TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Fétis, François-Joseph
Title: La Musique mise à la portée de tout le monde, Troisième et quatrième sections
Source: La Musique mise à la portée de tout le monde, Exposé succinct de tout ce qui est nécessaire pour juger de cet art, et pour en parler sans l'avoir étudié (Paris: Alexandre Mesnier, 1830), 239-408.

[-239-] TROISIÈME SECTION.

De l'exécution.

CHAPITRE XV.

Du chant et des chanteurs.

Lorsqu'un chanteur, doué d'une belle voix, d'intelligence, de sentiment, et qui a consacré plusieurs années de sa vie à développer par l'étude les qualités dont la nature l'a pourvu, lors, dis-je, que ce chanteur vient essayer pour la première fois en public l'effet des avantages qui semblent devoir assurer son succès, et qu'il voit tout à coup ses espérances déçues, il accuse ce même public d'injustice, et celui-ci traite le chanteur d'ignorant et de cuistre. En pareil cas tout le monde a tort; car, d'une part, celui qui ne connaît ses moyens que par l'effet qu'ils ont produit dans une école est hors d'état d'en régler l'usage devant une grande assemblée et dans un vaste local; et d'un autre côté, [-240-] le public se presse trop de juger sur ses premières impressions, n'ayant ni assez d'expérience, ni assez de savoir pour discerner le bien qui se trouve mêlé au mal, ou pour tenir compte des circonstances qui peuvent s'opposer à l'effet des talens du chanteur. Que de fois le public a lui-même réformé ses jugemens, faute de les avoir portés d'abord avec connaissance de cause! Tant de choses sont à examiner dans l'art du chant qu'à moins d'en avoir fait une étude particulière, ou d'avoir appris par la réflexion et l'expérience en quoi cet art consiste, il est bien difficile de ne point se tromper à la première audition d'un chanteur, soit en bien, soit en mal.

Pour chanter, il ne suffit pas de posséder une belle voix, quoique ce don de la nature soit un avantage précieux que toute l'habileté possible ne peut jamais remplacer. Mais celui qui possède l'art de poser sa voix avec aplomb et d'en ménager les ressources, tire quelquefois meilleur parti d'une voix médiocre, qu'un chanteur ignorant ne peut faire d'un bel organe.

Poser la voix, c'est coordonner aussi parfaitement que cela est possible les mouvemens de la respiration avec l'émission du son, et [-241-] développer la puissance de ce son autant que le comportent le timbre de l'organe et la conformation de la poitrine, sans arriver jusqu'à l'effort qui fait dégénérer le son en cri. Lorsqu'il existait en Italie de bonnes écoles de chant, la mise de voix, comme disaient les chanteurs de ce temps, était une étude de plusieurs années; car on ne croyait point alors comme aujourd'hui que le talent s'improvise. On peut juger du soin que les maîtres et les élèves mettaient à cette étude par l'anecdote suivante.

Porpora, l'un des plus illustres maîtres de l'Italie, prend en amitié un jeune castrato son élève. Il lui demande s'il se sent le courage de suivre constamment la route qu'il va lui tracer, quelque ennuyeuse qu'elle puisse lui paraître. Sur sa réponse affirmative, il note sur une page de papier réglé les gammes diatoniques et chromatiques, ascendantes et descendantes, les sauts de tierce, de quarte, de quinte, et cetera; pour apprendre à franchir les intervalles et à porter le son; des trilles, des groupes, des appogiatures, et des traits de vocalisation de différentes espèces.

Cette feuille occupe seule pendant un an le maître et l'écolier; l'année suivante y est [-242-] encore consacrée. A la troisième, on ne parle pas de la changer: l'élève commence à murmurer; mais le maître lui rappelle sa promesse. La quatrième année s'écoule, la cinquième la suit, et toujours l'éternelle feuille. A la sixième on ne la quitte point encore, mais on y joint des leçons d'articulation, de prononciation et enfin de déclamation; à la fin de cette année l'élève, qui ne croyait encore en être qu'aux

élémens, fut bien surpris quand le maître lui dit: "Va, mon fils, tu n'as plus rien à apprendre; tu es le premier chanteur de l'Italie et du monde." Il disait vrai, car ce chanteur était Caffarelli.

Ce n'est plus ainsi qu'on s'y prend maintenant. Un élève qui se confie aux soins d'un maître ne se rend auprès de lui que pour apprendre tel air, tel duo; le crayon du maître trace quelques traits, quelques ornemens; le chanteur en herbe en attrape ce qu'il peut, et bientôt il se compare aux premiers artistes. Aussi n'avons-nous plus de Caffarelli. Il ne reste pas maintenant en Europe une seule école où l'on emploie six ans à enseigner le mécanisme du chant. Il est vrai que pour y consacrer un temps si considérable, il faut [-243-] prendre les élèves dans une extrême jeunesse, et que les chances désavantageuses de la mue peuvent rendre inutile tout à coup le travail de plusieurs années. La voix des castrats ne présentait point les mêmes inconvéniens; elle avait d'ailleurs l'avantage d'une mise de voix naturelle; aussi ces êtres infortunés ont-ils été les chanteurs les plus parfaits qu'il y ait eus, lorsque l'opération n'a point été suivie d'accidens. Si c'est un triomphe pour la morale que l'humanité ne soit plus soumise à ces honteuses mutilations, c'est une calamité pour l'art que d'être privé de ces voix admirables. On ne peut se faire d'idée aujourd'hui de ce que furent des chanteurs tels que Balthasar Ferri, Sénésino, Farinelli, et plusieurs autres qui brillaient dans la première moitié du dix-huitième siècle. Crescentini, qui a terminé sa carrière de chanteur à la cour de Napoléon, et qui est maintenant professeur de chant au collége royal de Naples, est le dernier virtuose de cette belle école italienne.

Après les voix de castrats, les voix de femmes sont celles qui ont le moins à redouter la mue. Le seul effet qui résulte de l'approche de la nubilité est un certain amaigrissement du timbre, [-244-] qui dure ordinairement deux ou trois ans, après quoi la voix reprend son éclat et acquiert une qualité plus pure, plus onctueuse qu'avant son altération. C'est depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à trente que les femmes jouissent de toute la beauté de leur voix, quand des études mal dirigées n'ont point détérioré les dons de la nature.

On se rappelle ce qui a été dit concernant la voix de poitrine et la voix mixte ou de tête des hommes; les femmes ne possèdent pas ce dernier genre de voix, ce qui fait qu'elles ne peuvent monter avec autant de facilité que les ténors. Mais si cet avantage ne leur est point dévolu, elles ont celui d'avoir plus d'égalité. Les voix de femmes sont naturellement moins bien posées que celles des hommes. On y remarque en général une sorte de petit sifflement

sourd qui précède le son, et qui fait naître l'habitude de prendre le son un peu en dessous pour le porter ensuite à son intonation réelle. Les maîtres ne sont point assez attentifs à corriger ce défaut; dès que l'habitude en a été contractée pendant un an ou deux, le mal est sans remède. La rareté des voix de femmes très pures ajoute à leur mérite. Madame Barilli [-245-] en était douée; madame Damoreau possède le même avantage.

Le travail le plus utile de l'art du chant, pour les femmes, consiste dans le développement de la respiration, qui est chez elles plus courte que chez les hommes, ce qui est cause qu'elles respirent souvent mal à propros, soit en altérant le sens de la phrase musicale, soit même en nuisant à la prononciation.

Je me suis servi des termes porter le son, trilles, groupes, appogiatures, fioritures, et cetera; il est nécessaire que j'explique leur signification.

Si deux sons se succèdent en frappant sur chacun une articulation du gosier, sans aucune liaison entre eux, on nomme cet effet un détaché ou staccato. L'articulation de deux sons qui se font en unissant le premier au second par une liaison du gosier, se nomme port de voix. Porter le son, c'est unir un son à un autre par le mouvement du gosier.

Le trille, qu'on appelle souvent improprement cadence, est le passage alternatif et rapide d'une note à la note voisine. C'est un des effets les plus difficiles de l'art du chant. Quelques chanteurs ont naturellement le trille dans la [-246-] voix; d'autres ne l'acquièrent que par un travail long et pénible.

Le groupe est une suite rapide de trois ou quatre sons qui sert de broderie aux notes que le chanteur croit être trop simples pour l'effet du chant. Le groupe est un ornement utile; mais certains chanteurs le prodiguent trop et finissent par lui donner un air commun.

L'appogiature est une note de goût qui se joint quelquefois à une note écrite, et qui prend la moitié de sa valeur. L'appogiature peut être pris en dessus ou en dessous de la note réelle; le goût et le discernement du chanteur doivent le guider dans le choix de cet ornement.

Fioritures est un mot qui désigne en général toute espèce d'ornement, et en particulier certains traits composés de gammes diatoniques ou chromatiques, de traits en tierces ascendantes ou descendantes, et cetera. Les fioritures sont indispensables dans le chant; mais il ne faut point en abuser. Le mérite de la plupart des chanteurs de l'école actuelle se borne presque au talent d'exécuter les fioritures avec rapidité. Autrefois le compositeur écrivait le chant simple et laissait à la sagacité des chanteurs [-247-] le choix de ces fioritures, ce qui contribuait à la variété de la musique; car tous les exécutans n'étant point guidés de la même manière, ils choisissaient leurs traits selon l'inspiration du moment, et le même morceau s'offrait presque toujours sous un aspect différent. Lorsque les écoles de chant commencèrent à se détériorer, les chanteurs furent moins capables de choisir eux-mêmes les ornemens convenables à chaque genre de morceau: la chose en vint au point que Rossini se crut obligé d'écrire presque toutes les fioritures dont il voulait embellir son chant. Cette méthode eut d'abord un résultat assez avantageux, celui de dissimuler la faiblesse des chanteurs en leur faisant débiter une leçon toute faite; mais en définitive, elle eut d'abord l'inconvénient de rendre la musique monotone, en la présentant toujours sous le même aspect; de plus, elle habitua les chanteurs à ne plus se mettre en peine de chercher des formes nouvelles d'ornemens, puisqu'ils en trouvaient de toutes faites à la hauteur de leurs moyens d'exécution. Cela acheva de ruiner l'école, dont il ne reste presque plus de traces.

Le mécanisme du chant, même le plus parfait, [-248-] est une partie indispensable du mérite d'un bon chanteur; mais ce n'est pas tout. La mise de voix la plus satisfaisante, la respiration la mieux réglée, l'exécution la plus pure des ornemens du chant, et, ce qui est bien rare, l'intonation la plus parfaite, sont les moyens par lesquels un grand chanteur exprime le sentiment dont il est animé, mais ne sont que des moyens; celui qui se persuaderait que tout l'art du chanteur y est renfermé pourrait quelquefois causer un plaisir tranquille à son auditoire, mais ne lui ferait jamais éprouver d'émotion. Le grand chanteur est celui qui s'identifie au personnage qu'il représente, à la situation où il se trouve et aux sentimens qui l'agitent; qui s'abandonne à des inspirations momentanées, comme a dû faire le compositeur en écrivant la musique qu'il exécute, et qui ne néglige rien de ce qui peut contribuer à l'effet non d'un morceau isolé, mais d'un rôle entier. La réunion de toutes ces qualités compose ce qu'on nomme l'expression. Sans expression, il n'y a jamais eu de grand chanteur, quelle que fût la perfection du mécanisme de son chant; et l'expression, quand elle était réelle, et non une espèce de charge telle que [-249-] la font quelques acteurs, a souvent fait pardonner une exécution incorrecte.

Les chanteurs célèbres du dix-huitième siècle ne furent pas moins renommés par leur faculté d'exprimer que par la beauté de leur mécanisme. On en rapporte des choses qui paraîtraient fabuleuses aujourd'hui. On connait l'histoire de Farinelli, dont la voix et l'expression touchantes guérirent le roi d'Espagne Philippe V d'un accès de mélancolie noire qui faisait craindre pour sa raison. Raff, sauvant la vie de la princesse Belmonte, mise en danger par les suites d'un chagrin violent, en lui faisant répandre un torrent de larmes, atteste encore quelle était la puissance d'expression de ces chanteurs prodigieux. Sénésino, chanteur d'un mérite extraordinaire, oubliant son rôle pour embrasser Farinelli qui venait de chanter un air avec une perfection miraculeuse; la Gabrielli, touchée jusqu'à laisser paraître l'émotion la plus vive, après avoir entendue Marchési chanter un cantabile, et Crescentini faisant verser des larmes à Napoléon et à toute sa cour dans Romeo et Juliette, sont encore des preuves de la puissance d'expression que possédaient ces dieux du chant. Quelques momens où madame Mallibran [-250-] sait éviter l'exagération pour rester dans l'expression vraie, et dans lesquels son exécution est irréprochable, ont pu donner l'idée de ce genre de mérite; mais si j'en juge par Crescentini, que j'ai entendu, les chanteurs dont je viens de parler soutenaient, pendant toute la durée d'un rôle, cette perfection que madame Mallibran ne nous a fait entendre qu'à de certains intervalles.

Les chanteurs français n'ont jamais eu la réunion de qualités qu'on a admirée dans les Italiens; un seul, doué d'une chaleur, d'une verve entraînante, et d'un goût délicat, en a beaucoup approché sous de certains rapports, et a possédé des qualités particulières qui, dans un autre genre, en ont fait un des chanteurs les plus étonnans qui aient existé. Ce chanteur était Garat. Jamais on ne fut organisé plus heureusement, et jamais on ne conçut l'art du chant d'une manière plus large. La pensée de Garat était toujours ardente; mais il savait toujours la régler par l'art et par la raison. Un air, un duo, ne consistait pas, selon ce grand chanteur, dans une suite de phrases bien exécutées et même bien senties; il lui fallait un plan, une gradation, qui n'amenât les grands [-251-] effets que lorsqu'il en était temps, et lorsque la passion était arrivée à son développement. Rarement on le comprenait lorsque, discutant sur son art, il parlait du plan d'un morceau de chant; les musiciens même se persuadaient qu'il y avait de l'exagération dans ses idées à cet égard; mais lorsqu'il joignait l'exemple au précepte, et que, voulant démontrer sa théorie, il chantait un air avec les différentes couleurs qu'on pouvait lui donner, on comprenait tout ce qu'il faut de réflexions et d'études pour arriver à la perfection dans un art qui ne semble destiné, au premier aperçu, qu'à procurer des jouissances à l'oreille.

Une des qualités les plus précieuses de Garat était la beauté de sa prononciation; ce n'était pas seulement une netteté parfaite d'articulation, sorte de mérite fort rare; c'était en lui un moyen puissant d'expression. Il est juste de reconnaître que cette qualité appartient plus à l'école du chant français qu'à toute autre, et que Gluck y avait trouvé le principe du genre qu'il adopta pour notre opéra. Il y a, dans la prononciation de la langue française, quelque chose d'énergique qui n'est peut-être pas favorable à l'émission douce et gracieuse de la [-252-] voix, mais qui est très propre à l'expression dramatique. Malheureusement quelques acteurs de l'Opéra, tels que Lainé et Adrien, ont abusé de ce caractère particulier de la langue française, et ont fait dégénérer en charge cette expression dramatique. Dans leur manière de scander la parole, la voix ne sortait que par éclats et avec effort, en sorte que les sons ne se produisaient plus que sous l'apparence de cris souvent fort désagréables. Aucune apparence de mise de voix ni de vocalisation, aucunes traces de ce qu'on nommait en Italie l'art du chant, ne se faisaient apercevoir dans la manière qui s'était établie à l'Opéra. C'était, si l'on veut, de la déclamation notée; mais ceux qui bornaient leur art à cette déclamation ne pouvaient passer pour chanteurs. Garat seul sut prononcer d'une manière dramatique sans s'éloigner des belles traditions de l'école véritable du chant, et sut donner à son chant une grande expression dramatique sans négliger toutes les ressources de la vocalisation.

Les conditions du chant français diffèrent à certains égards de celles du chant italien. Une voix pure et sonore, une prononciation nette et régulière, et de l'expression dramatique, [-253-] voilà tout ce qu'on a demandé pendant long-temps aux chanteurs français. Un préjugé peu raisonnable avait fait considérer les traits et les ornemens comme peu convenables à notre langue; insensiblement l'Opéra-Comique s'est affranchi des obstacles qu'on lui opposait sous ce rapport; mais l'Opéra avait toujours résisté; enfin il a cédé à l'empire de la mode, et ses progrès ont été rapides en ce genre. On doit l'en féliciter, puisque le moment était venu où la déclamation lyrique n'intéressait plus les spectateurs, dont le goût avait pris une autre direction depuis qu'ils s'étaient accoutumés à la musique italienne.

Cependant il faut se garder de tomber d'un excès dans un autre; il est bon de conserver à la musique d'un pays sa physionomie particulière; une imitation servile n'est jamais une conquête. L'usage raisonnable des ornemens du chant dans le style français est nécessaire: l'excès serait nuisible. Il y a dans nos habitudes théâtrales un penchant à la raison qui exclut ces morceaux de placage qui n'ont d'autre but que de faire admirer la flexibilité d'un gosier. Admettons les traits et toute espèce d'ornemens, mais ne bannissons pas nos formes dramatiques, [-254-] auxquelles il ne manquait que des chants plus faciles et plus élégans. Ne perdons pas surtout la tradition de ce beau récitatif à la manière de Gluck, dont les compositeurs italiens reconnaissent aujourd'hui si bien le mérite qu'ils cherchent à s'en rapprocher autaut qu'ils peuvent.

Il est un point sur lequel l'autorité qui régit les arts en France n'a point porté jusqu'ici un coup d'oeil assez attentif; c'est la préparation et la conservation des chanteurs. Ce que je nomme la préparation des chanteurs consiste dans le choix des sujets et dans leur éducation hygiénique. Si les sujets qu'on choisit pour en faire des chanteurs se présentaient avec des voix toutes faites, à l'abri des révolutions physiques qui modifient les individus dans la jeunesse, rien ne serait plus facile que de faire ce choix. Mais il n'en est point ainsi; sur cent individus qui ont une jolie voix dans leur enfance, quatre-vingt-dix la perdent dans la mue, ou ne la retrouvent que médiocre quand elle a changé de timbre; et sur les dix qui ont été plus favorisés par le sort, on n'est pas toujours certain d'en rencontrer un qui réunisse à la beauté de son organe un sentiment assez [-255-] vif, assez profond, pour qu'il devienne ce qu'on appelle à juste titre un chanteur. Ce sentiment se manifeste dans l'enfance de manière à être facilement aperçu par un maître pourvu des qualités nécessaires à l'exercice de son art; deux sons suffisent pour le faire reconnaître. Mais celui chez lequel on le découvre sera-t-il un de ceux qui conserveront leur voix? voilà ce que nul signe extérieur ne fait apercevoir. C'est cette incertitude qui a été l'origine de la castration des individus du sexe masculin.

Rebuté d'une foule d'essais infructueux faits sur des enfans de ce sexe, on a pris le parti de ne plus admettre dans les écoles publiques de chant que des adultes, avec lesquels on n'a point les mêmes risques à courir. Mais ici une nouvelle difficulté se présente; difficulté plus grande parce qu'elle est sans remède et presque sans exception; c'est que les individus qui arrivent à l'âge de puberté sans avoir posé les bases de leur éducation musicale par de longues études ne parviennent presque jamais à devenir musiciens, soit sous le rapport de la lecture de la musique à première vue, soit sous celui du sentiment de la mesure. Quelle que soit la beauté de la voix, sa flexibilité, son [-256-] timbre, et même quel que soit le sentiment de justesse d'intonation et d'expression dont un chanteur commencé dans l'adolescence soit pourvu, il ne sera jamais qu'un chanteur incomplet; dont l'exécution n'offrira point de sécurité, parce qu'il ne sera guidé que par une sorte d'instinct qui peut être souvent en défaut.

Placé entre deux genres de difficultés également redoutables, il est nécessaire que le gouvernement, qui fait les frais de l'éducation musicale des chanteurs, ne néglige aucune chance de succès, et qu'il coure beaucoup de risques en pure perte pour trouver quelques résultats heureux. Mais il ne faut pas qu'il s'en remette au hasard pour se procurer les sujets sur lesquels on doit faire les essais, car il pourrait être long-temps déçu dans ses espérances. Voici comment il faudrait qu'on s'y prît.

L'expérience a démontré que les voix sont, en général, distribuées en France par cantons, comme les vignobles. La Picardie fournit des basses plus belles et en plus grande quantité qu'aucune autre province; presque toutes les belles basses qui ont brillé à l'Opéra et dans les autres établissemens musicaux étaient picardes. [-257-] Les ténors, et particulièrement ceux qu'on nomme haute-contres, se rencontrent en plus grand nombre dans le Languedoc, et surtout à Toulouse et dans ses environs, qu'en aucun autre lieu de la France. Les voix de cette espèce y sont d'une beauté singulière et les chances de conservation après la mue y sont beaucoup plus favorables qu'ailleurs. Enfin, dans la Bourgogne et la Franche-Comté, les voix de femmes ont plus d'étendue et un timbre plus pur que dans toutes les provinces. Sans chercher à expliquer cette singularité, il suffit de la constater pour se convaincre de la nécessité d'aller chercher, dans les diverses parties de la France qui viennent d'être indiquées, les enfans qu'on destine à la profession de chanteurs, et de confier la recherche de ces sujets aux soins d'un homme éclairé, qui sente bien l'importance de sa mission. Nul doute qu'au moyen de semblables précautions on n'obtînt, au bout de sept ou huit ans, un certain nombre de bons chanteurs, dont le besoin se fait sentir davantage chaque jour.

Pour parer à ce besoin de chanteurs, on s'empresse ordinairement de produire sur la scène des élèves dont l'éducation musicale est [-258-] à peine ébauchée; cette funeste méthode se pratique non-seulement en France, mais en Italie; et tel chanteur reste dans la médiocrité toute sa vie, faute d'avoir employé deux ou trois années à perfectionner ses études. Ainsi l'on dissipe infructueusement ce qui aurait pu fournir des ressources durables. C'est à mettre un terme à ce mal déplorable que les gouvernemens qui se font les protecteurs des arts devraient s'appliquer: en un mot, il ne suffit pas de préparer des chanteurs, il faut les conserver, ce qui exige des soins de plus d'une espèce. Autrefois la méthode suivie par Lainé, Adrien, et tous ces maîtres qu'on appelait professeurs de déclamation lyrique, avait pour effet inévitable de détruire les voix dans leur principe, par l'ignorance où l'on était de ce qui concerne la mise de voix, la vocalisation, et plus encore par l'exagération de force qu'on exigeait d'élèves dont la constitution physique était à peine formée. L'émission du son ne se faisant jamais d'une manière naturelle, et la force des poumons étant mise sans cesse en jeu, les voix plus robustes ne pouvaient résister à la fatigue d'un travail pour lequel les forces herculéennes d'Adrien avaient été insuffisantes. [-259-] Aussi a-t-on vu pendant plusieurs années que des voix franches et bien timbrées, qu'on n'était parvenu à se procurer qu'avec beaucoup de peine, expiraient avant d'avoir pu sortir de l'École royale de Musique. Enfin ce mal a disparu avec la musique qui y donnait lieu, et avec les professeurs qui étaient chargés de propager la tradition de celle-ci. Mais tout n'est pas fait.

Les soins qu'exige la conservation de la voix doivent commencer du moment de sa première émission; or, il est à remarquer qu'en dehors de l'art du chant il y a une partie préliminaire de la musique qu'on nomme la solmisation, laquelle est destinée à former d'habiles lecteurs, par l'exécution de certains exercices gradués, sur toutes les difficultés de la mesure et de l'intonation. L'étude de ces exercices se fait ordinairement dans l'enfance, sous la direction de maîtres qui, pour la plupart, sont étrangers à l'art du chant. Aucun soin n'est apporté, soit dans la rédaction, soit dans le choix de ces exercices, sous le rapport de l'étendue des voix; en sorte qu'il arrive presque toujours qu'on fait chanter les enfans hors des limites que la nature leur a assignées. Les efforts qu'ils [-260-] sont obligés de faire pour atteindre aux intonations aiguës qu'on leur fait chanter, ont bientôt détruit le principe de la voix, et forcé les ligamens du gosier. Quand ce mal est fait, il n'y a plus de remède, et tout l'art du monde ne peut rendre à ces enfans le velouté de la voix, car ils l'ont perdu pour toujours. Ajoutez à cela que les précautions nécessaires pour apprendre dès l'origine à poser le son avec la respiration, à ne point respirer trop souvent, et à ne pas fatiguer la poitrine par une respiration trop long-temps retenue, tout cela, dis-je, est complètement ignoré de la plupart des maîtres de solfége. Après deux ou trois années d'exercice, ils arrivent à former de bons lecteurs de musique; mais ils ont détruit ou altéré la voix de leurs élèves, et c'est en cet état qu'ils les livrent aux soins des professeurs de chant, dont tout l'art ne peut rendre à ces pauvres jeunes gens ce qu'ils ont perdu sans retour.

Ce qu'il faudrait faire pour mettre un terme au mal que je viens de signaler, le voici: la lecture de la musique est indépendante de l'art du chant; il est donc inutile de réunir dans l'étude deux choses qui se séparent naturellement. [-261-] Les leçons du professeur de solfége se bornant à faire lire la musique en nommant seulement les notes au lieu de les chanter, et à diviser avec exactitude tous les temps de la mesure et toutes les combinaisons des notes, atteindraient sûrement le but qu'on se propose dans cette étude préliminaire. A l'égard de l'intonation, à laquelle il faut accoutumer l'oreille, ce serait l'affaire du professeur de chant, qui y disposerait ses élèves avec les précautions convenables. Dès le premier moment qu'un enfant essaierait d'émettre des sons avec la voix, il serait prémuni contre les écarts d'une méthode vicieuse, et tout concourrait à tirer tout le parti possible des dispositions primitives de l'organe.

Qu'on ne croie point, au reste, qu'il s'agit ici d'une théorie nouvelle des divisions de l'étude de la musique; car c'est ainsi que cette étude se faisait en Italie, quand l'art du chant y était cultivé avec succès. L'expérience autant que la raison démontre la nécessité de cette division des études musicales. L'intérêt seul des maîtres de solfége y perdrait peut-être quelque chose, car ils aiment assez qu'on les prenne pour des maîtres de chant. Je ne doute [-262-] point que le temps n'amène cette amélioration importante dans les études musicales, qui ont fait de fort grands progrès en France depuis plusieurs années.

[-263-] CHAPITRE XVI.

De l'exécution instrumentale.

Paragraphe I.

De l'art de jouer des instrumens.

L'exécution instrumentale se divise naturellement en individuelle et en collective. Elle se compose de l'art de jouer des instrumens, et de celui d'accorder, par la mesure et le sentiment, un certain nombre d'exécutans réunis. Il est nécessaire de traiter séparément de chacune de ces choses.

On sait que les instrumens se divisent en cinq espèces principales: la première se compose des instrumens à archet; la seconde, des instrumens à cordes pincées; la troisième, des instrumens à clavier; la quatrième, des instrumens à vent, et la cinquième, des instrumens de percussion. Chaque genre d'instrumens exige des qualités particulières pour être bien joués; ainsi les instrumens à archet [-264-] demandent avant tout une oreille délicate pour la justesse des intonations, qui ne se forment qu'en appuyant les doigts sur les cordes, et beaucoup de souplesse dans le bras pour le maniement de l'archet. On ne peut parvenir à une bonne exécution sur les instrumens à cordes pincées qu'autant que les doigts sont pourvus d'une grande énergie pour résister à la pression des cordes et pour en tirer de beaux sons. Les instrumens à clavier, dans lesquels les intonations sont toutes faites, exigent surtout des doigts longs, souples, agiles et forts. Pour acquérir une certaine habileté sur les instrumens à vent, il faut la même justesse d'oreille que pour les instrumens à cordes, et de plus, la faculté de mouvoir les lèvres avec facilité, d'en modifier la pression, et de régler la force du souffle, qualités qu'on nomme en général l'embouchure. Quant aux instrumens de percussion, il semble au premier aspect que tout homme robuste doit être pourvu des qualités nécessaires pour en jouer; cependant on remarque des différences notables entre tel ou tel timballier, bien qu'ils aient fait les mêmes études; il est nécessaire de posséder, pour jouer de la timbale, une certaine souplesse [-265-] de poignet et un certain tact qu'on ne peut analyser, mais qui ne sont pas moins réels.

Dans l'énumération des qualités nécessaires pour bien jouer des instrumens, je n'ai point parlé de la sensibilité ni de l'imagination, principes de tout talent, parce qu'il ne s'agit en ce moment que des dispositions physiques; en vain un pianiste ou un hautboïste seraient-ils pourvus de la sensibilité la plus exquise, si l'un a des doigts raides ou mous, et l'autre des lèvres plates et sèches; ils ne deviendront pas plus de grands instrumentistes que l'homme le mieux organisé ne deviendrait un chanteur s'il n'avait pas de voix.

L'exécution des instrumens à archet, tels que le violon, l'alto, le violoncelle et la contrebasse, se compose de deux parties distinctes: le doigté et le maniement de l'archet. Le doigté est l'art de former les intonations par la pression des doigts sur les cordes contre la partie supéreure du manche, qu'on nomme la touche. Cette pression, qui raccourcit plus ou moins la longueur vibrante de la corde, ne peut produire des sons purs qu'autant qu'elle est très énergique, car une corde ne vibre d'une [-266-] manière satisfaisante que lorsqu'elle est fixée très solidement sur ses points d'attache. Il est donc nécessaire qu'un violoniste, un violoncelliste, appuient les doigts avec beaucoup de force sur les cordes, malgré la sensation douloureuse que leur fait éprouver cet exercice dans le commencement de leurs études. Il est des artistes dont le bout des doigts finit par se garnir d'une sorte de calus ou de durillons par un long usage de leur instrument; il ne paraît pas qu'il en résulte d'inconvénient pour la nature du son.

Un autre point important du doigté est la justesse, c'est-à-dire l'art de placer les doigts sur les cordes de manière à rendre les intonations justes. Tous les violons ou tous les violoncelles n'ont pas les mêmes dimensions; certains luthiers ont adopté pour ces instrumens des formes plus grandes que d'autres: or l'écartement des doigts pour former les intonations est toujours en raison de la longueur du manche du violon, de l'alto ou du violoncelle; car il est évident que la longueur des cordes est proportionnelle aux dimensions de l'instrument. Plus cette longueur est considérable, plus l'écartement doit être grand pour passer [-267-] d'un son à un autre; moins elle est étendue, plus il faut rapprocher les doigts. Une oreille délicate avertit promptement l'exécutant des fautes qu'il commet contre la justesse; mais cela ne suffit pas: pour jouer toujours juste, il faut être pourvu d'une certaine disposition d'adresse, et avoir fait un long exercice des intonations. Il y a divers degrés dans la manière de jouer juste ou faux. Une justesse approximative est la seule à laquelle parviennent les instrumentistes ordinaires; la justesse absolue n'est le partage que d'un très petit nombre d'artistes. Elle est surtout difficile à acquérir dans ce qu'on nomme les passages à double corde. Dans ces sortes de traits, qui produisent l'effet de la réunion de deux voix, l'archet pose sur deux cordes et fait résonner à la fois deux intonations qui sont le résultat de la combinaison des doigts de la main gauche. L'étude de la double corde exige beaucoup de temps, et ses difficultés sont telles qu'il n'a peut-être point encore existé un seul instrumentiste qui les ait vaincues de manière à satisfaire toujours une oreille exercée.

L'action des doigts de la main gauche sur les cordes n'a d'influence que sur la justesse [-268-] des intonations et sur la pureté des vibrations; quant à la qualité des sons, plus ou moins douce ou forte, plus ou moins dure ou moelleuse, elle est le résultat du maniement de l'archet par la main droite. Ce maniement, qui, en apparence, se borne à tirer et pousser alternativement la frêle machine sur les cordes, est d'une difficulté excessive. D'abord l'expérience à démontré qu'on ne peut mettre dans un ensemble parfait les mouvemens de l'archet et ceux des doigts qu'en affaiblissant autant que possible l'action du bras qui dirige cet archet, de manière que le poignet agisse librement et sans raideur. Si l'on examine les mouvemens d'un violoniste habile, rien ne paraît plus facile que cette indépendance du poignet; mais il faut plusieurs années d'études pour l'acquérir. Ce n'est pas tout: le tiré et le poussé de l'archet sont susceptibles d'une multitude de combinaisons qui ont aussi leurs difficultés. Quelquefois plusieurs sons se coulent par le même coup d'archet, ce qui exige beaucoup de ménagement dans le développement du bras; en d'autres occasions, toutes les notes se font dans un mouvement rapide par un nombre de coups d'archet égal à celui des [-269-] notes, ce qui demande beaucoup d'ensemble entre les mouvemens des doigts et ceux de la main droite; d'autres combinaisons offrent des suites de sons alternativement coulés et détachés; enfin il est des succesions de notes qu'on détache d'un mouvement rapide par un seul coup d'archet tiré ou poussé: ce dernier genre de trait, qu'on nomme staccato, demande une habileté particulière.

Ce n'est point seulement à vaincre ces difficultés de mécanisme que l'artiste doit s'attacher; l'art de modifier la qualité des sons doit être aussi l'objet de ses études. On croyait autrefois ne pouvoir obtenir une bonne exécution qu'au moyen d'un archet très rigide, parce que les effets étant peu variés, on n'exigeait de l'instrumentiste qu'un jeu large et franc, où presque tous les sons étaient détachés. Pour obtenir cette rigidité nécessaire, on avait imaginé de donner à l'archet une courbe convexe, à peu près semblable à celle d'un arc, dont le crin formait la corde. Plus tard on s'aperçut qu'un archet flexible est plus propre à produire des sons moelleux et purs qu'un archet raide et tendu; la baguette fur d'abord remise en ligne droite, et finit par prendre la courbe [-270-] concave qu'on lui voit aujourd'hui. Les artistes modifient maintenant la légère tension de leur archet par le moyen d'une vis, en raison de la qualité de leur jeu et des traits avec lesquels ils se sont familiarisés. Au moyen de cet archet flexible et léger, les effets qu'on peut produire sur le violon ou sur le violoncelle sont de beaucoup d'espèces. Près du chevalet, les cordes ayant une tension très énergique, l'archet ne les peut mettre dans un état de vibration complète, et les sons qu'elles produisent, quand elles sont touchées dans cet endroit, ont quelque chose de nazard et de ressemblant à la vielle. Si l'on écarte un peu l'archet de cette position, les cordes rendent un son volumineux, mais peu agréable et même dur; cependant on tire bon parti de ces sons dans les traits détachés qui demandent de la force. Plus l'archet se rapproche de la touche, plus les sons prennent une qualité moelleuse, mais moins ils ont d'intensité. On joue aussi quelquefois sur la touche; dans cette position de l'archet, les sons deviennent très doux, mais ils sont sourds. A mesure que l'archet s'éloigne du chevalet, l'artiste diminue la force de pression sur les cordes. L'inclinaison plus ou moins [-271-] considérable de la baguette sur les cordes, modifie aussi la qualité des sons. De tous ces faits, qui ont été successivement observés, résulte la variété inépuisable d'effets qu'un grand artiste parvient à tirer de son instrumeut. Peut-être reste-t-il encore beaucoup à découvrir pour porter l'exécution des instrumens à archet aussi loin qu'elle peut aller.

Le violon ne fut pendant long-temps qu'un instrument de ménétrier; son usage se bornait à jouer des airs populaires ou à faire danser. Plus tard on l'introduisit dans l'orchestre, où il tient maintenant la première place; mais ceux qui en jouaient avaient si peu d'habileté que Lully se plaignait de ne pouvoir hasarder de placer les passages les moins difficiles dans ses compositions, dans la crainte que les symphonistes ne pussent les exécuter. La France, l'Italie et l'Allemagne ne possédaient pas une seule école de violon. Le premier qui comprit ce qu'on pouvait faire de cet instrument fut Corelli. Ce violoniste italien vécut à la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième. Ses sonates et ses concertos sont encore considérés comme des modèles classiques. Il y introduisit une foule de traits et [-272-] de combinaisons de doigté et de coups d'archet dont on n'avait pas d'idée avant lui. Ses successeurs, Vivaldi et Tartini, étendirent le domaine de l'instrument qu'il venait en quelque sorte de créer; Locatelli, Nardini, Pugnani, et une foule d'autres violonistes italiens, qu'il serait trop long de nommer, perfectionnèrent successivement l'art de manier l'archet et celui du doigté. Enfin Viotti recula les bornes qu'on avait assignées au violon, tant par son exécution prodigieuse que par la beauté de ses compositions, qui réunissent la nouveauté et la grace des chants, l'expression, la largeur des proportions et le brillant des traits. Les concertos de Viotti sont les plus beaux qu'on connaisse.

Les violonistes allemands se distinguent depuis le milieu du dix-huitième siècle par l'habileté de leur main gauche; mais ils tirent peu de son de l'instrument, et leur maniement d'archet est en général peu développé. L'Italie et la France possédaient de grands violonistes long-temps avant que l'Allemagne en eût de remarquables. Le premier qui fonda une école fut Benda. Vers 1790, Eck se plaça à la tête des violonistes allemands. On citait aussi dans [-273-] le même temps Fraenzel, dont le talent agréable était renfermé dans de plus petites proportions. Aujourd'hui, Spohr passe pour être le chef des violonistes de l'Allemagne: il possède en effet beaucoup d'habileté; mais son exécution un peu froide n'a pu obtenir de succès en France, pays où les violonistes sont jugés le plus sévèrement.

Les violonistes français sont célèbres dans toute l'Europe depuis plus d'un siècle. Leclere, dont la manière appartenait à l'école de Corelli, fut le premier qui parvint à lutter sans désavantage avec les grands artistes italiens. La musique qu'il composa pour son instrument fut considérée long-temps comme un modèle classique; elle n'est pas sans difficultés pour les violonistes de nos jours, malgré les progrès immenses qu'on a faits dans l'art de jouer du violon. Madin, Pagin et quelques autres qui vinrent après Leclere, eurent plus de grace dans leur jeu, mais moins de largeur dans le style et dans le son. Gaviniès, qu'on a surnommé le Tartini français, fut digne de ce nom par les grandes proportions de son jeu. L'art du maniement d'archet, qu'on avait négligé en France jusqu'à lui, pour s'occuper de [-274-] la main gauche, attira son attention, et il y acquit une habileté que Viotti même admirait. Les études qu'il a publiées, sous le titre des vingt-quatre matinées, resteront comme un monument de son talent.

Après lui commence ce qu'on peut appeler l'école moderne. Kreutzer, Rode et Baillot en sont les chefs. Le premier n'a point fait d'études classiques; mais son heureuse organisation lui révéla le secret d'une sorte de style chevaleresque, brillant, léger et plein de charmes. Plus correct, plus pur, le talent de Rode fut un modèle de perfection. Admirable par la justesse de ses intonations et l'art de chanter sur son instrument, il se faisait aussi remarquer par la prestesse de son doigté; on ne pouvait lui reprocher que de manquer un peu de variété dans le maniement de son archet. Les deux grands talens que je viens de citer ne sont déjà plus que des souvenirs qui appartiennent à l'histoire de l'art, et Baillot, leur contemporain, Baillot, répertoire vivant de toutes les traditions classiques de la France et de l'Italie, Baillot est encore debout, brillant de jeunesse et de verve, grandissant avec l'âge, et semblant défier à la fois et le [-275-] siècle qui le fuit et celui qui s'avance. C'est à ce grand artiste qu'appartient surtout la gloire d'avoir établi en France l'école de violon la plus brillante qu'il y ait en Europe, tant par les élèves qu'il a formés que par l'exemple qu'il donne d'un mécanisme admirable et du style le plus élevé. Sa variété d'archet est prodigieuse; mais son habileté n'est en lui qu'un moyen de seconder ses inspirations, qui sont toujours profondes on passionnées. Toutefois Baillot ne donne l'essor à tout son talent et n'est digne de lui que lorsqu'il exécute la musique des grands maîtres, et que son auditoire partage ses émotions. Ceux qui croient le connaître pour lui avoir entendu jouer un solo dans quelque ballet de l'opéra ne se doutent pas de son talent; car dans un pareil morceau, il faut qu'il se règle sur le mouvement de l'orchestre ou sur les pas d'un danseur; la musique n'a rien qui le séduise, parce que les spectateurs sont plus occupés des pirouettes de la scène que de son jeu. Tout cela le glace et en fait un violoniste ordinaire.

Aux trois grands artistes que je viens de nommer, il faut joindre Lafont, qui, sans avoir ce qu'on nomme communément de l'école, [-276-] c'est-à-dire, une théorie de l'archet et du doigté, s'est fait, par un travail assidu, un jeu parfait sous le rapport de la justesse et de la douceur des sons.

Les violonistes que je viens de nommer ont formé une foule d'élèves qui sont devenus des artistes distingués, et qui assurent aux orchestres français une supériorité incontestable.

Une nouvelle ère a commencé pour le violon: c'est celle de la difficulté vaincue. Paganini, doué d'une organisation nerveuse et flexible, possédant une main prodigieusement grande, qui lui offre les moyens d'exécuter des passages que nul autre ne peut faire comme lui, a dû à ces avantages et à quelques circonstances particulières une habileté qui tient du merveilleux. N'ayant eu en quelque sorte d'autre maître que lui-même, il n'a point acquis de principes certains dans l'art du maniement d'archet: c'est la partie faible de son jeu. Toute son attention s'est portée sur la main gauche, et l'on peut dire qu'il y a fait une révolution complète. Le doigté du violon offre quelquefois des difficultés insurmontables pour certains passages; Paganini a éludé ces difficultés en variant l'accord de l'instrument, de manière [-277-] à se placer dans les conditions les plus avantageuses pour l'exécution des passages qu'il méditait. C'est par le moyen de ces variétés d'accord qu'il a aussi produit des effets de sonorité qui n'existeraient pas sans cela. Ainsi il joue un concerto en mi bémol mineur, dans lequel il a multiplié les tours de force; cela semble tenir du prodige; mais le charlatanisme de cette merveille consiste à faire jouer l'orchestre réellement en mi bémol mineur, tandis que le violon solo est monté un demi-ton plus haut que l'accord ordinaire, et que l'exécutant ne joue réellement qu'en ré mineur. La difficulté disparaît donc en partie; mais l'effet n'en est pas moins satisfaisant. Paganini est le premier qui ait exécuté des traits dans lesquels la main gauche pince certaines notes tandis que l'archet en joue d'autres, et qui ait trouvé le moyen de jouer sur la quatrième corde des morceaux entiers qui sembleraient exiger les quatre cordes de l'instrument. On ne peut donc nier que ce virtuose ait étendu les ressources du violon; malheureusement le désir de se faire applaudir par ses tours de force lui en fait faire un abus qui le place souvent en dehors du domaine de l'art.

[-278-] Dans la nouvelle école, il est un autre violoniste qui, quoique jeune, s'est fait une grande réputation par la pureté de son talent, et qui paraît destiné à recueillir l'héritage de Paganini, pour en faire un usage plus conforme au but réel de l'art: ce violoniste est de Bériot. Possédant un son superbe, un archet flexible et varié, une intonation irréprochable et beaucoup de goût, il ne lui manquait que d'agrandir les proportions de son jeu, et de ne pas se borner au genre un peu rétréci de l'air varié; ses derniers travaux ont fait voir qu'il a compris ce qui lui reste à faire, et tout démontre qu'il se placera quelque jour au plus haut degré de l'échelle des violonistes.

Autant le violon est un instrument brillant et puissant dans le solo, autant la viole ou alto paraît destinée à ne se faire entendre que dans les morceaux d'ensemble et comme partie d'accompagnement. La qualité de son de cet instrument, mélancolique et concentrée, le rend peu propre à satisfaire long-temps l'oreille. Dans le quatuor ou dans la symphonie, il dialogue bien avec les autres instrumens; mais il devient monotone lorsqu'il se fait entendre seul. Il n'est donc point étonnant qu'on ait [-279-] écrit peu de solos pour l'alto, et que peu de violonistes aient songé à cultiver particulièrement cette variété du violon. Alexandre Rolla, chef d'orchestre du théâtre de la Scala, à Milan, et Monsieur Urhan, professeur de Paris, sont à peu près les seuls qui, dans ces derniers temps, s'y sont distingués. Le doigté et le maniement de l'archet étant les mêmes pour cet instrument et pour le violon, tout violoniste peut jouer de la viole.

Il n'en est pas de même du violoncelle, qui se place entre les jambes de l'exécutant et qui exige un doigté particulier. L'écartement des doigts, pour former les intonations, étant toujours en raison de la longueur des cordes, on conçoit qu'il doit être beaucoup plus considérable sur le violoncelle que sur le violon. Il suit de là qu'on ne peut faire sur cet instrument les notes de même dénomination, affectées de dièses, de bémols ou de bécarres, avec les mêmes doigts, comme cela se pratique souvent sur le violon. En outre, l'obligation de quitter le manche pour appuyer le pouce sur la touche, lorsqu'on veut atteindre aux intonations aiguës, n'a aucune analogie avec ce qu'on nomme le démanché du violon: ces [-280-] deux instrumens sont donc aussi différens sous le rapport de l'exécution qu'ils le sont sous celui de leurs dimensions.

Le violoncelle est susceptible de produire de grands effets dans les solos comme dans l'orchestre; sa qualité de son est pénétrante et a beaucoup d'analogie avec la voix humaine. Aussi la destination naturelle de cet instrument dans les solos paraît-elle être de chanter, c'est-à-dire d'exécuter des cantilènes. Toutefois, la plupart des violoncellistes font consister leur habileté à jouer beaucoup de passages difficiles, parce que ces difficultés leur procurent les applaudissemens du public.

Le premier qui introduisit le violoncelle dans l'orchestre de l'Opéra fut un musicien nommé Battistini, de Florence, peu de temps avant la mort de Lulli. Avant lui on ne se servait que de la basse de viole (qui était montée de sept cordes) pour accompagner le chant comme pour la musique instrumentale. Franciscello, violoncelliste romain, fut le premier qui se rendit célèbre dans l'exécution des solos; il vivait vers 1725. Deux virtuoses allemands, Quanz et Benda, qui l'entendirent à Naples et à Vienne, s'accordent, dans les éloges [-281-] qu'ils lui donnent, à le ranger à la tête des artistes les plus habiles de leur temps. Berthaud, né à Valenciennes au commencement du dixhuitième siècle, doit être considéré comme le chef de l'école française du violoncelle. Parmi ses élèves on remarque les deux frères Janson, Duport l'aîné, et surtout Louis Duport le jeane, qui jusqu'ici n'a point été surpassé sous le double rapport de la beauté du son et de la dextérité d'archet. A l'égard de l'élégance du style et de l'habileté du doigté, Lamarre paraît être le violoncelliste qui s'est élevé le plus haut; malheureusement son jeu laissait souvent à désirer un son plus volumineux et plus mordant, particulièrement sur la troisième et la quatrième cordes. L'école française compte aujourd'hui plusieurs artistes de beaucoup de talent.

L'école allemande s'est distinguée par quelques violoncellistes d'un grand mérite. Le premier en date est Bernard Romberg, dont les compositions ont servi de modèle pour la facture des concertos à la plupart de ses successeurs. Une manière large et vigoureuse était ce qu'on remarquait surtout dans son talent. Après Romberg est venu Maximilien Bohrer, [-282-] qui s'est fait une grande réputation par son habileté à se jouer des plus grandes difficultés, sa justesse d'intonation et l'élégance de son jeu. Sans être aussi remarquable sous le rapport de l'exécution, Dotzauer mérite d'être cité pour ses compositions, qui sont d'un très bon style.

Les Anglais, qui n'ont point eu de violonistes qu'on puisse citer, comptent parmi leurs musiciens deux virtuoses sur le violoncelle. L'un est Crossdill, qui se distingua par une exécution vigoureuse et large; l'autre est Lindley. Une belle qualité de son, beaucoup de prestesse d'archet et une grande netteté d'exécution lui ont procuré une réputation méritée. Malheureusement son jeu est absolument dépourvu de style, et sa manière est vulgaire.

La contrebasse, instrument gigantesque qui est monté de quatre cordes en Allemagne, et qui n'en a que trois en France, en Italie et en Angleterre, est le fondement des orchestres. Aucun autre instrument ne peut le remplacer pour l'intensité et la puissance du son. La longueur de ses cordes est telle que l'écartement est considérable entre chaque note, ce qui oblige celui qui en joue à changer à chaque [-283-] instant la position de sa main; en sorte que les traits rapides y sont d'une exécution fort difficile. Rarement cette exécution est satisfaisante, car, parmi les contrebassistes, les uns se bornent à jouer les notes principales, en négligeant ce qui leur semble moins nécessaire, et les autres, plus exacts, ne tirent que peu de son dans la rapidité des notes. L'ensemble du doigté et de l'archet est fort difficile à acquérir. La destination de la contrebasse paraît être uniquement de compléter par ses sons graves le système d'un orchestre; cependant, malgré ses dimensions colossales, malgré la rudesse de ses sons et les difficultés qu'il oppose à un jeu délicat, on est parvenu à y jouer le solo de manière à faire naître au moins l'étonnement, si ce n'est à charmer l'oreille. Dragonetti, première contrebasse de l'opéra et du concert philharmonique de Londres, est parvenu à un degré d'habileté en ce genre qui surpasse tout ce qu'on peut imaginer. Né avec un sentiment musical très énergique, Dragonetti possède un aplomb dans la mesure et une finesse de tact qui le font dominer tous les artistes qui l'environnent dans un orchestre; mais ce n'est là qu'une portion de son mérite. [-284-] Personne n'a poussé aussi loin que lui l'art d'exécuter des difficultés et de manier avec dextérité le lourd archet de son instrument. Ce qu'il fait tient du prodige. Tous ceux qui ont tenté de l'imiter n'ont point approché de son talent, et n'en ont reproduit que de faibles copies.

Tous les instrumens à cordes et à archet dont il vient d'être parlé composent la base des orchestres; ils furent même les seuls qu'on y employa dans la première moitié du dixhuitième siècle, soit dans la musique dramatique, soit dans le style religieux. Les opéras de Pergolèse, de Léo, de Vinci, de Porpora, n'ont point d'autre instrumentation que celle des violons, violes et basses. Les accompagnemens du chant n'étaient alors qu'un accessoire peu remarquable; tout le mérite de cette musique consistait dans la grace des mélodies, et dans l'expression des paroles. Les instrumens à vent, qui, par les caractères divers de leurs sons, forment des oppositions heureuses avec les instrumens à cordes, et colorent la musique de teintes variées, n'avaient point encore pris place dans l'orchestre, ou du moins y étaient presque inaperçus, parce qu'ils n'y étaient employés [-285-] que de loin en loin et avec maladresse. Ce genre d'instrument a acquis successivement une plus grande importance dans les divers styles; mais les violons, violes et basses sont restés et resteront toujours le fondement des orchestres, parce que ces instrumens sont à la fois les plus énergiques, les plus doux et les plus susceptibles de varier leurs accens.

Mais pour tirer des instrumens à cordes tout l'effet dont ils sont susceptibles dans de grandes masses d'orchestre, il faut qu'il y ait unité dans le mode d'exécution, c'est-à-dire que les mêmes traits soient exécutés de la même manière par tous les instrumentistes; que tous les archets tirent et poussent en même temps; que les détachés et les liés se fassent aux mêmes endroits; que les accens du fort et du faible soient exprimés sur les mêmes notes; en un mot, qu'il semble n'y avoir qu'un violon, une viole, un violoncelle, une contrebasse. Il n'y a point de pays où ces conditions soient aussi bien remplies qu'en France; les orchestres de Paris sont surtout bien remarquables sous ce rapport. Il en faut attribuer la cause à la supériorité d'école qui existe au Conservatoire, et à la sûreté de principes qu'on y professe. [-286-] On a quelquefois reproché à cette école de jeter tous ses instrumentistes dans le même moule: ce reproche me paraît être plutôt un éloge qu'une critique à l'égard des violonistes d'orchestre; quant à ceux que la nature appelle à se distinguer dans le solo, s'ils ont reçu d'elle les qualités qui font le grand artiste, c'est-à-dire un sentiment énergique et le germe d'une manière particulière, la régularité des principes qu'ils reçoivent dans une école ne peut être un obstacle au développement de leur talent naturel; ils sauront toujours secouer les entraves du maître, quand le temps sera venu, et il leur restera l'avantage d'un maniement raisonné d'archet. Tous les compositeurs étrangers qui ont visité la France, et particulièrement Rossini, ont admiré les violonistes français.

Bien que la France ait produit plusieurs virtuoses pour les instrumens à vent, elle n'a point la même supériorité en ce genre que dans les instrumens à cordes; en général, l'Allemagne l'emporte sur elle à cet égard. Une des plus grandes difficultés qu'il y ait à vaincre sur cette sorte d'instrumens est d'en adoucir le son, et de jouer piano: les instrumens à vent jouent généralement trop fort dans les [-287-] orchestres français. L'obligation de jouer piano est cependant devenue d'autant plus impérieuse que la musique de la nouvelle école admet l'usage presque continuel de tous les instrumens par masse, pour en tirer du coloris, et que ces masses étouffent le chant lorsqu'elles ne sont point adoucies à l'excès.

Les instrumens à vent employés dans l'orchestre par les compositeurs de l'école actuelle sont: deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux ou quatre cors, deux trompettes, auxquels on ajoute quelquefois trois trombones, plusieurs ophicléides, un bugle ou trompette à clefs, et cetera.

La qualité la plus nécessaire pour bien jouer de la flûte est une bonne embouchure, c'est-à-dire une certaine disposition des lèvres propre à faire entrer dans l'instrument tout le souffle qui sort de la bouche, et à ne pas faire entendre une sorte de sifflement qui précède le son, et qui est fort désagréable dans le jeu de quelques flûtistes. La construction de l'instrument a été beaucoup améliorée depuis vingt-cinq ans; néanmoins elle n'est pas parfaite, et sa justesse est loin d'être irréprochable: l'artiste seul peut lui donner cette justesse si [-288-] nécessaire par la modification de son souffle, et quelquefois par de certaines combinaisons de doigté. Les notes détachées se faisant au moyen d'une articulation qu'on appelle coup de langue, il est indispensable que l'artiste possède beaucoup de volubilité dans l'organe de la parole pour exécuter avec netteté les traits rapides, et surtout il faut qu'il s'accoutume à mettre un ensemble parfait entre les mouvemens de la langue et ceux des doigts.

Le premier flûtiste qui eut quelque mérite en France fut Blavet, directeur de la musique du comte de Clermont: il brilla dans la première moitié du dix-huitième siècle; mais il fut inférieur à Quanz, compositeur de la cour de Prusse, et maître de flûte de Frédéric II. Quanz fut non-seulement un virtuose mais un grand professeur qui a écrit un livre élémentaire excellent sur l'art de jouer de la flûte, et qui a commencé à perfectionner cet instrument en y ajoutant une clef; la flûte n'en avait qu'une seule avant lui. Aucun flûtiste remarquable ne s'était fait connaître depuis Quanz et Blavet, lorsque Hugot, artiste français, se fit une brillante réputation vers 1790 par la beauté du son qu'il tirait de la flûte et [-289-] par la netteté de son exécution. Quant à son style, il était vulgaire comme celui de tous les joueurs d'instrumens à vent de son temps. Cet artiste recommandable, dans un accès de fièvre chaude, s'échappa de son lit et se précipita par la fenêtre, au mois de septembre 1803.

Aucun flûtiste n'avait pu remédier au défaut principal de la flûte, qui est la monotonie, quand Tulou, encore enfant et élève du Conservatoire, manifesta un génie particulier qui devait réformer à la fois et l'instrument, et l'art d'en jouer, et la musique qui lui était destinée. Le premier il reconnut que la flûte est susceptible de varier ses accens et de fournir diverses qualités de son par le moyen des modifications du souffle. Cette découverte ne fut pas le résultat de ses recherches ni de ses réflexions, mais d'une sorte d'instinct qui fait les grands artistes. La flûte, sous les doigts de Tulou, a souvent des inflexions dignes de rivaliser avec la voix humaine, et cela donne à son jeu une qualité d'expression qui n'a été égalée par aucun flûtiste, bien que d'autres virtuoses aient pris sa manière pour modèle, au moins en certaines choses. Drouet et Nicholson tiennent le premier rang parmi ceux-ci. Le premier se [-290-] distingue par une exécution brillante et par une volubilité de langue plus étonnante que tout ce qu'on avait entendu jusqu'à lui; mais son style est froid et son jeu ressemble plus à des tours de force qu'à de la musique véritable. Nicholson est le premier flûtiste de l'Angleterre, et serait partout un artiste distingué. Il y a bien quelques traces de mauvais goût dans son jeu, et surtout dans sa musique; mais son exécution est nette et brillante, sa qualité de son, pure et volumineuse, et son habileté à passer d'un son à un autre par des nuances insensibles, fort remarquable.

C'est en Italie que l'art de jouer du hautbois a pris naissance, et que l'on a fait d'un instrument grossier, destiné aux bergers, l'instrument le plus parfait de la famille des pneumatiques. La difficulté la plus considérable qu'il y ait à vaincre pour bien jouer du hautbois consiste dans l'obligation de retenir le souffle pour adoucir le son et pour éviter les accidens qu'on nomme vulgairement des couacs; accidens qui ont lieu lorsque l'anche seule entre en vibration, sans faire sortir le son de l'instrument. Cependant il est nécessaire de prendre certaines précautions lorsqu'on joue avec [-291-] beaucoup de douceur, parce que l'instrument peut quelquefois octavier, c'est-à-dire faire entendre l'octave aiguë du son qu'on veut produire.

Filidori, hautboïste né à Sienne, contemporain de Louis XIII, qui l'entendit avec admiration, est le premier qui soit mentionné dans l'histoire de la musique pour son talent à jouer de son instrument. Une famille originaire de Parme, nommée Bésozzi, a produit ensuite plusieurs artistes célèbres en ce genre, qui ont brillé en Italie, en Allemagne et en France, pendant toute la durée du dix-huitième siècle. Alexandre Bésozzi, aîné de quatre frères, vécut à la cour de Sardaigne, et y consacra sa longue vie à perfectionner son talent et à composer de bonne musique pour son instrument. Antoine s'établit à Dresde, et y forma des élèves qui ont ensuite propagé sa méthode. Gaëtan brilla à Londres jusqu'en 1793. Charles Bésozzi, fils d'Antoine, fut élève de son père pour le hautbois, et le surpassa en habiteté. Enfin Jérôme, fils de Gaëtan, entra au service du roi de France eu 1769, et y resta jusqu'à sa mort. Un hautboïste allemand, nommé Fischer, fut le rival des Bésozzi, et parvint à jouer du hautbois [-292-] avec une légèreté et une douceur inconnues jusqu'à lui. L'école de hautbois fondée en France par Jérôme Bésozzi a produit Garnier et Salentin. Monsieur Vogt, élève de ce dernier, se distingue maintenant par une puissance d'exécution très remarquable; on ne peut lui reprocher que de ne pas adoucir assez le son de son instrument. Monsieur Brod, élève de Monsieur Vogt, a évité ce défaut de son maître, et joue avec une légèreté et un goût parfaits; mais il tombe quelquefois dans le défaut contraire à celui de Monsieur Vogt, car, en jouant avec douceur, il lui arrive quelquefois d'octavier.

La clarinette, instrument dont la qualité de son ne ressemble ni à la flûte, ni au hautbois, est d'une grande utilité dans l'orchestre. Malheureusement sa construction est encore imparfaite sous le double rapport de la justesse et de l'égalité des sons; mais le talent de l'exécutant peut parvenir à faire disparaître ces défauts, au moins en partie. Les clarinettistes allemands ont une supériorité incontestable sur les Français. Quelques-uns de ceux-ci se sont distingués par un jeu brillant, mais ils n'ont jamais pu acquérir le son doux et velouté de leurs rivaux de l'Allemagne. Divers préjugés [-293-] les en ont empêchés; par exemple, ils font consister une partie du talent à tirer de leur instrument un son puissant et volumineux, qui est incompatible avec la douceur; de plus, ils s'obstinent à presser l'anche par la lèvre supérieure, au lieu de l'appuyer sur l'inférieure, qui est à la fois plus ferme et plus moelleuse. Joseph Beer, virtuose au service du roi de Prusse, a fondé, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, une école de clarinette de laquelle sont sortis plusieurs artistes remarquables, parmi lesquels on distingue Baermann, qui s'est fait entendre à Paris avec beaucoup de succès en 1818. Un son doux et velouté, une articulation nette et franche dans les difficultés, et un style plus élégant que celui des autres clarinettistes connus, ont placé cet artiste au premier rang, même en Allemagne. Monsieur Willmann, de Londres, est aussi un artiste d'un mérite fort rare; enfin Monsieur Berr, de l'orchestre du Théâtre Italien, se fait remarquer par sa belle qualité de son et le fini de son exécution. Nul doute qu'il n'améliore le jeu et le style des clarinettistes français, s'il est appelé quelque jour à enseigner dans le Conservatoire de Paris, où sa place est marquée.

[-294-] On a vu (chapitre XII) quels sont les défauts du basson; soit par l'influence de ces défauts, soit par toute autre cause, il n'est guère de bassoniste qui ait mérité d'être cité pour un talent supérieur. Ozi et Delcambre possédaient un beau son, mais manquaient de goût, et ont retenu l'instrument dans des bornes étroites, quant aux difficultés. Un Hollandais, nommé Mann, eut un talent plus remarquable pour l'art de chanter et pour la netteté du jeu; mais il ne chercha point à se faire connaître et resta dans l'obscurité. Le réformateur du basson n'est point encore venu. En France, les bassonistes ont un son assez joli, mais dépourvu d'intensité; il n'en est pas de même en Allemagne, où le son a généralement plus de rondeur.

Les instrumens de cuivre sont fort difficiles à jouer, particulièrement ceux dont les intonations ne se modifient que par le mouvement des lèvres, comme le cor et la trompette. Cette difficulté est si grande sur le cor, qu'il a été nécessaire de borner, pour la plupart des exécutans, l'étendue de l'échelle des sons qu'ils doivent parcourir. Tel artiste qui joue avec facilité les sons graves et ceux du médium ne [-295-] peut parvenir à jouer les sons aigus, et vice versâ. La dilatation considérable des lèvres qui est nécessaire pour les uns est incompatible avec la contraction par laquelle on exécute les autres. D'ailleurs l'embouchure varie d'ouverture à son orifice selon la gravité ou l'aigu des sons de l'instrument. Pour les sons graves il faut une embouchure évasée, et pour les sons aigus il faut qu'elle soit beaucoup moins ouverte. Ces considérations ont fait diviser le cor en premier et second cor, que Monsieur Dauprat, professeur au Conservatoire, a nommés avec plus de justesse cor alto et cor basse, parce que le diapason de l'instrument divisé de cette manière a de l'analogie avec les voix de contralto et de basse. Les artistes qui jouent la partie de cor alto ne peuvent jouer celle de cor basse, et réciproquement. Outre les deux divisions du cor dont il vient d'être parlé, il en est une autre à laquelle on a donné le nom de cor mixte, parce qu'elle participe des deux premières, sans atteindre aux extrémités graves ou aiguës de l'une ou de l'autre. Cette division est celle où il est le plus facile d'acquérir une exécution nette et sûre, parce qu'elle s'éloigne également et des inconvéniens [-296-] d'une trop grande dilatation des lèvres, et de ceux d'une contraction exagérée. Les cors d'orchestre sont toujours rangés dans l'une ou l'autre des deux premières catégories; mais quelques cornistes solos ont adopté la troisième. Celle-ci est la moins estimée, parce qu'elle est bornée à un petit nombre de notes, et parce qu'elle est plus facile que les deux autres. Frédéric Duvernoy, qui a joui d'une grande réputation, il y a vingt-cinq ans, était un cor mixte; il ne sortait jamais de l'étendue d'une octave du médium.

Après la difficulté d'attaquer les sons avec netteté et celle d'exécuter les traits avec facilité et volubilité, il n'en est pas de plus grande que d'égaliser la force des sons ouverts et des sons bouchés. Ceux-ci sont presque toujours sourds, pendant que les autres ont de la rondeur et de l'éclat. Personne ne paraît avoir possédé aussi bien que Monsieur Gallay cette égalité si nécessaire. Il est fort difficile de distinguer dans son jeu ces deux espèces de sons, tant il a d'habileté sous ce rapport. On doit le proposer pour modèle aux jeunes cornistes.

Après Hampl, le premier corniste qui acquit de la célébrité, fut Punto, son élève, né à Teschen [-297-] en Bohème, vers 1755. Cet artiste, dont le véritable nom était Stich, qui signifie piqûre (punto en italien), eut un talent admirable pour tirer de beaux sons du cor dans les notes aiguës, et pour exécuter les traits et le trille comme aurait pu le faire un violoniste sur son instrument. Il se servait habituellement d'un cor d'argent, qui, disait-il, était d'une qualité de son plus pure que ceux de cuivre. Lebrun, corniste français au service du roi de Prusse, fut l'émule de Punto et l'emporta sur lui dans l'art de chanter avec grace sur son instrument. Ce fut lui qui, le premier, imagina de se servir d'une boîte conique en carton, percée d'un trou, pour faire les effets d'échos. Plusieurs autres cornistes français se sont distingués par des qualités particulières; j'ai cité Duvernoy et Gallay; on peut nommer aussi Monsieur Dauprat, qui, comme professeur, a beaucoup amélioré l'école du cor au Conservatoire.

Dans les orchestres on remarque souvent qu'il arrive aux cornistes de manquer leurs intonations et de faire ce qu'on nomme vulgairement un couac; ces accidens proviennent presque toujours de ce que l'artiste néglige de retirer l'eau qui s'amasse dans le tube par l'effet [-298-] de la respiration; la moindre bulle suffit pour arrêter l'air au passage et l'empêcher d'articuler les sons. On serait moins exposé à ces accidens si l'on adoptait l'usage des cors à pistons.

La trompette, instrument du même genre que le cor, est aussi fort difficile à jouer, et les fautes que fait l'exécutant y sont plus facilement senties, parce que les sons ont une qualité plus pénétrante et plus aiguë. Il est surtout difficile d'en jouer avec douceur et pureté. Les artistes français qui jouent de cet instrument n'ont pas l'habileté des Allemands, ni même des Anglais. On cite en Allemagne les deux Altenburg, père et fils, qui furent des virtuoses de premier ordre, et beaucoup d'autres qui exécutent avec douceur et précision des passages singulièrement difflciles. Quelques ouvrages de Haendel contiennent des parties de trompettes si difficiles qu'on peut à peine comprendre comment on pouvait les jouer; elles font présumer qu'il y eut en Angleterre dans ce temps-là quelque trompettiste doué d'un talent extraordinaire. Aujourd'hui Monsieur Harper se fait remarquer par l'art de modifier la douceur et la force des sons, par la précision avec laquelle il exécute les difficultés, et par l'heureuse [-299-] disposition de ses lèvres qui lui permet de monter sans peine aux sons les plus aigus.

Les instrumens de cuivre dont les intonations se modifient par des moyens mécaniques, comme la trompette à clefs, les ophicléides et les trombones, ont aussi leur genre de difficultés; mais ils ont l'avantage de ne point exposer l'exécutant à manquer les notes. Le mouvement continuel de la coulisse des trombones, et les ouvertures des clefs des hornbugle et des ophicléides, jointes à leur large diamètre, ne permettent pas à l'eau de s'y condenser en bulles et d'empêcher la colonne d'air de vibrer dans le corps de l'instrument. Pour bien jouer de ces instrumens, il faut seulement être bon musicien, avoir des lèvres fermes et une poitrine robuste. Il y a quelques artistes qui se distinguent par les tours de force qu'ils exécutent sur le trombone; mais ces difficultés vaincues sont plus singulières qu'utiles dans l'orchestre, où la place de cet instrument est marquée.

Jusqu'ici je n'ai parlé que de l'exécution sur les instrumens qui se réunissent en collection plus ou moins nombreuse dans les orchestres grands ou petits; il me reste à parler de ceux [-300-] qui se font le plus souvent entendre isolément, tels que l'orgue, le piano, la harpe et la guitare.

A l'énoncé des difficultés qui se rencontrent dans l'art de jouer de l'orgue, et surtout d'un grand orgue, on conçoit à peine qu'il se trouve des hommes assez bien organisés pour y parvenir. En effet, outre que cet art se compose d'abord de l'articulation libre des doigts et des règles du doigté comme pour les autres instrumens à claviers; outre que la difficulté se complique de la résistance des touches, qui exigent quelquefois l'effort d'un poids de deux livres chacune pour fléchir sous le doigt, il faut que l'organiste apprenne à mouvoir les pieds avec rapidité pour jouer sur le clavier des pédales les basses, lorsqu'il veut laisser à la main gauche la liberté de jouer des parties intermédiaires, et cette double attention est fort pénible; il faut qu'il sache se servir à propos du mélange des claviers, les réunir, les séparer, passer de l'un à l'autre sans interruption dans son exécution; qu'il ait l'intelligence des effets des différens jeux, et du goût pour inventer de nouvelles combinaisons; enfin qu'il possède à la fois de la science et du génie [-301-] pour traiter les chants de l'église avec majesté, et pour improviser des préludes et des pièces de tout genre. Mille autres détails entrent encore dans les obligations de l'organiste; par exemple, il faut qu'il ne soit pas étranger à la connaissance du plain-chant, qu'il en sache déchiffrer la notation, qui est différente de la notation ordinaire, qu'il sache les usages de chaque localité pour les offices de l'église, et qu'il puisse porter de prompts remèdes aux accidens momentanés qui arrivent à son instrument.

Lorsqu'on considère cette complication de difficultés, on n'est point étonné du petit nombre de grands organistes qui se rencontrent dans l'espace de trois siècles, c'est-à-dire depuis le seizième jusqu'au dix-neuvième. L'Italie et l'Allemagne sont les pays qui en ont produit le plus. On cite parmi les organistes italiens Claude Mérulo, qui vivait à la fin du seizième siècle, les deux Gabrielli, ses contemporains, Antégnati et surtout Frescobaldi, qui brillèrent depuis 1615 jusques vers 1640. L'Allemagne a produit Froberger, de Kerl, Buxtehude, Pachelbel, Jean-Sébastien Bach et les élèves de celui-ci. La plupart de ces organistes se sont distingués par des qualités particulières; [-302-] mais il en est bien peu qui aient possédé toutes celles dont l'énumération vient d'être faite; je crois même que Jean-Sébastien Bach est le seul qui ait présenté ce phénomène. Ce grand artiste fut un de ces rares génies qui sont comme des phares placés au milieu des siècles pour les éclairer. Sa supériorité fut telle, comme compositeur et comme exécutant, qu'il a servi de modèle à tous ses successeurs, et que l'ambition de ceux-ci a consisté à approcher de son mérite le plus près possible, mais non à l'égaler. Les organistes français ont presque tous manqué de savoir; mais ils ont eu du goût dans le choix de leurs jeux et dans l'art d'en tirer des effets. Les Couperin, Calvière, Marchand, Daquin, n'eurent point d'autre mérite; Rameau seul connut le véritable style de l'orgue, c'est-à-dire le style grave et sévère qui convient à cet instrument.

Le piano n'a guère d'autre rapport avec l'orgue que celui d'un clavier sur lequel on fait mouvoir les doitgs, et les qualités d'un bon pianiste ne sont nullement celles d'un organiste. Le tact, c'est-à-dire l'attaque des touches par des mouvemens fermes et souples des doigts, ce tact indispensable pour bien jouer [-303-] du piano, ne ressemble point au toucher de l'orgue, qui doit être lié plutôt que brillant. L'une des plus grandes difficultés de l'art de toucher du piano consiste à tirer un beau son de l'instrument par une certaine manière d'attaquer les touches. Pour acquérir cet art, il faut apprendre à rendre nulle l'action des bras sur le clavier, et à rendre tous les doigts indépendans les uns des autres à force de souplesse, ce qui demande beaucoup d'exercice. Une bonne position de la main, et l'étude constante de certains traits tels que des gammes et des trilles, exécutés d'abord lentement avec égalité, et successivement plus vite jusqu'au mouvement le plus accéléré, finit par donner cette souplesse nécessaire. Ce n'est pas à dire toutefois que l'art de tirer un beau son du piano soit purement mécanique; il en est de cet art comme de tout autre: son principe réside dans l'ame de l'artiste, et se répand avec la rapidité de l'éclair jusqu'au bout de ses doigts. On a l'inspiration du son comme celle de l'expression, dont il est un des élémens.

Un beau son et un mécanisme libre et facile sont les conditions indispensables d'un talent véritable sur le piano; mais ce ne sont pas les [-304-] seules. Il faut aussi du goût pour savoir se tenir également éloigné de deux excès dans lesquels tombent la plupart des pianistes, savoir de ne faire consister le mérite de toucher l'instrument que dans l'habileté de faire un grand nombre de notes le plus rapidement possible, ou de vouloir restreindre ce mérite au seul genre de l'expression, qui n'appartient pas naturellement aux sons de l'instrument. C'est le mélange bien combiné de ces deux choses qui fait le grand pianiste.

On peut diviser en trois époques principales les variations de goût que l'exécution des clavecinistes a éprouvées. La première renferme le style lié, où les doigts des deux mains jouaient à quatre ou cinq parties réelles dans un système plus harmonique que mélodique; cette époque finit à Jean-Sébastien Bach, qui eut le plus beau talent de ce genre qui ait existé. Pour être habile claveciniste dans ce système, il fallait posséder une organisation forte sous le rapport de l'harmonie, et que tous les doigts fussent également aptes à exécuter les difficultés. Ces difficultés, d'une espèce particulière, sont si grandes, qu'il existe fort peu de pianistes assez habiles de nos jours pour [-305-] bien jouer la musique de Bach et de Haendel. La seconde époque, qui commence à Charles-Philippe-Emmanuel Bach, est celle où, sentant le besoin de plaire par la mélodie, les pianistes commencèrent à quitter le style serré de leurs prédécesseurs, et introduisirent dans leurs ouvrages les diverses combinaisons des gammes, qui ont été pendant près de soixante ans les types de tous les traits brillans du piano. Les difficultés étaient bien moindres dans cette seconde manière que dans la première; aussi le mérite des pianistes commença-t-il dès lors à consister davantage dans l'expression et dans l'élégance que dans les difficultés vaincues. Le chef de cette nouvelle école fut, comme on vient de le voir, le fils de Jean-Sébastien Bach, pour l'Allemagne; après lui vinrent Mozart, Müller, Beethoven et Dusseck. Clémenti, né en Italie, marcha dans la même route, et perfectionna la partie dogmatique de l'art de jouer du piano. Ses élèves ou imitateurs, Cramer, Klengel et quelques autres, ont fermé cette seconde époque. La troisième a commencé avec Hummel et Kalkbrenner. Ces grands artistes, conservant ce qu'il y avait de large et de sage dans le mécanisme de l'école précédente, ont [-306-] introduit dans le style du piano un nouveau système de traits brillans, qui consiste dans la dextérité à saisir des intervalles éloignés et à grouper les doigts dans des traits harmoniques indépendans des gammes. Cette nouveauté qui eût enrichi la musique du piano si l'on n'en eût point abusé, changea complètement l'art de jouer de l'instrument. Dès qu'on eut fait un pas dans les hardiesses de l'exécution, on ne s'arrêta plus. Moschelès, en qui le travail a développé la souplesse, la fermeté et l'agilité des doigts jusqu'au prodige, ne tarda point à affronter des difficultés plus grandes que celles dont Hummel et Kalkbrenner avaient donné le modèle; Herz renchérit encore sur les sauts périlleux et le fracas de notes de la nouvelle école; à l'exemple de Moschelès il obtint de grands succès, et tous les jeunes pianistes se mirent à la suite de ces virtuoses. L'un de ces derniers, Monsieur Schunck, a même imaginé des traits plus singuliers encore et plus difficiles que ceux qu'on avait tentés jusqu'à lui; enfin l'art de jouer du piano est devenu l'art d'étonner; il s'est parfaitement assimilé à l'art de la danse, en ce qu'il n'a plus pour objet d'intéresser, mais d'amuser. La [-307-] pensée n'est presque plus pour rien dans le talent du pianiste; le mécanisme en fait presque tout le mérite. Toutefois le ridicule de cette direction de l'art a déjà frappé de bons esprits et des hommes d'un talent réel; Moschelès, plus apte qu'un autre à vaincre toutes les difficultés de mécanisme, s'est arrêté dans cette route, et s'est attaché depuis quelque temps au genre expressif dans lequel il excelle maintenant comme dans les tours de force. Kalkbrenner et Hummel ont résisté au torrent; il est vraisemblable qu'ils auront à la fin des imitateurs, et que l'art de jouer du piano redeviendra digne de son origine.

Chez les Grecs, les Romains, et en général chez les peuples de l'antiquité de l'Orient ou du Nord, les instrumens à cordes pincées ont tenu la première place, et ceux qui en jouaient avec habileté furent regardés comme les plus recommandables entre les musiciens. Dans la musique moderne, ces instrumens ont perdu leur prééminence, parce qu'ils sont bornés dans leurs moyens et peu propres à suivre les progrès constans de l'art musical. La harpe et la guitare sont les seuls instrumens de cette espèce qui out survécu à tous ceux qui furent en [-308-] usage dans les quinzième et seizième siècles. La musique de harpe fut long-temps composée seulement de gammes et d'une sorte de traits qu'on nomme arpèges. Les mêmes formes se représentaient sans cesse, parce que la construction de l'instrument ne permettait guère de les varier. Madame Krumpholz sut cependant tirer parti d'un genre de musique si rétréci, et trouver des accens expressifs dans des choses qui semblaient y être si peu favorables; le vrai talent donné par la nature triomphe de tous les obstacles. Vint ensuite Monsieur de Marin, qui agrandit le domaine de la harpe, et qui parvint à y jouer de la musique d'un genre plus large que tout ce qu'on avait écrit pour cet instrument jusqu'a lui. Sa manière était élevée, son jeu passionné, son exécution puissaute dans les difficultés, et s'il ne fit pas davantage pour affranchir la harpe de ses entraves, c'est qu'il était venu trop tôt pour profiter des avantages que présente la harpe à double mouvement.

Le premier qui connut tout le parti qu'on pouvait tirer de ce nouvel instrument, et qui sut s'en servir, fut Monsieur Dizi, célèbre harpiste belge, qui a vécu long-temps à Londres, et qui vient de se fixer à Paris. Ses études, remplies [-309-] de traits d'un genre neuf, ont fait sortir l'art de jouer de la harpe des limites étroites où il était retenu auparavant. Bochsa, qui vint après lui, n'eut jamais de netteté dans son exécution; mais il donna une impulsion brillante à son instrument par l'élégance et le brillant du style de ses premières compositions; maintenant il n'est plus qu'un harpiste ordinaire, et ses derniers ouvrages ne méritent aucune estime. Un jeune artisle français, Monsieur Théodore Labarre, a porté l'exécution sur la harpe au plus haut point de perfection qu'elle ait atteint jusqu'ici. Le plus beau son, le style le plus élevé, la nouveauté des traits et l'énergie sont les caractères distinctifs de son talent. Une gloire solide sera le partage de cet artiste, s'il comprend toute sa portée, et s'il a le courage de lutter contre la monotonie naturelle de son instrument.

Tout le monde sait combien la guitare est bornée dans ses ressources; elle ne semble destinée qu'à soutenir légèrement la voix dans de petites pièces vocales telles que les romances, couplets, boléros, et cetera. Mais quelques artistes ne se sont point tenus à ce faible mérite; ils ont voulu vaincre les désavantages d'un son maigre, les difficultés du doigté et l'étendue [-310-] bornée de l'échelle de l'instrument. Monsieur Carulli fut le premier qui entreprit d'exécuter des difficultés sur la guitare, et qui y parvint de manière à exciter l'étonnement. Messieurs Sor, Carcassi et Aguado ont porté cet art à un plus haut point de perfection; si la guitare pouvait prendre place dans la musique proprement dite, nul doute que ces virtuoses n'eussent opéré ce miracle; mais pour une semblable métamorphose les obstacles étaient invincibles.

Paragraphe II.

De l'exécution en général, et de l'exécution collective 1.

Pour un musicien vulgaire la musique n'est qu'un amas de notes, de dièses, de bémols, de pauses, de soupirs: jouer juste et en mesure lui semble le comble de la perfection; et comme ce mérite est assez rare, on est forcé de convenir qu'il n'a pas tort de l'estimer. Mais qu'il y a loin de cette exécution mécanique, qui [-311-] laisse l'ame de l'auditeur dans l'état d'inertie où se trouve celle du symphoniste, à l'accord de sentiment qui, de proche en proche, se communique des exécutans au public; à ces nuances délicates qui colorent la pensée du compositeur, en montrent le sublime, et souvent lui prêtent des beautés; à cette expression, enfin, sans laquelle la musique n'est qu un vain bruit!

Effet remarquable et qui prouve la puissance du vrai talent! Supposez un orchestre, une troupe de chanteurs médiocres, qui, dans leur exécution terne, laissent nos sensations en repos; qu'un chef ardent, un musicien doué d'une organisation forte, arrive au milieu d'eux; tout à coup le feu sacré embrasera ces êtres inanimés; la métamorphose opérée dans un instant pourra même être telle qu'on aura peine à se persuader qu'on entend les mêmes symphonistes, les mêmes chanteurs. Le nec plus ultra de l'effet musical ne peut avoir lieu que lorsque tous les exécutans possèdent non-seulement une égale habileté, mais une semblable flexibilité d'organes, un pareil degré de chaleur et d'enthousiasme. De pareilles réunions ont toujours été rares et ne sont que des [-312-] exceptions. La fameuse troupe des bouffons de 1789 en a offert un exemple; depuis lors Viotti, accompagné par madame de Montgeroult; Baillot, dans un trio joué par lui, Rode et Lamarre, au Conservatoire, ont donné l'idée d'une perfection qu'on peut trouver dans des réunions peu nombreuses, mais à laquelle il est bien difficile d'atteindre avec des choeurs ou des orchestres complets. A défaut de ce beau idéal, on se contente du beau relatif, parce qu'on n'en connaît point d'autre. C'est, comme je l'ai dit, celui qui résulte de la réunion de quelques artistes du premier ordre à d'autres moins heureusement organisés. Tel qui n'a pas été doté par la nature assez libéralement pour communiquer de vives sensations à ce qui l'entoure, est du moins susceptible d'en recevoir c'est ce qui explique les transformations subites qu'on remarque dans les individus, selon qu'ils sont bien ou mal dirigés.

L'habileté dans le mécanisme du chant ou dans le jeu des instrumens est sans doute nécessaire pour atteindre à une bonne exécution, mais elle ne suffit pas. C'est dans sa sensibilité, dans son enthousiasme, qu'un artiste trouve le plus de ressources pour émouvoir ceux qui [-313-] l'écoutent. La dextérité peut quelquefois étonner par ses prodiges; mais l'expression véritable a seule le privilége de toucher. Ce que j'appelle expression n'est pas ce jeu grimacier qui consiste à se tordre les bras, à se pencher avec affectation, à agiter le corps et la tête, sorte de pantomime dont quelques musiciens font usage et dont eux seuls sont dupes; l'expression véritable se manifeste sans effort par les accens de la voix ou des instrumens. Le musicien qui en a le sentiment le transmet comme par enchantement de l'ame au gosier, au bout des doigts, à l'archet, à la corde, au clavier. Le timbre de sa voix, sa respiration, son toucher en sont empreints; pour lui il n'y a pas de mauvais instrumens, parce qu'il améliore tout; j'oserais presque dire qu'il n'y a pas de mauvaise musique, quoiqu'il soit plus sensible qu'un autre aux beautés de la composition.

On serait dans l'erreur si l'on croyait qu'il n'y a d'expression possible que celle de la tristesse ou celle de la mélancolie; chaque genre a des accens qui lui sont propres; le talent consiste à s'identifier au style du morceau qu'on exécute, à être simple dans la simplicité, véhément dans la passion, avare d'ornemens [-314-] dans la musique sévère, brillant de fioritures dans les élégantes folies à la mode, et toujours grand, même dans les petites choses. Il n'est pas besoin de beaucoup d'efforts ou de grands développemens pour nous procurer des émotions de diverses espèces: une phrase de cantabile, un motif de rondo suffisent. Que dis-je? une simple note, un appogiature bien senti, un accent, tirent quelquefois des cris d'admiration de tout un auditoire. Dût-on m'accuser d'exagération, je dirai même qu'on pressent souvent le grand artiste à la manière dont l'archet attaque la corde, ou dont le doigt frappe la touche en s'accordant. Je ne sais quelle émanation se répand alors dans l'atmosphère pour annoncer la présence du talent; mais on s'y trompe rarement. Je me persuade que je serai compris par quelques-uns de mes lecteurs.

La nature a placé dans tous les pays des êtres heureusement organisés pour les arts; mais leur nombre diffère selon que les circonstances, le climat, ou d'autres causes difficiles à apprécier sont plus ou moins défavorables. Ainsi, parmi les exécutans, la France a produit Garat, Rode, Baillot, Kreutzer, Duport, Tulou [-315-] et beaucoup d'autres qu'on pourrait citer, et qui rivalisent avec les plus grands artistes de l'Italie ou de l'Allemagne; cependant les dispositions naturelles de la nation française ne sont pas favorables à la musique; l'état florissant dans lequel y est cet art est plutôt le fruit de l'éducation que celui d'un goût inné. Les Français connaissent la perfection et la cherchent; mais quoique leur goût soit exigeant, ils n'obtiennent pas toujours de bons résultats dans leur musique d'ensemble, parce qu'il n'y a point d'unité dans leur manière de sentir. Les Italiens, au contraire, s'accordent assez facilement de la médiocrité; on les voit assister patiemment, pendant toute une saison, à un mauvais opéra, mal exécuté, pourvu qu'il y ait dans le cours de la représentation une cavatine, un duo, un air, assez bien chantés pour les indemniser du reste. Mais ce peuple, indifférent en apparence sur le mérite de l'exécution, est susceptible d'atteindre aux plus beaux effets d'ensemble par l'unanimité de sentiment qui dirige les chanteurs et les instrumentistes. L'expérience prouve que quatre ou cinq chanteurs médiocres, pris au hasard parmi les Italiens, et soutenus par un accompagnateur [-316-] qui pourrait jouer à peine une sonate de Nicolaï, ont une verve, un brio, qu'on ne trouverait pas dans le même morceau exécuté par d'excellens chanteurs français, et accompagné par un virtuose, bien qu'aucun des Italiens ne pût soutenir la comparaison avec les Français pris individuellement. Il y a chez nous je ne sais quelle distraction qui s'oppose, en général, au concours d'intentions nécessaire pour obtenir de grands effets d'ensemble, tandis que les Italiens sont évidemment captivés par la puissance de la musique.

Il faut l'avouer, ce que la nature nous avait refusé, l'éducation l'a conquis. L'institution du Conservatoire a fait faire d'immenses progrès à la musique en France; non qu'il s'y soit formé de plus grands talens que ceux qu'on admirait avant son établissement; car Rode, Kreutzer, Baillot, Duport, sont encore les modèles de nos jeunes artistes; mais le nombre de gens habiles s'est beaucoup augmenté; plusieurs se sont dispersés dans les provinces, y ont excité une émulation inconnue auparavant, et celles-ci renvoient maintenant en échange dans la capitale des élémens de talens nouveaux. L'étude de l'harmonie, devenue générale, [-317-] commence à familiariser les amateurs avec des combinaisons qu'on aurait à peine supportées autrefois. L'organe auditif des exécutans, rendu plus sensible par cette étude, saisit beaucoup plus promptement les intentions du compositeur, et par cela seul ils s'y prêtent d'avantage et les rendent mieux. Si, nonosbstant ces améliorations, l'on remarque souvent un défaut d'ensemble dans les masses, si même des artistes distingués laissent à désirer dans l'ensemble, c'est, ce me semble, parce qu'on ne porte point assez d'attention à des dispositions préliminaires d'une grande importance, et parce que certains préjugés ont retenu dans un état d'infériorité des parties essentielles qu'il serait facile de perfectionner. Les objets qui, dans l'état actuel des choses, méritent le plus d'attention, sont:

Premier La disposition des orchestres;

Deuxième Les proportions de ces mêmes orchestres, soit à l'égard des voix, soit par rapport aux instrumens entre eux;

Troisième L'exécution vocale dans les choeurs et dans les morceaux d'ensemble;

Quatrième L'accompagnement;

Cinquième L'ensemble;

[-318-] Les orchestres des concerts et des représentations théâtrales ne se disposent pas de la même manière, quoiqu'on n'aperçoive pas trop la cause de cette différence. La place du chef y est surtout choisie d'une manière toute opposée, excepté au Théâtre Italien. Tout le monde avoue qu'il faut qu'un chef d'orchestre ait sous ses yeux les musiciens qu'il dirige, et néanmoins l'on s'obstine à le placer près de la rampe; de manière que tous les instrumentistes sont derrière lui, et qu'il doit se tourner pour les voir; c'est du moins ainsi qu'on en use dans la plupart de nos théâtres. Cependant, outre l'avantage qu'il y a pour un chef de voir ses subordonnés pour les surveiller, exciter leur attention, et les ramener promptement au mouvement qui a subi quelque altération, il est aussi fort important que les musiciens puissent rencontrer quelquefois les yeux de celui qui les dirige; car le moindre signe de tête est souvent significatif, et détermine avec promptitude une intention d'effet qui est comprise à l'instant par tout le monde. D'ailleurs il est presque impossible qu'un orchestre reste indifférent ou froid lorsqu'il voit son chef attentif et plein d'ardeur. La disposition [-319-] du Théâtre Italien, et la place occupée par Monsieur Grasset rappellent à peu près l'arrangement du théâtre Feydeau, à l'époque où il était dirigé par La Houssaye. Cette disposition, qui place le chef vers l'un des côtés de la scène et qui range tous les musiciens devant lui, est excellente quant à la partie instrumentale; mais elle paraît moins heureuse en ce qui concerne le théâtre, parce qu'elle isole le chef des acteurs et des choristes, et parce qu'elle l'oblige à tourner la tête pour voir la scène. La meilleure disposition paraît être celle où le chef d'orchestre est placé en face de la scène et au centre des musiciens, parce qu'il peut y voir d'un coup d'oeil et les chanteurs et les symphonistes. Il est vraisemblable qu'on finira par l'adopter dans tous les spectacles lyriques.

Quant aux orchestres de concert, nul doute que les pupitres de violons ne doivent être placés perpendiculairement à la salle, les premiers en regard des seconds, les violes dans le fond, et les instrumens à vent en amphithéâtre avec les basses derrière. Le chef, placé en tête des premiers violons, à la gauche du spectateur, voit sans peine tous les musiciens et en est vu de même. La disposition du concert [-320-] philharmonique de Londres semble être faite à dessein pour empêcher les symphonistes de se voir et de s'entendre. Les basses sont en avant, les premiers violons derrière, les seconds au-dessus de ceux-ci dans une espèce de galerie, les flûtes et hautbois vers le milieu, les bassons dans une galerie correspondante à celle des seconds violons avec les altos, les cors d'un côté, les trompettes de l'autre; enfin nul ensemble, nul plan. Le chef d'orchestre, placé en avant et en face de l'auditoire, est dans l'impossibilité de voir les musiciens qu'il dirige. En fait de musique, les Anglais font toujours le contraire de ce qu'il faudrait faire.

Les proportions des orchestres de théâtres sont rompues depuis quelques années; le nouveau système de musique dramatique, en multipliant les instrumens de cuivre, a rendu trop faible la masse des instrumens à archet, notamment les violons. Sans parler des orchestres de villes de province, ce défaut de proportion se fait remarquer particulièrement au théâtre de l'Opéra-Comique, où huit premiers et huit seconds violons ne peuvent lutter contre le son puissant de deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, quatre cors, [-321-] deux trompettes, trois trombones et timbales.

Quoi qu'on fasse, les effets les plus vigoureux, les plus brillans, les plus variés, se trouveront toujours dans les instrumens à archet. Je suis loin de condamner l'usage des autres; ce sont eux qui colorent la musique, et l'on ne peut disconvenir que, malgré tout le génie des anciens compositeurs, on s'aperçoit aujourd'hui que cette ressource leur a manqué. Leurs ouvrages sont riches d'invention et de mélodie, mais pauvres d'effets. Ne bannissons donc pas des orchestres les nouveaux moyens qui sont offerts aux compositeurs; mais faisons remarquer qu'il est indispensable d'augmenter le nombre des violons, des violes et des basses. Ce n'est pas seulement quand ils sont accompagnés de toute la masse des instrumens à vent, de ceux de cuivre et de percussion, que les autres paraissent faibles; l'impression que laisse tout ce bruit dans l'oreille, quand il cesse, diminue l'effet produit par les instrumens à archet. Les piano paraissent maigres et dénués de son après les forte formidables de tout l'orchestre. Vingt-quatre violons, huit violes ou altos, dix violoncelles et huit contrebasses, sont nécessaires pour faire équilibre avec tous les instrumens [-322-] dont on vient de voir l'énumération. Les bonnes proportions dans la force sonore des diverses parties d'un orchestre sont indispensables pour produire des effets satisfaisans d'exécution.

Il y a trop souvent deux directions imprimées à l'exécution, lorsque des masses vocales sont réunies à l'orchestre, principalement au théâtre. Rien de plus difficile ni de plus rare que l'unité de sentiment entre les chanteurs et les symphonistes, particulièrement en France, où tout ce qui n'est pas air ou duo est considéré par les acteurs comme des accessoires de peu d'importance. La conscience d'un chef d'orchestre, son amour pour l'art et son habileté viennent échouer contre ce préjugé des acteurs. En vain cherche-t-il à communiquer le sentiment dont il est animé aux musiciens qu'il dirige; en vain veut-il obtenir des nuances de piano, de forte, de crescendo, de diminuendo; les distractions des chanteurs, leur froideur, leur insouciance, résistent à ses efforts, font d'abord disparate avec ce qui se passe dans l'orchestre, et finissent par y faire pénétrer le désordre et le laisser-aller.

Cependant, quels résultats peut-on espérer [-323-] quand tous ceux qui concourent à l'exécution d'un morceau ne sont pas animés du même esprit? L'indifférence, l'attention ou l'enthousiasme des exécutans rendent le public indifférent, ou attentif, ou enthousiaste; car il y a une action réciproque de l'auditoire sur les artistes et de ceux-ci sur l'auditoire, qui fait le charme ou le supplice des uns et des autres. Que de fois il est arrivé qu'un virtuose ayant, par un accent heureux et inattendu, arraché tout à coup à ses auditeurs un cri d'admiration, s'est senti lui-même comme transporté dans une sphère nouvelle par l'effet qu'il venait de produire, et a découvert en lui des ressources qu'il n'y soupçonnait pas auparavant. C'est dans ces sortes d'occasions que la musique est un art divin auquel nous devons les plus vives jouissances; mais hors de cela ce n'est rien. Que dis-je? elle devient un tourment. Quand la musique n'émeut pas, elle est insupportable, et l'on est tenté de lui dire comme Fontenelle à la sonate: Que me veux-tu? O vous qui désirez obtenir des succès, vous qu'une louable ambition porte à vouloir sortir de la foule, ayez vous-mêmes la conviction de ce que vous faites si vous voulez convaincre les autres; soyez ému si vous [-324-] voulez émouvoir, et croyez qu'on n'a jamais excité dans autrui des impressions qu'on ne ressentait pas.

Un chanteur peut obtenir des applaudissemens dans un air, une cavatine, une romance, par le seul fait de son habileté dans le mécanisme du chant ou par la beauté de sa voix; mais dans les morceaux d'ensemble il faut autre chose. Chacun y perdant le droit de fixer l'attention sur lui-même exclusivement, concourt à transporter cette attention sur la musique, qui devient l'objet principal; les individus s'effacent pour ne laisser apercevoir que le tout; l'ensemble gagne ce que chacun perd en particulier. Les qualités premières d'un morceau d'ensemble sont une justesse absolue et l'unité de mesure. Ce que j'appelle la mesure n'est pas ce qu'on décore ordinairement de ce nom, c'est-à-dire un à-peu-près où l'on se contente, pourvu qu'on arrive ensemble au temps frappé; mais un sentiment parfait du temps et du rhythme, qui se fait remarquer jusque dans les moindres divisions et dans les durées les plus fugitives, sans que cette exactitude nuise à la chaleur ou à l'abandon. Quant à la justesse, on la régularise dans l'orchestre en s'accordant [-325-] avec soin; mais, dans l'ensemble des voix, elle peut être compromise à chaque instant; presque à chaque note. Aussi rien n'est-il plus rare que d'entendre exécuter un morceau d'ensemble qui ne laisse rien à désirer sous ce rapport. Plus le nombre des voix est considérable, plus le défaut de justesse est à craindre; dans les choeurs il est presque permanent, surtout au théâtre. Il y a cependant quelques exceptions, d'après lesquelles on peut juger de l'effet que ceux-ci produiraient s'ils étaient toujours bien exécutés. On peut citer comme exemples les choeurs de Moïse aux premières représentations, ceux de la Muette de Portici, de Guillaume Tell, et quelques-uns de ceux qu'on chante au Théâtre-Italien. A l'Opéra-Comique, on ne trouve ni soin, ni justesse, ni ensemble parmi les choristes. Dans l'Institulion royale de Musique religieuse dirigée par Monsieur Choron, on entend des choeurs qui approchent quelquefois de la perfection.

Les proportions qu'il faut donner aux voix dans les choeurs ont été l'objet des recherches de plusieurs maîtres de chapelle. On conçoit qu'elles peuvent varier à l'infini comme les masses. Je suppose, pour prendre un terme [-326-] moyen à peu près semblable à celui de nos théâtres, qu'il soit question d'un choeur de soixante voix. Dans l'ancien système on l'aurait divisé comme il suit: premier Vingt-quatre dessus ou soprani; deuxième dix hautes-contres; troisième douze ténors; quatrième quatorze basses. Mais la rareté des voix de haute-contre, qui ne sont qu'un cas particulier du ténor, a produit depuis vingt ou vingt-cinq ans des changemens remarquables dans la disposition des choeurs. Au lieu de hautes-contre on a des seconds dessus, autrement dits mezzo soprano ou contralto. Rossini et tous ses imitateurs ont divisé la partie de ténor en deux, en sorte que tous les choeurs sont maintenant écrits à cinq parties; il en est résulté qu'il a fallu augmenter le nombre des ténoristes, parce qu'ils auraient été trop faibles dans l'ancienne proportion, étant divisés en deux parties distinctes. Le contraire a eu lieu pour les dessus; car l'obligation de former une partie de contralto sans augmenter le nombre des voix, pour se conformer au budget des théâtres, a fait diminuer le nombre des dessus, et l'on a établi la proportion suivante: premier Seize dessus ou soprani; deuxième douze contralti; troisième dix premiers ténors; quatrième dix seconds ténors; cinquième douze [-327-] basses. On conçoit que tout cela n'est pas invariable, car la qualité des voix a beaucoup d'influence sur les proportions. Il se peut que les dessus ou les ténors soient trop brillans pour les contralti, ou que les basses étouffent les sons des ténors. En général ce sont ceux-ci qui sont les plus faibles.

Tel chanteur, dont la voix est faiblement timbrée, peut racheter ce désavantage dans un air ou dans un duo par la bonté de sa méthode et de son goût; mais dans un morceau d'ensemble rien ne peut tenir lieu de voix sonores. Avec des voix faibles il n'y a point d'effet à espérer. A l'Opéra-Comique, par exemple, Ponchard, Chollet, madame Rilgaut, sont des chanteurs excellens, dont le goût, la méthode et la brillante vocalisation se font remarquer dans les airs, les romances, les cavatines et les duos; mais leurs voix manquent de mordant et de force dans les morceaux d'ensemble. Ces sortes de morceaux sont toujours ceux qui produisent le plus d'effet au Théâtre-Italien ou à l'Opéra; mais sur la plupart des autres théâtres lyriques de France ils sont la partie la plus faible de l'exécution.

Malgré les progrès que la musique a faits [-328-] parmi nous depuis quelques années, le public conserve toujours quelque chose de son penchant pour la chanson; car les Français sont naturellement plus chansonniers que musiciens. Les rondes, les romances, les couplets, sont ce qu'on applaudit le plus dans les opéras comiques; ce goût est à la fois la cause et l'effet du mal qui vient d'être signalé. Avec cette habitude de petites proportions, on ne songe point à ce qu'il y a d'élevé dans les arts; le mesquin d'une composition entretient le laisser-aller d'une exécution mesquine, et celle-ci s'oppose à l'émancipation de l'intelligence musicale du public. N'en doutons pas, c'est là le mal radical de l'Opéra-Comique français. Il ne prendra le rang qu'il doit tenir dans l'art musical que lorsqu'une réforme complète de son système, qui est encore jusqu'à un certain point celui de la comédie à ariettes, sera faite, et lorsqu'à un air bien chanté succédera un quintetto ou un sestetto tels que ceux qui produisent tant d'effet dans le Barbier de Séville, la Cenerentola ou la Gazza Ladra, et que nos acteurs auront appris à les chanter avec l'ensemble, la verve et le soin des Italiens. Une semblable réforme s'est opérée à l'Opéra; on [-329-] peut juger par le bien qui en est résulté de ce qui arriverait à l'Opéra-Comique.

Il y a d'excellens orchestres en France; il pourrait y en avoir davantage avec les élémens qu'on possède. Dans la symphonie les musiciens français n'ont point de rivaux, surtout pour la verve et la vigueur. Cette verve les entraîne seulement quelquefois à donner trop de rapidité aux mouvemens vifs, ce qui nuit à la perfection des détails; mais ils rachètent ce défaut, facile à corriger, par tant de qualités, qu'ils n'en ont pas moins de droits à occuper la première place parmi les symphonistes du reste de l'Europe, lorsqu'ils sont bien dirigés. On sait quelle réputation s'était faite l'orchestre composé des élèves du Conservatoire dans les exercices de cet établissement; la supériorité de cet orchestre sur tous les autres est encore devenue plus incontestable dans les nouveaux concerts de l'École royale.

Sous le rapport de l'accompagnement du chant, on faisait autrefois à cet orchestre, et en général à tous ceux de la France, le reproche de jouer trop fort et de négliger les nuances: ce reproche a cessé d'être mérité. Il y a même depuis quelques années une délicatesse remarquable [-330-] dans la manière d'accompagner des orchestres de l'Opéra et de l'École royale de Musique. Celui du Théâtre Italien a perdu, il est vrai, quelque chose de sa légèreté et de son ensemble; mais cela tient à des circonstances particulières qui peuvent disparaître d'un instant à l'autre, et qu'il est inutile d'examiner ici, parce qu'elles n'ont point de rapport avec l'état actuel de l'art.

Tout en accordant aux orchestres qui viennent d'être cités de justes éloges sur l'effet général de leur exécution, on ne peut dissimuler qu'il est une foule de nuances qu'ils négligent, et qui pourraient ajouter beaucoup à l'effet des morceaux. Par exemple, les piano et les forte ne sont que bien rarement le maximum de ce que devraient être ces nuances; les uns ne sont pas assez doux, les autres pas assez forts. Lorsque le passage de l'un à l'autre de ces effets n'est pas rempli par un crescendo, il faudrait que leur succession fût beaucoup plus tranchée qu'elle ne l'est ordinairement, ce qui ne peut avoir lieu qu'en portant à l'excès le caractère de chacun d'eux. Le crescendo et le decrescendo sont encore des nuances qui laissent souvent beaucoup à désirer, parce qu'elles ne [-331-] s'exécutent pas d'une manière assez graduée. Souvent on hâte trop le renflement du son, et la fin de l'effet se trouve affaiblie et manquée; d'autres fois ce renflement se fait trop attendre, en sorte qu'on n'obtient qu'un demi-crescendo, dont l'effet est vague et peu satisfaisant; enfin il arrive que le crescendo se fait inégalement et sans ensemble. Tous ces défauts se remarquent aussi dans le decrescendo. Un bon chef peut les éviter; son geste, son regard, sont des indications sûres pour les musiciens; tout dépend du plus ou moins de sensibilité de ses organes, de son intelligence et de son savoir.

Une certaine nonchalance naturelle fait que les exécutans donnent généralement peu d'attention à la valeur réelle des notes; rarement on rend cette valeur comme elle est écrite. Par exemple, dans des mouvemens un peu vifs, une noire suivie d'un soupir s'exécute comme une blanche par un grand nombre de musiciens; et cependant la différence est très notable pour l'effet, bien qu'elle soit indifférente pour la mesure. Ces sortes de fautes se multiplient à l'infini, et l'on en tient peu de compte; néanmoins, elles nuisent beaucoup à la netteté des perceptions du public. Pour sentir la nécessité [-332-] de s'en abstenir, les exécutans devraient se souvenir qu'ils sont appelés à rendre les intentions des auteurs sans aucune modification: l'exactitude est non-seulement un devoir, elle est aussi un moyen fort commode de contribuer, chacun en ce qui le concerne, à une exécution parfaite.

Les belles traditions de l'école française de violon actuelle ont donné naissance à un genre de beauté d'exécution qui était autrefois inconnu: je veux parler de la régularité des mouvemens d'archet qu'on remarque maintenant parmi tous ceux qui jouent la même partie; régularité qui est telle que, sur vingt violonistes qui jouent le même passage, il n'y a pas la plus légère différence dans le temps où l'archet est tiré et poussé. Si l'on examine attentivement tous ces violonistes, on verra tous les archets suivre un mouvement uniforme, comme si le tiré et le poussé étaient indiqués par des chiffres. Le public ne remarque pas ces choses et ne doit pas les voir; mais il en éprouve le résultat à son insu; car il y a un accent différent dans l'archet près de la hausse ou près de la pointe. Ce qui détermine le choix du poussé ou du tiré est d'abord un instinct irréfléchi; [-333-] mais l'observation régularise ensuite ce qu'elle a reconnu bon et avantageux.

Il y a dans toutes ces remarques bien des faits minutieux; mais c'est dans l'attention plus ou moins scrupuleuse qu'on leur accorde que dépend souvent le succès d'un morceau, ou même d'un opéra. Le musicien qui aime son art ne les néglige pas, parce qu'il y trouve du charme. Tel est le secret d'une bonne exécution: aimer la musique qu'on joue ou chante, s'y complaire, s'en occuper à l'exclusion de tout autre objet et y intéresser sa conscience, voilà ce que fait l'artiste qui a le sentiment de sa vocation. On dit que cette conscience n'accompagne pas toujours le talent; je crois cependant qu'elle en est le signe. On contracte l'habitude d'une attention scrupuleuse comme celle du laisser-aller: tout dépend des circonstances où l'on se trouve et de la place qu'on occupe. Tel musicien qui n'est qu'un croque-note en province devient un homme habile à Paris; par cela seul qu'on exige davantage de lui. Ce qui a lieu pour les individus arrive aussi dans des réunions nombreuses. Un orchestre est excellent: confiez-le à un chef inhabile, en peu de temps il deviendra l'un [-334-] des plus mauvais qu'on puisse entendre. On a plus d'un exemple de semblables métamorphoses.

Une dernière observation sur ce qui concerne l'exécution. Il est rare qn'un auteur soit satisfait de la manière dont on rend son ouvrage; presque jamais ses intentions ne sont complètement senties; il en résulte qu'on entend rarement la musique dans toute sa puissance. Quand un compositeur dit qu'il est satisfait, ce n'est que relativement et dans la persuasion qu'il ne pourrait obtenir davantage. Il y a cependant des momens d'inspiration où les exécutans vont au-delà de la pensée du compositeur; alors la musique atteint le plus haut dégré de sa puissance; mais de telles circonstances sont bien rares.

[-335-] QUATRIÈME SECTION.

Comment on analyse les sensations produites par la musique, pour porter des jugemens sur celle-ci.

CHAPITRE XVII.

Des préjugés des ignorans et de ceux des savans en musique.

Il est plus d'un dégre dans l'ignorance des arts. Le premier est incurable; c'est celui qui consiste dans la répugnance qu'ils inspirent: celui-là est le plus rare. Les individus nés dans une classe obscure et loin du séjour des villes, sont au second dégré: leur ignorance est absolue, mais leur rapport négatif avec les arts peut n'être qu'instantané, et ne suppose pas nécessairement de l'aversion pour eux. Au troisième degré est placé le peuple des cités, qui ne peut faire un pas sans se trouver en contact avec les résultats de la musique, de la peinture, ou de l'architecture, mais qui n'y [-336-] prête qu'une attention légère, et qui n'en remarque ni les défauts ni les beautés, quoiqu'il finisse par en recevoir de certaines jouissances irréfléchies. Les gens du monde, tous ceux qu'une éducation libérale et une position aisée mettent à même de voir beaucoup de tableaux et d'entendre souvent de la musique, n'acquièrent pas précisément du savoir, mais finissent par avoir des sens exercés qui, jusqu'à certain point, leur tiennent lieu d'instruction.

Si l'on excepte les individus de la seconde classe, qui n'ont point d'occasions de sortir de leur ignorance absolue sur des choses qui ne sont point en rapport avec leurs besoins, il ne se trouvera dans les autres catégories que des gens qui s'empresseront de prononcer sur les sensations qu'ils reçoivent des arts, comme si ces sensations devaient être la règle de tous, et comme si ces individus possédaient les lumières nécessaires pour développer et appuyer leur opinion. Remarquez que personne ne dit: Ceci me plaît ou ceci me déplaît; on trouve plus convenable et plus digne de dire nettement: Ceci est bon ou ceci ne vaut rien. Il n'y a pas jusqu'aux êtres assez malheureusement organisés pour être insensibles à ces [-337-] arts que la nature nous a donnés pour adoucir nos peines, qui n'aient aussi leur avis sur les objets de leur antipathie et qui ne le disent avec assurance. Ils ne se dissimulent pas que leur état normal présente quelque chose d'incomplet et d'humiliant; mais ils se vengent en affectant du mépris pour les choses qui ne sont point à leur portée, et même pour ceux qui y sont sensibles. A l'égard du peuple, il a aussi son avis et l'exprime à sa manière. Ce ne sont point les délicatesses des arts qui le touchent; il ne connaît de ceux-ci que certaines parties grossières. Par exemple, l'imitation plus ou moins exacte des objets matériels est à peu près tout ce qui le frappe en peinture; ce qu'il admire dans une statue, c'est qu'elle soit de marbre; ce qu'il aime en musique, ce sont les chansons et les airs de danse. On ne discute guère avec ces deux classes d'individus; les gens du monde se moquent de la première et dédaignent l'autre. Les disputes n'ont lieu que dans le monde sensible et bien élevé, qui attache du prix à ce qui fait ses plaisirs, qui prend ses préjugés pour ses opinions et celles-ci pour la vérité.

Quiconque cesse d'être en bonne santé n'a [-338-] pas besoin de savoir le nom ni la cause de sa maladie pour être certain qu'elle existe: la sensation du mal l'avertit suffisamment. Il en est de même de la musique. Il n'est point nécessaire de savoir comment on l'écrit ni comment on la compose pour avoir la conviction du plaisir qu'elle fait éprouver ou de l'ennui qu'elle cause. Mais s'il faut avoir étudié la médecine, vu beaucoup de malades, fréquenté les hôpitaux, et perfectionné, par l'observation et la comparaison, l'aptitude à reconnaître les symptômes des maladies, pour décider de leur gravité et des remèdes qu'on peut y apporter, on doit convenir qu'il n'est pas moins nécessaire d'avoir appris les élémens de l'art musical, d'avoir étudié toutes ses ressources, les variétés de ses formes, et de savoir discerner les qualités ou les défauts de l'harmonie, du rhythme et de la mélodie, pour être en état de prononcer sur le mérite d'une composition. De même qu'on se borne à énoncer le mal qu'on ressent en disant: Je souffre, on doit dire seulement: Cette musique me plaît, ou ne m'est pas agréable.

On serait moins disposé à donner d'un ton tranchant son avis sur la musique, si l'on [-339-] remarquait qu'on en change plus d'une fois dans le cours de la vie. Qu'on me montre celui qui n'a point abjuré ses premières admirations pour se livrer à de nouvelles, et qui ne soit au moment de renoncer à celles-ci pour des choses qui d'abord lui étaient antipathiques. Que de partisans forcenés des ouvrages de Grétry, qui d'abord repoussèrent avec horreur les brillantes innovations rossiniennes, et qui par la suite ont oublié leurs vieilles prédilections et leurs nouvelles antipathies au point de devenir les plus ardens défenseurs du rossinisme! Comment pourrait-il en être autrement? les arts appartiennent à la perfectibilité humaine et doivent en suivre la marche ascendante; les choses et les événemens changent: on est donc forcé de changer aussi. D'ailleurs l'éducation plus ou moins avancée, l'habitude d'entendre certaines choses et l'ignorance où l'on est à l'égard de certaines autres, doivent modifier les opinions et la manière de les sentir. On voit donc que c'est à tort qu'on se prononce d'une manière si positive qu'on le fait habituellement, puisqu'on est exposé sans cesse à se contredire. En général on se presse trop de conclure.

[-340-] Les artistes, les savans en musique ou en peinture, ne sont pas plus exempts de préventions et de préjugés que les ignorans; seulement ces préventions et ces préjugés sont d'une autre espèce. Il n'est que trop ordinaire d'entendre les musiciens soutenir sérieusement qu'eux seuls ont le droit, non-seulement de juger la musique, mais même de s'y plaire. Étrange aveuglement, qui fait qu'on croit honorer son art en limitant sa puissance! Eh! que serait la peinture ou la musique, si ces arts n'étaient qu'une langue mystérieuse qu'on ne pût entendre qu'après avoir été initié dans leurs signes hiéroglyphiques? A peine mériteraient-ils qu'on voulût les étudier. C'est parce que la musique agit presque universellement et de diverses manières, quoique toujours vaguement, que cet art est digne d'occuper la vie d'un artiste heureusement organisé. Si son action se bornait à intéresser seulement un petit nombre de personnes, où serait la récompense de longues études et de plus longs travaux? Autre chose est de sentit ou de juger. Sentir est la vocation de l'espèce humaine entière; juger appartient aux habiles.

Mais il ne faut pas que ceux-ci se persuadent [-341-] que leurs jugemens sont toujours irréprochables; l'amour-propre blessé, l'opposition d'intérêt, les inimitiés, les préventions d'école, d'éducation et de nation, sont des causes qui les vicient souvent. L'ignorance est du moins exempte de ces faiblesses, dont les artistes et les savans ne se défient pas assez. Il y a tant d'exemples d'erreurs occasionnées par elles que l'on devrait toujours s'abstenir de juger avant d'avoir examiné sa conscience, et d'avoir écarté de son coeur et de son esprit tout ce qui peut paralyser l'action de l'intelligence. Que de palinodies on éviterait avec cette sagesse!

Il est une classe intermédiaire entre l'homme qui s'abandonne simplement à des sensations épurées par l'éducation et l'artiste philosophe; c'est celle qu'ou pourrait appeler des jugeurs. Ce sont d'ordinaire les littérateurs qui se chargent de cet emploi, bien qu'ils n'y soient pas plus aptes que tout homme du monde dont les sens ont été perfectionnés par l'habitude d'entendre ou de voir. A l'air d'assurance dont ils donnent chaque matin leurs théories musicales dans les journaux, on les prendrait pour des artistes expérimentés, si leurs bévues multipliées ne montraient à chaque instant leur [-342-] ignorance du but, des moyens et des procédés de l'art. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que leurs opinions sont complètement changées depuis dix ans, et que leur langage est aussi superbe que s'ils avaient eu une doctrine invariable. Avant que Rossini fût connu en France, avant qu'il y eût obtenu ses grands succès, on ne cessait de s'élever contre la science en musique, contre l'éclat de l'instrumentation qui brillait aux dépens de la mélodie et de la vérité dramatique, et l'on débitait sur tout cela autant d'erreurs que de mots. Aujourd'hui tout est change; les savans de journaux ont pris la musique de Rossini pour de la musique savante, et depuis ce temps chacun s'est mis à affecter un langage scientifique dont on ne comprend pas les élémens. On ne parle plus que de formes de l'orchestre, de modulations, de strettes, et cetera; et sur tout cela on bâtit des systèmes de musique aussi sensés que ceux d'autrefois. La seule différence que j'y trouve c'est qu'au lieu de proclamer les opinions qu'on se forme comme des principes généraux, on s'est fait une espèce de poétique de circonstance qu'on applique selon les cas et les individus; de cette manière on croit éviter les [-343-] contradictions. Mais les préventions favorables ou contraires, les sollicitations, les haines ou les complaisances ont tant d'influence sur des jugemens déjà entachés d'ignorance, que si l'on compare tout ce qui s'écrit sur un ouvrage nouveau dans les feuilles quotidiennes ou périodiques, on y trouve le pour et le contre sur toutes les questions. Ce que l'un approuve, l'autre le blâme, et vice versâ; en sorte que l'amour-propre d'un auteur est toujours satisfait et blessé en même temps, s'il est assez fou pour attacher quelque importance à de pareilles fadaises.

Parler de ce qu'on ignore est une manie dont tout le monde est atteint, parce que personne ne veut avoir l'air d'ignorer quelque chose. Cela se voit en politique, en littérature, en science, et surtout en beaux-arts. Dans les conversations de la société, les sottises qu'on débite sur tout cela ne font pas grand mal, parce que les paroles sont fugitives, et ne laissent pas de traces; mais les journaux ont acquis tant d'influence sur les idées de tout genre, que les bévues qu'ils contiennent ne sont pas sans danger; elles faussent d'autant plus l'opinion que la plupart des oisifs y croient [-344-] aveuglément, et qu'elles pénètrent partout. Il faut l'avouer cependant, depuis quelque temps on a compris la nécessité de diviser la rédaction des écrits périodiques entre les hommes que leurs connaissances spéciales mettent en état de parler convenablement des choses; aussi remarque-t-on que l'on acquiert dans le monde des idées plus justes des choses et qu'on en parle mieux.

[-345-] CHAPITRE XVIII.

De la poétique de la musique 1.

S'il n'y avait dans la musique qu'un principe de sensation vague, fondé seulement sur un rapport de convenance entre les sons, ayant pour unique résultat d'affecter plus ou moins agréablement l'oreille, cet art serait peu digne de l'attention publique; car n'étant destiné qu'à satisfaire un sens isolé, il ne mériterait pas plus de considération que l'art culinaire. Il y aurait en effet peu de différence entre le mérite d'un musicien et celui d'un cuisinier; mais il n'en est point ainsi. Ce n'est pas seulement l'oreille qui est affectée par la musique; si celle-ci réunit certaines qualités, elle émeut l'ame, d'une manière indéterminée à la vérité, mais plus puissamment que la peinture, la sculpture ou tout autre art.

Pourtant il faut avouer qu'il fut un temps où l'on croyait que satisfaire l'oreille était l'objet unique de la musique; ce temps fut celui [-346-] de la renaissance des arts. Tout ce qui nous reste de monumens de celui-ci depuis le milieu du quatorzième siècle jusqu'à la fin du seizième siècle n'a été composé évidemment que pour l'oreille. Mais que dis-je? ce n'était même pas pour elle que les musiciens écrivaient alors; c'était pour les yeux. Tout leur génie s'épuisait à arranger des sons dans des formes bizarres qui n'étaient sensibles que sur le papier. Les madrigaux, les motets, les messes, toute la musique enfin de ces premiers temps de l'art trouvait cependant des admirateurs, parce qu'on ne connaissait rien de mieux; il ne faut jamais arguer des premiers essais d'un art pour en poser les règles.

Plus tard la musique devint plus agréable et plus faite pour flatter les sens; tous les genres se ressentirent de cette tendance vers le gracieux. On la remarquait dans la musique instrumentale comme dans la vocale, et surtout dans l'opéra. Des airs et puis des airs composaient alors toute la durée d'un spectacle de plusieurs heures. C'est de cette musique prétendue dramatique qu'on a dit qu'elle était un concert dont le drame était le prétexte. L'art s'y était amélioré, mais n'était point arrivé à [-347-] son but. Pourtant cette musique plaisait à l'oreille, mais ne faisant que cela, elle ne remplissait qu'une de ses conditions.

Dans la seconde moitié du dix-huitième siécle, les idées se tournèrent vers la vérité de déclamation; alors on voulut que la musique fût une langue, et le chant fut négligé pour le récitatif. Cela était bon en soi; mais à force de chercher la vérité de ce langage, on ne vit plus qu'une des facultés de la musique; on négligea les autres, et au lieu d'opéras on eut ce qu'on appelait des tragédies lyriques. Dans cette révolution, l'art avait évidemment changé d'objet; il n'était plus possible de dire qu'il fût le plaisir de l'oreille: il fut décidé qu'il doit être celui de l'esprit; car le principe fondamental du nouveau genre, celui qu'on opposait sans cesse à toute réclamation, était celui-ci: la vérité. Or, il est évident que la vérité ne s'adresse point à l'oreille; l'esprit seul en jouit. Heureusement Gluck, qui mit ce système en vogue, était plus homme de génie que philosophe; en cherchant cette vérité, jouissance de l'esprit, il trouva l'expression, qui est celle du coeur. L'art se trouva par là plus près de son but.

[-348-] Une fois qu'il fut convenu que la vérité est le principe de la musique comme de tous les arts, on voulut être toujours vrai. La musique est susceptible d'imiter certains effets, tels que le mouvement des flots, la tempête, le ramage des oiseaux, et cetera. On en conclut qu'elle est essentiellement imitative, et l'on ne vit point que cette faculté d'imiter n'est qu'un des cas particuliers de ses fonctions; on ne remarqua point qu'elle est plus satisfaisante quand elle exprime les passions, la douleur, la joie, en un mot, les diverses émotions de l'ame. Des milliers d'exemples auraient dû démontrer qu'elle est un art d'expression; au lieu de cela chacun en fit ce qu'il voulut.

Exprimer, dans le sens le plus étendu, c'est rendre sensibles les idées simples ou complexes et les affections de l'ame. La musique n'est guère susceptible que de la transmission de ces dernières; cependant elle n'y est pas absolument bornée, comme on le verra par la suite.

Quand on dit que la musique exprime les affections de l'ame, on ne prétend pas qu'elle soit capable de rendre compte de ce qu'éprouve tel ou tel individu; elle fait plus: elle émeut l'auditeur, fait naître à son gré des impressions [-349-] de tristesse ou de joie, et exerce sur lui une sorte de puissance magnétique au moyen de quoi elle le met en rapport avec les êtres sensibles extérieurs. La musique n'est donc pas seulement un art d'expression, c'est aussi l'art d'émouvoir. Elle n'exprime qu'autant qu'elle émeut, et c'est là ce qui la distingue des langues, qui ne peuvent exprimer que pour l'esprit. Cette distinction fait voir en quoi consiste l'erreur de ceux qui ont cru qu'elle est une langue analogue à toute autre.

La musique émeut indépendamment de tout secours étranger; la parole, les gestes n'ajoutent rien à sa puissance, seulement ils éclairent l'esprit sur l'objet de son expression. Je sais qu'on m'objectera la force que reçoit l'expression musicale d'une prononciation nette et bien articulée de la parole: mais il faut distinguer. S'il s'agit d'un mot, d'une exclamation qui peignent un sentiment vif ou une sensation profonde, l'accent que le chanteur y met en les prononçant devient un moyen d'expression très actif; moyen qui suffit pour émouvoir l'auditeur et qui affaiblit conséquemment l'action de la musique; car nous ne sommes pas organisés de manière à percevoir plusieurs [-350-] sensations à la fois par le même sens: un effet ne peut se manifester en nous qu'aux dépens d'un autre. La puissance des paroles dans la musique, dont je viens de parler, se remarque surtout dans le récitatif. Là, il y a une alternative de victoires remportées par les paroles et par la musique: c'est presque toujours dans les ritournelles que celle-ci reprend sa puissance.

Si les vers qui servent de base à la musique n'ont point pour objet un de ces sentimens vifs et profonds qui se peignent par quelques mots; s'ils ont besoin de longs développemens, la musique reprend toute sa supériorité; alors, comme je viens de le dire, les paroles n'ont d'utilité que pour éclairer l'esprit. Dès que celui-ci est initié, ces paroles deviennent inutiles pour l'expression et ne servent plus qu'à faciliter l'articulation de la voix. La musique domine, et l'on n'écoute plus cette suite de syllabes qui frappent l'air sans s'adresser à l'auditeur. Ceci démontre que le reproche qu'on adresse quelquefois aux compositeurs de trop répéter les paroles n'est point fondé lorsque les répétitions ont pout but de donner à la musique le lemps de passer par tous les degrés [-351-] de la passion, ce qui est le point important; remarquez qu'en parlant de l'effet de la musique sur l'auditeur, en pareille circonstance, je suppose que les sens de celui-ci sont assez exercés pour comprendre les intentions du musicien et les transmettre à son ame.

De tout cela on peut tirer plusieurs conséquences: la première est que ce qu'on appelle communément l'expression des paroles n'est point l'objet essentiel de la musique. Je m'explique: ce que le poète lyrique met dans la bouche des personnages de son drame est la manifestation de ce qu'ils éprouvent; mais de deux choses l'une: ou ces personnages ressentent une passion qu'il faut faire partager à l'auditoire, ou ils sont en danger, et il faut intéresser à leur sort. Dans l'un et l'autre cas il faut émouvoir; or, de tous les arts, le plus puissant pour y parvenir est la musique. Les paroles ne peuvent lui prêter qu'un faible secours; il suffit que le public soit instruit de la situation des choses. S'il s'agit au contraire d'un état mixte où l'ame n'est point inerte, quoiqu'elle ne soit pas vivement émue, la musique se met en harmonie avec elle par la suavité de cantilènes un peu vagues, par la richesse des accompagnemens [-352-] et par la nouveauté de l'harmonie, qui produisent plutôt des sensations que des émotions. Dans ce cas l'action des paroles est encore plus faible. Enfin, s'il faut que la musique soit l'interprète de bons mots, de plaisanteries et de quolibets, on s'aperçoit au premier abord qu'elle y est complètement inhabile. Si le musicien ne veut rien dérober de l'esprit du poète, il s'efface pour le laisser paraître, et dès lors il est faible et contraint; s'il s'obstine à y mettre du sien, il devient importun.

Je prévois des objections, car tout ceci n'est pas dans les idées reçues. Essayons d'aller au devant et de les résoudre.

"Grêtry, dira-t-on, Grêtry, l'idole des Français pendant près de soixante ans, brilla précisément par cette faculté que vous refusez à son art, celle d'exprimer les paroles. Il mit souveut plus d'esprit dans sa musique que le poète dans ses vers, et c'est surtout par là qu'il s'est fait une brillante renommée." Distinguons. Grêtry, quoique faible harmoniste et musicien médiocre, avait reçu de la nature le don d'inventer des chants heureux, beaucoup de sensibilité musicale, et plus d'esprit que ses livres ne semblent l'indiquer. Ce qui reste de [-353-] lui maintenant, ce que les connaisseurs admireront encore quand les progrès de l'art et la mode auront fait disparaître pour toujours ses ouvrages de la scène, ce sont ses mélodies, véritables inspirations d'un instinct créateur, et cette sensibilité qui lui faisait trouver des accens pour toutes les passions. Quant à l'esprit qu'il se piquait d'avoir et qui consiste à faire ressortir un mot, à chercher des inflexions comiques, à sacrifier la phrase ou la période musicale pour ne pas nuire à la rapidité du dialogue, c'est peut-être quelque chose de fort bon dans un certain système, mais ce n'est pas de la musique. Cela plaisait autrefois à des spectateurs français, qui ne cherchaient que le vaudeville dans leurs opéras-comiques, et dont les organes n'étaient point façonnés pour entendre autre chose; mais à l'époque même où Grétry écrivait, les autres peuples de l'Europe entrevoyaient dans la musique un but plus noble que de se rapprocher de la parole, et d'affaiblir l'une pour se mettre à la portée de l'autre. "Tu parles trop pour un homme qui chante, tu chantes trop pour un homme qui parle", disait Jules César à certain professeur de déclamation qui voulait faire servir la musique [-354-] à seconder la parole: cette critique est applicable à tous les musiciens qui ont eu la faiblesse de se laisser diriger par des gens de lettres jaloux de la gloire de leurs hémistiches, et qui se persuadaient que leurs vers étaient ce qu'il y avait de plus important dans un opéra.

Ce n'est pas qu'on doive bannir l'esprit des paroles destinées à la musique, ni même de l'oeuvre du musicien; les meilleurs opéras italiens, français et allemands offrent des traits où l'intonation musicale seconde heureusement la parole; il suffit de se souvenir que ce n'est point l'objet essentiel de la musique. D'ailleurs, ces traits où la musique partage l'effet de la parole sont toujours de courte durée. Le musicien ne fait jamais briller le poète sans détourner l'attention de sa musique.

On m'objectera encore qu'il y a beaucoup de morceaux comiques où l'articulation précipitée des paroles produit un bon effet; on pourra même m'opposer des narrations qui n'ont pas empêché les hommes de génie de faire de bonne musique: ceci mérite d'être examiné.

Les opéras bouffes italiens sont remplis de morceaux qu'on appelle note et parole; leur [-355-] effet est vif, piquant, spirituel; mais il ne faut pas s'y tromper: dans ces morceaux, la qualité des idées musicales est moins importante que le rhythme. Les ouvrages de Fioravanti sont pleins de ces choses dont l'effet est parfait, quoique les pensées du musicien soient communes; c'est que le rhythme en est excellent. Ce rhythme est tout ce qu'on remarque. L'arrangement plus ou moins comique des paroles attire ensuite l'attention, et l'on finit par penser à peine à la musique, qui n'est plus qu'un accessoire. Remarquez d'ailleurs que l'accent bouffon de l'acteur et ses lazzi sont pour beaucoup dans l'effet de ces morceaux. Tout cela est bon à sa place; mais, encore une fois, la musique n'y joue qu'un rôle secondaire.

Quant aux narrations, elles sont de deux espèces. Dans la première, le compositeur ne voulant point mettre obstacle à l'articulation des paroles, évite de donner à la voix la phrase mélodique, jette l'intérêt dans l'orchestre sur un thême caractérisé, et ne donne à la voix qu'un débit presque monotone qui permet d'entendre distinctement ce que dit l'acteur. Dans ce cas l'effet est complexe pour les auditeurs dont l'oreille est exercée, et leur attention [-356-] se partage entre la scène et la musique; les autres n'entendent que les paroles et peu ou point la musique.

L'autre manière de traiter la narration consiste à ne prendre du sujet que son caractère gai ou triste, tranquille ou animé, et à faire un morceau de musique où les paroles n'ont qu'une action secondaire, tandis que l'attention se porte sur l'oeuvre du musicien; tel est l'air admirable Pria che spunti du Matrimonio segreto.

De quelque manière qu'on envisage l'union de la musique aux paroles, on voit qu'on ne peut sortir de cette alternative: ou la musique domine les paroles, ou les paroles dominent la musique. Il n'y a point de partage possible entre elles, à moins qu'elles ne soient assez faibles pour qu'on soit indifférent à l'une comme aux autres. La musique qui émeut exprime des situations et non des paroles; quand celles-ci se font remarquer, l'autre n'est plus qu'un accessoire; dans le premier cas, l'ame est émue; dans le second, l'esprit est occupé. L'une et l'autre choses sont bonnes quand elles sont employées à propos, car il n'est pas donné à l'homme d'être continuellement ému; [-357-] les émotions fatiguent; il faut des repos, et surtout de la variété dans notre manière d'être.

Rien ne prouye mieux la faculté d'émouvoir que possède la musique, indépendamment de la parole, que les effets produits par la musique instrumentale. A la vérité, ces effets n'ont lieu que pour ceux dont l'éducation est faite; mais cela ne conclut rien contre cette proposition, car nous n'avons d'idées que par l'éducation. Quel est l'homme, quelque peu initié à cet art, qui n'ait été ému par les accens passionnés de la symphonie en sol mineur de Mozart? Quel est celui qui n'ait senti de l'élévation dans ses idées par le grandiose de la marche de la symphonie en ut mineur de Beethoven? On pourrait citer des milliers d'exemples semblables.

Mais, dira-t-on, la nature de ces émotions est vague et n'a point d'objet déterminé. Sans doute; cest précisément pour cela qu'elles ont tant d'action sur nous. Moins l'objet est évident, moins l'esprit est occupé, plus l'ame est émue; car rien ne la distrait de ce qu'elle éprouve. Nos perceptions s'affaiblissent par leur multiplicité; elles sont d'autant plus sensibles qu'elles sont plus simples.

[-358-] Perdons l'habitude de comparer ce qui n'a point d'analogie, et de vouloir que tous les arts agissent de la même manière. La poésie a toujours un objet dont l'esprit s'empare avant que le coeur soit ému; la peinture n'a d'effet qu'autant qu'elle nous présente avec vérité les scènes ou les objets qu'elle veut reproduire, et qu'elle attaque notre conviction. On ne demande rien de tout cela à la musique: qu'elle nous émeuve, et c'est assez. -- Mais sur quel sujet? -- Peu m'importe. -- Par quels moyens? -- Je l'ignore; je dis plus: je ne m'en inquiète guère.

Dira-t-on que cet art serait réduit à n'être qu'un plaisir des sens, s'il en était ainsi? ce serait une erreur. Ainsi que l'amour, s'il a une action physique, il en a une morale aussi. On a souvent eu la fantaisie de comparer la musique à quelque chose, et personne n'a songé à la seule passion dont les symptômes et les effets sont analogueS aux siens. Ainsi que l'amour, elle a ses douceurs voluptueuses, ses explosions passionnées, sa joie, sa douleur, son exaltation, et le vague, ce vague délicieux qui n'offre aucune idée déterminée, mais qui n'en exclut aucune. De ce qu'elle ne s'adresse pas à l'esprit, il ne s'ensuit pas qu'elle se borne à [-359-] satisfaire l'oreille; car l'oreille n'est que l'organe, et l'ame est l'objet. La musique n'a point par elle-même les moyens d'exprimer les nuances des passions fortes, telles que la colère, la jalousie ou le désespoir; ses accens tiennent de tout cela, mais n'ont rien de positif. C'est aux paroles à éclairer l'auditeur; sitôt que celui-ci est instruit, la musique suffit, car elle émeut. Le musicien ne doit donc pas perdre son temps à chercher les limites de nuances qu'il n'est pas en son pouvoir d'exprimer. Tous les conseils que Grétry a donnés à cet égard, dans ses Essais sur la Musique, sont illusoires.

Les principes de la poétique et de la philosophie de la musique sont très déliés, très difficiles à saisir, plus difficiles encore à présenter avec évidence; de quelque manière qu'on les considère, on arrivera à cette conclusion, que la musique n'est ni un art d'imitation, ni une langue, mais l'art d'exprimer, ou plutôt d'émouvoir.

Ceci posé, il devient évident que les enthousiastes de telle ou telle manière, de telle ou telle école, de tel ou tel genre, ne comprennent point le but de la musique. Les préférences que certaines personnes manifestent pour la [-360-] mélodie, ou pour l'harmonie, ou pour les moyens simples, ou pour les modulations recherchées et multipliées, sont autant d'erreurs par lesquelles on prétend limiter l'action de l'art, qui a besoin de toutes ces choses et de beaucoup d'autres. Gluck croyait qu'il est nécessaire de lier si bien le récitatif aux airs, qu'on ne pût presque pas sentir où commencent ceux-ci. Le résultat de son système devait être une certaine monotonie qui a peut-être fait vieillir trop vite ses chefs-d'oeuvre dramatiques; depuis quelques années on a reconnu que l'effet des morceaux gagne à ce qu'on sente bien où ils commencent, parce que l'attention de l'auditoire est plus grande, et l'on a cherché à les séparer du récitatif autant qu'on la pu. On n'a fait en cela que recommencer ce qui se pratiquait avant la révolution opérée dans la musique dramatique par le grand musicien qui vient d'être nommé. Mais de ce que la mode a changé, il ne faut pas croire que le système de Gluck fût absolument mauvais; car, à la monotonie près, il y a dans ce système une vivacité d'expression dont l'application peut être excellente en beaucoup de circonstances, et qui est du domaine réel de l'art. La simplicité [-361-] d'instrumentation a fait place à une richesse qui tient quelquefois de la profusion: faut-il condamner l'une ou l'autre? Non; car il est de certaines situations qui demandent de la simplicité, et d'autres qui exigent un plus grand développement de moyens. Enfin, tous les compositeurs de l'ancienne école ont considéré le luxe des fioritures comme destructif de l'expression dramatique; dans la musique de nos jours, au contraire, on les multiplie à l'excès. Les partisans de l'ancienne tragédie lyrique affirment que cette dernière méthode est ridicule, en ce qu'elle est souvent en opposition avec les sentimens dont les personnages sont animés, et les amateurs de la musique nouvelle traitent de gothique celle qui n'est pas enrichie de ces brillantes fantaisies. Les uns et les autres ont tort; les premiers, parce que la musique doit avoir des momens de repos, et ne peut pas toujours exprimer ou émouvoir; les autres, parce qu'il est telle situation où l'on ne pourrait employer les traits, les trilles, les groupes et les points-d'orgue, sans détruire tout principe de vérité. Rossini, qui a multiplié dans sa musique les choses de ce genre plus qu'on ne l'avait fait jusqu'à lui, [-362-] a fait voir qu'il sait y renoncer quand il en est temps, particulièrement dans le beau trio de Guillaume Tell. En un mot, émouvoir étant le but, tous les moyens sont bons pour y parvenir; il ne s'agit que de les employer à propos. Je ne connais aucun système, aucun procédé, qui ne puisse avoir son effet; l'avantage qu'il y aurait à n'en rejeter aucun serait d'obtenir une variété qu'on ne rencontre à aucune époque de l'histoire de l'art, parce qu'on s'est toujours attaché à tel ou tel système, à l'exclusion de tout autre.

A l'égard de la musique instrumentale, la carrière est encore plus étendue parce que l'objet est plus vague. Pour y réussir ou pour en juger il est indispensable de se défendre encore de ces penchans ou de ces aversions qui ne prennent leur origine que dans nos préjugés. Il faut de la science, disent les uns; il faut de la grace surtout, disent les autres. -- Moi j'aime le brillant et les traits en notes rapides. -- Moi je les déteste. -- Vive la musique sage et pure de Haydn! -- Non; vive la pénétrante passion de Mozart! -- Eh non! vive la verve originale de Beethoven! Que signifie tout cela? est-ce à dire que chacun de [-363-] ces grands artistes, en ouvrant des routes nouvelles, ait eu moins ou plus de mérite que les autres? et parce qu'il en est un qui est venu le dernier et qui a fait des choses dont on ne sentait pas le besoin auparavant, faut-il en conclure que lui seul a connu le véritable objet de l'art? Ne voulez-vous qu'un genre? vous serez bientôt fatigué de ce qui d'abord aura fait vos délices. Quelque autre nouveauté viendra qui mettra en oubli l'objet de vos affections, et de cette manière l'art musical sera comme Saturne, qui dévorait ses enfans. En marchant sans cesse vers un but qu'on n'atteindra jamais, on perdra sans retour le souvenir des routes qu'on aura suivies. Quelle extravagance de ne croire qu'en soi, et de s'imaginer qu'on a des sens plus perfectionnés ou un jugement plus sain que ceux par qui l'on a été précédé! On sent autrement, on juge d'autre sorte, et voilà tout. Les circonstances, l'éducation et surtout les préjugés nous obsèdent en tout ce que nous faisons, et ce sont les résultats de leur action que nous prenons pour ceux d'une raison supérieure. Encore une fois, ne rejetons rien de ce qui est à notre disposition; usons de tout en temps, et nous en serons plus riches.

[-364-] Pour jouir des beautés passées de mode et pour en sentir le mérite, plaçons-nous dans la position où était l'auteur lorsqu'il écrivit son ouvrage; rappelons-nous ses antécédens; peignons-nous l'esprit de ses contemporains et oublions pour un instant nos idées habituelles: nous serons étonnés d'être devenus sensibles à des choses dont nous n'aurions pu reconnaître le mérite si nous nous fussions obstinés à prendre pour objet de comparaison les productions qui sont plus en rapport avec l'état avancé de l'art et avec nos penchans. Par exemple, si l'on veut juger du mérite de Haydn et de ce qu'il a fait pour les progès de la musique, qu'on se fasse jouer une symphonie de Van Malder ou de Stamitz, ou un quatuor de Davaux ou de Cambini, et l'on verra un génie du premier ordre créer en quelque sorte toutes les ressources dont les compositeurs usent aujourd'hui. Que revenant ensuite à Beethoven pour le comparer au père de la symphonie, on examine les qualités qui brillent dans les ouvrages de l'un et de l'autre, et l'on se convaincra que si Beethoven l'emporte sur Haydn pour la hardiesse des effets, il lui est bien inférieur sous les rapports de la netteté de conception et de [-365-] plan. On verra Haydn développant avec un art infini des idées souvent médiocres et en faire des merveilles de formes, d'élégance et de majesté, tandis qu'on remarquera dans les productions de Beethoven un premier jet admirable et des pensées gigantesques, qui, à force de développemens puisés dans une vague fantaisie, perdent souvent de leur effet en s'avançant, et se terminent en faisant regretter que l'auteur n'ait pas fini plutôt.

Avec cette sage direction de ses impressions, chacun parviendra à se défaire de ses préjugés et de ses penchans exclusifs: l'art et les jouissances qu'il procure y auront gagné. Les artistes éclairés ont un avantage incontestable sur les gens du monde; celui de se plaire à entendre la musique des hommes de génie de toutes les époques et de tous les systèmes, tandis que les autres n'admettent que celle qui est en vogue, et ne comprennent que celle-là. Les premiers ne cherchent dans la musique ancienne que les qualités qui sont de son essence; mais les autres n'y retrouvant pas leurs sensations habituelles s'imaginent qu'elle ne peut en procurer d'aucune espèce. Il faut plaindre les hommes qui mettent ainsi des [-366-] bornes étroites à leurs jouissances, et qui n'essaient même pas d'en agrandir le domaine; il est vraisemblable que leur nombre diminuera dès que les compositeurs auront compris que tous les styles avec tous leurs moyens sont bons à employer, et lorsqu'ils se seront déterminés à reprendre en quelque sorte l'art en sous-oeuvre.

[-367-] CHAPITRE XIX.

De l'analyse des sensations produites par la musique.

J'imagine qu'en écoutant de la musique l'homme qui n'a point étudié cet art et qui ignore ses procédés n'en reçoit qu'une sensation simple. Pour lui, un choeur composé d'un grand nombre de voix n'est que comme une voix puissante, un orchestre n'est qu'un grand instrument. Il n'entend point d'accords, point d'harmonie ni de mélodie, point de flûtes ni de violons: il entend de la musique.

Mais à mesure que cet homme écoute, ses sensations se compliquent. L'éducation de son oreille se fait insensiblement; il finit par discerner le chant de l'accompagnment et se forme des notions de mélodie et d'harmonie. Si son organisation est favorable, il arrivera au point de distinguer la différence de sonorité des instrumens qui composent l'orchestre, et par reconnaître dans les sensations qu'il recevra de la musique ce qui appartiendra à la composition et ce qui sera l'effet du talent des [-368-] exécutans. L'expression plus ou moins heureuse des paroles, les convenances dramatiques et les effets du rhythme sont encore des choses sur lesquelles il apprendra à former des jugemens; son oreille ne sera insensible ni au défaut de justesse, ni au manque de mesure; mais il ne sera affecté de toutes ces choses que par instinct et par habitude de comparer ses sensations. Parvenu à ce point, il sera comme tous les hommes bien élevés qu'on rencontre tous les jours dans les salles de spectacles; car le public éclairé qui fait les réputations des artistes n'en sait pas davantage, et ne peut porter plus loin ses analyses. Dans l'harmonie, ce public n'entend point d'accords; une phrase qui se représente à lui accompagnée de diverses manières est toujours la même phrase. Les nuances délicates de forme qui composent une grande partie du mérite d'une composition n'existent point pour lui; en sorte que s'il est moins choqué que les artistes des défauts d'une composition incorrecte, il est moins touché des beautés de la perfection.

N'est-il donc aucun moyen d'aller au-delà de cette perception incomplète de l'effet des sons, à moins de se faire initier à la science [-369-] musicale? et faut-il absolument faire une étude longue et fastidieuse des principes et des procédés de cette science pour en goûter tous les résultats? Si je parlais en artiste, je répondrais affirmativement, et je dirais avec orgueil qu'il est pour moi de certaines jouissances dans la musique qui ne seront jamais le partage des gens du monde; je soutiendrais même que ce sont les plus vives, afin de faire mieux ressortir cette espèce de supériorité que me donne un savoir spécial. Mais ce n'est pas pour cela que j'ai entrepris d'écrire mon livre. Indiquer les moyens d'augmenter les jouissances et de diriger le jugement sans être obligé de se soumettre à un long noviciat qu'on a rarement le temps et la volonté de faire, tel est mon but: voyons donc par quoi l'on peut remplacer, jusqu'à certain point, l'éxpérience de l'artiste et le savoir du professeur.

Je suppose qu'un auditoire sensible aux accens de la musique assiste à la représentation d'un opéra nouveau; que le nom du compositeur lui est inconnu, et que le genre de la musique est neuf et d'une originalité telle que toutes les habitudes harmoniqnes et mélodiqes de cet auditoire sont troublées. D'après [-370-] ces données, voici ce que je crois convenable de faire pour analyser la nouvelle composition.

Le premier effet d'un nom célèbre d'artiste est d'inspirer de la confiance et des préventions favorables; par un effet contraire on éprouve je ne sais quelle défiance d'un nom inconnu, et le premier mouvement est de condamner les choses qu'on ne connaît pas. On désire de la nouveauté, mais il faut juger ce qui est nouveau; on craint de se compromettre, et comme en général il y a moins de bonnes choses que de mauvaises, on croit qu'il est plus sûr de condamner au premier abord que d'approuver. Il y a bien plus de sécurité avec les célébrités; elles dispensent d'énoncer une opinion générale, et c'est déjà quelque chose; ensuite il est à peu près certain qu'il se trouve dans l'opéra des beautés à peu près égales aux défauts; il est donc permis de porter des jugemens qui ne compromettent point pour l'avenir: telles sont, on ne peut en douter, les causes des opinions prématurées qu'on énonce chaque jour dans le monde. Ces choses sont les conséquences de l'organisation humaine et de la société. La première règle qu'il [-371-] faut se faire, pour procéder à l'analyse des sensations qu'on éprouve à l'audition d'un ouvrage nouveau, est donc de se défier de ses préventions, et d'être convaincu qu'il arrive rarement de n'être pas trompé par elles au premier abord. La difficulté de ne point se tromper est d'autant plus grande que le genre de la musique est plus nouveau; car il est bien rare que l'extrême originalité ne blesse pas d'abord. Qu'on se rappelle les jugemens défavorables qu'on a portés de la musique du Barbier de Séville à sa première représentation, et des compositions de Beethoven, quand on les entendit la première fois: cet exemple doit servir de leçon. On aura beaucoup fait quand on se sera défendu de la précipitation des jugemens; car il coûte bien moins de suspendre son opinion que de revenir sur ce qu'on a dit. Que de fois il est arrivé de persister dans des erreurs manifestes, uniquement parce qu'on les avait professées et par un intérêt d'amour-propre mal entendu!

D'autres motifs doivent nous mettre en garde contre notre penchant à nous prévenir pour ou contre. Quelle musique, si bonne qu'elle fût, n'a point perdu son charme par l'effet d'une mauvaise exécution? Quelle platitude [-372-] n'a point fasciné les sens, lorsque de grands artistes en étaient les interprètes? La musique, telle qu'elle sort des mains du compositeur, est une table rase; l'exécution bonne ou mauvaise en fait quelque chose ou rien.

C'est encore une suite de la conformation humaine de croire que tout va s'améliorant dans les arts et dans la littérature comme dans l'industrie. Il en résulte qu'on se croit, en général, appelé à remettre en question les vieilles renommées, et à prononcer en dernier ressort. Mais dans ces singuliers arrêts de cassation, où l'on penche ordinairement à décider que les générations passées ont eu tort d'admirer les productions de leur temps, on ne tient pas compte de la différence des circonstances, des formes de mode qui emportent le fond, ni des traditions d'exécution qui sont perdues. On se croit suffisamment instruit après une mauvaise audition dans laquelle on était bien plus disposé à chercher le côté ridicule qu'à écouter véritablement. Que de jugemens de cette espèce! On en a vu un exemple frappant de nos jours, à propos du fameux Alleluia de Haendel. Ce beau morceau, après avoir été étudié avec une attention religieuse dans l'Institution [-373-] royale de Musique religieuse dirigée par Monsieur Choron, y fut exécuté avec une conviction qui entraîna celle du public, et qui fit naître le plus vif enthousiasme dans l'auditoire. Quelque temps après, le même morceau fut donné par la Société des concerts à l'École royale de Musique: on devait tout attendre des choeurs et de l'orchestre admirable de ces concerts; mais la plupart des artistes qui en faisaient partie, admirateurs exclusifs de Beethoven et de l'école moderne, n'exécutèrent le chef-d'oeuvre de Haendel qu'avec des préventions défavorables, en ricanant et sans soins; l'ouvrage ne fit point d'effet, et il fut décidé que cette musique formidable était une perruquerie.

Que si l'on parvient à se défendre de toutes les faiblesses qui faussent le jugement et gâtent les sensations, alors commencera réellement l'action de l'intelligence pour l'analyse des sensations, et pour juger de leur nature. La première chose qu'il faudra examiner sera l'objet du drame, si, comme je l'ai dit, il s'agit d'un opéra. Si le sujet est historique, on pourra reconnaître au premier abord si l'ouverture est analogue à son caractère; s'il est de fantaisie, il sera seulement possible de juger si [-374-] elle est agréable et bien faite. Agréable? c'est ce que tout le monde est appelé à juger; bien faite? c'est le point de la difficulté. La bonne ou mauvaise facture dépend de l'ordre qui règne dans les idées. Une ouverture peut être riche d'invention et être mal faite; car si les idées abondantes n'ont point de liaison entre elles, elles fatigueront l'attention sans charmer l'oreille. C'est une chose d'expérience qu'une phrase, quel que soit son agrément, n'est point comprise à la première audition. Ce n'est qu'après avoir été répétée plusieurs fois qu'elle se grave dans la mémoire et qu'on en remarque toutes les qualités. Mais s'il y a beaucoup d'idées dans un morceau et si chacune d'elles est répétée plusieurs fois, le morceau sera très long et fera naître la fatigue. D'ailleurs, il serait difficile de bien retenir et saisir également beaucoup de phrases différentes. Il faut donc qu'il n'y ait pas plus d'idées dans un morceau que ses dimensions n'en peuvent comporter sans fatiguer l'attention de l'auditoire; d'où il suit qu'un petit nombre de phrases bien disposées et ramenées avec adresse composent un morceau bien fait et facile à comprendre. D'un autre côté, si les idées principales d'une [-375-] ouverture se représentaient toujours de la même maniêre, l'ennui naîtrait de cette uniformité; l'ouverture sera donc d'autant mieux faite que les idées seront présentées successivement avec des formes plus riches d'harmonie ou d'instrumentation, de manière qu'elles se termineront par une péroraison brillante oû le compositeur fera entrer des modulations inattendues qu'il aura réservées pour ce moment final; car s'il en usait plus tôt, il finirait plus faiblement qu'il n'aurait commencé, ce qui, en toute chose, est contraire à la gradation des émotions.

Une fois instruit de ces choses, si l'on se donne la peine d'en suivre les détails, on finira par s'habituer à les distinguer promptement, et par sortie de ce vague qui traîne l'indécision à sa suite. Il sera dès lors facile de se former une opinion d'un morceau de ce genre. Sans doute, on ne parviendra jamais sans être profondément musicien à discerner dans la rapidité de l'exécution un accord d'un autre; à reconnaître l'avantage qu'il y aurait eu à faire usage de telle harmonie sur tel passage au lieu de telle autre; à sentir l'élégance de certains mouvemens harmoniques ou les défauts [-376-] de certains autres; de longues études peuvent seules donner la promptitude de perception nécessaire pour porter des jugemens de cette espèce; mais on peut augmenter ses jouissances musicales, sans arriver à ce point de connaissances positives.

Le plaisir ou la froideur qu'on éprouve en écoutant un air, un duo, un morceau d'ensemble ou un finale, ne dépendent pas toujours des qualités de la musique; la situation dramatique est pour beaucoup dans l'effet que ces morceaux produisent sur nous. Cet effet est satisfaisant ou défavorable, selon qu'il y a convenance ou inconvenance avec l'objet de la scène. De là vient que certains morceaux plaisent beaucoup dans un salon avec un simple accompagnement de piano, et déplaisent au théâtre. Le mauvais effet d'un air, d'un duo, ou de tout autre morceau, peut venir de ce que leur caractère n'est point analogue avec l'objet de la scène, ou de ce qu'ils prolongent trop une situation languissante, ou enfin de ce qu'une idée principale et saillante n'a pas assez de développement. La première chose, lorsqu'on veut juger d'un morceau scénique, est donc de faire la part du mérite dramatique, [-377-] et celle de la musique proprement dite. Il est vrai que cette musique, si bonne qu'elle puisse être, ne l'est qu'autant qu'elle est convenable pour la place qu'elle occupe; mais cela ne conclut rien pour ou contre le mérite du compositeur; car il est des musiciens de génie qui ne sont point nés pour écrire de la musique scénique, quoiqu'ils soient capables de produire de belles choses d'un autre genre; tandis qu'il en est d'autres dont les idées sont communes, quoiqu'ils aient le sentiment des convenances de la scène. Cette distinction est une des plus difficiles à faire; car il faut, pour y parvenir, résister à des impressions puissantes par lesquelles on est dominé; il ne faut même pas se persuader qu'elle soit possible à une première audition. Les musiciens de profession les plus expérimentés même sont rarement capables d'un pareil effort. Cela fait voir qu'il faut se défier des jugemens précipités que l'amour-propre nous porte souvent à faire.

Dès qu'on est parvenu à distinguer ce qui concerne le mérite scénique de celui de la musique en elle-même, il faut procéder avec ordre à l'examen de celle-ci. Parmi ses qualités, [-378-] une des plus importantes doit être la variété; il faut donc considérer d'abord si elle en est pourvue. La variété, comme la monotonie, peut exister dans une foule de choses. Elle est remarquable surtout dans la forme des pièces. Les airs d'un opéra, par exemple, peuvent, comme on l'a vu précédemment, se présenter sous la forme du rondeau, de la cavatine ou air sans reprise, de l'air à un seul, à deux ou à trois mouvemens, alternativement vifs et lents, ou enfin sous l'aspect de la romance ou de simples couplets. Si toutes ces formes, ou du moins la plupart d'entre elles, se présentent dans le cours d'un opéra, on éprouve, sans en remarquer la cause, l'effet de cette variété; mais si les mêmes formes se reproduisent sans cesse, comme celles des airs à trois mouvemens, dans la plupart des opéras italiens modernes, ou des couplets et des romances dans beaucoup d'opéras français, l'effet inévitable sera la monotonie, et partant le dégoût.

Ce sera pis encore si les duos sont coupés dans la forme des airs; enfin, si la nature des idées a de la similitude, si les mélodies sont d'un caractère uniforme, si les moyens de modulation, [-379-] d'harmonie ou d'instrumentation ont de l'analogie, l'ennui naîtra sans nul doute d'une composition dont chaque partie, considérée isolément, serait cependant digne d'éloges. Cet effet est plus commun qu'on ne pense. Il y a des multitudes de jolis airs qui ont du succès lorsqu'ils sont exécutés isolément, et qui perdent tout leur effet au théâtre, à cause de leur ressemblance avec d'autres morceaux du même ouvrage. Après l'examen des convenances dramatiques, celui de la variété ou de la ressemblance des formes est donc un des plus nécessaires pour juger du mérite d'une composition.

Les qualités mélodiques d'un air ou d'un duo sont comme celles de la conception dramatique, du domaine du génie, et ne sont soumises qu'aux seules conditions de plaire ou d'émouvoir; pourvu que le rhythme et la quantité périodique des phrases en soient régulièrement construits, le reste est du ressort de la fantaisie, et ne peut être limité par l'autorité de qui que ce soit. Moins l'oeuvre du musicien a de rapport avec ce qu'on a fait précédemment, plus il est prêt du but qu'il veut atteindre. Il ne peut plaire à tout le monde, car il n'est [-380-] point d'artiste qui ait joui de cet avantage; mais personne n'est en droit de discuter le penchant ou l'éloignement qu'on éprouve pour ses productions, car c'est involontairement qu'on se plaît ou qu'on se déplaît à entendre une mélodie. Il est pourtant un signe certain de la bonté de celle-ci; c'est l'approbation du plus grand nombre qu'on appelle communément l'approbation générale. Je n'entends point par là le suffrage des habitués de certain théâtre, de certaine ville, de certain pays; mais celui de toutes les populations policées, consacré par un laps de temps considérable. Ce genre d'approbation n'a jamais été donné aux choses médiocres, et c'est en ce sens qu'on dit avec beaucoup de justesse que l'opinion publique est toujours équitable.

Le simple amateur de musique, c'est-à-dire celui qui n'a de rapport avec cet art que par les sensations qu'il lui procure, manque de l'érudition nécessaire pour savoir si l'invention de certaines mélodies appartient à l'auteur d'un opéra où elles se trouvent placées, ou si elles ne sont qu'un plagiat; mais c'est un soin dont il ne doit guère s'embarrasser. Les plagiats peuvent se diviser en deux espèces: dans [-381-] la première se rangent ces réminiscences vulgaires où l'auteur reproduit sans pudeur ce que vingt autres ont fait avant lui, sans se donner la peine de déguiser ses larcins, ou peut-être sans pouvoir le faire. Le mépris public est ordinairement le prix de ces choses, et l'oubli profond dans lequel elles ne tardent point à tomber est le juste châtiment de ceux qui méprisent assez leur art pour le traiter avec si peu de conscience. L'autre espèce de plagiat est celle que les plus grands génies n'ont point dédaignée. Elle consiste à prendre dans des ouvrages ignorés de bonnes choses dont l'art peut s'enrichir, et à les utiliser en les animant comme fait le génie de tout ce qu'il entreprend. Les érudits, ou si l'on veut les pédans, ne manquent jamais de découvrir les sources où l'on a puisé, et d'en faire grand bruit; mais le public n'y prend point garde pourvu qu'on l'amuse, et il a raison. On n'a que trop délaissé de belles phrases et de mélodies auxquelles il ne manque que d'être habillées un peu plus à la moderne pour produire les plus beaux effets; c'est les sauver du naufrage que de les reproduire dans de nouvelles compositions en leur prêtant des graces [-382-] nouvelles. Quoiqu'en puissent dire les savans, un amateur qui ne veut analyser ses sensations que pour leur donner plus d'activité fera donc bien de ne point mettre sa tête à la torture pour découvrir des ressemblances qui troubleraient inutilement ses plaisirs, et qui finiraient par lui en faire trouver d'imaginaires.

Une des erreurs dans lesquelles tombent le plus communément les gens du monde, lorsqu'ils assistent à la représentation d'un opéra nouveau, consiste à confondre les ornemens que les chanteurs ajoutent aux mélodies avec ces mêmes mélodies, et à se persuader que c'est dans ces ornemens que consiste le mérite de la musique. Le fond sur lequel ces broderies sont placées reste souvent inaperçu, jusque là qu'il est arrivé à certains habitués d'un théâtre de ne plus reconnaître un air, parce qu'il était chanté d'autre manière que celle qui leur était familière. Un peu d'attention accordé à la contexture des phrases mélodiques donnera bientôt l'habitude de les séparer de toutes les fioritures dont elles sont habillées par les chanteurs; car ces fioritures n'ont aucun sens musical. Lorsqu'on applaudit à outrance un chanteur pour ses tours de force, ce n'est pas [-383-] qu'elles procurent le moindre plaisir, mais c'est parce qu'elles étonnent. Il ne s'agit donc que de remarquer dans le chant ce qui présente à l'oreille un sens complet, susceptible d'être du moins décomposé en élémens de phrases. Avec cette habitude, on ne confondra plus ce qui n'est que le résultat de la flexibilité du gosier avec ce qui appartient au génie du compositeur. Il est des musiciens qui affirment que les mélodies vagues et peu remarquables sont les seules qui se prêtent à recevoir les broderies des chanteurs, et ils citent pour preuve de la réalité de leur opinion la musique des opéras de Mozart, dans laquelle le plus intrépide faiseur de notes ne peut rien introduire d'étranger; mais c'est toujours par un faux raisonnement qu'on conclut du particulier au général. Les mélodies de Mozart, qui sont ravissantes d'expression, sont presque toutes empreintes d'un caractère harmonique; c'est-à-dire qu'elles laissent soupçonner par la succession de leurs sons l'harmonie dont elles doivent être accompagnées; il en résulte que le chanteur est retenu dans des bornes étroites par la crainte de faire entendre dans ses fioritures [-384-] des sons étrangers à cette harmonie. Ajoutez à cela que ces mélodies, tout admirables qu'elles sont, n'ont pas une construction favorable à l'émission libre et naturelle de la voix, comme les cantilènes italiennes; le génie prodigieux du compositeur s'y manifeste toujours, mais on y voit jusqu'à l'évidence que l'art du chant ne lui était pas familier. En résumé, il n'est point vrai qu'une mélodie est médiocre par cela seul qu'on peut la broder et la varier avec facilité. Il y a sans doute d'excellente musique qui n'admet point de broderies, mais c'est par d'autres motifs que cette règle qu'on veut donner. Il serait plus juste de dire qu'il est des mélodies qui n'ont pas été composées pour admettre des fioritures, et d'autres qui ont été faites pour favoriser le chanteur; les unes et les autres peuvent être excellentes, chacune en leur genre; un amateur attentif ne s'y trompera jamais. Si le chanteur se borne à faire entendre la mélodie dans toute sa simplicité, il pourra en conclure qu'elle n'est point de nature à être ornée; car les exécutans résistent rarement au désir de faire briller leur habileté: il est cependant des cas [-385-] où ils ont assez de goût pour sentir que le chant simple vaut mieux que ce qu'ils pourraient y mettre; mais cela est fort rare.

D'après tout ce qui vient d'être dit, on voit que, pour se former une opinion des qualités d'un air ou d'un duo, il est nécessaire, premier de le considérer d'abord sous le rapport des convenances scéniques; deuxième d'en comparer la forme avec celle des autres morceaux du même genre qui se trouvent dans le même ouvrage, pour s'assurer que les conditions de la variété y sont; troisième d'en constater la régularité de rhythme et de quantité symétrique; quatrième de remarquer si la mélodie laisse des impressions de nouveauté ou de banalité; cinquième et enfin d'en séparer l'oeuvre du compositeur de ce qui n'est que l'effet de l'habileté du chanteur. Au moyen de ces analyses on pourra raisonner de la bonté ou des défauts d'un morceau de cette espèce de manière à n'émettre que des opinions fondées. Il est sans doute d'autres choses qui entrent dans la conception d'un air ou d'un duo: l'harmonie plus ou moins bien choisie, le système d'instrumentation plus ou moins élégant et convenable, sont aussi des qualités qui méritent d'être examinées; mais elles ne [-386-] peuvent entrer dans l'éducation de l'oreille qu'après les objets dont je viens de parler; car les perceptions de ceux-ci sont plus simples que celles des autres. Je ne doute pas qu'en habituant l'oreille et le jugement à faire ces analyses avec promptitude, on ne parvienne à les familiariser avec les combinaisons de l'harmonie. Quant au système d'instrumentation, il se trouvera sans doute parmi mes lecteurs quelque habitué des théâtres lyriques doué de sensibilité musicale; eh bien! qu'il examine ce qui s'est passé en lui depuis le temps où il entend de la musique dramatique; il verra que son oreille distingue maintenant dans l'orchestre une foule de détails qui étaient nuls pour lui dans l'origine, et qu'il jouit des jolis traits de violon, de flûte ou de hautbois, qui d'abord frappèrent inutilement son ouïe. Il n'est rien que nous ne puissions apprendre à voir ou à entendre, par le seul fait de la volonté de regarder ou d'écouter.

A mesure que les voix se multiplient avec les personnages et que les combinaisons se compliquent, il devient plus difficile d'analyser les sensations; de là la peine qu'on éprouve à se faire une opinion des quatuors, morceaux [-387-] d'ensemble et finales, aux premières représentations d'un opéra; on n'y est ordinairement frappé que d'une seule chose, l'intérêt général; mais le plus souvent ce sont des considérations dramatiques qui déterminent les jugemens qu'on en porte. Ces considérations sont en effet d'une haute importance; car plus le nombre des personnages qui sont en scène devient considérable, plus il est nécessaire que la scène soit animée. A cet égard, il est bon de faire quelques observations.

Depuis qu'on a imaginé les morceaux d'ensemble et les finales, on a varié sur leur but dramatique; mais, en général, on les a considérés comme des moyens d'accroître l'intérêt par des oppositions de caractères et de passions. D'accord sur ce point, les musiciens ne l'ont pas été sur les moyens. Les uns, considérant que l'action doit être d'autant plus languissante que le nombre des personnages mis en scène est plus grand, si ceux-ci n'y prennent une part active, ont voulu que les quatuors, sextuors on finales eussent une marche rapide: tel est le système des compositeurs français et allemands; les autres, au contraire, ont pensé qu'il est nécessaire de profiter de l'occasion [-388-] où beaucoup de chanteurs sont réunis pour produire de beaux effets de musique, au risque de faire languir l'action dramatique; de là les longs concerts qu'on trouve dans les finales ou les autres morceaux d'ensemble de l'école italienne moderne. Ces deux systèmes ont, parmi les amateurs et les artistes, beaucoup de partisans et de censeurs; les uns entraînés par leur goût pour les convenances dramatiques et leur penchant pour ce qui est raisonnable, les autres dominés par leur sensibilité pour la musique; car toute la différence d'opinion réside en deux systèmes différens, qui ont leurs qualités et leurs défauts. Le système dramatique est d'un effet plus sûr à la première représentation d'un opéra, surtout en France, parce que l'on s'y occupe plus du sujet de la pièce et de la marche de l'action que de la musique; mais dans la suite on voit souvent que le système musical l'emporte, et qu'il donne aux succès plus de consistance.

D'après ce qui vient d'être dit, il est évident que les sensations sont complexes dans l'audition des morceaux d'ensemble et des finales; il est donc à peu près impossible de les analyser d'abord; les artistes les plus expérimentés [-389-] n'y parviennent pas toujours; il leur arrive même souvent de prononcer à ce sujet des jugemens qu'ils désavouent ensuite. Ce n'est qu'après avoir entendu deux ou trois fois les morceaux de cette espèce qu'on peut se faire une idée nette de leur construction et en apprécier le mérite. Tout ce qui concerne leur partie mélodique s'analyse de la même manière que dans les airs et les duos; mais il est une condition de perfection pour ces morceaux qui doit offrir plus de difficulté à quiconque n'a point fait une étude sérieuse de l'art; c'est la disposition des voix, et les mouvemens contrastés qui en résultent. Pour vaincre cette difficulté, il est nécessaire de séparer d'abord ce qui appartient à l'expression dramatique et à la mélodie du reste des parties constitutives du morceau, et de fixer son opinion sur ces objets; portant ensuite et successivement son attention sur les détails du mouvement des voix, des oppositions de caractère, d'harmonie et d'instrumentation, on pourra se former peu à peu des notions de toutes ces choses, et l'on finira par être si bien familiarisé avec elles qu'ou n'épouvera plus de difficulté à les réunir et à en apprécier l'ensemble, au lieu de [-390-] n'en recevoir qu'un plaisir vague, tel que l'éprouve le public, qui n'a point appris à réfléchir sur ses sensations.

La musique d'église est plus simple que la musique dramatique sous de certains rapports, et plus compliquée sous d'autres points de vue. Dans son origine, ce n'est que l'expression d'un sentiment religieux dégagé de passion, et conséquemment fort simple. Mais le besoin que nous avons d'émotions n'a pas permis aux musiciens de rester long-temps dans des limites si étroites. Les textes sacrés, les psaumes, les proses, contiennent des récits douloureux, des élans de joie, et un langage figuré empreint de toute la pompe de l'Orient; le sentiment pieux qu'enveloppent ces figures et ce langage a disparu aux yeux de beaucoup de compositeurs pour ne leur laisser apercevoir que la possibilité d'exprimer ces douleurs, ces joies du roi prophète, ou les événemens retracés dans le symbole des apôtres. Dès lors, il a fallu avoir recours aux moyens ordinaires employés dans la musique dramatique, et s'en servir avec les modifications d'un style plus sévère. Ces innovations ont trouvé des censeurs et des partisans comme toutes les nouveautés [-391-] qu'on introduit dans les arts. Le parti le plus sage dans ces sortes de disputes, est de considérer qu'il y a des beautés et des défauts inhérens à chaque genre, et qu'il n'est rien dont un homme de génie ne puisse tirer parti. Il ne peut pas exister de musique qui ne suive la marche du goût général et qui soit absolument étrangère aux progrès du genre dramatique; car celui-ci est d'un usage si général qu'il est connu de tout le monde, et qu'il est nécessairement le régulateur des autres. Après avoir éprouvé toutes les émotions du théâtre, on est disposé à goûter une musique simple et calme pendant toute la durée d'un office; les compositeurs ont donc été entrainés par la nécessité à faire passer dans leur musique sacrée un peu de l'expression mondaine de l'opéra. Toutefois, il ne faut pas croire que la musique d'église calme et majestueuse ne puisse être goûtée aujourd'hui. Qu'on prenne, par exemple, les messes ou les motets de Palestrina, ou, dans un autre genre, les psaumes de Marcello, et l'on verra qu'avec une bonne exécution, cette musique agira sur un auditoire sensible, comme pourrait le faire un style plus moderne, mais avec des effets différens.

[-392-] Pour se disposer à goûter de la musique religieuse d'un caractère grave et antique, il faut d'abord se dépouiller de ses habitudes, et se bien pénétrer de cette vérité, que l'art a plus d'un moyen pour arriver jusqu'au coeur; car les obstacles que nous opposons par notre volonté à certaines émotions contre lesquelles nous avons des préjugés les empêchent de naître. Une fois mis dans une disposition d'attention et de désir d'éprouver du plaisir, nous ne tardons guère à en ressentir, si l'ouvrage que nous écoutons renferme des beautés réelles, quoique ces beautés soient d'un ordre étranger à nos idées ordinaires. Il ne s'agit donc plus que d'analyser nos sensations, et pour cela nous devons procéder comme pour la musique d'un autre genre.

Les cantilènes de la musique religieuse sont rarement aussi faciles de perception que celles de la musique dramatique, parce qu'elles sont plus intimement liées à l'harmonie. Ajoutez à cela qu'elles sont le plus souvent mêlées d'imitations, de fugues et de toutes les formes scientifiques dont on a vu le détail précédemment; aussi n'est-il guère possible de classer dans la mémoire cette espèce de mélodie, [-393-] comme on le fait de celles des opéras. A cause de cette difficulté, il faut percevoir en masse les impressions de la musique religieuse, c'est pourquoi elle exige plus d'aptitude à analyser l'harmonie. Ce n'est donc pas par ce genre de musique qu'il faut commencer l'éducation de l'oreille. Celle-ci ne pouvant devenir habile que par degrés, il est nécessaire de ne lui faire contracter l'habitude de porter des jugemens sur la musique sacrée qu'après qu'elle se sera familiarisée avec le style dramatique. Aux études sur les masses d'harmonie succèderont insensiblement les observations sur les formes scientifiques; et pour peu qu'on y prête d'attention, on finira par avoir des notions suffisantes de ces combinaisons, qui sont caractéristiques du style religieux.

Le dernier degré de l'éducation musicale d'un amateur qui n'a point fait d'études sérieuses de la musique, est le style instrumental. Aussi voit-on peu de personnes étrangères à cet art qui aiment à entendre des quatuors, quintettis, ou autres morceaux qui n'ont pas pour objet de faire briller l'habileté d'un instrumentiste. Dans ce genre de musique, le but n'est point marqué, l'objet n'est pas sensible. Délecter [-394-] l'ouïe est certainement l'un des principes de la musique instrumentale comme de toute autre; mais il faut aussi qu'elle émeuve; elle a son langage d'expression particulier qu'aucun autre n'interprète; il faut donc deviner ce langage au lieu de le comprendre, et cela demande de l'exercice. Je dirai de la musique instrumentale ce que j'ai déjà eu occasion de répéter plusieurs fois: il faut avoir la patience de l'écouter sans prévention, bien même qu'on ne s'y plaise pas; avec de la persévérance on finira par la goûter, et dès lors on pourra commencer à l'analyser; car ce genre de musique a aussi ses mélodies, son rhythme, ses quantités symétriques, ses variétés de forme, ses effets d'harmonie et ses modes d'instrumentation. En y appliquant les procédés de l'analyse dramatique, on en acquèrera des notions comme de toute autre espèce de musique.

[-395-] CHAPITRE XX.

S'il est utile d'analyser les sensations que la musique fait naître.

Je suis certain que beaucoup de lecteurs, en parcourant le chapitre qui précède, se seront dit: "Que prétend cet homme avec ses analyses? Veut-il donc gâter nos jouissances par un travail continuel, incompatible avec les plaisirs que procurent les arts? Ceux-ci doivent être sentis et non analysés. Loin de nous ces observations et ces comparaisons, bonnes tout au plus pour ceux dont l'âme sèche ne peut trouver autre chose dans la musique, ou pour des professeurs de contrepoint. Nous voulons jouir et non juger; donc nous n'avons pas besoin de raisonnemens." C'est fort bien. A Dieu ne plaise que je veuille troubler vos plaisirs; mais à peine aurez-vous prononcé ces paroles que, si vous allez au théâtre, vous allez vous écrier: Quelle charmante musique! ou bien: Quelle détestable composition! C'est ainsi qu'on prétend jouir [-396-] d'ordinaire sans porter de jugemens. L'orgueil des ignorans n'est pas moins réel que celui des savans; mais il se cache derrière le manteau de la paresse.

Se persuaderait-on, par hasard, que je suis assez privé de sens pour vouloir qu'on substitue l'analyse des produits des arts aux plaisirs qu'ils donnent? Non, non, telle n'a point été ma pensée; mais certain qu'on ne voit que ce qu'on a appris à regarder, qu'on n'entend que ce qu'on sait écouter, que nos sens enfin, et par suite nos sensations, ne se développent que par l'exercice, j'ai voulu démontrer comment on dirige celui de l'ouïe pour le rendre plus habile à saisir toutes les impressions de la musique; je n'ai pas cru devoir ajouter que les exercices cessent d'eux-mêmes dès que l'organe est instruit, parce que cela s'entend de reste: il n'est plus question de se guider par des lisières ni de s'appuyer sur les meubles dès qu'on sait marcher. Ces analyses que j'ai présentées comme nécessaires pour juger des qualités de la musique ou de ses défauts, ces analyses, dis-je, se font avec la rapidité de l'éclair, dès qu'on en a contracté l'habitude; elles deviennent inhérentes à notre manière de sentir, au [-397-] point de se transformer elles-mêmes en sensations. Eh! qu'est-ce, je vous prie, que ces analyses en comparaison de celles que fait un musicien habile. Il ne se borne point, lui, à saisir quelques détails de formes, à distinguer des mélodies plus ou moins bien rhythmées, une expression plus ou moins dramatique, et cetera; le musicien entend tous les détails de l'harmonie, remarque un son qui, dans un accord, ne se résout pas convenablement, ou un heureux emploi d'une dissonance inattendue, d'une modulation inusitée, et de toutes les finesses de la simultanéité ou de la succession des sons; il distingue les diverses sonorités d'instrumens, applaudit ou censure des innovations de formules ou des abus de moyens; enfin, les immenses détails de tout ce qui compose les grandes masses musicales sont présens à son esprit comme s'il les examinait avec réflexion sur le papier. Croit-on qu'il fasse péniblement toutes ces remarques, que cela l'empêche de goûter l'effet général de la composition, et qu'il en éprouve moins de plaisir que celui qui s'abandonne en aveugle à ses sensations? Nullement. Il ne pense seulement pas à toutes ces choses; elles sont présentes à sa pensée, mais [-398-] comme par enchantement, sans qu'il le sache, sans même qu'il s'en occupe.

Merveilleux effet d'une organisation perfectionnée par l'étude et par l'observation! Tout ce qui semblerait devoir affaiblir la sensation, pour augmenter la part de l'intelligence, tourne au profit de cette même sensation. Nul doute qu'une musique médiocre ou mauvaise ne soit plus pénible à entendre pour un artiste habile que pour l'homme du monde incapable d'en apercevoir les défauts; sous ce rapport celui-ci a l'avantage; mais aussi combien les jouissances du premier sont plus vives, si toutes les conditions désirables se trouvent réunies dans une composition! Ces conditions ne sont nécessaires qu'autant qu'elles concourent à la perfection; mais la perfection résulte de choses si délicates, si fugitives, qu'on ne peut la sentir qu'autant que ces choses sont à la portée de l'intelligence et qu'on s'est familiarisé avec elles. De là vient que les simples curieux n'aperçoivent point a différence qui se trouve entre un tableau de Raphaël et un ouvrage du Corrége ou du Guide. On ne peut mettre en doute que la perfection ne procure des plaisirs plus purs que ce qui n'en est [-399-] que l'à-peu-près; mais la perfection ne s'aperçoit que lorsqu'on a appris à la voir; il faut donc l'apprendre. Qu'on retourne la question comme on voudra, il faudra en venir à cette conclusion.

Apprendre à faire des analyses du principe des sensations musicales est sans doute une étude qui détourne l'attention de ce qui pourrait flatter les sens; cette étude trouble le plaisir qu'on éprouverait à entendre de la musique; mais qu'importe, si l'on ne fait que suspendre ce plaisir pour le rendre plus vif? Chaque jour l'étude deviendra moins pénible, dès qu'on en aura contracté l'habitude, et le moment viendra où l'analyse se fera sans qu'on y prenne garde, et sans que les sensations en soient troublées. Si l'on pouvait se rendre compte des changemens qui s'opèrent dans la manière de sentir et d'apprécier les beautés et les défauts des oeuvres musicales, par le seul fait de l'habitude, et indépendamment de toute connaissance positive, on remarquerait que, non-seulement le goût se modifie, mais qu'on finit par faire jusqu'à certain point de ces analyses, dont je viens de parler, sans le savoir, et sans en connaître les règles. De là vient que des habitués [-400-] des théâtres lyriques ont un jugement plus sûr que ceux qui n'assistent aux représentations d'opéras que de loin en loin. Il est évident que ce qu'on fait sans guide, on peut le faire mieux si l'on est guidé. Tout ce qu'on débite dans le monde et dans les livres sur la sensibilité naturelle pour les arts, et sur l'altération de cette sensibilité par l'observation, n'est ni fondé ni raisonnable; mais la paresse s'accommode de ces niaiseries.

CONCLUSION.

Ai-je mis dans ce livre tout ce qu'on espérait y trouver? je l'ignore. Cela est d'autant moins vraisemblable que tout le monde n'y cherchera pas les mêmes choses. En commençant à le parcourir, la plupart des lecteurs auront des opinions, des préjugés, des affections ou des antipathies. Comment espérer de réformer tout d'abord ce qui ne s'use qu'avec le temps? Mais ce qui ne sera pas l'effet immédiat de la lecture du livre sera le résultat des réflexions qu'il aura provoquées. Je crois avoir pénétré dans [-401-] les causes de l'ignorance volontaire où l'on reste à l'égard de la musique; pour la faire disparaître, je n'ai demandé qu'un peu d'attention; les plus rebelles finiront par me l'accorder, fût-ce même sans le savoir.

FIN.

[-403-] TABLE DES MATIÈRES PRINCIPALES contenues dans ce volume.

INTRODUCTION.

Nécessité d'apprendre tout ce qu'on veut savoir. -- Le sentiment des arts n'est que le résultat de l'éducation des organes. -- Utilité d'un livre qui faciliterait cette éducation, sans obliger à des études techniques. -- Objet de celui-ci. Page v

PREMIÈRE SECTION.

Du système musical, considéré dans les trois qualités des sons, savoir: l'intonation, la durée et l'intensité. 1

CHAPITRE I. Objet de la musique. Son origine. Ses moyens. 1

La musique a une double action sur les hommes; l'une physique, l'autre morale.

CHAPITRE II. De la diversité des sons, et de la manière de les exprimer par des noms. 7

Il y a une infinité de sons possibles entre les plus graves d'une voix d'homme et les plus aigus d'une voix de femme ou d'enfant: on peut les désigner par des noms. -- Quels sont ces noms, chez les peuples modernes.

[-404-] CHAPITRE III. Comment on représente les sons par des signes. 13

Explication des signes de la notation, et de leur effet.

CHAPITRE IV. De la différence des gammes; des noms qu'on leur donne, et de l'opération qu'on nomme transposition. 25

Continuation du développement du système de la notation.

CHAPITRE V. De la durée des sons et du silence en musique; comment on la représente par des signes, et comment on la mesure. 31

Suite du développement du système de la notation.

CHAPITRE VI. De ce qu'on appelle expression dans l'exécution de la musique; de ses moyens, et des signes par lesquels on l'indique dans la notation. 45

Fin du développement du système de la notation.

DEUXIÈME SECTION.

Des sons considérés dans leurs rapports de succession et de simultanéité; du résultat de ces choses. 53

CHAPITRE VII. Ce que c'est que le rapport ou la relation des sons. 53

Les sons ont trois espèces de rapports, savoir: la succession, d'où nait la mélodie; la simultanéité, principe de l'harmonie; et l'intensité, ou le degré de force.

CHAPITRE VIII. De la mélodie. 57

Les qualités principales de la mélodie sont la convenance dans la succession des sons et le rhythme. -- La mélodie se compose des parties qu'on nomme phrases. -- Ce que c'est [-405-] que la carrure des phrases. -- Ce que c'est que la modulation. -- La mélodie, bien qu'elle soit le fruit de l'imagination, est soumise à trois conditions qui limitent sa liberté.

Ces règles sont la symétrie de rhythme, la symétrie de carrure ou de nombre, et la régularité de modulation.

CHAPITRE IX. De l'harmonie. 77

Les peuples de l'antiquité n'ont point connu l'harmonie. -- Elle est née dans le moyen-âge. -- Les élémens de l'harmonie se nomment accords. -- Accords agréables nommés consonnans; accords moins agréables nommés dissonans. -- Les accords représentés par des chiffres; accompagnement. -- L'histoire de l'harmonie est une des parties les plus intéressantes de l'histoire générale de la musique. Abrégé de cette histoire.

CHAPITRE X. De l'art d'écrire la musique. -- Contrepoint. -- Canons. -- Fugue. 96

Explication de ces choses; de leur usage; leur utilité; abus qu'on en a fait.

CHAPITRE XI. De l'emploi des voix. 121

Classement des voix; conforme à la raison en Italie; vicieux en France. -- L'art d'écrire pour les voix est mieux connu des compositeurs italiens que des Allemands et des Français. -- Ce qui est favorable ou défavorable dans le chant à l'émission de la voix.

CHAPITRE XII. Des instrumens. 133

Instrumens à cordes pincées dans l'antiquité. -- Histoire de la harpe. -- Du luth et de ses espèces. -- Instrumens à archet: la viole et ses espèces; le violon; le violoncelle; la contrebasse. -- Instrumens à claviers. Leurs variétés. -- Instrumens à vent: flûtes, hautbois, cor anglais, clarinette, basson. -- Instrumens de cuivre, cors, trompettes, trombones, [-406-] ophicléides. -- Orgue. -- Instrumens à frottement. Harmonica. -- Instrumens de percussion. -- Instrumens de fantaisie.

CHAPITRE XIII. De l'instrumentation. 191

Emploi des instrumens dans la musique. -- Systèmes d'accompagnement. -- Effets qu'on tire des diverses sonorités.

CHAPITRE XIV. De la forme des pièces, dans la musique vocale et dans l'instrumentale. 201

Quatre divisions de la musique vocale: première la musique sacrée; deuxième la musique dramatique; troisième la musique de chambre; quatrième les airs populaires. -- Deux divisions de la musique d'église, savoir: le plaint-chant et la musique solennelle. -- Divers genres de musique solennelle. -- Opéra: son histoire abrégée. -- Coupe des airs. -- Duos, trios et morceaux d'ensemble. -- Choeurs. -- Ouvertures. -- Chansons; romances, couplets. -- Deux divisions de la musique instrumentale: première musique de concert; deuxième musique de chambre. -- Symphonie. Quatuors, Quintettis, et cetera. -- Sonates. -- Fantaisies, airs variés, et cetera. -- Concertos. -- Musique d'orgue.

TROISIÈME SECTION.

De l'exécution. 239

CHAPITRE XV. Du chant et des chanteurs. 239

Direction de la voix. -- Exercice du chant. -- Grands chanteurs italiens. -- Explication des termes de l'art du chant. -- Ce que c'est que l'expression. -- Chanteurs français. Garat. -- Conditions du chant français différentes de celles du chant italien. -- Du choix des voix; de leur conservation; de leurs maladies. -- Éducation physique et morale des chanteurs.

[-407-] CHAPITRE XVI. De l'exécution instrumentale. Paragraphe I. De l'art de jouer des instrumens. Paragraphe II. De l'exécution en général, et de l'exécution collective. 263

Paragraphe I. Qualités nécessaires pour bien jouer de chaque espèce d'instrumens. -- Du jeu des instrumens à archet. -- Violonistes célèbres. -- École italienne du violon, autrefois la meilleure. -- École française, maintenant supérieure. -- Violoncellistes et contrebassistes. -- Instrumens à cordes, fondement des orchestres. -- Du jeu des instrumens à vent. -- Flûte et flûtistes célèbres. -- Hautbois et hautboïstes. -- Clarinette et clarinettistes. -- Basson et bassonistes. -- Cor et cornistes. -- Trompettes et trompettistes. -- Du jeu des instrumens à clavier. -- Orgue; difficulté d'en jouer; organistes célèbres. -- Piano: différentes manières d'en jouer à diverses époques; pianistes célèbres. -- Art de jouer de la harpe; harpistes. -- Guitare, guitaristes.

Paragraphe II. La perfection de l'exécution collective dépend d'un chef d'orchestre. -- Habileté dans le jeu des instrumens et dans le chant, insuffisante pour une bonne exécution; qualités qu'il faut y joindre. Certains peuples possèdent naturellement ces qualités; l'étude les développe chez d'autres. -- Dispositions des orchestres, leurs proportions. -- Orchestres français supérieurs aux autres. -- Perfectionnemens qu'on peut introduire dans l'exécution collective.

QUATRIÈME SECTION.

Comment on analyse les sensations produites par la musique, pour porter des jugemens sur celle-ci. 335

CHAPITRE XVII. Des préjugés des ignorans et de ceux des savans en musique. 335

On se presse trop de porter des jugemens sur ses sensations. [-408-] -- Les musiciens ne sont point fondés à se croire seuls juges de la musique. -- Les journalistes et les littérateurs n'ont pas les connaissances nécessaires pour donner, comme ils le font, des théories de musique.

CHAPITRE XVIII. De la poétique de la musique. 345

La musique n'est pas seulement un art de sensation physique; son objet est aussi d'émouvoir. -- C'est à tort qu'on en a fait un art d'imitation. -- Elle exprime indépendamment de la parole. -- Tous les styles et tous les moyens sont bons lorsqu'ils sont employés à propos. -- Les faux jugemens résultent de l'admiration qu'on professe pour certaines manières à l'exclusion de certaines autres.

CHAPITRE XIX. De l'analyse des sensations produites par la musique. 367

Dans l'origine des sensations musicales, on n'en aperçoit pas le principe. -- L'habitude d'entendre de la musique, sans en analyser les détails, n'en donne que des notions et des sensations incomplètes. -- On juge en général sur la foi d'autrui. -- Nécessité de se défendre des préventions favorables ou contraires pour sentir et pour juger. -- Analyse de la musique dramatique. -- Idem de la musique religieuse. -- Idem de la musique instrumentale. -- Par l'analyse des sensations on peut parvenir à juger sans connaissances techniques.

CHAPITRE XX. S'il est utile d'analyser les sensations que la musique fait naître. 322

C'est une erreur de croire qu'on affaiblit la sensation en réfléchissant sur elle; comment cela peut se démontrer. -- La paresse est l'origine de l'éloignement qu'on montre pour l'analyse des sensations.

CONCLUSION. 400

[Footnotes]

(1) [cf. p.310] Ce morceau a été publié dans la Revue musicale, (tome 2, page 377 et suivantes). On le reproduit ici avec quelques modifications.

(1) [cf. p.345] Ce morceau a été publié dans la Revue musicale, avec quelques changemens.


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