Sons fondamentaux du Mode, auquel la qualité fondamentale appartient le plus essentiellement: cette Soudominante est en quelque sorte la racine, la base physique du Mode, le Son générateur ou fondamental, bien qu'il n'en soit pas le principal Son, ou la Tonique; ni celui même qui y domine le plus après la Tonique. Cette Tonique ut et sa Quinte sol peuvent être, et sont souvent simplement Quintes, c'est-à-dire, Harmoniques d'un autre Son ut de fa, et sol d'ut. La Soudominante fa n'est et ne peut jamais être [-53-] dans ce cas; elle est naturellement et essentiellement le Son (ou l'Octave du Son) le plus grave des sept Sons de la Gamme ut, re, mi, fa, et cetera, à prendre ces différens Sons dans l'ordre de leur génération harmonique, c'est-à-dire, dans l'ordre le plus analogue à celui qu'observent toujours entre eux les Harmoniques naturels dans la Resonnance d'un Corps sonore: par conséquent dans le Mode d'ut, fa ne peut être que Son fondamental lui-même, ou l'Octave d'un fa fondamental; il ne peut se trouver à l'aigu d'aucun des autres Sons du Mode, qu'en vertu d'un renversement, qui substitue à un Son fondamental une de ses Octaves: il ne peut donc être censé appartenir à l'Harmonie proprement dite, ni de la Dominante sol, ni de re Quinte de cette Dominante (z) qu'en faisant une supposition, qui, quelque [-54-] conforme qu'elle soit au langage de la Pratique, n'est pas moins contraire au Principe physique de la Resonnance.
Principe qui décide de la direction et de l'inversion des Intervalles.
Pour pouvoir déterminer la Direction ou l'Inversion d'un intervalle, il faut nécessairement avoir recours à un Principe fixe et propre à déterminer celle de ces deux qualités qu'on doit attribuer à cet intervalle. Tel est, sans contredit, le Principe de la Resonnance
C'est ce principe seul qui nous fait connoître l'ordre le plus naturel, l'ordre direct des différens Sons qui composent les divers Accords, à les considerer du moins en eux-mêmes, c'est-à-dire indépendamment de toute Mélodie, et de tout ce qui peut les précéder (a) ou les suivre.
[-55-] Selon ce principe il est aisé de démontrer que l'intervalle de Septiéme mineure sol, fa, (9:16) [-56-] est renversé de l'intervalle direct de neuviéme ou seconde majeure fa, sol, (1:9) ou (8:9) et que par conséquent le fa, (1. 2. 4 ou 8.) est bien plutôt Son fondamental et générateur de sol (9), que ce sol ne l'est de fa (16).
Ainsi dans l'accord de Septiéme sol, si, re, fa; sol, qui est indubitablement fondamental à l'égard de sa Tierce si, et de sa Quinte re, ne peut l'être de fa, qui est essentiellement fondamental lui-même, ou octave d'un fa fondamental. Il y a donc dans l'Accord sol, si, re, fa, deux Sons essentiellement fondamentaux fa et sol, et cet Accord est lui-même renversé de l'Accord plus direct de Triton 1/fa, 9/sol, 27/re, 45/si, dans lequel sol n'a l'avantage de prédominer, qu'à la faveur de ses deux Harmoniques immediats re et si, dont il est accompagné.
Cela peut suffire pour prouver la réalité du double fondement, qu'il importe en Théorie de reconnoître dans l'Accord de Septiéme mineure sur la Dominante du Mode; de même que dans tout autre Accord dissonnant, dès qu'il s'agit de le réduire à ses vrais principes; et d'établir en conséquence la véritable Succession des Sons fondamentaux.
Origine naturelle de la Dissonnance.
C'est précisément dans cette Succession fondamentale que se trouve l'origine la plus simple et la plus évidente de la Dissonnance, et en particulier [-57-] celle de la Septiéme mineure, ou de la Seconde majeure sol, fa, ou fa, sol. Ces deux Sons fondamentaux, qui chacun séparément peuvent très-bien succeder à la Tonique ut, et la préceder, ont encore pû le faire conjointement, dès que leur conjonction n'a formé qu'une dissonnance assez douce; soit qu'ils ayent été employés seuls, soit que l'un des deux ait été encore accompagné de ses Harmoniques les plus naturels, comme l'est sol, dans l'Accord de Septiéme sol, si, re, fa, ou dans l'Accord plus direct de Triton fa, sol, re, si; soit encore lorsque l'un de ces deux Sons fondamentaux a cedé sa place à un de ses harmoniques les plus immédiats, comme le fait sol à sa Quinte re, dans l'Accord de grande Sixte fa, la, ut, re, ou dans l'Accord de Septiéme re, fa, la, ut, qui en est le renversement. Il est évident que si dans l'Accord sol, si, re, fa, le Son fa ajoute une sorte de Tierce mineure au-dessus de la Quinte de l'Accord parfait sol, si, re, cette addition n'est cependant nullement le principe de la Dissonnance; mais plutôt une conséquence qui suit nécessairement de la possibilité de faire succeder conjointement ces deux Sons fondamentaux fa et sol à la Tonique ut; et pareillement de pouvoir leur faire succeder cette même Tonique. En ce cas on voit que la Tierce de re à fa se trouve en quelque sorte accidentelle, et qu'elle n'est que ce que cette origine de la Dissonance la condamne à être, une Tierce mineure trop foible d'un Comma.
[-58-] Ce seroit, ce me semble, changer l'ordre naturel des choses, que de regarder (ainsi que le fait Monsieur Rameau dans ses Ouvrages théoriques) la rencontre de la Soudominante fa avec la Dominante sol, dans l'Accord de Septiéme, comme l'effet, et non pas comme le principe de la Tierce mineure prétendue ajoutée pour la formation de la Dissonnance.
C'est donc essentiellement la Soudominante qu'on ajoute à la Dominante, et non pas une Tierce qu'on place au-dessus de la Quinte de cette Dominante; puisqu'en ce dernier cas cette Tierce devroit tout au moins être juste, si même elle devoit être plutôt mineure que majeure. Celle-ci, le fa [x], est la seule qui se trouve exister dans la Resonnance de la Quinte re: le Son qui la forme peut encore être censé exister foiblement dans celle du fondamental sol, à l'égard duquel elle est aussi Son physiquement harmonique, quoique moins immédiat, quoique dissonnant.
Pareillement dans l'Accord de grande Sixte fa, la, ut, re, ou dans son renversement re, fa, la, ut, il n'est pas moins contre l'ordre naturel des choses, de prendre le re comme l'effet de l'addition d'une Tierce mineure au-dessous de l'Harmonie de la Soudominante, Tierce mineure, qui en ce cas devroit aussi être juste, ce qu'on sçait qu'elle n'est point; elle n'est donc que ce qu'elle peut être, dans la supposition que ce re est la Quinte de sol, lequel par conséquent en est l'origine, le générateur, en un [-59-] mot le Son fondamental; lors du moins que ce re n'est pas lui-même censé tel (b).
Fondement de l'Accord direct de grande Sixte, et de l'Accord de Septiéme qui en est renversé.
Dans l'Accord de Quinte-Sixte fa, la, ut, re, il est aisé de reconnoître que les trois premiers Sons portent sur fa; et que le quatriéme re peut passer ou pour fondamental, ou seulement pour Quinte de sol; ce qui est en général le plus naturel de supposer, pour ne pas multiplier sans nécessité les Sons fondamentaux de la Modulation.
Mais dans l'Accord de Septiéme re, fa, la, ut, qui en est le renversement, on ne peut guéres se dispenser de regarder le re lui-même comme fondamental, et comme portant sa Quinte la, bien que ce même la puisse aussi y passer pour Tierce majeure de l'autre Son fondamental fa, en vertu d'un double sens, d'un double emploi harmonique, que l'oreille peut attribuer à ce la, plus sensiblement dans ce cas-ci, que dans l'Accord direct fa, la, ut, re, où le re se trouve à l'aigu. Quoiqu'il en soit, il est aisé de voir que ces deux Accords, le direct et le renversé, portent [-60-] l'un et l'autre sur un double fondement; ou sur fa, et sol, ou sur fa et re.
Fondement de quelques autres Accords.
L'Accord de Sixte ajoutée sur la seconde Note du Mode majeur re, fa, la, si, de même que les autres faces du même Accord, portent sensiblement sur fa et sol; sçavoir fa, et la sur fa; et re, et si sur sol.
L'accord de Septiéme diminuée sol [x], si, re, fa, dans le Mode mineur de la, est visiblement composé d'une partie de l'Accord parfait majeur mi, sol [x], si, sur la Dominante mi, et d'une partie de l'Accord parfait mineur re, fa, la, sur la Soudominante re; il porte par conséquent sur un double fondement, sur cette Dominante mi, et sur la Soudominante re (c), en supposant du moins que re soit fondamental de fa, sa Tierce mineure juste; qualité qu'il n'a cependant pas dans le sens physique et analogue au Principe de la Resonnance (d). Ce que je dis de l'Accord de Septiéme diminuée s'entend naturellement aussi des autres faces de cet Accord.
L'Accord de Sixte superflue ut, mi, fa [x], la [x], est un Accord formé de deux différentes Tierces majeures [-61-] ut, mi; et fa [x], la [x]; dont ut et fa [x] sont les fondemens respectifs.
Les principes de la Succession fondamentale établissent suffisamment la possibilité de la conjonction de deux Sons fondamentaux, dont l'un soit le Triton de l'autre, comme le fa [x] l'est ici de l'ut naturel. Cette Succession fondamentale admet en effet une progression de Quinte en descendant comme de sol à ut; et de Septiéme majeure en montant, ou, ce qui est la même chose, d'un demiton majeur en descendant, comme de sol à fa [x].
Que si cette double progression fondamentale peut avoir lieu en même temps, elle amenera conjointement à la suite de sol les deux Sons ut et fa [x] comme fondamentaux d'un Accord très-dissonnant, tel qu'est celui de Sixte superflue dont il est question. Il est vrai que le fa [x] peut encore être censé lui-même Son harmonique d'ut dans le sens indiqué ci-devant dans la Note (x) page 47.
Fondement des Accords appellés Accords par Supposition.
Il n'est pas difficile de reconnoître le double fondement (e) des Accords nommés Accords par Supposition.
[-62-] Dans l'Accord de Neuviéme fa, la, ut, mi, sol, il est aisé de reconnoître fa et ut pour les deux Sons fondamentaux; dont le premier, le fa (1.) est le plus essentiellement tel, comme ayant droit d'être censé le générateur naturel des quatre autres 5/la, 6/ut, 15/mi, 27/sol, qui sont en effet ses Harmoniques plus ou moins immédiats, c'est-à-dire, en partie consonnans, en partie dissonnans. On voit aisément qu'il faudroit renoncer dans ce cas-ci au Principe de la Resonnance, pour pouvoir imaginer premier que des cinq Sons 1/fa, 5/la, 6/ut, 15/mi, 27/sol; ce n'est pas le fa, mais sa Tierce majeure la, qui est la base, le Son fondamental de cet Accord dissonnant; et second qu'en conséquence ce fa doit passer pour un Son simplement ajoûté par supposition, c'est-à-dire suggeré seulement par le goût d'une Basse continue.
L'Accord de Onziéme sol, re, fa, la, ut, est évidemment fondé sur fa et sur sol; sçavoir, les trois Sons fa, la, ut, sur fa; et les deux autres sol, re, sur sol.
L'Accord de Septiéme superflue ut, sol, si, re, fa, porte sur le même double fondement fa et sol, [-63-] puisqu'il contient les mêmes Sons, à un seul près, si Tierce majeure de sol, au lieu de la Tierce majeure de fa.
L'Accord de Septiéme superflue avec la Sixte mineure, la, sol [x], si, re, fa, ne differe de l'Accord de Septiéme diminuée, qu'en ce que l'addition du la, y rend complet l'Accord parfait mineur re, fa, la, de la Soudominante re; il porte par conséquent sur les mêmes fondemens.
Il est donc évident que si par Son fondamental, on entend le Son principal rendu par un Corps sonore, et par Sons harmoniques, ceux-là seulement qui l'accompagnent naturellement dans sa Résonnance, on ne peut éviter de reconnoître sous les différens Accords dissonans une duplicité fondamentale, telle que je viens de la définir.
De la Progression fondamentale par Fausse-quinte en descendant.
Monsieur de Blainville me demande pourquoi dans la Progression fondamentale, il se trouve de fa à si un intervalle de Fausse-quinte en descendant ou de Triton en montaut, deux intervalles, dit il, contraires à la Mélodie?
Monsieur de Blainville auroit pu naturellement commencer par me proposer la Question, si dans la Progression fondamentale j'admets une Succession, à l'égard de laquelle il semble avoir conçu quelques scrupules.
Il me permettra de tenir cette Question pour [-64-] faite, et en conséquence d'y faire la Réponse suivante.
La Succession supposée fondamentale de fa à si, dans le cas d'une Modulation simple, c'est-à-dire, d'une Modulation renfermée dans les bornes du Mode d'ut, est, à mon sens, une Succession purement hypothétique, qui étant très-bonne dans la marche d'une Basse, peut bien être admise dans la Basse technique ou méthodique établie sur la supposition de pratique, que tout Son qui peut porter une Septiéme quelconque, peut s'arroger le titre de Son fondamental: mais cette Succession ne sçauroit, selon moi, avoir lieu dans une Progression proprement dite fondamentale, que dans le cas d'un changement très-brusque de Modulation, dont il ne s'agit pas dans cette occasion.
La raison en est évidente, non-seulement l'intervalle direct de Triton ou de fausse Quinte, qui en est le renversement, est dans ce cas-ci un intervalle sensiblement trop dissonnant pour la Progression fondamentale, qu'on suppose aisément devoir être très-simple dans sa marche; mais il faudroit absolument renoncer au Principe de la Resonnance pour attribuer réellement la qualité de Son fondamental à si Tierce majeure de la Dominante sol, à un Son qui est essentiellement le plus aigu des sept Sons compris dans l'enceinte du Mode d'ut; et cela immédiatement après fa, qui dans l'ordre immédiatement dicté par le Principe de la Resonnance, [-65-] en est essentiellement le Son fondamental le plus grave.
Il est donc évident qu'une Succession essentiellement fondamentale ne sçauroit admettre dans le cours d'une seule et même Modulation le passage immédiat de 1/fa à 45/si, c'est-à-dire, le faut d'une extrêmité du Mode à l'autre, du Son naturellement le plus grave, au Son naturellement le plus aigu.
Il est aisé de reconnoître que dans l'Accord de Septiéme si, re, fa, la, lorsqu'il s'agit du Mode majeur, de même que dans les deux Accords plus ordinaires de fausse quinte si, re, fa; ou si, re, fa, sol; fa et sol sont les vrais Sons fondamentaux; soit que ce dernier Son y existe actuellement, soit qu'il n'y soit que sousentendu.
De la Progression fondamentale de Seconde majeure en montant.
Une inconséquence théorique bien marquée dans le Systême de la Basse méthodique ou téchnique, supposée fondamentale, c'est que la Succession de fa à sol s'y trouve sévérement condamnée, pendant qu'on y admet sans difficulté celle de fa à si, de fa à un harmonique de sol (f). La condamnation [-66-] de la Succession fondamentale de fa à sol, paroît d'autant plus singuliere, que cette prohibition est fondée sur la difficulté même des trois Tons de suite que cette Succession occasionne dans la Mélodie, si l'on y monte diatoniquement du fa au si, et sur la dureté du Triton qui se trouve entre ces deux Sons, deux choses que Monsieur Rameau ne suppose praticables qu'à la faveur d'un repos exprès ou sousentendu en sol, en vertu duquel la Modulation est censée passer du Mode d'ut en celui de sol (g).
J'imagine que dans cette occasion j'aurai le bonheur d'être entendu de l'Auteur de l'Harmonie théorico-Pratique (h), qui a très-bien senti dans certain cas l'insuffisance de la Basse fondamentale de Monsieur Rameau.
"Lorsqu'il s'agit de la Composition à 4 et 5 Parties, (dit Monsieur de Blainville) les Progressions de la Basse continue se trouvent souvent indépendantes de la Basse fondamentale". On peut voir dans la troisiéme Partie de son Ouvrage les exemples qu'il en donne d'après Corelli et autres Compositeurs anciens.
[-67-] Il est singulier qu'il ne se soit pas avisé de rectifier cette Basse fondamentale, qui, selon lui, tromperoit souvent, si on la prenoit toujours pour guide, et de reconnoître que la Progression, que la Théorie moderne représente comme une simple Progression de Basse continue, celle de fa à sol, n'en est pas moins une vraie Progression fondamentale de la Soudominante à la Dominante, une Progression très-légitime d'un Son fondamental à un autre Son fondamental du même Mode.
Théorie de la Progression fondamentale d'un Ton majeur en montant, et d'un Demiton en descendant.
C'est évidemment au Principe de la Resonnance et à la réalité de son impression sur l'oreille, que nous devons non-seulement la possibilité, mais aussi l'excellence d'une Succession fondamentale d'une Seconde majeure, d'un Ton majeur, c'est-à-dire, d'une double Quinte en montant, et par conséquent d'un intervalle dissonnant, tel qu'est celui de fa à sol, dans le Mode d'ut.
Il est encore facile de trouver dans le même Principe physique la raison pourquoi ce même intervalle pris en descendant formeroit une Succession fondamentale beaucoup moins bonne et moins naturelle qu'elle ne l'est en montant.
Il est manifeste qu'en vertu de l'impression de [-68-] ce Principe, nous entendons l'ut Quinte de fa quand cette Soudominante resonne, et qu'au contraire lorsque c'est la Dominante sol qui resonne, nous ne trouvons dans sa resonnance aucun sentiment actuel de cet ut, le seul terme moyen qui puisse nous faciliter le passage subit et immédiat d'un Son fondamental à un autre qui s'en trouve harmoniquement éloigné d'une double Quinte ou d'une Neuviéme.
La Succession fondamentale d'un Ton majeur en descendant, comme de sol à fa, qu'on peut nommer retrograde, paroît cependant avoir lieu en plusieurs cas: mais, si l'on y fait attention, on pourra reconnoître que les conditions nécessaires pour l'autoriser prouvent que cette Succession est plus apparente que reelle; qu'elle n'a lieu qu'autant que l'oreille peut aisément s'y aider de la réminiscence d'un autre Son fondamental que du sol, d'un Son auquel elle puisse mieux lier le fa qui le suit.
C'est ce qu'on peut dire encore, quoique dans un sens opposé de la Succession fondamentale d'une Septiéme majeure en montant, ou d'un demiton majeur en descendant. Ce genre de Succession très-naturel de ut à si, quand cette Note sensible si devient la Dominante d'un nouveau Ton, ne l'est pas à beaucoup près autant vice versâ de si à ut (i). Le Principe [-69-] de la Resonnance en suggére aisément la raison, de même que dans le cas précédent. Selon ce principe tout intervalle direct doit être sensiblement meilleur pour la Progression fondamentale que l'intervalle qui en est renversé. Les suivans, par exemple
1/Ut, 3/sol; 1/fa, 9/sol; 1/ut, 15/si;
sont des intervalles que le Principe dont il s'agit décide être directs; ils sont donc chacun respectivement plus naturels et plus agréables à l'oreille que les mêmes intervalles pris en sens contraire,
Sol, ut; sol, fa; si, ut.
En ce sens-ci, ils ne peuvent paroître naturels qu'à la suite de quelques Sons principaux, dont la réminiscence puisse faire valoir une Succession peu favorisée du Principe de la Resonnance.
De la Succession fondamentale de la Tonique à la seconde Note.
La Succession fondamentale d'ut à re, c'est-à-dire, de la Tonique à la seconde Note du Mode, quelque bonne et légitime qu'elle soit sar les raisons [-70-] qui justifient celle de fa à sol, n'est cependant pas si naturelle, ou du moins si propre au Mode d'ut: elle indique par elle-même un changement de Mode; elle annonce celui de sol, dont ut, et re sont la Soudominante et la Dominante, pour le moment où elle a lieu: elle marque tout au moins une extension de la Modulation, qui en ce cas peut, sans abandonner le Mode d'ut, ni par conséquent sa Soudominante fa, empiéter sur le Mode le plus relatif, sur celui de sol, en empruntant un de ses Sons, la Quinte 81/la de sa Dominante 27/re; mais très-rarement sa Note sensible, le fa [x]; aussi long-temps du moins que la Soudominante d'ut, le fa naturel existe.
De la Complication de la Modulation.
Ces deux Sons le fa naturel et le fa dieze se donnant naturellement et réciproquement l'exclusion, l'admission du fa [x] achéve ordinairement de décider la transition de la Modulation de C-sol-ut en G-re-sol; comme pareillement la présence du fa naturel prouve la continuation ou le retour du Mode d'ut; soit qu'on admette encore un des Sons du Mode de sol, soit qu'on n'en retienne aucun. On peut donc dire avec fondement que dans les cas assez rares, où ces deux Sons fa et fa [x] (k), se rencontrent ensemble, ils manifestent pour ce [-71-] moment l'existence d'une Modulation double, d'une Modulation qui embrasse toute l'étendue des deux Modes d'ut et de sol, puisqu'alors l'Harmonie renferme le fa qui est le terme le plus grave du premier, et le fa [x] qui est le plus aigu du second. Par conséquent, en ce cas-ci comme en plusieurs autres, le dessus peut être dans un Mode, et la Basse dans un autre; et cela plus ou moins sensiblement, plus ou moins parfaitement; mais d'autant plus fréquemment et plus naturellement, que cette duplicité de Mode est moins complette, et par conséquent moins dure.
Les enchaînemens d'accords de Septiéme si connus dans la Pratique, sont autant d'exemples de Modulation mixtes ou ambigues, dont la Basse supposée [-72-] fondamentale (et qui en a véritablement le caractere, aussi long-temps qu'elle procéde par Quintes) n'est cependant pas exactement telle à l'égard des parties supérieures, qui au lieu de suivre les transitions de Modulation que cette Basse semble suggérer, se renferme dans les sept Notes d'un Mode, et élude ainsi les Tierces majeures des Sons de cette Basse; c'est-à-dire, les Notes sensibles de plusieurs Modes, ausquels il ne manqueroit autre chose pour être décidés.
Origine du Chromatique en changeant ou en conservant le genre du Mode.
C'est sur la possibilité de passer subitement de l'ambiguité à la décision, de la duplicité à la simplicité du Mode, et vice versâ, qu'est fondé le Genre chromatique; soit premier que la Modulation ne passe que d'un Mode majeur à un autre, comme de C-sol-ut en G-re-sol (l); soit second qu'elle passe du majeur au mineur ou réciproquement. Mais on ne concevra bien cette Proposition dans toute son étendue qu'autant qu'on aura adopté l'idée de considérer le [-73-] Mode mineur comme une Modulation mixte ou dérivée de deux Modes majeurs, Modulation dans laquelle on ne peut former une cadence parfaite qu'en la simplifiant, qu'en la décidant en faveur de l'un des deux Modes, et particuliérement de celui qui y prédomine, et dont la Note sensible sol [x], (s'il s'agit d'A-mi-la) donne l'exclusion à sol Dominante du Mode d'ut, du Mode qui dans la Composition de cette Modulation mixte, désignée sous le nom de Mode mineur, joue le second rôle, le rôle d'Associé subalterne (m).
De la sixiéme Note du Mode majeur d'ut, et du double emploi dont elle est susceptible.
On sçait, comme je l'ai supposé ci-devant, qu'il y a entre le Mode d'ut et celui de sol, la plus immédiate relation possible. Il en résulte que pour peu qu'on veuille introduire de variété dans une Composition musicale supposée en C-sol-ut, il est aussi difficile que peu nécessaire de renfermer exactement la Modulation dans les bornes d'un seul Mode, dans celui d'ut: il est naturel de se prévaloir d'un rapport entre ce Mode et celui de sol, qui nous permet, qui nous engage à profiter des deux (n) Sons 81/la et 135/fa [x], qui sont propres au Mode de sol; mais sur-tout du premier de ces deux Sons, [-74-] du la (81) sur lequel porte le plus sensiblement le rapport intime de ces deux Modes.
Mais ce qui sert admirablement à rendre praticable cette extension de la Modulation, quelque simplement qu'on veuille la traiter, c'est l'extrême proximité d'intonnation entre la seconde Note de G-re-sol, et la sixiéme Note de C-sol-ut: ces deux Sons ne différant que d'un Comma, n'ont pû être aisément distingués par le simple sentiment de l'oreille et sans le secours du Calcul. C'est aussi ce grand rapport d'intonnation qui a engagé naturellement le Musicien à n'exprimer ces deux differens Sons, qu'avec une seule et même Note, et qui l'autorise, à plus forte raison à les executer par le moyen d'une seule et même touche, du moins dans les Instrumens bornés.
C'est au reste sans nécessité, ce me semble, que dans l'Echelle diatonique du Mode majeur d'ut, Monsieur Rameau croit devoir en ôter le la (80) Tierce majeure juste de fa, et lui substituer l'autre la (81) Quinte de re Dominante du Mode de sol. L'Echelle diatonique d'un Mode doit contenir tous les Sons qui lui sont propres ou essentiels, et nullement ceux qui appartiennent en propre à un autre Mode, quelque relatif qu'il puisse être à celui dont on veut donner l'Echelle.
Il suffisoit sans doute de remarquer que dans la Pratique lorsqu'il s'agit de moduler en C-sol-ut (o), [-75-] le Compositeur est fort le maître de traiter la sixiéme Note la, ou comme Sixiéme juste et proprement dite d'ut, comme Tierce majeure de fa; ou comme seconde Note du Mode de sol, pour profiter de l'heureuse ambiguité, du double emploi harmonique de cette Note, et du Son qu'elle désigne. La Pratique est en droit de confondre les choses les plus faciles et les plus essentielles à distinguer en Théorie.
Lors donc qu'il s'agit de l'accompagnement de cette Note, si commodément équivoque pour la Pratique et pour l'exécution, le Compositeur (p) est libre de la prendre dans le sens le plus analogue tant à ce qui précéde, qu'à ce qui doit suivre, et de la traiter en conséquence, ou comme Tierce majeure de fa, ou comme Quinte de re; comme Sixiéme d'ut, ou comme Seconde de sol. Il est aisé de prouver, que quoique le dernier cas soit avec raison le plus ordinaire, il n'est pas l'unique. Il y a plus, lorsque la se trouve dans un [-76-] même Accord avec les deux Sons fa et re (q), rien n'empêche de supposer qu'il y exerce actuellement son double emploi hannonique, et qu'il représente en même temps à l'oreille les deux Sons (80), et (81), que cette Note peut désigner.
C'est particuliérement dans l'Accord de Septiéme re, fa, la, ut, où la se trouve à l'aigu des deux Sons re et fa, qu'on peut très-bien lui attribuer ce double emploi actuel, au lieu que dans l'Accord direct de grande Sixte fa, la, ut, re, cette Note ambigue semble y représenter plus sensiblement la Tierce majeure de fa, que la Quinte ou Quarte de re.
On peut inférer de là que dans ce dernier Accord, le re, peut n'être consideré que comme Quinte de la Dominante sol, au lieu que dans l'Accord renversé re, fa, la, ut, le re a un droit plus sensible d'être réputé lui-même fondamental, comme portant sa propre Quinte la. Cest du moins ce qui s'accorde [-77-] très-bien avec l'usage le plus ordinaire de ces deux Accords dans la Pratique (r). On comprendra donc aisément que toute la différence qu'il peut y avoir, quant aux Sons fondamentaux de ces deux Accords, se réduit à ceci; c'est que l'Accord direct fa, la, ut, re, peut être censé porter sur fa et sur sol; au lieu que l'Accord renversé re, fa, la, ut, porte assez sensiblement sur fa, et sur re rendu fondamental par le renversement.
On voit donc en conséquence que le renversement dans ce cas-ci, n'ôtant point à fa sa qualité de Son fondamental, vû surtout qu'il est encore accompagné de ces deux Harmoniques la et ut, n'a tout au plus d'autre effet que celui de faire passer cette qualité de sol à sa Quinte re; et d'étendre ainsi plus sensiblement la Modulation au-de-là des bornes exactes du Mode d'ut, dans lequel re ne doit pas passer pour Son fondamental, ne peut être qu'harmonique de sol.
[-78-] Observation sur le double emploi conçu par Monsieur Rameau à cette occasion.
Il s'ensuit de-là que dans le renversement dont il s'agit ici, il n'y a aucune nécessité d'avoir recours à la supposition plus ingénieuse que solide qui dépouille la Soudominante fa (1) d'une qualité qui lui est essentiellement annexée, de celle de Son fondamental, pour en revêtir le re (27) sa Sixte forte d'un Comma; et cela en imaginant dans la Basse fondamentale un saut de trois Quintes, une substitution subite du re (27) au fa (1) conçue et admise par l'oreille en faveur de l'Accord sensible de la Dominante sol, lorsqu'il vient immédiatement après; comme si la Succession fondamentale de fa à sol n'étoit pas assez naturelle, assez sensible par elle-même.
Cette supposition, qui me semble exister bien plus dans l'imagination que dans l'oreille, n'a pu paroître fondée qu'autant qu'on a confondu deux idées très différentes, mais que la Pratique n'a pas encore assez distinguées, celle de Son grave d'un Accord, et celle de Son fondamental. Les Musiciens ayant remarqué qu'un Accord est susceptible de plusieurs faces, mais qu'entre ces différentes faces il y en a ordinairement une qui paroît la plus naturelle ou du moins la plus fréquente, ont pu dans un très-bon sens donner le nom de fondement, le titre de fondamental à celui des Sons de cet Accord qui se trouve le [-79-] plus naturellement et le plus souvent dans la Basse, c'est-à-dire au grave de cet Accord; sans s'informer du rapport que pouvoit avoir cette dénomination avec celle dont il s'agit dans la Théorie, et dont le sens se trouve déterminé par l'Ordre physique et harmonique des Sons contenus dans la Resonnance de tout Corps sonore, entre lesquels le Son principal est le seul qui puisse naturellement être censé fondamental.
Je conclue par conséquent que le double emploi qu'on peut concevoir dans le renversement de l'Accord fa, la, ut, re; en re, fa, la, ut; se réduit tout au plus à ce que la qualité fondamentale y passe de la Dominante sol à sa Quinte re, à laquelle Quinte le renversement transfere ainsi, du moins imparfaitement, la qualité de Dominante.
On voit donc que l'Accord re, fa, la, ut, peut passer pour un Accord mixte, quant à la Modulation, pour un Accord qui appartient assez également aux deux Modes d'ut et de sol. D'un côté c'est, à un Son près, l'Accord sensible de re Dominante du Mode de sol; et de l'autre on y trouve toute l'harmonie de fa Soudominante du Mode d'ut.
Selon la Loi la plus naturelle en fait de Progression fondamentale (s), un Son fondamental peut très-bien monter, et ne doit pas descendre d'une Seconde majeure, d'une double Quinte; mais il peut très-bien descendre d'une simple Quinte: cela posé on concevra facilement quel est le Son fondamental [-80-] qui peut en même temps succéder aux deux Sons fondamentaux fa et re réunis dans cet Accord; on verra aisément,
premier. que sol est le Son qui dans la Succession fondamentale peut le plus naturellement suivre en même-tems fa et re; puisqu'il est d'un côté Seconde majeure de fa en montant, et de l'autre Quinte de re en descendant; et
second, qu'ut est exactement dans le cas contraire; qu'étant simple Quinte de fa en montant, et Seconde majeure de re en descendant, il peut bien leur succéder, mais moins naturellement que sol.
A l'égard de ce qui peut suivre l'Accord parfait ut, mi, sol, ut; on reconnoîtra facilement, et par les mêmes raisons, que les deux Accords fa, la, ut, re; et re, fa, la, ut, peuvent lui succéder à peu près également bien.
Ce qui précéde peut suffire pour satisfaire aux trois premiéres Questions de Monsieur de Blainville.
Réflexions sur les deux dernieres Questions de Monsieur de Blainville.
Quant aux deux dernieres, elles n'ont pas un rapport assez prochain avec mon principal objet, pour que je me croye obligé de donner ici les remarques que je pourrois faire à leur occasion. D'ailleurs les différens cas qu'elles renferment, ou que Monsieur de Blainville a pu avoir en vue, ne me paroissent pas désignés avec assez de précision: je pourrois bien [-81-] ne pas admettre des distinctions de Mode et d'Harmonie qui lui pourront paroître très-évidentes; comme aussi je pourrois bien en concevoir quelques-unes, dont il ne conviendroit pas.
Ce que je puis assurer en général à cette occasion, c'est que rien n'est plus analogue à mes idées sur l'Harmonie, que la supposition qu'elle abonde en Modulations compliquées, ou telles du moins qu'en plusieurs cas la Modulation d'une Partie n'est pas toujours exactement la même que celle d'une autre Partie, ensorte qu'on peut dire que c'est souvent le rapport, bien plus que l'identité de la Modulation des Parties, qui constitue l'excellence de l'Harmonie et des Mélodies dans une Composition musicale.
Je passe à quelques éclaircissemens au sujet de la Succession fondamentale qu'on est plus en droit d'éxiger de moi.
Eclaircissemens au sujet de la Succession fondamentale.
La supposition ordinaire que les Accords dissonnans, aussi-bien que le consonnans, portent également sur un seul et unique Son fondamental, rend la Basse fondamentale qui en résulte, une simple suite de Sons, une suite de Sons uniques. Mais s'il est vrai, comme je pense l'avoir suffisamment prouvé, que tout Accord dissonnant porte nécessairement sur plus d'un Son fondamental, (dès que cette dénomination [-82-] n'est pas synonime à celle de Son grave d'un Accord, consideré selon sa disposition ou sous sa face la plus usitée) dès-lors la suite des Sons fondamentaux n'est plus une simple suite de Sons uniques, mais une suite de Sons, tantôt uniques, et tantôt doubles, et quelquefois même triples.
Il me semble qu'on peut en conséquence donner le nom de Contrepoint fondamental à cette suite, qui dans les Accords dissonnans doit au lieu d'un simple Son contenir un intervalle et quelquefois même un Accord de trois Sons, selon la nature et la complication de l'Harmonie. L'oreille ne goûte guéres moins dans un Accord la réunion des Sons, soit qu'ils soient générateurs l'un de l'autre; soit qu'ils ne le soient pas, comme dans la Sixte majeure et la Tierce mineure. Si en conséquence on considere l'Accord parfait mineur comme contenant deux Sons fondamentaux contre un seul harmonique commun (*); on sera souvent obligé dans les Accords dissonnans du Mode mineur de reconnoître trois Sons fondamentaux, à moins qu'on ne veuille recourir à un Son étranger à l'Accord, à un Son qui puisse passer pour leur générateur commun, mais plus ou moins éloigné, des différens Sons qui forment cet Accord.
C'est sans doute ce qui pourra paroître absurde aux Musiciens de pratique, qui peu en peine du fond des choses et du sens théorique que désigne le terme de fondamental, ne regardent la Basse fondamentale, [-83-] (ainsi que je viens de le remarquer), que comme la Succession des Sons qui se trouvent le plus ordinairement ou le plus naturellement dans la Basse, sans s'embarrasser si ces Sons sont essentiellement les plus graves dans les Accords qu'ils portent; ou s'ils ne le sont qu'en vertu d'un renversement, ou de l'omission du vrai Son fondamental; renversement, omission que diverses raisons peuvent quelquefois rendre nécessaires, dans les cas même les plus ordinaires où la Pratique puisse employer ces Accords.
Dans l'esprit de ces Praticiens la Basse fondamentale est une espece de Partie, qui ne differe guéres d'une simple Basse, et qui ne s'execute pas que parce qu'elle seroit trop simple et trop uniforme. Mais le grand objet de la Succession fondamentale n'est pas seulement de nous indiquer l'Harmonie qui existe; elle doit sur-tout servir à en manifester le fondement, le principe qui la lie tant avec ce qui précéde qu'avec ce qui suit.
On ne sçauroit nier sans doute que l'idée d'une suite simple de Sons uniques ne soit, à parler en général, une chose plus simple à imaginer, qu'une suite de Sons tantôt uniques et tantôt doubles, ou même quelquefois triples (t).
Si notre oreille n'eût approuvé dans une Composition [-84-] musicale à plusieurs Parties que des Accords consonnans, directs ou renversés; la Basse fondamentale pourroit, du moins dans le Mode majeur, se trouver exactement dans le cas de la plus grande simplicité: mais ce dégré de simplicité
n'a plus lieu, dès que cet organe admet dans l'Harmonie ces différentes complications de Sons, qui composent les différens Accords dissonnans.
Il ne dépend pas du Philosophe ou du Physicien de renchérir sur la Nature en fait de simplicité; et lorsqu'il s'agit de décomposer les produits naturels, et d'en reconnoître les vrais Principes, il seroit déraisonnable d'exiger autant de simplicité dans l'analyse d'un produit composé, que dans celle du simple qui entre dans sa Composition.
Que l'Accord parfait majeur dépende d'un seul principe, d'un seul Son fondamental, d'un seul Corps sonore, cela est dans la Nature; mais il seroit injuste de prétendre qu'un Accord, qui dans sa composition participe essentiellement de l'Harmonie naturelle de deux différens Générateurs, doive se rapporter également à un seul principe, à un seul fondement, lorsqu'il est évident qu'il tient à deux, et quelquefois même à trois.
S'il ne s'agissoit dans cette occasion que de considerer à part chacun des Accords, il n'importeroit peut-être pas beaucoup de regarder de si près à leurs [-85-] principes, à leur fondement; il pourroit suffire de choisir, comme on l'a fait, un des Sons de chaque Accord, celui auquel on pourroit le plus commodément rapporter les autres: mais le grand dessein de la Basse fondamentale, est de nous procurer la connoissance des Loix qui regnent dans la Succession des Accords, et, s'il est possible, l'esprit de ces Loix, l'intelligence des Principes physiques de cette Succession. Or il est aisé de s'assurer que cette intelligence dépend en bonne partie d'une attention expresse à tous les Sons fondamentaux proprement ainsi nommés, soit qu'ils existent actuellement dans l'Harmonie, soit qu'ils n'y soient que sous entendus; soit qu'ils prédominent dans un Accord; soit qu'ils y soient prédominés, et en conséquence souvent qualifiés du titre de Dissonnance.
L'exactitude et l'usage des conséquences, qui résultent de cette maniere d'étudier, et d'analyser l'Harmonie et ses différentes Modulations, nous dédommagera sans doute suffisamment du prétendu défaut de simplicité dont on pourroit taxer une Méthode qui est la seule, à mon sens, qui soit susceptible de démonstration physico-mathématique.
Usage de la Dissonnance.
Cette Méthode est en particulier très-propre à nous éclairer sur le vrai usage de la Dissonnance dans l'Harmonie; elle nous sera concevoir que [-86-] l'effet de la Dissonnance n'est pas seulement, comme quelques Auteurs l'ont pensé, de rompre la trop grande uniformité qui régneroit dans une Harmonie toute consonnante; et qu'on ne doit pas la regarder comme un Son simplement ajouté à l'Accord consonnant; en supposant que ce soit dans cet Accord seul que subsiste le fond de l'Harmonie, comme Monsieur Rameau semble le dire, (Traité de l'Harmonie, page 422). La Dissonnance, celle du moins qui n'est pas une simple suspension, a trop d'influence sur la Succession des Accords, pour ne pas lui accorder une bonne part au fond et au cours de l'Harmonie. C'est aussi cette influence qu'on peut regarder comme faisant son premier objet et son principal mérite.
Si la Dissonnance n'eût été destinée qu'à modifier la douceur d'un Accord consonnant, et à produire en conséquence une simple alternative d'Accords plus et moins suaves; la Septiéme majeure eût peut-être été préférable à la Septiéme mineure; malgré sa dureté elle altere bien moins le fond de l'Harmonie; puisque le Son qui la forme est directement contenu dans la Resonnance du Son grave avec lequel on la compare, et qui la porte (z).
Differentes idées de Basse fondamentale.
Cette Méthode d'ailleurs qui nous conduit à chercher l'Analyse de l'Harmonie dans une espéce de [-87-] Contrepoint fondamental, n'empêchera cependant pas que nous ne puissions aussi concevoir,
Premier Une Basse simplement technique et méthodique, telle que celle de Monsieur Rameau, dont nous pourrons d'autant mieux reconnoître et le vrai usage, et les exceptions, que nous serons mieux instruits de la vrai Succession fondamentale, à laquelle elle ne peut qu'être toujours subordonnée. Nous serons même en quelque sorte dispensés d'en démontrer théoriquement la Progression; il nous suffira de son usage et de sa commodité dans la pratique, pour la justifier.
Second Nous pourrons encore concevoir une Basse simple, mais véritablement fondamentale; une Basse fondamentale principale, qui ne contienne dans sa Progression que des Notes simples, sçavoir, celles qui représenteront les Sons fondamentaux des Accords consonnans, et celles qui désigneront les Sons fondamentaux prédominans des Accords dissonnans, et sur lesquels Sons prédominans on pourra par des chiffres, par des lettres, ou autrement marquer les Sons fondamentaux prédominés qui les accompagnent. Je suppose au reste ici ce dont il est aisé de s'assurer, que des deux, ou quelquefois des trois Sons fondamentaux qui soutiennent un Accord dissonnant, il y en a un pour l'ordinaire qui y domine le plus sensiblement.
Cette Basse fondamentale principale qui conïncidera très-souvent, mais non pas toujours avec celle dont [-88-] Monsieur Rameau a déterminé la Progression, se trouvera,
premier extrêmement simple, et procédera toujours par les intervalles les plus naturels et les plus analogues aux Principes de l'Harmonie, eu égard aux différentes transitions de la Modulation;
second elle indiquera à chaque instant le Son fondamental sur lequel l'Harmonie porte, ou entiérement ou le plus sensiblement.
On peut donc concevoir plusieurs bonnes maniéres de noter ou de représenter les Sons fondamentaux d'une Piéce de Musique.
Celle qui me paroît la plus propre pour la Théorie peut se passer de la portée ordinaire de cinq lignes, qui, quoique parfaitement bien imaginée pour la commodité de la pratique et de l'éxecution, a le désavantage de ne pouvoir pas bien représenter avec une seule et même Note, les différentes Octaves d'un Son; comme le fait le nom même de cette Note. On sçait, par exemple, que la syllabe ut, de même que les autres re, mi, fa, et cetera peuvent désigner indifféremment un nombre indéfini de Sons octaves les uns des autres.
C'est ce dont on peut se prévaloir, pour exprimer les divers Sons fondamentaux d'une maniere plus générale; mais qu'on pourra cependant déterminer, si l'on veut, en y joignant les nombres respectifs que le Calcul leur assignera, conformément aux Rapports numériques les plus simples, qui puissent être conçus entre eux.
[-89-] On sçait, par exemple, que les intervalles de Douziéme et de dix-Septiéme majeure sont naturelment plus harmoniques, ou plus parfaitement consonnans que ceux de Quinte et de Tierce majeure proprement dites qui les représentent (a). Ceux-ci, à la faveur de leur moindre étendue, peuvent bien se noter plus commodément sur une seule portée; mais c'est aux premiers, aux intervalles primitifs de Douziéme et de dix-Septiéme, que sont proprement relatifs les Rapports numériques les plus simples et les plus analogues aux premiers Principes de l'harmonie.
Je n'ai pas dessein de pousser plus loin des éclaircissemens, qui exigeroient un grand nombre d'exemples, dont les Musiciens de pure pratique me tiendroient peu compte, et que les Amateurs de la Théorie trouveront avec assez de facilité, s'ils veulent bien s'en donner le plaisir ou la peine (b).
Je terminerai donc ces Réflexions par une définition [-90-] de ce que je crois être l'objet de la Théorie musicale prise dans toute son étendue, et considerée comme une Science qu'on pourroit nommer pathetico-physico-mathématique.
Définition de la Théorie musicale.
La Théorie de la Musique dépend d'un certain nombre de Principes généraux assez évidens ou suffisamment constatés, et qui se trouvent continuellement compliqués dans les diverses Productions musicales.
Entre ces différens Principes, quelques-uns se rapportent à l'Harmonie proprement dite; d'autres influent sur la Mélodie, et quelques autres enfin servent plus particuliérement à l'expression.
Principes de l'Harmonie.
Les Principes de l'Harmonie proprement dite, peuvent, ce me semble, se réduire aux trois suivans,
1. Le Principe des Rapports.
2. Le Principe de la Resonnance.
3. Le Principe de la Réminiscence.
Du Principe des Rapports.
Le Principe des Rapports mérite sans doute la premiere place, comme étant le plus général et le plus essentiel.
Les deux autres peuvent être considerés comme [-91-] Principes secondaires, quoique très-essentiels pour parvenir à une juste estimation des Rapports, qui existent entre les divers Sons musicaux, et pouvoir en conséquence faire dans tous les cas une juste application du premier Principe.
On peut regarder ce premier Principe comme un Principe mathématique ou méthaphysique: toutes nos sensations en fait de goût et d'agrément en constatent la certitude et l'influence sur nos sens: c'est en particulier ce Principe qui donne la Mesure à l'Harmonie; bien qu'on puisse encore en établir la nécessité sur des Principes plus physiques. C'est en particulier ce même Principe, qui dans le Mode détermine le Son principal, la Tonique, laquelle, à ne consulter que le seul Principe de la Resonnance, sembleroit devoir être celui des sept Sons du Mode, qui en est la base physique, le Son fondamental, et qui n'en est cependant que la Soudominante: ou, pour dire la même chose un peu différemment, c'est le Principe des Rapports qui procure à un premier Son donné pour Tonique une Soudominante que le Principe de la Resonnance semble lui refuser.
Du Principe de la Resonnance.
Il est aisé de se convaincre, et j'ai eu occasion de le faire remarquer en quelques endroits de cet Ouvrage, que l'estimation des Rapports qui se trouvent entre les divers Sons musicaux, soit lorsqu'ils [-92-] existent en même temps, soit sur-tout quand ils sont entendus successivement, est une estimation très-défectueuse, si l'on néglige ce second Principe de l'harmonie, si l'on ne fait aucune attention aux Harmoniques, qui dans tout Corps sonore accompagnent plus ou moins sensiblement le principal Son, le Son fondamental.
La recherche de la cause mécanique du phénomène de la Resonnance est sans doute un Problême de pure Physique, et même de la plus subtile. On peut cependant assurer que le principe des Rapports entre essentiellement dans l'explication de ce Phénomène acoustique si important pour l'intelligence théorique du goût musical: on sçait que ce ne sont que les Parties aliquotes d'une corde sonore qui resonne avec sa totalité. On sçait encore qu'un Corps sonore qui agit sur un autre Corps sonore voisin, ne le met en mouvement, ne le fait vibrer qu'autant qu'il a avec lui de certains Rapports.
Du Principe de la Réminiscence.
Ce troisiéme Principe est aussi d'un usage très-essentiel à l'égard des Sons musicaux considerés dans leur Succession: son effet qui peut être censé commencer au troisiéme Son, a lieu dans tout le reste d'une Composition musicale.
C'est ce Principe qui rend agréable l'intonnation de quelques intervalles peu favorisée des deux premiers [-93-] Principes; tels que celle de la Fausse-quinte, celle de la Tierce majeure en descendant, et cetera.
C'est ce même Principe qui fait que la Quinte en descendant plaît extrêmement dans la Cadence parfaite, bien qu'elle ne soit point favorisée du Principe de la Resonnance.
C'est encore en bonne partie ce troisiéme Principe qui fait valoir la Cadence irréguliere, où la Basse monte de Quinte: quoique favorisée à cet égard du Principe de la Resonnance, elle auroit bien moins l'effet d'une Cadence, qu'elle ne l'a sans la Réminiscence du Son principal.
Toute Composition musicale forme un Systême de Sons; ce n'est qu'à la faveur de la Réminiscence que nous pouvons sentir l'Ensemble et les Rapports mutuels qu'ont entre elles les différentes parties de ce Systême. Aussi les anciens, Aristoxene lui-même, cet Antagoniste du Calcul des intervalles, avoit senti, du moins jusqu'à un certain point, l'importance de ce Principe (c).
De ces trois Principes on peut déduire toutes les Successions possibles plus ou moins simples, plus ou moins pratiquables d'un Son à un autre Son, et dont les plus naturelles sont par cela même les plus propres à une Progression fondamentale, soit simple, soit double à titre de Contrepoint fondamental.
[-94-] Chacun des Sons qui composent ainsi une Succession fondamentale, étant supposé représenter en même temps ses Harmoniques les plus naturels, son Octave, sa Douziéme et sa dix-Septiéme majeure, cette Succession exprimera dès-lors tous les Sons musicaux qui lui sont harmoniquement relatifs, qui en sont comme le produit naturel: elle représentera ainsi le fond Harmonique, où l'Art, l'Oreille et le Génie puisent toutes leurs Productions musicales, tous les Chants et tous les Accords. Mais c'est aux Principes de la Mélodie à diriger le Musicien dans le choix des Sons et des Accords que lui offrent les Principes de l'Harmonie.
On peut faire une Table des différentes Successions fondamentales particulieres, en les rangeant selon l'ordre de leur degré de suavité ou de simplicité (d). [-95-] Entre ses Successions il n'y en a qu'un fort petit nombre qui soient rigoureusement fondamentales; il y en a d'autres qui ne sont telles que médiatement, c'est-à-dire à la faveur d'un Son mitoyen sousentendu; mais qui ne laisse pas d'être, du moins de fait, de très-bonnes Successions fondamentales, comme celle de ut à re, de ut à si, et cetera à la faveur du sol sousentendu au-dessus d'ut avec lequel il resonne. On peut donc dire des Notes re et si dans ce cas qu'elles ont elles-mêmes une Basse fondamentale au-dessous d'elles, le sol sousentendu.
Principes de la Mélodie.
La Mélodie peut être considerée,
Premier, en elle-même, c'est-à-dire dans une Partie prise à part, et sur-tout dans une Partie principale, dans un Sujet.
Second. Elle peut aussi être envisagée relativement à une ou à plusieurs Parties qui l'accompagnent.
Premier. La Mélodie considerée en elle-même, c'est-à-dire dans une seule Partie, dépend principalement des Principes physiques suivans, eu égard à sa régularité seulement.
1. De l'étendue bornée de l'oreille ou de la faculté acoustique, qui nous oblige de resserrer celle des Accords, et de nous prévaloir de l'équissonnance des Octaves pour en rapprocher les Sons, [-96-] et nous faciliter le sentiment de leur rapport.
2. De l'étendue encore plus bornée de l'organe vocal, lorsqu'il s'agit du Chant, ou d'une Mélodie qui en imite le caractère.
C'est à ces bornes de l'étendue de la voix qu'on doit encore rapporter ce qu'on peut appeller l'inertie de l'organe, c'est-à-dire cette espece de peine que la glotte éprouve dans l'intonnation des intervalles. On sçait que cet organe, à choses d'ailleurs égales, forme les intervalles avec d'autant plus de difficulté qu'ils sont plus grands (e), et que l'oreille ne manque jamais de prendre quelque part à cette difficulté, en vertu de la sympatie que la Nature a établie entre ces deux Organes musicaux, l'acoustique et le vocal. De-là vient que le Chant diatonique nous paroît le plus naturel et le plus gracieux, quoiqu'il procede par degrés conjoints, et par conséquent dissonans.
Lorsque la Mélodie est composée pour un Instrument artificiel, elle peut bien être faite à l'imitation d'une Mélodie vocale, et en exprimer le caractere gracieux, sur-tout lorsque la nature de l'Instrument le comporte; mais elle peut aussi profiter de la facilité que l'Instrument donne d'y pratiquer [-97-] commodément de plus grands intervalles, pourvu que le choix de ces intervalles soit du moins subordonné aux limites de l'étendue de l'oreille.
Second. La Mélodie relative, c'est-à-dire considerée dans le Rapport que diverses Parties ont entre elles, doit varier leur marche respective, sur-tout elle doit souvent en contraster les mouvemens (f).
1. Pour satisfaire au goût que nous avons naturellement pour le contraste, qui porte avec soi un caractère de vie dans toute Composition de goût où il peut se faire sentir.
2. Parce que ce contraste dans le mouvement des Mélodies concertantes occasionne naturellement une plus grande variété d'Intervalles et d'Accords.
3. Enfin parce que la diversité et l'opposition dans la marche, dans le dessein des différentes parties paroissant indiquer entre elles une indépendance réciproque, qui semble peu favorable aux Rapports harmoniques, qui forment les Accords, doit en rendre la rencontre harmonieuse d'autant plus touchante, qu'elle en est moins pressentie.
C'est à l'aide de ces différens Principes qu'on peut démontrer, mais plus physiquement ou plus moralement que mathématiquement, la cause de la régularité et même de la beauté soit des Mélodies [-98-] principales considerées comme Sujets, soit des Mélodies en général considerées comme concertantes.
Principes de l'Expression.
Une Composition musicale réguliere, c'est-à-dire conforme aux Loix de l'Harmonie et de la Mélodie dont je viens d'indiquer les premiers Principes théoriques, ne peut être entiérement-dénuée d'expression: mais il est des sensations et des passions particulieres que le Musicien se propose d'exprimer, et dont l'expression la plus propre dépend d'un rapport sensible, qu'elle peut avoir avec ces sensations et ces passions.
L'Harmonie et la Mélodie ne considérent en général dans les Sons musicaux que leur intonnation et leur durée: mais l'Expression y considere encore leur force et leur caractère, deux choses qui varient selon la nature de l'Organe ou de l'Instrument sonore qui les produit, aussi-bien que selon la maniere d'en tirer les Sons.
Au reste, quelques Principes que la Théorie des passions et des sentimens, puisse fournir pour le choix de l'Expression, il est à présumer qu'un vif sentiment de ce que le Musicien voudra représenter, sera toujours le moyen le plus simple, et le plus praticable pour réussir dans ce choix.
C'est à l'Expression que tout est soumis en Musique: il n'est pas jusqu'à la régularité, qui ne lui soit subordonnée, et qui ne puisse être quelquefois [-99-] sacrifiée à d'heureuses licences dictées par le sentiment qu'il s'agit de peindre: certains défauts d'Harmonie ou de Mélodie, le silence lui-même, ont leur expression.
On voit donc que la Théorie de la Musique incomparablement plus étendue que celle de l'Harmonie proprement dite, ne pourra être censée une Théorie complette et parfaite, que lorsqu'elle aura développé tous les Principes de l'Harmonie, de la Mélodie et de l'Expression, et qu'elle en aura rendu l'application assez facile dans la Pratique.
[-100-] EXPLICATION de la premiere Planche.[SERESS 02GF]
A Ces trois Portées contiennent les Accords complets, avec la Basse continue, et la Basse fondamentale de l'Exemple: 23. de la Génération harmonique.
B Les nombres écrits sur ces trois lignes Fa, Ut, Sol, désignent les vrais Sons fondamentaux, le Contrepoint fondamental des Accords de l'Exemple A. Ces lignes au reste ne doivent être continuées qu'autant que l'exige la durée du Mode d'ut dont elles portent le triple fondement fa, ut et sol: si le Mode change, s'il monte d'une Quinte, on peut retrancher la ligne inférieure comme inutile et en tirer une quatriéme au-dessus de la troisiéme, en faveur du nouveau Son fondamental qui sera re; et ainsi des autres cas à proportion. Mais on peut prolonger la ligne de la Tonique principale, qui dans une Piéce de Musique doit être présente à l'esprit d'un bout à l'autre.
On trouvera peut-être dans cette maniere d'exprimer la Succession fondamentale une image plus sensible, ou du moins plus démonstrative de la nature et des progrès de la Modulation, qu'on ne pourroit la rendre par la Note ordinaire.
C Cet exemple contient les mêmes Sons fondamentaux notés comme ils peuvent l'être sur la portée ordinaire.
[-101-] D Contient les mêmes Sons fondamentaux divisés en deux Progressions fondamentales, la Supérieure ou la Dominante, et l'Inférieure ou la Soudominante, à laquelle on peut donner le nom de Contrebasse.
E Cette Portée ne contient que les Notes des Sons fondamentaux prédominans, qui composent ainsi la Basse fondamentale principale ou prédominante: les Guidons indiquent les Sons fondamentaux prédominés. Lorsque deux Sons fondamentaux pourront paroître dominer également, on notera indifféremment celui qu'on voudra, en marquant l'autre avec un Guidon
On voit au reste que ces differentes manieres d'exprimer ou de noter les Sons fondamentaux reviennent à la même chose quant au fond. On peut donc choisir celle qu'on trouvera la plus commode selon l'occasion ou l'intention qu'on aura. Elles peuvent concourir à donner une plus parfaite intelligence du vrai fondement de l'Harmonie et de la Succession des Accords.
[-103-] ESSAIS SUR LES PRINCIPES DE L'HARMONIE.
TROISIÉME ESSAI.
De l'origine du Mode mineur.
Respectons Descartes, mais abandonnons sans peine des opinions qu'il eût combattues lui-même un Siecle plus tard, et cetera. Discussion préliminaire de l'Encyclopédie page 29.
La Question de l'origine du Mode mineur a été traitée d'une maniere peu satisfaisante.
LE Mode majeur est si simple et si analogue à la Théorie physique du Son, et particuliérement au Principe de la Resonnance, qu'il n'est pas difficile d'en reconnoître le fondement dans la Nature même.
Il ne paroît pas tout-à-fait aussi aisé d'assigner l'origine naturelle du Mode mineur. Entre les Auteuts qui ont écrit sur la Théorie de l'Harmonie, la plûpart ont évité de traiter cette Question, ou en ont dit si peu de chose, qu'on voit bien que ce n'a été que pour la forme qu'ils en ont fait mention. [-104-] Quelques-uns qui se font plus étendus sur ce sujet ont donné dans des raisonnemens obscurs ou alambiqués peu propres à satisfaire un Lecteur ami de la simplicité et de l'évidence. D'autres enfin, plus occupés à suivre le fil d'un Calcul mathématique que scrupuleux sur les Principes même de leur Calcul, se sont trouvés engagés dans des conséquences bisarres ou étrangéres à la Pratique: ç'a été le cas d'un Géometre du premier rang, de l'Auteur du Livre intitulé Tentamen novae Theoriae Musicae, Petropoli 1739. Monsieur Euler ayant entrepris dans cet Ouvrage de démontrer, ou plutôt de deviner les Loix de l'Harmonie musicale à l'aide du Calcul des Rapports et de quelques Formules algébriques très-simples, en déduit l'existence de divers Systêmes, ou Modes musicaux, et en particulier celle d'une Gamme qu'il juge être celle du Genre chromatique des Anciens (a), aussi-bien que celle du Mode mineur moderne (b).
Voici cette Gamme telle qu'on la trouve dans son livre,
F, G, Gs, A, H, c, cs, ds, e, f,
c'est-à-dire,
fa, sol, sol [x], la, si, ut, ut [x], re [x], mi, fa.
[-105-] La seule exposition de cette Echelle diatonico-chromatique (quelqu'en puisse être la Tonique ou le Son principal) dont la premiere Note, le fa rempliroit assez mal les fonctions, suffit pour montrer que le Calcul et les Formules de cet illustre Géometre portent sur des Principes insuffisans et bien différens de ceux qui affectent l'oreille. On verra aisément que le premier Son de cette Gamme, le fa, ne rencontre dans les huit autres Sons qui le suivent, aucune Quarte ou Soudominante, aucun si b: On observera encore que ce premier Son n'a pour Tierce mineure qu'une Seconde superflue (c).
Le Calcul des Rapports le plus ingénieux et le plus rigoureux sera toujours un Calcul dont l'oreille ne confirmera point la justesse, dès qu'on aura commis quelque faute considérable dans les Principes (d), dès qu'on en négligera un des plus essentiels. [-106-] Mais le Principe physique de la Resonnance, dont Monsieur Euler ne paroît point avoir tenu compte, Monsieur Rameau en a senti vivement l'importance. Ce célébre Artiste non content d'exceller dans la pratique de son Art, a travaillé avec beaucoup d'application et de succès à s'y distinguer comme Philosophe. On ne sçauroit sans injustice refuser d'applaudir à ses travaux en ce genre: on ne peut que lui être redevable des lumieres qu'il a bien voulu nous communiquer dans les differens Livres de Théorie, qu'il s'est donné la peine d'écrire et qu'il a eu la générosité de donner au Public.
Mais s'il est incontestable que les Ouvrages théoriques de Monsieur Rameau lui font un honneur qu'il ne partage avec aucun de ses Confreres; s'il est certain qu'ils ont répandu un grand jour sur l'Harmonie, il n'est pas moins vrai que plusieurs Lecteurs attentifs y ont rencontré des difficultés considérables, sur-tout en fait de raisonnement, dont en mon particulier j'avoue que quelques-uns m'ont paru, ou trop foibles ou trop peu concluans. La maniere dont il explique l'origine du Mode mineur, et dont il la déduit du Principe de la Resonnance, en fournit, ce me semble, un exemple assez sensible. On pourra en convenir, si l'on fait attention aux Remarques que je vais proposer sur ce sujet.
L'origine du Mode mineur dépend principalement de celle de l'Accord parfait qui le caracterise: il s'agit donc d'expliquer, pourquoi l'oreille [-107-] goûte cet Accord au point de lui accorder l'épithète de parfait, que la nature, ou du moins le principe de la Resonnance semble réserver à l'Accord parfait majeur, comme au seul qui lui soit évidemment analogue.
Origine du Mode mineur selon Monsieur Rameau.
L'origine que Monsieur Rameau assigne à l'Accord parfait mineur dans la Génération Harmonique, et dans la Démonstration du Principe de l'Harmonie est la même quant au fond dans ces deux Ouvrages; dans l'un comme dans l'autre, il trouve une indication naturelle de cet Accord dans le fremissement qu'une corde actuellement resonnante occasionne dans une corde voisine plus grave, accordée à la Douziéme, ou à la Dix-septiéme majeure au-dessous de cette premiere corde.
Mais il y a une différence essentielle entre ces deux Ouvrages quant aux preuves de l'indication supposée. Voici deux Propositions qu'on lit dans la Génération Harmonique, et que je ne trouve point dans la Démonstration du Principe de l'Harmonie.
La premiere est que le Son fondamental en émouvant les particules de l'air qui en sont le 1/3 et le 1/5, émeut en même temps celles qui en sont le triple et le quintuple (e).
La seconde affirme comme un fait d'expérience [-108-] qu'une corde qui resonne fait frémir dans sa totalité une corde plus grave accordée à la Douziéme au-dessous de la corde resonnante (f).
Il n'est pas surprenant que Monsieur Rameau ait abandonné dans un Ouvrage publié treize ans après celui de la Génération Harmonique, deux Suppositions également gratuites, et dont la premiere est une pure hypothèse imaginée pour expliquer le fait supposé dans la seconde; fait qui véritablement seroit en droit de passer pour vraisemblable, si la Nature ne le désavouoit pas. Il est aisé d'en faire l'expérience, et de se convaincre, comme Monsieur Rameau l'a été dans la suite, que dans le cas dont il s'agit, la corde grave peut bien frémir, mais qu'elle ne le fait jamias dans sa totalité; qu'il s'y trouve toujours deux points immobiles qui la divisent en trois parties égales. Monsieur Rameau dans la Démonstration du Principe de l'Harmonie page 21. et page 64. et suivantes, reconnoît assez expressément le repos parfait de ces deux points (g).
Il étoit naturel d'abandonner une explication, une indication de l'origine du Mode mineur, dont la validité dépendoit visiblement de la vérité des deux Propositions alléguées, et particuliérement de celle du fait trop légérement supposé dans la seconde.
[-109-] Monsieur Rameau résolu de déduire de la Resonnance d'un seul Corps sonore les deux genres d'Accords parfaits que nous connoissons, et les deux Modes dont ils sont le fondement, n'a pas jugé à propos de renoncer à une explication qui lui a paru le meilleur moyen de conserver au seul Principe de la Resonnance l'empire de l'Harmonie.
Nous verrons dans la suite de ces réflexions, en quel sens ce Principe physique s'accorde très-bien avec le Mode mineur, dès qu'on a saisi le vrai point de vûe de l'Harmonie en général; dès qu'on a reconnu la duplicité fondamentale sur laquelle porte non-seulement tout Accord dissonnant; mais peut-être encore l'Accord parfait mineur lui-même, à moins qu'on ne veuille en chercher la base dans un quatriéme Son (h), qui ne peut exister avec cet Accord, sans en détruire la perfection, sans le rendre dissonnant.
Examen de l'Expérience dans laquelle Monsieur Rameau a cru découvrir une indication naturelle du Mode mineur.
Je reviens à l'Expérience dont le succès répond si mal à l'attente de celui qui y cherche une indication sensible du Mode mineur. Le merveilleux phénomène [-110-] que cette expérience offre aux yeux du Physicien doit nous dédommager de ce qu'elle refuse à l'oreille du Musicien.
Il n'est pas nécessaire d'être versé dans la Science qui traite des Régles de la communication du mouvement, pour comprendre qu'un Corps mû avec vîtesse peut par le moyen d'un autre Corps interposé, en émouvoir un troisiéme qui soit plus grand que le premier: c'est le cas de l'Expérience dont il s'agit: ainsi l'on conçoit aisément la possibilité qu'une Corde sonore communique, par le moyen d'un fluide élastique interposé, tel qu'est l'air, une partie de son mouvement vibratoire à une Corde très-voisine, quoique supposée trois ou cinq fois plus longue, mais d'ailleurs de la même matiere, de la même grosseur et également tendue. Il étoit par conséquent très-naturel de présumer, que si cette Corde triple ou quintuple étoit en effet émue, elle vibreroit ou frémiroit dans sa totalité, selon toute sa longueur, mais plus lentement que la premiere Corde, à raison de sa plus grande longueur, et pourroit en conséquence faire resonner, du moins légérement, la Douziéme ou la Dix-septiéme majeure au-dessous du Son générateur, du Son de la premiere Corde.
On sçait que trois Sons tels que les deux plus graves forment avec le plus aigu, l'un une Douziéme, et l'autre une Dix-septiéme majeure, étant rapprochés par leurs Octaves, formeroient en effet l'Accord parfait mineur.
[-111-] L'événement, comme je l'ai déja dit, détruit cette conjecture spécieuse; la Nature par un mécanisme qui déroute le plus ingénieux Physicien, esquive dans cette Expérience le piége adroit que lui tend l'hypothèse; elle présente à nos yeux deux ou quatre noeuds magiques, dont la parfaite immobilité semble braver les Loix du mouvement les plus inviolables, et d'une Corde elle en fait trois ou cinq, qui fremissant chacune à part, ne peuvent tout au plus produire qu'autant de foibles unissons du Son générateur.
Bien loin donc de trouver dans cette Expérience une indication sensible et naturelle de l'Accord parfait mineur et du Mode, dont il fait le caractère; on seroit plutôt en droit d'en présumer qu'il ne doit pas être naturel, s'il ne nous étoit donné d'ailleurs d'une maniere moins équivoque, et indépendamment de tout renversement (i).
Monsieur Rameau ne pouvant plus faire valoir des vibrations partiales, qui ne sçauroient faire entendre [-112-] ou sousentendre de Son plus grave que le Son générateur, se trouve réduit à insister sur la mesure, sur la longueur totale de la Corde toute divisée qu'elle est par les points fixes. Mais cette longueur totale n'est-elle pas l'ouvrage de l'Art, et de l'hypothèse? La Nature ne la désavoue-t-elle pas assez clairement lorsqu'elle la détruit, lorsqu'elle la divise en plusieurs Parties, et fait ainsi que la Corde n'est plus pour l'oreille dans sa totalité qu'un assemblage à bout touchant de plusieurs Cordes égales entr'elles, de même qu'à la premiere, qu'à celle qui occasionne leur fremissement? Est-ce d'ailleurs par des mesures, par des longueurs, dont l'oreille n'a et ne peut avoir aucune sorte de sentiment, ou par les vibrations transmises à cet organe, que nous pouvons être affectés en fait de sensation acoustique et musicale? Pour moi je ne puis voir le fondement de l'Accord parfait mineur dans une indication aussi obscure, aussi peu naturelle (k).
Expérience où la Resonnance de deux Sons aigus, produisent conjointement un Son grave.
Mais ce que la Resonnance d'une seule Corde ne produit jamais, un Son plus grave que le Son fondamental de cette Corde; deux Cordes, deux [-113-] Corps sonores resonnant en même temps peuvent le faire en quelque sorte avec plus de succès.
C'est une Expérience dont plusieurs Musiciens reconnoissent la vérité; il s'agit de savoir si elle contient une indication plus heureuse du Mode mineur, ou de l'Accord qui en fait le caractère essentiel: c'est à ce dessein que je la rapporte.
Si deux belles voix de femme entonnent ensemble les deux Sons d'un Intervalle, d'une Quinte, d'une Quarte, d'une Tierce majeure ou mineure, et cetera on peut entendre en même temps une espéce de troisiéme Son, plus grave qu'aucun des deux Sons entonnés, une sorte de foible bourdon d'une intonation déterminée, et qui représente toujours le vrai Son fondamental de ces deux Sons. Si l'intervalle qu'ils forment est, par exemple, une Tierce majeure 4/ut, 5/mi; on entendra 1/ut, double Octave au-dessous de 4/l'ut entonné, et jamais un la qui puisse former un Accord parfait mineur avec les deux sons aigus.
Que si l'intervalle est au contraire une Tierce mineure 5/la, 6/ut; le Bourdon grave qui en résulte est un 1/fa, lequel forme une Dix-septiéme majeure au-dessous de 5/la, et l'Octave d'une Douziéme au-dessous d'ut.
Il est aisé de voir qu'il n'y a encore dans cette [-114-] Expérience aucune indication naturelle de l'Accord parfait mineur; mais qu'au contraire il y en a une très-sensible du majeur; puisque la Tierce majeure que le Bourdon ajoute à la mineure dans le dernier cas est au-dessous, et forme ainsi un Accord parfait majeur, au lieu que dans le premier cas le Bourdon n'ajoûte jamais à la Tierce majeure entonnée ut, mi; la Tierce mineure en-dessous, le la absolument nécessaire pour produire l'Accord parfait mineur la, ut, mi.
Explication de cette Expérience.
Il me paroît au reste assez aisé d'expliquer l'origine de cette espéce de Bourdon, de ce Son grave et fondamental, qui est ici produit par la concurrence de deux Sons aigus. Ce n'est, à mon sens, qu'une apparence acoustique, occasionnée par la suite des vibrations coïncidentes de ces deux Sons: Monsieur Sauveur a donné à ces vibrations concurrentes le nom de Battemens, du moins dans les cas où la Dissonnance extrême de l'intervalle, en les rendant plus rares, les rend plus sensibles ou plus distinctes.
Ces Battemens n'ont pas moins lieu lorsque l'intervalle est consonnant; mais la rapidité avec laquelle ils se succédent alors, ne permettant plus à l'oreille de les distinguer, ou de les compter; il en doit résulter, non la cessation absolue de ces [-115-] Battemens, mais une apparence de Son grave et continu, une espece de foible Bourdon, tel précisément qu'est celui dont il est question dans l'Expérience précédente. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que ces Battemens, ces vibrations coïncidentes, qui se suivent avec plus ou moins de rapidité, sont exactement isochrones aux vibrations que feroit réellement le Son fondamental, si par le moyen d'un troisiéme Corps sonore on le faisoit actuellement resonner. Les vibrations concurrentes doivent donc suggérer et faciliter l'intonnation de ce Son fondamental, comme elles le font en effet; elles peuvent même très-naturellement le réprésenter à l'oreille et lui en donner un sentiment actuel, quoique foible.
Les conséquences tirées d'une Expérience ne sont pas toujours aussi nécessaires qu'elles peuvent le paroître.
Mais s'il m'est permis de proposer ce que je pense en général de ces sortes d'indications de la Nature, qu'on peut trouver dans la Resonnance d'un Corps sonore; je dirai qu'il est aisé d'en abuser, lors même qu'elles sont réellement fondées sur l'expérience: elles sont souvent équivoques, elles sont mêmes trompeuses losqu'elles sont foibles, et surtout lorsque le premier Principe de l'Harmonie, le Principe des Rapports, ne les confirme pas.
[-116-] On sçait que la Resonnance d'un Corps sonore ne fait pas seulement entendre l'Octave, la Douziéme, et la Dix-septiéme majeure du Son fondamental; mais encore un nombre indéfini d'autres Sons plus aigus, et qui sont d'autant plus foibles qu'ils sont plus aigus (l).
Il est certain, et Monsieur Rameau nous assure lui-même (m) qu'on peut distinguer quelques-uns de ces Sons, et sur-tout celui qui faisant 7 vibrations contre une de celles du Son fondamental, n'est qu'environ d'une Quarte superflue plus aigu que le Son qui, dans le même temps en fait 5, c'est-à-dire, que le Son de la Dix-septiéme majeure. Ce Son, celui qui fait 7 vibrations, forme ainsi à l'égard du Son fondamental 1, et de ses Octaves 2 ou 4; une Sixte superflue assez juste comme telle. C'est [-117-] d'ailleurs avec une facilité extrême qu'on tire ce Son de tous les Instrumens, qui rendent ce qu'on appelle dans la Pratique même des Sons harmoniques, comme de la Trompette ordinaire, de la Trompette-marine, du Corps-de-chasse, du Violoncelle et de tous les autres Instrumens à archets, sur les cordes desquels on peut imiter les Sons de la Trompette-marine.
Voilà certainement en faveur de ce Son et de la Sixte superflue qu'il forme avec le Son fondamental qui l'engendre immédiatement, une indication de la Nature bien plus expresse, et bien mieux constatée que ne l'est celle que Monsieur Rameau donne du Mode mineur, et dont il veut que nous fassions grand cas, sous prétexte que la Nature n'offre rien d'inutile.
Ce Son cependant que donne la Nature, est banni ou censé banni à perpétuité de l'Empire de l'Harmonie, dans le sein, dans le Principe de laquelle il a néanmoins pris sa naissance. Cette Sentence émanée du tribunal de l'oreille est sans doute très-juste et très-bien fondée (n): mais le seul Principe de la Resonnance n'est guéres propre à nous éclairer sur les motifs de l'oreille dans ce jugement; [-118-] il ne peut qu'incliner notre esprit à le regarder comme une bisarrerie de cet organe (o). Monsieur Rameau se contente de dire que ce Son est faux, qu'il n'est pas Harmonique (p). N'est-ce pas convenir que l'indication que nous en donne la Nature elle-même dans le Principe de la Resonnance qui le produit, est une fausse indication, et que par conséquent ce Principe est un Principe trompeur. On allégueroit en vain le peu de force sonore de ce Son supposé anti-musical; il ne peut guéres être plus foible que celui de la Dix-septiéme majeure, qui non-seulement n'est point faux, mais qui n'est pas méme dissonnant: d'ailleurs ce Son du moins physiquement harmonique, est sans doute moins foible que plusieurs autres de ses compagnons plus aigus, qui existent aussi dans la Resonnance du même [-119-] Corps sonore, et qui ne laissent pas d'avoir place entre les Sons musicaux, les uns comme consonnans, comme Répliques du Son fondamental, de la Douziéme ou de la Dix-septiéme majeure; et les autres à titre de Sons dissonnans, et cela à la faveur et selon le genre du Rapport qu'ils ont avec le Son fondamental leur générateur.
Disons plutôt que la Resonnance est véritablement une Mine physique d'Harmonie, que nous offre la Nature; mais que c'est au Principe des Rapports à en faire l'analyse, à en extraire ce qu'elle contient de plus parfait, ce petit nombre de Sons précieux qui méritent seuls d'être mis en oeuvre dans une Composition musicale. Mais quelle sera l'origine ou le fondement du Mode mineur, si la Nature nous ramêne toujours au seul Mode majeur? N'y auroit-il donc originairement qu'un Mode en Musique? Ce Genre charmant de Modulation qu'on appelle le Mode mineur, ne seroit-il qu'une Combinaison de ce Mode primitif, de ce seul Mode naturel? C'est ce qu'il s'agit d'examiner.
Que le Mode majeur est en bonne partie l'Ouvrage de l'Art.
Quelque analogue que l'Accord parfait majeur soit au Principe de la Resonnance, la Nature ne le fait cependant entendre nulle part dans sa pureté, c'est-à-dire, entiérement dégagé de tout [-120-] Son étranger dissonnant ou discordant. La tristesse qui accompagne ordinairement le Son des grosses Cloches, et l'aigreur naturelle à quelques Instrumens bruians, paroissent être l'effet des Harmoniques dissonnans ou discordans, qui font partie de la Resonnance de ces Corps sonores, et qui y dominent assez pour pouvoir nous affecter désagréablement. L'art doit concourir à la perfection, à la pureté consonnante de l'Accord parfait majeur: c'est l'Artiste qui écarte de cet Accord les Sons qui n'étant que physiquement harmoniques du Son fondamental, se trouvent musicalement faux ou dissonnans, quoique contenus dans le Resonnance du même Corps sonore; pendant qu'il retient et renforce, pour les rendre plus sensibles, ceux-là seulement que la simplicité de leur Rapport rend très-agréables, rend plus ou moins parfaitement consonnans, l'Octave, la Douziéme, et la Dix-septiéme majeure.
Mais si l'Art entre pour quelque chose dans la formation de l'Accord parfait majeur, il concourt encore plus sensiblement à celle du Mode qui en dérive, du Mode majeur.
On sçait que les Sons contenus dans la Resonnance d'un Corps sonore sont désignés par les nombres de la suite naturelle.
l. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. et cetera
On sçait de même qu'entre ces différens Sons, [-121-] le Son prédominant, c'est sans contredit le Son fondamental 1, que je puis nommer fa.
On sçait encore que les sept Sons qui composent le Mode majeur d'ut, ou sa Gamme, sont désignés par le sept nombres suivans,
1. 3. 5. 9. 15. 27. 45. et répondent aux Notes, fa, ut, la, sol, mi, re, si,
On voit que dans ce Mode ce n'est point le Générateur fa, cette base physique des Sons qu'il renferme, qui en est le Son prédominant, le Son principal, il lui manque une Quarte, une Soudominante, qu'il ne trouve en aucun sens dans sa Resonnance, ni au grave, ni à l'aigu. On est donc obligé pour l'obtenir cette Quarte, ou d'avoir recours à un autre Corps sonore qui soit à la Quinte au-dessous du premier, ou de transférer à ut, Quinte de ce premier, le titre de Son principal, de Générateur du Mode, deux choses que la Nature n'indique point par elle-même, c'est-à-dire, dans le Principe de la Resonnance, et qui par conséquent sont l'ouvrage de l'Art. C'est ainsi que le Son fa qui dans la Nature est le principal Son, le Générateur physique des sept Sons du Mode, ne comparoît plus dans le Mode conçu par le Musicien, qu'à titre de Soudominante, que comme Quarte du Ton.
Il est donc évident, que, même dans la formation du Mode majeur, c'est l'Art qui dirigé par le Principe ou par le sentiment des Rapports, ôte au Son fa, sa [-122-] qualité de Son principal, de Son prédominant, pour en revêtir un de ses Harmoniques, sa Douziéme ou sa Quinte ut, et cela en vertu de la place que ce dernier Son occupe dans le Mode, et des Rapports plus immédiats qu'il a avec les six autres Sons qui le composent. C'est donc l'Art qui réduit ainsi ce même fa à jouer, dans la Modulation, le rôle le moins considérable entre les Sons fondamentaux du Mode.
On peut donc assurer dans un sens raisonnable, que ni l'Accord parfait majeur, ni le Mode majeur, ne sont l'Ouvrage de la Nature simplement; mais celui de la Nature et de l'Art, ou ce qui revient au même, que les suggestions naturelles du Principe de la Resonnance sont considérablement modifiées par celles du Principe des Rapports.
De l'origine de l'Accord parfait mineur, et du Mode qui en dépend.
Dans un Accord de trois différens Sons l'oreille s'embarrasse bien moins d'y entendre un Son qui soit le Générateur physique des deux autres qui l'accompagnent, que d'y entendre des consonnances pures et sans mêlange sensible de Dissonnance; c'est sans doute la seule, ou la principale raison qui fait que l'Accord parfait mineur nous plaît autant, ou presque autant que le majeur. Il n'est peut-être pas nécessaire d'y concevoir d'autre finesse. C'est [-123-] pour ceux à qui une idée aussi simple ne paroîtra pas une raison suffisante de l'Accord parfait mineur, que j'ajoute les considérations suivantes.
Il est démontré que tout Accord composé de quatre différens Sons, et dont aucun ne se trouve la réplique de l'autre, est essentiellement un Accord dissonnant, c'est-à-dire, un Accord qui fait entendre en même temps six Intervalles, entre lesquels il en est au moins un qui se trouve nécessairement dissonnant. On ne sçauroit ajouter à l'Accord parfait majeur ut, mi, sol, un quatriéme Son quelconque, qu'il n'y introduise de la Dissonnance: il n'y a même que deux Sons la, ou si, qui soient chacun dans le cas de n'y introduire qu'une seule Dissonnance, qu'un seul intervalle dissonnant.
Il suit de-là que les Accords dissonnans de Septiéme tant
mineure la, ut, mi, sol; que majeure ut, mi, sol, si;
peuvent chacun être rendus consonnans, en en retranchant, soit le quatriéme Son ajouté la ou si, soit le Son sol, ou ut avec lequel ce Son ajouté forme un Intervalle dissonnant. Dans le premier cas l'Accord redevient naturellement ce qu'il étoit, Accord parfait majeur ut, mi, sol:
Dans le second il se trouve Accord parfait mineur
la, ut, mi, ou mi, sol, si;
On voit d'ailleurs que les deux Accords parfaits,
ut, mi, sol; la, ut, mi;
[-124-] contiennent précisément les mêmes Intervalles consonnans; ils forment chacun une Quinte, une Tierce majeure, et une Tierce mineure, et ne différent par conséquent que dans une circonstance peu essentielle pour l'oreille, que dans l'ordre des deux Tierces qui divisent la Quinte.
L'Expérience, qui seule nous assure de la réalité du Principe de la Resonnance, pouvoit seule aussi témoigner de la force ou de la foiblesse de son influence sur l'oreille: or cette même Expérience démontre que des deux Accords consonnans
fa, la, ut; la, ut, mi;
le premier quoique plus naturel, ou plus analogue à ce Principe physique, en ce qu'il retient le Son fondamental fa, ne nous plaît guéres plus que le second, la, ut, mi; où l'absence de ce même fa (1) fait place à mi (15), c'est-à-dire à un de ses Harmoniques physiques ou dissonnans. Tel est l'effet du Principe des Rapports.
S'il étoit possible de trouver un nouvel Accord consonnant, composé de trois Sons, et qui différât essentiellement, c'est-à-dire, autrement que par un simple renversement, des deux Accords parfaits connus, on auroit lieu sans doute de se flatter d'avoir trouvé un nouveau Mode, dont il formeroit le caractère particulier. Mais c'est à quoi on ne sçauroit parvenir sans le secours d'un Intervalle consonnant différent de ceux que nous connnoissons, Intervalle dont le Principe des Rapports démontre [-125-] suffisamment l'impossibilité, dès que le premier Intervalle qui se présente, celui qui est désigné par le Rapport 1:7, ou 4:7, et qui est supposé faux et antimusical, est tout au moins très-dissonnant.
Ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que des deux dispositions
3/ut, 5/la, 15/mi; et 10/la, 12/ut, 15/mi;
qu'on peut donner aux trois Sons de l'Accord parfait mineur; la premiere 3/ut, 5/la, 15/mi, qui paroît et qui est en effet la plus analogue au Principe de la Resonnance par rapport au Son fondamental fa, ne paroît plus si naturelle, lorsque ce Son fondamental est actuellement retranché: c'est la seconde disposition 10/la, 12/ut, 15/mi, qui se présente alors à l'oreille avec le plus de succès. La raison n'en est pas difficile à reconnoître. L'oreille bien plus affectée de ce qu'elle entend actuellement, que d'un Son fondamental qu'elle ne sousentend qu'obscurément (q), lorsqu'il ne resonne pas actuellement, doit se déclarer pour l'arrangement de ces trois Sons qui, sans en altérer les Rapports, s'accorde dans un autre sens plus sensiblement avec le Principe de la Resonnance; elle préfére donc la disposition d'Accord la, ut, mi, qui lui présente plus clairement deux Sons fondamentaux, la et ut, portant un seul Harmonique consonnant mi, qui [-126-] l'est immédiatement de tous les deux; qui est Quinte de l'un, et Tierce majeure de l'autre. Cette disposition a d'ailleurs divers avantages considérables dans la Pratique, et particuliérement dans la formation du Mode mineur; d'abord elle rapproche autant qu'on peut le desirer les trois Sons de l'Accord dont il s'agit, qui dans la premiere disposition 3/ut, 5/la, 15/mi, occuperoit nécessairernent l'étendue d'une Dixiéme majeure, à moins que par le renversement de la Quinte 5/la, 15/mi, en Quarte, on ne le réduisît à cette forme ut, mi, la; ou par un renversement encore plus grand à cette autre forme mi, la, ut; deux formes, deux dispositions que la Pratique prouve d'ailleurs être sujettes à de trop grandes difficultés, pour pouvoir être employées dans les Accords principaux, et sur-tout au commencement ou à la fin d'une Piéce, à titre d'Accords caractéristiques du Mode.
C'est donc à l'Accord disposé dans cet ordre, 10/la, 12/ut, 15/mi, qu'il appartient le plus naturellement d'être à la tête d'une Modulation mineure.
Mais si, comme nous l'avons dit, les deux premiers Sons la, et ut, qui naturellement ne sont point fondamentaux l'un de l'autre, le sont tous deux de leur Harmonique commun mi, dès-lors nous pouvons reconnoître dans le Mode mineur de la, une Modulation double, une Complication très-heureuse [-127-] du Mode d'ut majeur, comme subalterne avec celui de la, comme principal. L'union de ces deux Modes qui se trouve occasionnée très-naturellement par le double emploi harmonique du mi (r), Quinte de l'un, et Tierce majeure de l'autre, est encore cimentée par les égards réciproques que ces deux Modes ont l'un pour l'autre. Dans cette Société harmonique le Mode de la prédomine naturellement sur celui d'ut, à la faveur de la Consonnance parfaite de la Quinte, dont chacun de ses trois Sons fondamentaux re, la, et mi, se trouve pourvû; pendant que ceux du Mode d'ut, fa, ut, et sol, doivent se contenter de trouver leurs Tierces majeures dans ces mêmes Sons la, mi, et si, qui forment les Quintes des Sons fondamentaux du Mode de la. En échange ces mêmes Sons fondamentaux renoncent ordinairement à leurs Tierces majeures fa [x], ut [x], sol [x], pour faire place aux fondamentaux fa, ut et sol, du Mode subalterne son associé.
Mais il est un cas où les deux Modes ne peuvent plus sympatiser ensemble, et sont obligés de se donner réciproquement l'exclusion: ce cas a lieu dans l'acte d'une conclusion ou d'une cadence parfaite. Dans cette occasion, le Mode de la ne peut [-128-] conserver sa qualité de Mode prédominant, qu'en munissant sa Dominante mi, de tous les Sons essentiels à l'énergie d'une conclusion en sa faveur, qu'en reprenant en particulier sa tierce majeure sol [x], au préjudice du sol naturel Dominante d'ut. Cette substitution est d'autant plus indispensable que ce dernier Son, ce sol naturel ne peut être entendu avec les Sons si et re, sans faire en faveur de la Tonique subalterne ut, une diversion trop sensible; puisqu'il ne s'agit plus dans l'Accord mi, sol, si, re, que de substituer un fa au mi (s) pour former l'Accord sol, si, re, fa; qui constitue la cadence sensible et parfaite du seul Mode d'ut.
On voit donc que dans l'Accord dissonnant mi, sol [x], si, re, de la Dominante mi, la Modulation cesse d'être mixte, elle abandonne ce qu'elle tenoit du Mode d'ut, pour se renfermer dans le seul Mode majeur de la.
Cette exclusion du Mode subalterne, qui simplifie alors la Modulation, se déclare souvent dans l'harmonie que porte la Soudominante principale re, lorsqu'elle précéde l'Accord sensible de la Dominante mi. En ce cas on abandonne très-souvent, en faveur d'un Chant diatonique, la Soudominante [-129-] subalterne fa, pour lui substituer le fa [x], soit comme Tierce majeure de ce re, soit comme Quinte de si Quinte de la Dominante mi (t). Mais comme l'effet de la Soudominante, et de ce qui l'accompagne dans la Modulation n'est pas à beaucoup près aussi sensible, aussi concluant pour l'indication du Mode que l'est l'harmonie de la Dominante; le Musicien est souvent en liberté de conserver encore dans l'harmonie de cette Soudominante re, la duplicité du Mode, et d'y laisser le fa naturel, lors même que l'Accord sensible de la Dominante mi, sol [x], si, re, doit suivre immédiatement.
De ce que nous venons d'observer sur l'origine ou sur la formation en partie naturelle et en partie artificielle de l'Accord parfait mineur, et du Mode qui en dépend, on peut inférer qu'il y a deux maniéres d'en concevoir la Basse fondamentale.
La premiere c'est de considerer les trois Sons, 10/la, 12/ut, 15/mi, comme trois Harmoniques plus ou moins immédiats d'un seul Son fondamental, de fa (u) toujours omis dans l'execution en faveur [-130-] de la parfaite Consonnance, qu'un quatriéme Son, quel qu'il soit, ne peut manquer d'altérer.
Dans la seconde maniere de concevoir le fondement de ces trois Sons, on n'a pas besoin de recourir à un Son sousentendu; on trouve dans l'Accord même deux Sons fondamentaux la et ut, qui rencontrent dans mi, l'un sa Quinte, et l'autre sa Tierce majeure: on voit en ce cas, que celui de ces deux Sons fondamentaux, le la, qui est au grave, et qui porte la Consonnance la plus parfaite, a droit d'être censé le principal.
Cela une fois entendu, s'il s'agit de noter les Sons fondamentaux d'un Accord parfait mineur selon cette seconde façon d'envisager cet Accord, il suffira pour l'ordinaire, et en faveur de la commodité de l'expression, d'écrire le principal de ces [-131-] deux Sons, toutes les fois du moins que le caractère de la Tierce qui l'accompagne sera d'ailleurs suffisamment décidé, pour qu'on puisse sousentendre le Son fondamental adjoint qui la forme.
Ces deux maniéres de noter la Basse fondamentale, qui ne différent proprement que dans la différente façon de considerer une seule et même chose, peuvent concourir à nous faire découvrir en plusieurs cas le fondement de certaines Successions d'Accords, qui, quoique très-agréables à l'oreille, pourroient d'ailleurs paroître plus irrégulieres qu'elles ne le sont en effet.
Autre maniere de considérer la formation du Mode mineur.
Le Mode mineur, quant à sa formation, peut être encore présenté sous un autre point de vûe, dans lequel il importe aussi de le considérer. On peut donc le concevoir comme l'Inverse du Mode majeur.
Pour bien concevoir en quel sens cela doit s'entendre, il est nécessaire de faire un moment abstraction du Principe de la Resonnance, et de n'avoir égard dans l'assemblage des Sons du Mode qu'au Principe des Rapports, en ne considérant dans le Corps sonore que le Son principal ou fondamental.
Dans cette supposition les deux Sons d'un Intervalle [-132-] quelconque, comme d'une Quinte par exemple, ne doivent plus être censés générateurs l'un de l'autre dans un sens physique, et dans ce cas le passage du Son aigu au Son grave de cette Quinte doit être conçu tout aussi facile, tout aussi naturel que le passage du grave à l'aigu (x), car le Rapport 3:1; ou 1:1/3 est tout aussi simple que son Inverse l:3; 1/3:1.
Il en seroit de même de la Tierce majeure, puisque pareillement le Rapport 5:1 est tout aussi simple que le Rapport 1:5.
On peut faire ce même raisonnement à l'égard de tout autre Intervalle, dans la supposition précédente, qu'un Son musical soit un Son simple et unique.
Il suit de-là qu'un Son quelconque étant donné et désigné par 1, on ne peut concevoir un ou plusieurs autres Sons au-dessus de ce premier Son, qu'on ne puisse aussi en concevoir précisèment autant [-133-] au-dessous, qui fassent avec lui les mêmes intervalles au grave que ceux-là font à l'aigu.
Or de même que les Sons désignés par les nombres,
1. 3. 5. 9. 15. 27. 45. sont les sept Sons, fa, ut, la, sol, mi, re, si,
du Mode direct ou majeur d'ut, qui rangés diatoniquement en commençant par ut, forment la Gamme ascendante,
ut, re, mi, fa, sol, la, si, ut:
pareillement les nombres renversés, c'est-à-dire, les fractions,
1. 1/3. 1/5. 1/9. 1/15. 1/27. 1/45. désigneront également bien les sept Sons si, mi, sol, la, ut, re, fa:
d'un Mode inverse ou mineur de mi (1/3), qui tient ici la place de 3/ut Tonique du premier Mode, du Mode direct. Ces Sons rangés diatoniquement en commençant par mi, composent la Gamme descendante
mi, re, ut, si, la, sol, fa, mi,
du Mode inverse de mi (1/3).
Je remarquerai en faveur des Musiciens Géométres, qui peuvent connoître l'Ouvrage de Monsieur Euler [-134-] fur la Théorie de la Musique, que si la Formule algébrique qui indique l'assemblage des Sons du Mode majeur, devoit être
[Serre, Essais, 134,1; text: 2, m, 3, 5] [SERESS 01GF]
comme le suppose cet illustre Mathématicien; celle qui désigne l'assemblage des Sons du Mode mineur, devroit en conséquence être exactement Son inverse
[Serre, Essais, 134,2; text: 1, 2, m, 3, 5] [SERESS 01GF],
plutôt que cette autre
[Serre, Essais, 134,3; text: 2, m, 3, 5] [SERESS 01GF].
C'est cette derniere Expression, qui a donné à Monsieur Euler la Gamme bizarre, dont j'ai fait mention au commencement de cet Essai. Mais comme la Formule
[Serre, Essais, 134,4; text: 2, m, 3, 5] [SERESS 01GF]
donne un Son de trop, le Fs, ou fa [x] (135), qui appartient essentiellement à un Mode transposé, au Mode de sol, dont il est Note sensible; cette expression pour être juste, pour ne désigner que les sept Sons du Mode majeur, doit être réduite à ce Binome
[Serre, Essais, 134,5; text: 2, m, 3, 5] [SERESS 01GF];
et par conséquent la Formule des sept Sons essentiels au Mode mineur pourra pareillement être réduite à cet autre Binome
[Serre, Essais, 134,6; text: 1, 2, m, 3, 5] [SERESS 01GF]
Monsieur Euler dans son Calcul des Rapports numériques qui out lieu entre les Sons musicaux (y) relativement à un premier Son donné, exprimé par l'unité (1), n'a tenu compte que de ceux qui sont donnés au-dessus de [-135-] cette unité par les nombres entiers de la suite naturelle,
2. 3. 4. 5. 6. 7. et cetera
et a négligé leurs Inverses, c'est-à-dire, ceux qui
forment la Progression harmonique ou fractionnaire,
1/2. 1/3. 1/4. 1/5. 1/6. 1/7., et cetera
Cette omission de sa part n'a que très-foiblement remédié à un défaut essentiel qu'elle pallie, à son inattention au Principe de la Resonnance. Ce Principe physique ne suggére en effet, à la suite d'un Son donné, d'un Son fondamental ou principal (1), que des Sons plus aigus, tels que ceux qui sont désignés par les nombres entiers,
1. 3. 4. 5. 6. 7. et cetera
au lieu que le Principe des Rapports nous présente également, et les Sons à l'aigu,
2. 3. 4. 5. 6. 7. et cetera
et les Sons au grave,
1/2. 1/3. 1/4. 1/5. 1/6. 1/7, et cetera
du premier Son (1), donné comme premier terme, comme terme de comparaison.
C'est dans ces deux Suites ou Progressions également données par le Principe des Rapports, que se trouve l'égale possibilité de deux Modes, qui soient exactement inverses l'un de l'autre.
Le Principe de la Resonnance, plus favorable à la premiere de ces deux Suites qu'à la seconde, est sans doute le seul Principe propre à démontrer théoriquement, [-136-] lequel de ces deux Modes doit nous paroître le plus naturel, et mériter mieux en conséquence le titre de Mode direct.
On peut donc penser avec raison que dans la supposition qu'un Corps sonore ne rendît qu'un Son simple, qui dans le sens physique ne mériteroit plus le titre de Son fondamental, n'étant accompagné d'aucun Harmonique; on peut, dis-je, penser en ce cas que tout ce qui pourroit se faire dans un sens, c'est-à-dire, au grave ou à l'aigu d'ut pris pour Tonique du Mode direct de C-sol-ut, pourroit également, et tout aussi naturellement se pratiquer dans le sens contraire à l'égard de mi pris pour Tonique du Mode inverse d'E-la-mi.
Que si cela n'a pas exactement lieu dans la réalité, comme la Pratique et l'oreille le prouvent assez, c'est dans le Principe de la Resonnnance que nous en pouvons découvrir la véritable raison. C'est ce Principe qui modifie l'effet musical des Rapports des Sons, en nous faisant sentir la relation physique qui existe entre eux comme, par exemple, entre les deux Sons qui forment la Quinte de la à mi, dans le Mode inverse, et qui donnant au Son grave la, la qualité de Son fondamental, dépouille en même temps mi du titre de Son principal, de Note tonique, pour en revêtir ce Son grave, malgré l'avantage que le Son mi semble avoir sur le la, à ne consulter que le Principe des Rapports.
Ce que le Principe de la Resonnance produit [-137-] à l'égard de la Quinte la, mi; il opére encore sur les deux autres Quintes re, la; et mi, si, du Mode inverse, et fait en conséquence que le Mode d'E-la-mi n'est guéres pratiquable que sous la forme peu différente du Mode mineur d'A-mi-la.
C'est ainsi que les deux Principes, celui des Rapports et celui de la Resonnance, peuvent être conçus concourir à la formation du Mode mineur de la.
On voit en même temps que l'effet du Principe de la Resonnance se fait plus sentir dans la formation du Mode majeur, et celui du Principe des Rapports dans celle du Mode mineur: quoique dans l'un et l'autre de ces deux Modes on puisse remarquer l'influence compliquée de ces deux Principes.
[-138-] EXPLICATION
des Exemples de la seconde Planche.[SERESS 03GF]
Le but de ces Exemples est de faire comprendre plus aisément le Rapport d'inversion qu'il y a entre le Mode majeur et le Mode mineur.
On y trouvera donc une représentation sensible de la similitude inverse de ces deux Modes. L'assemblage, le Groupe harmonique des Sons du Mode majeur (A) contient deux colonnes, dont la premiere renferme les quatre Sons les plus essentiels à la Modulation considérée en général. Ces Sons fa, ut, sol, re, qui sont à la Quinte les uns des autres, je les nomme les Modulateurs: on voit que fa et re en sont les deux extrêmes, l'un au grave et l'autre à l'aigu.
La Seconde colonne offre les trois autres Sons du même Mode la, mi, si, Tierces majeures des trois Modulateurs fa, ut, sol. On sçait que l'usage de ces trois Sons la, mi, si, dans la Modulation, est principalement de l'enrichir, en la caractérisant.
Ce Groupe harmonique est ainsi composé de trois Triades harmoniques.
La Supérieure ou la Dominante sol, si, re:
La Moyenne ou la Principale ut, mi, sol:
L'Inférieure ou la Soudominante fa, la, ut.
On voit que sol est un Son commun à la Triade [-139-] supérieure et à la Triade moyenne, et que ut l'est de même à cette Triade moyenne et à l'inférieure. On voit encore à quel point et en quel sens les deux principaux Accords dissonnans (B) et (C) du Mode majeur, celui où la Dominante prédomine sol, si, re, fa; et celui où la Soudominante prédomine fa, la, ut, re; se ressemblent: d'un côté c'est la Triade Supérieure sol, si, re, à laquelle on ajoute le Modulateur extrême au grave, fa; et de l'autre c'est la Triade inférieure fa, la, ut, à laquelle on ajoute re, Modulateur extrême à l'aigu.
Le Son que ces deux Accords rendus ainsi dissonnans annoncent chacun le plus naturellement, c'est le Modulateur qui n'entre pas dans leur composition, ainsi c'est
ut, que le premier Accord sol, si, re, fa, et sol, que le second Accord fa, la, ut, re,
annoncent le plus naturellement.
Le Groupe harmonique D du Mode mineur est exactement l'Inverse de celui du Mode majeur, c'est-à-dire, qu'il présente en descendant de l'aigu au grave précisément les mêmes Intervalles que celui-la présente en montant du grave à l'aigu.
Tout Accord du Mode majeur ou direct devient ainsi par un pareil renversement un Accord du Mode inverse, du Mode mineur. C'est ce que les Exemples E, F, G, H, I et K, rendront peut-être encore plus sensible, si après les avoir lûs comme ils se presentent [-140-] d'abord naturellement, on renverse le Livre pour les lire comme ils s'offriront alors, en supposant, comme on voit dans les Exemples, la même clé de G-re-sol, (ou celle de F-ut-fa sur la quatriéme ligne), et en diézant dans le renversement les sol qu'on voudra rendre Notes sensibles.
Le petit chevron [^] dans l'exemple K, indique, quand il se présente ainsi debout, la possibilité de bémolliser la Note à laquelle il est joint; et au contraire lorsqu'il paroît renversé [v] sous la forme d'un v consonne, il désigne la possibilité, ou la nécessité de diézer la Note à laquelle il se rapporte, pour la rendre Note sensible.
De ces Exemples on peut présumer, avec raison, qu'une infinité de traits de Melodie et d'Harmonie qui n'ont été composé que pour être lus dans un sens, pourront se trouver encore très-bons, si on les lit dans le sens contraire, dans le sens que présente le renversement du Livre, en imaginant alors les clés convenables, relativement à celles qui se trouvent dans le premier sens de la Composition.
Il seroit superflu d'indiquer ici toutes les clés qui conviennent au renversement des différens Tons: on les trouvera assez facilement, si l'on se souvient que la Note qui désigne la Tonique d'un Mode majeur dans un sens, doit toujours se trouver la Dominante d'un Mode mineur dans le sens contraire, et vice versâ.
On trouvera en conséquence, par exemple, que pour renverser de la Musique notée sur la clé de G-re-sol [-141-] sur la seconde ligne avec trois diézes, on peut dans le renversement imaginer la même clé de G-re-sol, mais sur la premiere ligne, et sans diéze ni bémol.
S'il est vrai, comme il est aisé de s'en assurer, que quantité de traits de Musique se trouvent naturellement susceptibles du renversement dont il est question, sans aucun dessein de la part du Compositeur, on concevra à plus forte raison la possibilité de composer des morceaux de Mélodie et d'Harmonie propres à être lûs et exécutés dans les deux sens, dès qu'on le fera de dessein formé (z). Il est vrai qu'on trouvera dans cette espèce de Composition à double lecture diverses difficultés d'Harmonie à l'égard du progrès des Dissonnances, des changemens de modulations, des cadences, et de ce qu'on appelle Notes de passage. Mais si les difficultés de ce genre de Composition en resserrent la pratique dans des bornes trop étroites, sur-tout à l'égard de l'Harmonie, l'intelligence du Renversement ou de l'inversion que j'indique, ne laissera pas d'être agréable, et de fournir des considérations importantes pour la Théorie: elle peut même être très-utile a un Compositeur quant à la Mélodie, du moins en cas de stérilité de génie, ou de lenteur d'imagination: on peut aisément se convaincre que la [-142-] Méthode du renversement appliquée à des chants déja faits, suggére une infinité de bonnes phrases musicales, qui paroîtront absolument neuves, et dont il ne sera pas bien difficile de tirer parti dans la pratique ordinaire de la Composition.
Fin du troisiéme Essai.
[-143-] LETTRE
A l'Auteur du Mercure de France, sur la nature d'un Mode en E-si-mi naturel, et sur son rapport, tant avec le Mode majeur, qu'avec le Mode mineur.
Monsieur,
La lecture de l'ingénieuse Lettre que Monsieur Rousseau vous a adressée à l'occasion du nouveau Mode de Monsieur Blainville, m'engage à vous communiquer les remarques que j'ai faites sur le même sujet; elles tiennent à une nouvelle Théorie de l'Harmonie dont j'ai formé l'ébauche, et qui n'est peut-être pas indigne de l'attention des Amateurs intelligens. J'aurois souhaité pouvoir accompagner mes idées des preuves qui les soutiennent; mais les bornes que je dois me prescrire dans cette occasion, m'obligent à ne vous donner que très-succinctement le résultat de mes réflexions.
Il me paroît donc que ce Mode d'E-si-mi naturel, (qu'on peut nommer Mode sémi-mineur pour désigner en même-tems la nature de sa seconde (a), et celle de sa tierce) n'est autre chose que le Mode majeur [-144-] exactement renversé (b). C'est ce qu'on pourra concevoir si l'on compare les Gammes de ces deux Modes; on trouvera que l'une est précisément le Contrepié de l'autre, c'est-à-dire, que la Gamme
mi, fa, sol, la, si, ut, re, mi,
du Mode sémi-mineur procéde en montant exactement par les mêmes Intervalles, par lequels celle de C-sol-ut procéde en descendant, et vice versâ.
Ce principe découvre la nature du Mode sémi-mineur, le genre d'harmonie qui lui convient, et le dégré de perfection ou d'imperfection qu'on doit lui assigner: il fournit, en un mot, des réponses à la plûpart des questions qu'on peut faire à ce sujet. Voici les principales conséquences qui découlent de ce principe.
La Quarte la de ce Mode doit y dominer au point d'en paroître la Dominante, puisqu'elle est la Quinte du Mode majeur renversée.
Cette Quarte acquiert même, en vertu du renversement, des prétentions à la qualité de Tonique, parce que les conditions qui dans le Mode majeur concourent à donner cette qualité à un seul et même Son, se trouvent ici partagées après le renversement entre deux Notes mi et la.
Les droits de mi sont fondés sur une sorte d'accord sensible qui l'annonce, et dont la est privé (c); et la [-145-] Note sensible comprise dans cet Accord est la seconde fa, qui doit descendre sur sa Tonique mi, par la raison même que dans le Mode majeur, c'est si qui doit monter à ut (d).
Malgré cet avantage, mi considéré comme Tonique, est sujet à une assez grande difficulté quant à l'harmonie qu'il doit porter, en ce que celle (e) que lui donne le renversement, le prive du titre de Son fondamental, qu'elle transfére à la sa Quinte au-dessous (f).
Il faut par conséquent avoir recours aux expédiens pour lever du moins en apparence cette difficulté. On peut donc pour cet effet emprunter un ou deux Sons (g) étrangers à l'harmonie que mi porte naturellement en conséquence du renversement; mais je présume qu'il vaudra mieux s'en tenir à un de ces deux Sons, sçavoir à sol qu'on pourra justifier à l'aide du rapport qui se trouve entre le nouveau Mode et le Mode majeur d'ut; à moins qu'on ne veuille prendre le parti de commencer et de finir toutes les parties à l'unisson.
A l'égard des autres sons de ce Mode, il n'y aura qu'à suivre tout uniment le genre d'harmonie que donne le principe du renversement.
[-146-] Les prétentions de la Quarte la à la qualité de Tonique, nous affecteront sans doute au point de nous faire desirer le seul Son qui lui manque pour completter son Accord sensible (h), sçavoir Nune ote sensible, qui dans ce cas-ci ne peut-être que sol [x]. L'addition de ce seul nouveau Son suffit parfaitement pour décider en faveur de la la qualité de vraie Tonique. Dès lors par conséquent nous sommes dans le Mode mineur d'A-mi-la, dont l'excellence et la perfection dépendent en bonne partie du grand goût de tonicité que sa Quinte mi y retient encore, à la faveur de cette sorte d'Accord sensible (i) qui lui est propre, et qu'elle conserve dans ce Mode.
Voilà, Monsieur, les principales conséquences qui émanent du Principe que j'ai d'abord posé; elles méritent, ce me semble, quelque attention; elles conduisent natnrellement à une Théorie lumineuse du Mode mineur, et particuliérement à une explication élégante et très-simple de l'Accord dissonnant de Septiéme diminuée (k), qne j'ai vainement cherché ailleurs: elles servent même à éclaircir diverses questions relatives au Mode majeur.
[-147-] Ces vérités me paroissent assez importantes pour mériter d'être mieux dévelopées: c'est aussi ce que j'ai dessein de faire dans un petit Ouvrage théorique, si du moins j'ose aller contre la prévention où l'on est naturellement à l'égard d'un homme qui traite une matiere qu'on soupçonnera étrangere à sa profession, et à qui on se croira en droit de donner l'avis charitable age quod agis: n'importe, je crois que soutenu d'une évidence démonstrative, j'aurai le courage de braver ce préjugé, quelque plausible qu'on l'imagine. Je pourrai même faire plus, je me résoudrai peut-être à publier un systême de Basse fondamentale, qui me paroît plus simple, plus juste et plus complet que celui qui nous a été donné par un des plus célébres Musiciens du siécle, et le seul Théoriste qui me soit connu.
A cet échantillon de Théorie pourroit bien encore succéder un Essai plus relatif à la pratique, un projet d'un nouveau genre de Composition à double exécution, dont l'effet dans un sens différe absolument de l'effet dans le sens contraire, tant pour le Dessein que pour la Modulation (l).
Brevis esse laboro;
Obscurus fio.
Je suis, et cetera Philaetius.
[-148-] REFLEXIONS
Sur la supposition d'un troisiéme Mode en Musique; pour servir de réponse à l'Observation de Monsieur de Blainville, insérée dans le Mercure du mois de Novembre 1751. (a)
JE renonce au nom de Philaetius, qui pour être Grec ne m'en a pas moins rendu un mauvais office dans l'esprit de Monsieur B. Je voulois m'annoncer pour un homme qui aime à connoître les causes des choses, et en particulier celles du plaisir musical: malheureusement ce mot signifie aussi un ami de la chicane: Monsieur B. l'a entendu en ce dernier sens, l'a pris pour un nom de guerre, et m'a supposé en conséquence l'odieux dessein de nuire à la fortune du troisiéme Mode.
Il est vrai que la découverte d'un nouveau Mode distinct du majeur et du mineur m'a paru sujette à quelques difficultés que j'ai cru pouvoir proposer sans desobliger Monsieur de Blainville.
Quand on cherche la vérité, on aime les objections raisonnables bien plus qu'on ne les craint; j'ai cru que les miennes étoient de ce genre. Monsieur B. [-149-] pensoit-il qu'on ne devoit parler du nouveau Mode que pour le féliciter de sa découverte?
Mais je dois avertir, pour éviter toute équivoque, que par Monsieur B. je n'entends pas tout-à-fait Monsieur de Blainville: on m'assure que le style de l'Observation ne ressemble pas assez à celui dont elle porte le nom, et qu'on n'y reconnoît pas toute sa douceur, ni toute sa politesse; Monsieur B. ne doit donc passer ici pour Monsieur de Blainville, qu'autant que celui-ci ressemble à l'Auteur de cet Ecrit.
Ce qui me fâche, c'est que Monsieur B. me met dans la nécessité d'attaquer quelques idées, qui sont certainement de Monsieur de Blainville, dont j'estime le mérite et les talens; je puis même l'assurer que j'ai entendu sa Symphonie avec des dispositions aussi favorables, et peut-être avec autant de plaisir qu'aucun de ses amis.
A l'égard du Mode d'E-si-mi naturel, ou pour mieux dire, d'E-la-mi, puisque la Quarte y domine plus que la Quinte, je lui voulois tout le bien possible, comme ayant beaucoup de rapport à mes idées; et j'eusse été charmé que Monsieur B. eût réussi à lever les difficultés que je concevois dans la supposition d'un troisiéme Mode: mais par malheur ces difficultés subsistent encore, malgré la publication de l'Essai sur un troisiéme Mode, et malgré l'Observation à laquelle je réponds, moins pour la réfuter, que pour développer ce qu'il y a de vrai dans les idées de Monsieur B. et le dégager du nébuleux, dont [-150-] l'inexactitude de sa Dialectique me paroît l'obscurcir.
Il est aisé de s'assurer que des divers Sons qui sont contenus dans les deux Modes naturels d'ut et de la; ut et mi sont ceux qui ont le plus de rapport harmonique avec les autres, ut dans le Mode majeur, et mi dans le mineur: on peut donc dire avec vérité que dans ce Mode-ci, ce n'est pas la Tonique la, mais la Quinte mi, qui en est comme l'ame ou le centre harmonique, sur-tout si fa [x] et sol [x] sont compris dans le nombre des Sons de ce Mode, auquel ils sont nécessaires, s'ils ne lui sont pas essentiels. Le Son mi est donc dans un sens vrai le principal Son du Mode mineur, comme ut l'est dans le majeur: or la disposition la plus naturelle d'une Gamme, c'est d'en arranger les Sons diatoniquement en commençant par le principal Son, par celui qui est le plus relatif aux autres, dont il doit faciliter l'intonnation; il suit de-là que les deux Gammes les plus naturelles sont d'un côté,
ut, re, mi, fa, sol, la, si, ut; et de l'autre, mi, fa, sol, la, si, ut, re, mi.
Ces deux Echelles diatoniques sont exactement inverses l'une de l'autre dans le sens indiqué par Philaetius. Selon Monsieur B. il seroit plus naturel de penser que ces deux Gammes ne différent que parce que l'une commence par la troisiéme Note de l'autre: mais il seroit aisé de prouver le peu d'exactitude de cette pensée, et de démontrer que le re de la seconde [-151-] Gamme n'est point à l'unisson du re de la premiere, qu'il est essentiellement plus bas d'un Comma.
Si dans la Théorie de Monsieur B. les Comma sont des minuties, ils ne passent pas pour tels dans la mienne: je suis trop convaincu qu'en fait de Succession harmonique, le sentiment de l'oreille ne céde en finesse à aucun calcul, quelque puisse être l'indulgence de ce merveilleux organe à l'égard de la précision de l'exécution. On pardonne au Sculpteur et au Peintre de prendre une artére pour une veine, mais non pas à l'Anatomiste.
Quoiqu'il en soit de l'importance de cette distinction, Monsieur B. peut s'appercevoir que je sens aussi-bien que lui tout le mérite de mi et de sa Gamme; je pense même que les Grecs, qui faute de connoître l'Harmonie proprement dite, rapportoient tout à la Mélodie, ont pû regarder cette Gamme, comme la plus naturelle et la plus susceptible du chromatique, qui dérive des differens emplois que l'Harmonie assigne à la Note mi, plus qu'à toute autre: je conçois donc, que si nous étions encore aussi novices en fait d'Harmonie que l'étoient les Grecs, l'idée des Modes seroit uniquement relative à la Mélodie, et nous serions en droit de regarder le Mode d'E-la-mi, comme un Mode aussi légitime que celui d'ut et de la; mais avec cette différence qu'il y auroit entre le Mode de mi et celui de la un rapport intime, et qu'ils seroient dans le cas de ne différer que par le choix du Son initial, qui dans un cas seroit mi, et dans l'autre la.
[-152-] Ces considérations peuvent suffire pour engager Monsieur B. à présumer que j'ai fait quelques réflexions sur la Mélodie en général, et sur celle des Grecs en particulier; quoique je sois bien éloigné d'être parvenu à cette Théorie suivie et exacte du Chant Grec, qu'il annonce comme digne de notre attention.
Mais si mes idées s'accordent en gros assez bien avec ce que nous connoissons de la Pratique des Anciens; si ma Théorie découvre ce qu'il y a de vrai dans celle de Monsieur B. et qui lui est suggérée par une oreille qui sent toute l'énergie des chants; elle ne s'accorde malheureusement pas si bien avec les flatteuses conséquences qu'en tire sa Logique.
Quelque considérable que soit le rôle de mi dans l'Harmonie aussi bien que dans la Mélodie, je ne puis en conclure que cette Note doive passer pour la Tonique d'un nouveau Mode, d'un Mode distinct du majeur et du mineur.
On reconnoît un Mode à ses cordes essentielles. C'est à Monsieur B. à nous indiquer celles du troisiéme Mode, s'il veut nous aider à en faire la distinction: c'est aussi sans doute ce qu'il fait, lorsqu'il nous dit que ce Mode passe de la Tonique à sa Quatriéme, delà à la Sixiéme, et à son Octave: d'où il est aisé de conclure que les Cordes essentielles du nouveau Mode doivent être ces quatre, ou plutôt ces trois Notes mi, la, ut, mi; c'est-à-dire, précisément les mêmes que celles du Mode mineur d'A-mi-la.
Il étoit naturel d'ouvrir la Symphonie dans le [-153-] nouveau Mode par l'Accord propre et caractéristique de ce Mode mi, la, ut, mi; mais cette Méthode trop naturelle ne faisoit pas le compte de l'Inventeur d'un troisiéme Mode; l'identité fâcheuse de cet Accord avec celui du Mode mineur, des deux Modes n'en eût fait qu'un. Monsieur B. en homme prudent fait taire un Accord aussi indiscret; il a recours à un des deux expédiens conjecturés par Philaetius, et prend le parti de débuter par un Accord mutilé et ambigu, qu'il emprunte de l'Harmonie voisine: c'est à l'aide de cette substitution, de cette économie harmonique, que Monsieur B. nous introduit dans le prétendu nouveau Mode, en nous faisant passer par la porte entr'ouverte d'un vieux Mode attenant.
Quelque mérite qu'il y ait eu à imaginer un expédient dont la Musique de nos Ancêtres, fournit assez d'exemples; il n'y a rien dans ce tour d'Harmonie et encore moins dans le reste de la Symphonie, qui indique un nouveau Mode.
Si Monsieur B. qui entend si bien les termes de l'Art, eût exactement défini les mots de Mode et de Modulation, il auroit pû comprendre que tout ce qu'il allégue pour établir la réalité d'un troisiéme Mode, ne prouve que celle d'une Modulation équivoque plus ancienne que nouvelle, et la possibilité de composer une agréable Symphonie, en s'écartant à quelques égards de la régularité de la pratique moderne. Il en est de la Composition musicale comme de la Composition dramatique ou pittoresque; on peut y réussir sans en observer scrupuleusement toutes [-154-] les Regles: les unes sont des loix, les autres ne sont que des conseils. Le Génie excuse l'irrégularité, mais ne la consacre pas.
La même Théorie qui démontre les priviléges de mi, sur-tout dans le Mode mineur, prouve aussi qu'en fait d'Harmonie cette Note porte toujours sur ut ou sur la, qui en sont la Basse naturelle et fondamentale; et qu'elle n'a jamais elle-même cette qualité que dans les Modes transposés.
Que la Mélodie dicte un chant, un sujet qui commence et finisse par mi; c'est ce qu'elle est bien en droit de faire, mais c'est à l'Harmonie, et nullement à la Mélodie d'en prescrire la vraie Basse.
Monsieur B. est fort raisonnable là-dessus; il reconnoît ingénument que l'Harmonie n'est point favorable à la supposition d'un troisiéme Mode; aussi ce Mode a-t-il la prudence de la récuser pour Juge, il ne veut être décidé que par la Mélodie, dit Monsieur B. C'est à lui à prouver que le nouveau Mode a droit d'en appeller du Tribunal de l'Harmonie à celui de la Mélodie, d'un Tribunal supérieur à un Tribunal inférieur: Monsieur B. fait bien mieux, il nie cette supériorité; la Mélodie, dit-il, a bien plus de force sur l'oreille que l'Harmonie. Foible ressource, s'il est vrai que la force de la Mélodie soit dérivée de celle de l'Harmonie; les Sons musicaux sont en quelque sorte les fruits de l'Harmonie; la Mélodie ne fait que cueillir ceux qui se trouvent à sa bienséance, et comme sous sa main, mais elle ne les produit pas.
[-155-] A suivre la Méthode de Monsieur B. toute Note qui peut commencer et terminer un Chant aura droit de s'ériger en Note tonique d'un Mode mélodique; le Mode majeur d'ut nous en procurera trois de ce genre, ut, mi, sol, et le mineur de la, tout autant la, ut, mi; puisque ces six Sons suivent chacun une route mélodique particuliere plus ou moins différente de celle des autres: il ne s'agira que de secouer le joug de l'Harmonie, qui prétend les enchaîner et les renfermer dans les deux seuls Modes qu'elle reconnoît.
Monsieur B. me reproche, avec quelque raison, d'avoir donné au nouveau Mode une dénomination qui lui paroît louche, celle de semi-mineur; semi, en terme de l'Art, c'est Monsieur B. qui parle, veut dire moindre de moitié, on dit semiton, et cetera. Il fait tout de suite les conjectures les plus agréables sur ce que j'ai pû prétendre par cette épithéte, comme si je n'en eusse pas dit le mot. Pour profiter des leçons de Monsieur B. sur les termes de l'Art, je dois lui dire qu'il n'a fait qu'une semi-lecture de l'endroit qu'il critique, je l'y renvoye; je le prie aussi de corriger Brossard, qui dans son Dictionnaire explique les anciens mots techniques semidiapason, semidiapente, de façon à faire croire qu'il n'entendoit pas mieux que moi le vrai sens du mot semi.
A propos de louche, si le troisiéme Mode l'étoit lui-même, ce seroit bien pis: l'épithéte de mixte, que j'approuve fort, pourroit avec raison paroître contradictoire à celle de troisiéme, et les [-156-] Antagonistes du nouveau Mode pourroient bien s'en prévaloir au préjudice de sa nouveauté.
J'ai dit que le Mode semi-mineur d'E-la-mi, n'étoit que le Mode majeur exactement renversé. Quelle idée! s'écrie Monsieur B. Je vois bien qu'il ne donne pas dans le Conte des Antipodes. Il n'a point compris le Renversement exact du Mode majeur, et moins encore l'idée de le prendre pour principe; c'est donc une chimère indigne de sa Critique. Il n'appartient qu'à un Don Quichotte de s'armer contre des phantômes; mais ce Héros burlesque étoit aussi un intrépide défenseur de la gloire de sa chere Dulcinée, Princesse équivoque pour laquelle beaucoup d'honnêtes gens n'avoient pas tous les égards dûs à sa Principauté. Dans ce monde chacun a sa marotte; je serai redevable à Monsieur B. et à tout autre honnête homme qui m'éclairera sur la mienne.
Je suis fâché de ne pouvoir entrer présentement dans l'explication des idées que Philaetius a proposé un peu laconiquement dans sa Lettre; je tâcherai de le faire dans une occasion plus favorable. Il est vrai que je ne pensois pas que ce qu'il en dit, dût être une énigme aussi obscure pour un Musicien Théoriste; je n'imaginois pas qu'on pût être bien sçavant en Musique, si l'on ignoroit la place des Tons majeurs et mineurs, et si l'on supposoit par exemple que la seconde Note du Mode mineur est d'un Ton mineur: cette supposition de Monsieur B. se trouve à la vérité très-conforme à ce que nous enseigne l'Essai sur un troisiéme Mode de l'origine des [-157-] Gammes; mais elle n'en est pas plus juste.
Monsieur B. aura remarqué sans doute, pour revenir à une comparaison, dont il m'a occasionné l'idée, que le Sculpteur et le Peintre doivent être un peu Anatomistes, et sçavoir beaucoup d'Ostéologie et de Myologie, mais qu'on les dispense du reste, c'est-à-dire, de tout ce que l'Anatomie et la Physiologie ne découvrent dans le corps humain qu'à l'aide du scalpel, du microscope et du raisonnement: mais je ne sçai s'il a assez senti la différence qu'il y a entre la Pratique de la Composition musicale et la Théorie de cet Art: je doute qu'il ait compris quelle dose de Geométrie, de Physique et de Métaphysique doit accompagner la connoissance de la Pratique pour en parler en Théoriste; je doute qu'il ait une juste idée de cet esprit de recherche, d'analyse et de combinaison que la Philosophie donne à peine à ses partisans, si la Nature n'en a fait les premiers frais, et sans lequel cependant les connoissances que je viens de nommer ne ménent pas bien loin dans le merveilleux labyrinte de l'oreille.
Il ne s'agit cependant pour s'orienter dans tous les tours et détours de ce labyrinthe accoustique, que de saisir le vrai fil de l'Harmonie, que de découvrir la véritable route de la Succession fondamentale. Cette route doit être, à mon sens, si naturelle et si analogue à ce que nous connoissons de la nature et du rapport des Sons, qu'il sera également impossible aux Théoristes et aux Praticiens de la méconnoître, dès qu'on la leur indiquera clairement; [-158-] en attendant je les invite à réfléchir sur la proposition suivante.
L'Accord parfait porte seul sur un seul Son fondamental, mais tout Accord dissonnant s'appuye sur un double fondement, sur deux Sons fondamentaux.
Ce Principe bien entendu conduit à un systême fort simple de Basse ou de Succession fondamentale; et par ce moyen fraye le chemin à une Théorie de l'Harmonie, qui répond toujours également au sentiment de l'oreille et à la précision du calcul. C'est ce que je tâcherai de démontrer lorsqu'il en sera question.
Une Théorie Astronomique, qui sous prétexte d'une plus grande simplicité ne reconnoîtroit dans la Terre qu'un mouvement, le mouvement diurne, par exemple, seroit très-défectueuse et très-inférieure à la Théorie qui en admet deux, le mouvement diurne et le mouvement annuel.
On tâcheroit vainement d'expliquer le flux et reflux de la Mer par la seule action de la Lune, à l'exclusion de celle du Soleil.
Il me paroît également difficile de donner une Théorie exacte de l'Harmonie, en ne reconnoissant qu'un seul Son fondamental pour chaque Accord dissonnant. En vain prétendroit-on renchérir sur la simplicité de la Nature. Ce n'est pas l'unité ou le très-petit nombre de Principes; c'est la certitude et la juste application de ceux qui existent réellement, qui forment les bonnes Théories.
[-159-] C'est à l'inobservation de cette maxime qu'on doit, ce me semble, attribuer l'imperfection et l'obscurité des systêmes théoriques de Musique qui ont paru jusqu'à présent, malgré les efforts louables des grands hommes qui out travaillé en ce genre.
[-160-] Fautes à corriger.
PAge 37. dans la Note, Quinte, lisez Fausse quinte.
Page 81. ligne 21, le, lisez les.
Page 87. ligne 7. vrai, lisez vraie.
Page 95. ligne 1. ses, lisez ces.
Page 116. ligne 4. de la Note, distance, que, lisez distance ou.
[-Planche I.-] [Serre, Essais, Planche I. text: Accords complets de l'Exemple 23. dans la Génération Harmonique. A, B, C, D, E, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, Basse fondamentale selon Monsieur Rameau, Contrepoint fondamental exprimé en nombres pour la Théorie, Sol, Ut, Fa, Contrepoint fondamental noté, Basse fondamentale partie Supérieure, Contre-Basse fondamentale ou partie inferieure, Basse fondamentale prédominante] [SERESS 02GF]
[-Planche II.-] [Serre, Essais, Planche II. text: A, B, C, D, E, F, G, H, I, K, Ut, Re, Mi, Fa, Sol, La, Si, 1, 3, 5, 9, 15, 27, 45, Groupe harmonique des Sons du Mode Majeur, Accord dissonnant où la Dominante prédomine, Accord dissonnant où la Soudominante prédomine, Groupe harmonique des Sons du Mode Mineur] [SERESS 03GF]
[Footnotes]
(a) [cf. p.19] Inserée dans le Mercure du mois de Mai 1752.
"Un bon Musicien, dit très-bien Monsieur Rameau, doit se livrer à tous les caractères qu'il veut dépeindre; et comme un habile Comédien, se mettre à la place de celui qui parle; se croire être dans les lieux où se passent les différens événemens qu'il veut représenter, et y prendre la même part que [-24-] ceux qui y sont les plus interessés; être bon Déclamateur, au moins en soi-même; sentir quand la voix doit s'élever ou s'abaisser plus ou moins, pour y conformer sa Mélodie, son Harmonie, sa Modulation et son Mouvement. Traité de l'Harmonie, page 143.
Cette proposition au reste n'est exactement vraie que relativement aux vrais Sons fondamentaux de la Modulation, elle [-26-] l'est moins à l'égard de plusieurs de ceux ausquels on n'attribue cette qualité qu'en vertu de la septiéme qui les accompagne, comme nous le verrons dans la suite de ces Réflexions.
(f) [cf. p.28] Voyez le troisiéme Essai.
(h) [cf. p.32] Inserées dans le Mercure de Janvier 1752.
(m) [cf. p.36] Il s'agit ici de la Tierce mineure, soit de celle qui est juste, soit de celle qui est foible d'un Comma, comme aussi [-37-] de la Quinte, trois intervalles qu'on sçait qui n'existent point dans la Resonnance du Son fondamental.
Lors encore que pour passer brusquement du Mode mineur de la en celui d'ut majeur, on change l'accord de Septiéme diminuée sol [x], si, re, fa, en accord de simple Septiéme sol, si, re, fa, le mouvement chromatique du sol [x] au sol [-44-] naturel est bien le plus sensible, mais il n'est pas le seul, le re monte aussi d'un mouvement diacommatique de re 80, à re 81; quoique la Note le suppose permanent sur le même degré.
(t) [cf. p.46] Au moins dans un sens physique.
La Succession fondamentale qui a lieu dans les cas où cet Accord s'employe, confirme et éclaircit cette idée.
(y) [cf. p.51] Sans doute faute d'Exemples.
Monsieur Rameau reconnoît avec raison, que l'Accord parfait majeur produit un effet et une harmonie admirable, lorsque les Sons qui le composent sont disposés dans l'ordre direct 1/ut, 2/ut, 3/sol, 5/mi, que la Nature elle même nous indique: il se félicite avec fondement d'avoir réussi à le faire exécuter selon cette disposition dans l'Acte de Pigmalion, auquel le Public a si justement applaudi. Voyez Demonstration du Principe de l'Harmonie page 28.
La Nature n'indique pas moins l'ordre le plus direct, le plus harmonique des Sons qui composent les différens Accords dissonnans, à les considerer en eux-mêmes. Il est natural de demander pourquoi, lorsqu'il s'agit de pratique, le Musicien observe rarement cet ordre dans l'emploi de ce dernier genre d'Accords; ou du moins ne paroît pas avoir plus de goût pour cet ordre direct que pour celui qui en est le renversement, et même en plusieurs cas qualifie de renversement plus ou moins impraticable cet ordre qui paroît le seul direct; comme il seroit aisé de le prouver, et comme la suite aidera suffisamment à l'entendre.
La principale raison de cet usage, mais qui n'est peut-être pas l'unique, c'est celle qui est tiré de la dépendance mutuelle, où l'Harmonie et la Mélodie sont l'une à l'égard de l'autre. C'est donc principalement par égard pour le chant des Parties que l'Harmonie se trouve très-souvent obligée de faire à la Mélodie le sacrifice de l'ordre direct, de l'ordre le plus analogue au Principe de la Resonnance, dès qu'on a résolu de conserver ce même ordre naturel dans les Accords parfaits et caractéristiques de la Modulation, et particuliérement dans l'Accord initial et dans le final.
(d) [cf. p.60] Voyez le troisiéme Essai.
(h) [cf. p.66] Ce Traité élementaire de Composition m'a paru clair, commode et concis.
(m) [cf. p.73] Voyez le troisiéme Essai.
(q) [cf. p.76] Il s'agit toujours de la Modulation supposée en C-sol ut majeur.
(s) [cf. p.79] Voyez ci-devant page 67, et suivant.
(*) [cf. p.82] Voyez le troisiéme Essai.
(b) [cf. p.89] Voyez la premiere Planche [SERESS 02GF]et son explication à la fin de cet Essai.
(a) [cf. p.104] Il le nomme Genus chromaticum veterum correctum, page 130.
(e) [cf. p.107] Génération Harmonique, page 32.
(f) [cf. p.108] Ibidem page 9.
(l) [cf. p.116] On pourroit peut-être révoquer en doute l'exactitude de cette derniere Proposition, et supposer que la foiblesse sonore des Sons harmoniques dépend plus de leur dégré de dissonnance que de leur distance, que de leur dégré d'aiguité, à l'égard du Son principal; que le Son harmonique, par exemple, qui dans la suite naturelle des Nombres 1. 2. 3. 4. 5. et cetera est désigné par 16, est moins foible que celui qui répond à 12, que celui-ci l'est moins que celui qui est exprimé par 9, et qu'enfin ce Son 9 est lui-même moins foible que celui que désigne le nombre 7. Cette supposition me paroît peu fondée: il me suffit d'ailleurs que ce dernier Son ne soit pas absolument imperceptible.
(m) [cf. p.116] Génération Harmononique pages 10 et 11. Voyez aussi l'Article 4. du Chapitre 6.
(p) [cf. p.118] Génération Harmonique page 62.
premiére. parce qu'il est plus difficile de distinguer un si foible Son, lorsqu'il est replique au grave d'un des Sons de l'Accord entonné, que lorsqu'il ne l'est pas. Or il y a un ut dans l'Accord, et il n'y a point de fa.
seconde. c'est que les trois Sons la, ut, mi, étant tous trois harmoniques de fa, concourrent tous aussi à en suggérer le sentiment; au lieu que la n'étant point harmonique d'ut, ne peut concourir avec les deux Sons ut, mi, à fortifier le sentiment du foible Bourdon ut, déja trop difficile à distinguer de l'ut entonné qui est sa double Octave.
C'est ainsi que l'effet de la Réminiscence d'un Son principal l'emporte souvent sur l'impression actuelle de la Resonnance du Son présent.
(a) [cf. p.143] qui est d'un Semiton.
(b) [cf. p.144] Voyez le troisiéme Essai page 131, et les Exemples E et F de la seconde Planche.[SERESS 03GF]
(c) [cf. p.144] Le renversement dont il s'agit ici ne donne point de sol [x].
(d) [cf. p.145] Le renversement dont il s'agit ici, qui change ut en mi, convertit si en fa. Voyez l'Exemple F. Planche 2.[SERESS 03GF]
(e) [cf. p.145] La, ut, mi. Voyez l'Exemple E, Planche 2.[SERESS 03GF]
(f) [cf. p.145] Ou sa Quarte au-dessus.
(h) [cf. p.146] L'Accord qui annonce avec énergie le Son la comme Tonique.
(i) [cf. p.146] L'Accord si, re, fa, la; que donne le renversement de l'Accord sol, si, re, fa; Exemple G. Planche 2.[SERESS 03GF]
(l) [cf. p.147] Voyez le troisiéme Essai, pages 140 et 141.